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Les Suites d’un premier lit

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LES


SUITES D’UN PREMIER LIT


COMÉDIE


EN UN ACTE, MÊLÉE DE CHANT


Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 8 mai 1852.




COLLABORATEUR : M. MARC-MICHEL


PERSONNAGES

Acteurs qui ont créé les rôles.

Trébuchard, 29 ans : MM. Félix

Prudenval, propriétaire à Reims : Delannoy

Piquoiseau, capitaine d’infanterie : Gil-Pérès

Blanche, fille de Trébuchard, 48 ans : Mmes Astruc

Claire, fille de Prudenval, 18 ans : Clary

Ragufine, bonne chez Trébuchard : Estelle Pluck


À Paris, chez Trébuchard.

Scène première

Un salon octogone. — Au fond, en face du spectateur, une porte-fenêtre ouvrant sur un balcon et donnant sur la rue. — Une porte dans chaque pan coupé : celle de droite conduit au dehors. — Deux autres portes latérales, une cave à liqueurs sur un petit guéridon, à gauche. Chaises, fauteuils.

Ragufine ; puis Trébuchard ; puis la voix de Piquoiseau
Ragufine, qui est en train de balayer la terrasse du balcon, au fond.
Là bien !… bon !… encore comme les autres jours… Un, deux, trois, quatre, cinq, huit, dix, quatorze bouts de cigare sur la terrasse !… Eh ben, il ne se gêne guère, le voisin du second !
Trébuchard, sortant de sa chambre, à gauche.

À qui en as-tu ?… Qu’est-ce qu’il y a, Ragufine ?…

Ragufine, lui montrant la terrasse.

Monsieur, il y a… quatorze bouts depuis ce matin !…

Trébuchard.

Quatorze !… Hier, ce n’était que treize… ça augmente… Ah ! çà ! ce Chinois-là prend-il mon balcon pour un plancher de tabagie… Je vais lui parler ! (S’élançant sur le balcon et appelant vers l’étage supérieur.) Hé ! monsieur !… Capitaine !… capitaine !…

La voix de Piquoiseau.

Eh bien, quoi ?… Qu’est-ce que vous voulez ?

Trébuchard.

Monsieur, vous êtes militaire… et je respecte beaucoup l’armée… Mais je vous prie de ne pas jeter vos bouts de cigare sur ma terrasse…

La voix de Piquoiseau.

Pourquoi ça ?

Trébuchard.

Comment, pourquoi ça ?… Il est charmant !… Parce que c’est malpropre ; ça m’incommode… Flanquez-les dans la rue !

La voix de Piquoiseau.

Non… ça pourrait tomber sur des militaires.

Trébuchard.

Alors, il faut que je les reçoive, moi ?… Je vous trouve joli !

Il redescend en scène.

La voix de Piquoiseau.
Vous n’êtes pas le seul.
Ragufine, sur le balcon.

Aïe !… encore un… Ca fait quinze !

Elle revient en scène.

Trébuchard, furieux.

Capitaine ! (À Ragufine.) Ramasse-les ! (Sur le balcon, à Piquoiseau.) Je vais les porter à l’instant même au commandant de la 1re division militaire.

Il revient en scène.

La voix de Piquoiseau.

Vous m’ennuyez.

Trébuchard.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

Ragufine.

Il dit que vous l’ennuyez.

Trébuchard.

Est-il encore là ?

Ragufine, regardant à l’étage supérieur.

Non, il est rentré.

Trébuchard.

Il a bien fait !… Ragufine !

Ragufine.

Monsieur Trébuchard ?

Trébuchard, à demi-voix.

As-tu religieusement suivi mes instructions ? As-tu clandestinement préparé ma valise ?

Ragufine.

Oui, monsieur… Elle est là dans votre porte.

Trébuchard.
Bien !… Et Blanche… ma fille ?… Elle est encore couchée ?…
Ragufine.

Non, monsieur… Elle m’a déjà campé une gifle à ce matin.

Trébuchard.

Bah !

Ragufine.

À cause que son corset ne voulait pas joindre !

Trébuchard.

C’est vrai… Elle épaissit beaucoup… Qu’est-ce qu’elle fait en ce moment ?

Ragufine.

Elle dessine sa tête de Romulus… ça la fait soupirer comme ça. (Elle imite un gros soupir.) Heue !…

Trébuchard.

Elle est amoureuse de Romulus !… la semaine dernière c’était de Bélisaire !

Ragufine.

Faut-il l’avertir que Monsieur va partir pour Reims ?

Trébuchard, vivement.

Non pas, sapredié !… Je lui écrirai de là-bas… ça m’épargnera les embêtements des adieux !…

Ragufine.

Vous ne l’emmenez donc pas ?

Trébuchard, vivement.

Non.

Ragufine.

Et vous allez nous laisser toutes seules ?… Elle va me taper.

Trébuchard.
Défends-toi.
Ragufine.

Sans compter que Mam’zelle est peureuse quand vous n’êtes pas là…

Trébuchard.

Je ne peux pourtant pas la mettre dans mon gousset !… Une fille de quarante-huit ans !… je reste bien tout seul… et je n’en ai que vingt-neuf… moi, son père !

Ragufine.

La voici !

Trébuchard, à part.

Pristi ! tant pis.


Scène II

Trébuchard, Blanche, Ragufine
Blanche, sortant de sa chambre et mettant ses gants.

Bonjour, papa !

Trébuchard, à part, agacé.

Hein !… papa !… (Haut.) Bonjour, mademoiselle.

Blanche, avec aigreur.

"Mademoiselle !…" est-ce que vous êtes fâché contre moi ?

Trébuchard.

Non, (Avec effort.) ma fille… non, ma chère enfant… (À part.) Comme c’est agréable !

Blanche.
À la bonne heure !… (Avec hésitation.) C’est que je voulais vous demander…
Trébuchard.

Quoi ?

Blanche, timidement.

La permission de sortir…

Trébuchard.

Voilà tout !… Allez… sortez… tant que vous voudrez !…

Blanche.

Comment ! vous ne me demandez même pas où je vais ?…

Trébuchard.

Moi ?… je m’en fiche !… (Se reprenant.) Non ! (Se posant.) Et où allez-vous, mademoiselle, s’il vous plaît ?

Blanche.

Au marché aux fleurs… chercher des tulipes pour mes vases.

Trébuchard.

Ah ! très bien !… allez chercher des tulipes… (Tirant sa montre.) Je vous donne cinq heures !

Blanche.

Vous ne n’accompagnez pas ?…

Trébuchard.

Impossible !… Une affaire de la plus haute importance !… J’attends mon tailleur.

Blanche.

Et c’est pour ça ?… (Avec dépit.) Je comprends… je vous importune… je vous suis à charge…

Trébuchard.
Je ne dis pas cela…
Blanche, aigrement.

Si je vous gêne… vous avez un moyen bien simple de vous débarrasser de moi…

Trébuchard, s’approchant d’elle très vivement.

Lequel ?

Blanche.

C’est de me marier…

Trébuchard, tristement.

Ah oui ! (À part.) Comme c’est facile !… Allez donc offrir ça !… Après ça, je ne peux pas lui dire… (Haut.) Eh bien, plus tard… nous verrons… nous chercherons…

Blanche.

Egoïste ! je vois votre calcul… vous voulez me garder.

Trébuchard.

Moi ?… (À part.) Sapristi ! (Au public.) Qu’est-ce qui en veut ?… Personne ?… Voilà ! (À Blanche.) Allez chercher des tulipes… Ragufine vous escortera.

Blanche.

Une bonne !… Vous me confiez à des mains mercenaires !

Trébuchard.

Il n’y a pas de danger !

Blanche.

Ah ! si !…

Air : Un homme pour faire un tableau

Les demoiselles, en sortant,
Ont besoin d’appuis tutélaires…
Car auprès d’elles, trop souvent,

Les hommes sont si téméraires !

Trébuchard, à part.

As-tu fini ?

Haut, achevant l’air.

Oui, la nuit, quand on ne voit rien,
Ce danger-là peut vous atteindre…
Mais le jour… on y voit trop bien
Pour que vous ayez rien à caindre
Allons, votre châle ! votre chapeau !

Blanche.

Mais, papa…

Trébuchard.

Je le veux… (À part.) Elle me fera manquer le chemin de fer !…

Blanche, mettant son châle et son chapeau.

J’obéis, c’est mon devoir… (Brusquement, à Ragufine.) Marchez, lourdaude !

Ragufine, se garant avec son coude.

Oui, mam’zelle. (Bas à Trébuchard.) Hein ?

Trébuchard, bas.

Défends-toi !…

Blanche.

Adieu, papa.

Trébuchard, lui tournant le dos.

Adieu !

Blanche, avec aigreur.

Vous ne m’embrassez même pas ?…

Trébuchard, avec effort.

Si fait !… (Il l’embrasse. À part.) Cré nom !

Chœur

Air : Adieu, caressant pot-au-feu (Chapeau de paille)

Trébuchard

Allez, partez, ma chère enfant,
Et prenez le temps nécessaire.

À part.

Je crois toujours, en l’embrassant,
Embrasser ma vieille grand’mère !

Blanche

Ah ! vous êtes bien peu galant
Et bien peu tendre pour un père !
Je ne vous en veux pas, pourtant,
Car j’ai le meilleur caractère.

Ragufine, à part

À son âge, comme un enfant,
Faut la conduire à la lisière !
Et toujours, j’attrape, en passant,
Quelque taloche pour salaire.

Blanche et Ragufine sortent par le fond à droite.


Scène III

Trébuchard, seul

Eh bien, vous avez-vous vu l’objet… Qu’est-ce que vous en dites ? Plaît-il ?… - Ça votre fille ? Oui, monsieur. (Tirant sa montre.) J’ai cinq minutes, permettez-moi de vous raconter cette lamentable histoire… Je suis né de parents riches… mais crasseux. J’étudiais à Paris la médecine et le carambolage depuis cinq ans… On ne sait pas ce que coûtent ces deux sciences… jumelles ! Un beau matin, je résolus pour la première fois de ma vie, de faire ma caisse, opération solennelle qui me présenta tout d’abord un passif de neuf mille huit cent trente-deux francs soixante-quinze centimes… Quant à l’actif, je le néglige… Deux pipes de terre, un cahier de papier à cigarettes… et pas de tabac ! J’allais me recoucher… on frappe trois petits coup à la porte… Entrez !… C’était la veuve Arthur, limonadière, très mûre, que je payais depuis six trimestres en œillades électriques… dont elle me rendait la monnaie… Fichue monnaie ! "Monsieur Trébuchard, me dit-elle, avec une palpitation que j’attribuai d’abord à mes cent quinze marches, monsieur Trébuchard, je viens d’acheter toutes vos créances. — Ah bah ! c’est une excellente opération ! — Depuis longtemps, vous avez porté le trouble dans mon cœur… et je viens vous offrir ma main… (Faisant la grimace.) - Cristi !… Certainement, mère Arthur, ce serait avec plaisir… mais je ne me marie pas… je suis chevalier de Malte ! — Alors, je me vois dans la nécessité de vous mettre à Clichy ! — Comment ?

Air : Nous nous marierons dimanche

Ma main ou Clichy ! vite entre les deux
Choisissez, car je l’exige !
Hésiteriez-vous ? - Pas du tout, grands dieux !
Partons pour Clichy, lui dis-je !
Quoi ! prendre une résolution pareille ?
Eh ! mais, parbleu, pourquoi crier merveille ?
Tiens, j’aimais bien mieux, sans comparaison,
Aller en prison…
Qu’en vieille.

Me voilà donc à Clichy avec mes deux pipes de terre, mon papier à cigarettes, et toujours pas de tabac !… Le premier mois se passa assez bien… J’apprivoisais des araignées et je composais des quatrains féroces contre la veuve Arthur… Le second mois, l’absence prolongée de toute espèce de tabac me fit faire des réflexions. "Après tout, me disais-je, cette femme-là n’est pas si mal… Elle est grande, elle est brune, elle est sèche… En lui défendant de se décolleter…" Alors, je pris la plume et je lui écrivis ce billet fade : "Mon ange ! je ne peux pas vivre plus longtemps… sans tabac… mon amour est à son comble !… Dépêchez-vous ! " Huit jours après, nous étions mariés, et le soir de mes noces… j’intriguai près de mon sergent-major pour obtenir un billet de garde ! (D’une voix émue.) Deux ans après, ma femme remonta vers les cieux… du moins je me plais à le croire. Je respirais fortement… j’étais libre !… Ah bien, oui ! ma défunte m’avait légué une grande diablesse de fille d’un premier lit… qui a dix-neuf ans de plus que moi… qui m’appelle papa… devant les dames !… et qui grogne du matin au soir pour que je la promène… Me voyez-vous sur le boulevard avec cette machine-là à mon bras ?… Impossible de m’en dépêtrer ! c’est un boulet… un boulet de quarante-huit ! elle a quarante-huit ans, juste !… J’ai voulu la marier à un de mes amis… il m’a flanqué un coup d’épée… Il était dans son droit… je l’avais insulté !… Encore si sa maturité ne nuisait qu’à son établissement !… mais elle m’a déjà fait craquer sept mariages !… Dès qu’on me voit, il n’y a qu’un cri : "Ah ! il est très bien, ce jeune homme !… de belles dents, de l’esprit et des cheveux ! " Je présente ma fille et patatras !… l’exhibition de ce produit de 1804 fait tout manquer ! Aussi, cette fois, j’ai agi avec une duplicité infernale… J’ai manigancé un petit mariage, loin d’ici, à Reims… je n’ai pas soufflé mot de mon infirmité… On me croit veuf, mais sans enfants… et, samedi prochain, j’épouse sournoisement mademoiselle Claire Prudenval, une jeune personne charmante, dont je raffole… Dix-huit ans… de l’innocence… et pas de premier lit !… La noce doit se faire à Reims. Le père, une agréable brute… voulait consommer la chose à Paris, mais je m’y suis véhémentement opposé ! Ma satanée moutarde serait encore venue se mettre en travers !… Tandis qu’une fois marié, je lui envoie une lettre de faire-part, et je la prie de me laisser tranquille… Elle a la fortune de sa mère… Ainsi… (Regardant sa montre.) Bigre ! je vais manquer le chemin de fer ! vite… ma valise !

Il remonte et la prend.


Scène IV

Trébuchard, Prudenval, Claire
Prudenval, dans la coulisse.

Merci, portier… merci… nous y voilà !

Trébuchard, vivement.

Hein ! cette voix de mirliton… (Il court regarder au fond et revient effrayé.) Sapristi ! ce sont eux !… ma future et son père !… j’étais sûr que ce vieux maniaque me jouerait quelque tour… Sapristi !

Prudenval, entrant avec Claire, chargé de paquets et de cartons.

M. Trébuchard, s’il vous plaît ?… Eh ! le voilà lui-même… Bonjour, mon gendre… c’est moi… et ma fille…

Trébuchard, saluant.

Beau-père… Mademoiselle… (À part.) Heureusement que l’autre est sortie !…

Prudenval, à lui-même.

Je voudrais bien poser mes paquets. (À Trébuchard.) Nous arrivons de Reims…

Trébuchard.

J’y partais… (Remontant.) Partons !

Prudenval.
Mais non, puisque nous voilà. (À part.) Je voudrais bien poser mes paquets !
Claire.

Vous ne vous attendiez pas !

Trébuchard.

J’avoue…

Prudenval.

On dirait que vous êtes fâché…

Trébuchard.

Fâché ?… Oh ! Dieu !… Mais nous étions convenus…

Prudenval.

Effectivement… effectivement… mais voilà la chose… Ma fille, conte la chose à ton futur…

Claire.

Non… vous !

Trébuchard, à part.

Et Blanche, qui va rentrer…

Prudenval.

Vous savez bien que je suis malade ?

Trébuchard.

Ma foi, non !

Prudenval.

Mais si… je vous l’ai dit lors de vos trois voyages à Reims !…

Trébuchard, distrait et regardant vers le fond.

Ah ! c’est possible… tant mieux !

Prudenval.

Comment, tant mieux ?

Trébuchard, vivement.
Non, tant pis.
Prudenval.

Figurez-vous que, quand je mange… et même quand je ne mange pas… je sens là… et puis là… dites-moi quoi ?… je n’en sais absolument rien… ni ma fille non plus… ni mon médecin non plus…

Trébuchard.

Ni moi non plus !

Prudenval.

Alors ma fille m’a dit…

Claire.

"Il faut aller à Paris pour consulter…" (À Trébuchard.) N’ai-je pas bien fait ?

Trébuchard.

Comment donc ?… Vous n’avez que de bonnes idées ! (À part.) Petite bête !…

Prudenval.

Nous ferons d’une pierre deux coups… Je consulterai… et nous célébrerons la noce à Paris.

Trébuchard.

Ca sera charmant !

Prudenval.

Air du Charlatanisme

Chevet fournira le festin,
À notre choix, il a des titres !
De l’avis de mon médecin
J’y veux consommer beaucoup d’huîtres.
Ce mollusque par ses vertus,
Pour moi, dit-on, est héroïque.

Trébuchard.

Pour vous, je crois à ses vertus,

(À part.)

Similia similibus…
C’est le mode homéopathique.

Prudenval.

Je voudrais bien poser mes paquets !

Trébuchard.

C’est facile ! je vais vous conduire à l’hôtel des Trois Pintades.

Il remonte.

Prudenval.

Des Trois Pintades ?… Mais du tout… du tout… nous logeons chez vous…

Trébuchard.

Chez moi ?

Claire.

Pourtant, si cela vous gêne…

Trébuchard.

Me gêner ?… Mademoiselle, j’allais vous en prier… (À part.) ça va bien !… Et cette grande cathédrale qui va rentrer !…

Prudenval.

À propos, mon gendre… j’ai à vous gronder… Vous êtes un sournois.

Trébuchard.

Moi ?

Claire.

Oh ! oui.

Prudenval.
Nous avons pris nos renseignements… Pourquoi nous avoir caché que vous aviez une fille de votre premier hyménée !…
Trébuchard, à part.

V’lan ! ça y est ! (Haut.) Un détail… je l’avais oublié.

Prudenval.

Il n’y a pas de mal à ça… ça ne sera pas un obstacle…

Claire.

Certainement.

Trébuchard, à part.

Tiens ! ils prennent bien la chose.

Prudenval.

Ma fille et moi, nous adorons les enfants… Où est la petite ?

Trébuchard.

La… la petite ?… Elle… elle dort !…

Claire.

Est-elle sevrée ?

Trébuchard.

Un peu… on est en train !

Prudenval.

Combien de dents ?

Trébuchard.

1804 !… Non, je me trompe !

Prudenval.

Je disais aussi… dix-huit cent quatre dents… à cet âge-là…

Claire.

Je veux l’embrasser dès qu’elle sera réveillée…

Trébuchard.
Certainement…
Claire.

Je lui ai brodé un petit bonnet avec une ruche.

Trébuchard.

Comment ! vous avez eu la bonté ?… (À part.) Il n’entrera pas…

Prudenval.

Et moi, de mon côté…

Trébuchard.

Vous avez aussi brodé quelque chose ?

Prudenval.

Non… je lui ai apporté un petit bonhomme de pain d’épice de Reims.

Trébuchard.

Ah ! que c’est aimable ! (À part.) Du pain d’épice à cette grande schabraque !

Claire.

Nous jouerons ensemble… Je lui apprendrai à envoyer des baisers… Ce sera ma poupée…

Trébuchard, à part.

Cristi ! je boirais bien un verre de kirsch !

Prudenval, posant ses paquets à droite.

Je voudrais pourtant bien poser mes paquets !

Trébuchard, montrant la chambre, deuxième plan à gauche.

Voici votre appartement. (À Claire, en la débarrassant de son ombrelle et de son chapeau.) Mademoiselle, permettez-moi de vous conduire…

Ensemble

Air du Chapeau de paille d’Italie

Claire et Prudenval

D’embrasser la chère petite

Je me fais un plaisir déjà.
Vous viendrez m’avertir bien vite,
Sitôt qu’elle s’éveillera.

Trébuchard

Puisse la tendresse subite
Que votre cœur ressent déjà
Persister, lorsque la petite
À vos yeux se présentera.

Trébuchard et Claire sortent à gauche.


Scène V

Prudenval, seul ; puis Blanche et Ragufine
Prudenval, cherchant à ramasser ses paquets, cartons, parapluie.

Je vais être grand-papa… tout de suite !… Pauvre petite… je la ferai sauter sur mes genoux… J’adore les enfants… jusqu’à six ans… Après, c’est insupportable !

Il est chargé de ses paquets, et va pour rentrer.

Blanche, au fond à la bonne qui porte des pots de fleurs.

Doucement, donc, godiche !

Ragufine.

N’craignez point !… n’craignez point !

Prudenval, se retournant.

Une dame ?

Blanche.

Un monsieur !

Ragufine, à part.

Quoi que c’est que ça ?

Pendant ces apartés, Blanche et Prudenval se sont fait quelques saluts.
Prudenval.

Madame demande M. Trébuchard ?

Blanche.

À qui ai-je l’honneur ?…

Prudenval.

Ce n’est pas moi, madame… Je suis Prudenval… de Reims…

Blanche.

Plaît-il ?…

Prudenval.

Quoi ?… Donnez-vous la peine de vous asseoir… je vais l’appeler… (Criant.) Trébuchard ?

Blanche.

Ragufine, portez ces fleurs dans ma chambre.

Ragufine entre à droite, premier plan.

Prudenval, à part.

Sa chambre !… elle est de la maison !… (Appelant.) Trébuchard ! (À part.) C’est sa mère, sans doute… il y a le nez… l’autre est la nourrice…


Scène VI

Prudenval, Blanche, Trébuchard
Trébuchard, entrant.

Vous m’appelez ! (À part.) Blanche !… patatras !

Blanche.
J’ai apporté trois pots de réséda.
Trébuchard, dans le plus grand trouble.

Ah ! tant mieux !… parce que… le réséda… (À part.) S’est-elle nommée ?

Prudenval, bas.

Elle est très bien, madame votre mère…

Trébuchard, à part.

Ma mère ?

Prudenval.

J’ai deviné tout de suite… j’ai été guidé par le nez.

Trébuchard.

Oui, oui… (Bas à Blanche.) Rentrez…

Blanche, bas.

Quel est ce monsieur ?

Trébuchard, bas.

Un ami intime… mon tailleur…

Prudenval, bas.

Présentez-moi.

Trébuchard.

Moi ! à qui ?

Prudenval, bas.

À madame votre mère.

Trébuchard.

Oui.

Blanche, à Prudenval.

Monsieur… les boutons de son dernier gilet…

Prudenval.
Hein ?…
Trébuchard.

Rien…

Prudenval, bas.

Présentez-moi.

Trébuchard.

Oui. (À part.) Quel cauchemar ! (Haut à Blanche.) Mon amie, je te présente… M. Prudenval… de Reims… (Bas.) Rentrez !…

Prudenval.

Enchanté, madame…

Blanche, à elle-même.

Madame !…

Prudenval.

J’ai apporté des joujoux pour la petite…

Blanche, étonnée.

La petite ?…

Prudenval.

Les grands-papas et les grand’-mamans peuvent se donner la main… et…

Il tend la main à Blanche ; Trébuchard la lui serre.

Blanche.

Quoi ?

Trébuchard, vivement.

C’est une maxime…

Prudenval, à Blanche, lui présentant sa tabatière.

Peut-on vous offrir une prise ?

Trébuchard prend la prise et éloigne Blanche.
Blanche, s’offensant.

Monsieur !…

Trébuchard, bas.

Mais rentrez donc !

Blanche, à part.

Quel mystère !… (Saluant.) Monsieur…

Prudenval.

Madame !… (À part.) Elle a encore de très beaux vestiges.

Blanche entre à droite.


Scène VII

Prudenval, Trébuchard
Trébuchard, à part.

J’ai chaud !

Prudenval.

Vous ne m’aviez pas parlé non plus de madame votre mère.

Trébuchard.

Vous croyez ?… un détail.

Prudenval.

Elle est très bien. Joue-t-elle le whist ?

Trébuchard.

Comme un Turc.

Prudenval.

Charmante femme ! Ah çà, mon cher, je vous laisse. (Il reprend ses paquets.) Je vais faire ma barbe… pour aller consulter une lumière de la faculté… sur ma singulière affection…

Trébuchard, à part.

Il va sortir… bravo !…

Prudenval.

Figurez-vous, mon ami, que, quand je mange… et même quand je ne mange pas…

Trébuchard.

Oui, oui… c’est très grave…

Prudenval.

Ca m’inquiète beaucoup !… (Désignant la chambre de gauche, deuxième plan.) C’est par là, n’est-ce pas ?

Trébuchard.

Oui, tout au fond.

Prudenval.

Mes respects à madame votre mère… Ce soir, nous ferons un whist… et je lui parlerai de mon affection…

Trébuchard.

Ce sera charmant !…

Prudenval sort à gauche avec ses paquets.


Scène VIII

Trébuchard ; puis la voix de Piquoiseau
Trébuchard, seul.

Un whist ! que le diable l’emporte !… Ca ne peut pas durer longtemps comme ça… ils vont me redemander à voir la petite… et, quand je leur présenterai une nourrissonne de quarante-huit ans !… Voilà encore mon mariage flambé !… Ca fait huit ! mais que faire ?… Si je pouvais la marier… à un voyageur… à un courrier de la malle… de l’Inde ! je dirais : "Eh bien, oui ! c’est vrai ! j’ai une fille… une vieille fille… mais elle se promène dans l’Indoustan… c’est un cheveu blanc qui court le monde… je ne l’ai plus… je me suis épilé…" On n’aurait rien à répondre à ça ! Malheureusement, je ne connais pas le courrier de la malle. (Se promenant.) Sapristi ! sapristi !

À ce moment, une pipe tombe sur la terrasse et se brise.

La voix de Piquoiseau.

Ah ! nom d’un nom ! une pipe culottée !

Trébuchard, en colère.

Crebleu ! (S’élançant vers la terrasse.) Ah çà ! monsieur, avez-vous bientôt fini de jeter vos pipes sur ma terrasse ?

La voix de Piquoiseau.

Pourquoi mettez-vous votre terrasse sous mes pipes ?

Trébuchard.

Ah ! mais il est à empailler, ce militaire !…

La voix de Piquoiseau.

En voilà un oiseau !… il grogne toujours.

Trébuchard.

Capitaine, pas de gros mots.

La voix de Piquoiseau.

Vous m’ennuyez…

Trébuchard, revenant en scène.
Malhonnête !… (Vivement.) Si je pouvais lui jouer un mauvais tour !… lui jeter un moellon à la tête !… (Avec éclat.) Oh ! j’ai trouvé ! Blanche ! voilà mon moellon ! (S’élançant sur la terrasse.) Capitaine !
La voix de Piquoiseau.

Quoi ?

Trébuchard, très gracieusement.

Capitaine, voulez-vous me faire le plaisir de descendre ?…

La voix de Piquoiseau.

Est-ce pour un coup de sabre ?

Trébuchard.

Non. J’ai à vous faire une communication de la plus haute importance !…

La voix de Piquoiseau.

Attendez, que j’allume ma bouffarde.

Trébuchard, seul, en scène.

C’est une idée superbe… Un militaire… ça voyage, ça change de garnison… On les envoie en Afrique, et même plus loin !… J’ai trouvé mon courrier !


Scène IX

Trébuchard, Piquoiseau
Piquoiseau, paraissant à la porte du fond, avec sa pipe. Pantalon blanc, capote sans boutons d’uniforme ni épaulettes.

De quoi s’agit-il ?

Trébuchard, aimable.

Entrez donc, capitaine !… Capitaine, croyez que je suis désolé de la petite altercation…

Piquoiseau.
On les accepte… Après ?
Trébuchard, à part.

Il n’a pas l’air commode à entamer. (Haut.) En vous voyant fumer tant de pipes et de cigares, je me suis dit : "Voilà un officier français qui doit bien s’ennuyer à sa fenêtre…"

Piquoiseau.

J’attends Corinne.

Trébuchard.

Ou l’Italie ?

Piquoiseau.

Non : une piqueuse de boutonnières de bretelles…

Trébuchard, riant.

Ah ! satané capitaine ! (Sérieux.) Mais, comme père, je dois l’ignorer.

Piquoiseau.

Serviteur !

Il remonte.

Trébuchard.

Un instant !

Piquoiseau, brusquement.

Quoi encore ?

Trébuchard.

Je voulais vous demander… Etes-vous marié ?

Piquoiseau.

Non !

Trébuchard.
Très bien… Votre régiment est-il pour longtemps à Paris ?
Piquoiseau.

Nous partons dans quinze jours pour Oran ! Qu’est-ce que ça vous fait ?

Trébuchard, à part.

Quelle chance ! (Haut.) Capitaine, peut-on vous offrir une chope de bière ?

Piquoiseau.

Non, la bière, ça m’empâte… Je me suis mis au rhum.

Trébuchard, allant au guéridon et versant du rhum dans deux verres.

Justement !… j’en ai… vrai Jamaïque.

Piquoiseau, à part.

Ah ! mais il est très caressant, ce petit…

Il s’assoit.

Trébuchard, assis, lui offrant un verre et trinquant.

À votre santé !…

Piquoiseau, élevant son verre.

Et aux dames !

Trébuchard.

C’est étonnant comme votre physionomie me plaît !

Piquoiseau.

Votre rhum aussi.

Trébuchard.

Dites donc… j’ai envie de vous marier…

Piquoiseau.

Moi ?… Cornichon !

Trébuchard, à part.
ça ne mord pas. (Haut.) Une demoiselle charmante… qui dessine…
Piquoiseau, se versant un second verre.

Je m’en fiche !…

Trébuchard.

Qui tape du piano…

Piquoiseau.

Je m’en surfiche !…

Il boit.

Trébuchard.

Cent mille francs de dot…

Piquoiseau, avalant de travers.

Cristi ! cent mille francs !… Ah çà ! est-ce que vous avez envie de faire poser l’armée française, vous ?

Trébuchard.

Non, parole d’honneur !

Piquoiseau, se levant ainsi que Trébuchard.

Comment !… je pourrais épouser cent mille francs, moi ?

Trébuchard.

Peut-être…

Piquoiseau.

Mâtin… je lâche Corinne…

Trébuchard.

Vous ne tenez pas, je pense, à une extrême beauté ?

Piquoiseau.

Dame !…

Trébuchard.
Vous ne tenez pas, je pense, à une extrême jeunesse ?…
Piquoiseau, se méfiant.

Ah ! je vois ce que c’est… Vous voulez me faire épouser un laideron.

Trébuchard.

Mais non, mais non !… Un profil grec, antique ; et spirituelle… Et puis cent mille francs.

Piquoiseau.

Crebleu ! Voyons la petite !…

Trébuchard.

Ce n’est pas précisément… une petite…

Piquoiseau.

Elle est grande, tant mieux ! j’aime les femmes de haute futaie… Corinne a six pouces !

Trébuchard.

Chut ! comme père, je dois l’ignorer.

Piquoiseau.

Ah çà, dites donc, vous me proposez cent mille francs et une jeune fille…

Trébuchard.

Une demoiselle… ne confondons pas !

Piquoiseau.

Précisément. Il n’y a pas de gabegie là-dessous ?

Trébuchard.

Ah ! capitaine !…

Piquoiseau.

Très bien… du moment que c’est garanti !

Trébuchard.
Je vais la chercher… éteignez votre pipe.
Piquoiseau.

Pourquoi ça ?

Trébuchard.

Vous comprenez… une première entrevue…

Piquoiseau, mettant sa pipe dans sa poche.

C’est juste… Corinne la tolère.

Trébuchard, de la porte.

Chut ! ne parlez donc pas de Corinne !

Piquoiseau.

Suffit… on sera roué.

Trébuchard entre dans la chambre de Blanche.


Scène X

Piquoiseau, seul

Cristi ! cristi ! cristi ! En voilà une particularité ! Cent mille francs ! cinq mille livres de rente, et ma solde ! J’ai le moyen d’avoir deux enfants !… J’en mettrai un dans le notariat, et l’autre, dans la cavalerie… à moins que ça ne soit une fille !… Alors, je mettrais le premier dans la cavalerie, et le second… Non, ça ne va pas encore ! (Se versant et buvant.) La petite m’aura vu fumer des cigares à mon balcon… ça l’aura allumée… Il ne revient pas, ce bourgeois… Il y a longtemps que je n’ai vu des militaires… ça me prive.

Il se mire dans la glace.


Scène XI

Piquoiseau, Trébuchard, Blanche
Trébuchard, amenant Blanche par la main, bas.

Tiens-toi droite… et mets-toi de profil… Tu gagnes cinquante pour cent à être vue de moitié.

Piquoiseau, à part.

La voici !

Il lisse sa moustache et prend une pose séduisante.

Trébuchard.

Capitaine ! (À part.) Il va me flanquer un second coup d’épée…

Piquoiseau, à part.

Déchirons la cartouche ! (Haut à Blanche.) Bel astre, mon cœur ardent… (Il regarde et bondit. À part.) C’est ça ?… cré nom !

Trébuchard.

Remettez-vous… Je vous présente mademoiselle Blanche, ma fille…

Piquoiseau, à part.

Sa fille ! (Bas à Trébuchard.) Fichtre ! vous avez commencé de bonne heure.

Trébuchard, bas.

Cent mille francs… Dites-lui quelque chose d’aimable !

Piquoiseau, bas.
Oui. (À Blanche.) Mademoiselle… croyez que… certainement… (Bas à Trébuchard.). Je ne peux pas ! elle est trop mûre !
Trébuchard, vivement.

Il est ému ! il est ému !… Je vais parler pour lui… (Avec solennité.) Blanche, le moment est venu où j’ai dû songer à vous établir…

Piquoiseau, à part.

Il est en retard.

Trébuchard.

Et voici ce brave capitaine… (Bas.) Votre nom ?

Piquoiseau.

Piquoiseau…

Trébuchard.

Voici ce brave Piquoiseau…

Blanche, à part.

Le joli nom !

Trébuchard.

Qui n’a pu maîtriser ses sentiments…

Piquoiseau, bas.

Minute !

Trébuchard.

C’est un homme rangé… qui ne sort jamais de chez lui. Il est toujours à son balcon… la pipe… non ! le cigare… non !… le sourire… sur les lèvres… sourire de l’espérance !

Piquoiseau, bas.

Minute !

Il se verse du rhum et boit.

Trébuchard.
Regarde-le… Il attend avec angoisse une réponse qui va décider du bonheur de toute sa vie…
Piquoiseau, à part.

Quelle platine !

Blanche, avec émotion.

Capitaine… les volontés de mon père seront toujours sacrées pour moi… J’accepte…

Trébuchard, vivement.

O bonheur ! (À Blanche.) Tu viens de l’entendre, il a dit : "O bonheur ! "

Piquoiseau.

Moi ?… permettez…

Trébuchard, bas, le faisant passer au milieu.

Faites votre demande… Chaud ! chaud !

Piquoiseau.

C’est que… (À part, la regardant.) Fichtre ! (À Trébuchard.) Franchement, quel âge a-t-elle ?

Trébuchard, bas.

Cent mille francs !

Piquoiseau, à part.

Et ma solde, crebleu ! (Se décidant.) Allons ! Bel astre… certainement… le respect vénérable et les charmes si majeurs… font que j’ai l’honneur… (Tout à coup.) Non ! je demande à réfléchir !

Blanche.

Comment ?

Trébuchard, vivement, à Blanche.

Il est ému ! il est ému ! (À Piquoiseau qui remonte.) Où allez-vous donc ?

Piquoiseau.

Faire une partie de billard… avec des militaires… Je vous l’offre…


Trébuchard.

Je l’accepte. (À part.) Il est ébranlé, je ne le lâche pas.

Ensemble

Air de la Chanteuse voilée (Victor Massé)

Piquoiseau, à part

Cent mille francs
Sont attrayants,
Morbleu ! j’en conviens sans peine,
Mais ce tendron,
Triple escadron !
Fait flotter mon âme incertaine.

Trébuchard, à part

Cent mille francs,
Sont bien tentants,
Pour le cœur d’un capitaine.
Cet hameçon
Aura raison
De son âme encore incertaine.

Blanche, à part

Hélas ! je sens,
Dans tous mes sens,
Une émotion soudaine,
Je serai donc,
Tout m’en répond,
L’épouse du beau capitaine

Trébuchard, à Blanche, qui remonte pour suivre de l’œil le capitaine.

Rentrez !…

Piquoiseau et Trébuchard sortent par le fond.


Scène XII

Blanche, seule ; puis Claire et Prudenval
Blanche, seule, et venant s’asseoir rêveuse à droite.

Il est bien, ce capitaine… l’air distingué et une barbiche ! Toute la tête de mon Romulus !…

Prudenval sort de sa chambre avec Claire ; il tient des jouets d’enfant et un grand bonhomme de pain d’épice ; Claire tient à la main un petit bonnet d’enfant.

Prudenval, à Claire, bas.

Viens !… la petite doit être éveillée ; nous allons lui offrir notre cadeau…

Claire.

J’ai mon petit bonnet…

Blanche, à part.

Encore ce monsieur !…

Prudenval, à Claire, bas.

C’est la bonne-maman… Elle est très forte au whist… Je vais te présenter…(Saluant Blanche.) Madame…

Blanche, froidement.

Monsieur… (À part.) Quelle rage a-t-il de m’appeler madame ?

Prudenval, présentant sa tabatière.

Peut-on vous offrir une prise ?

Blanche, sèchement.

Merci…

Prudenval.
Voici ma fille…
Blanche, froidement.

Ah ! (Saluant.) Mademoiselle…

Prudenval, appuyant.

Ma fille… Claire Prudenval… de Reims… la future…

Blanche.

Plaît-il ?

Prudenval.

La future…

Blanche.

La future de qui ?…

Prudenval.

Eh bien, de monsieur votre fils.

Blanche, se gendarmant.

Je n’ai pas de fils, monsieur !

Claire et Prudenval.

Comment ?

Blanche.

Je suis demoiselle !

Prudenval.

Ah bah !… Je vous demande pardon… Nous vous avons prise pour la grand-mère…

Blanche, révoltée.

La grand’mère !

Prudenval.

Excusez une erreur… bien naturelle…

Blanche, à part.

Malhonnête !

Prudenval.
La marmotte est-elle réveillée ?
Blanche.

Quelle marmotte ?

Prudenval, à part.

Elle ne comprend rien, cette femme-là. (Haut.) La fille de Trébuchard, mon gendre…

Blanche.

Sa fille !… Mais c’est moi, monsieur !

Claire, stupéfaite.

Ah ! par exemple !

Prudenval, de même.

Comment ! la marmotte, c’est vous ? (À part, la regardant ébahi.) Ah diable ! ah bigre ! ah ! sapristi !…

Claire, à part.

C’est trop fort !

Prudenval, montrant son pain d’épice.

Et moi qui vous apportais… (Il mord dedans.) Et ma fille qui vous avait brodé…

Blanche.

Quoi ?

Claire, mettant vivement le bonnet dans sa poche.

Rien !

Prudenval, regardant Blanche.

C’est bizarre ! vous paraissez plus vieille… non ! moins jeune que monsieur votre père…

Blanche.

Oh ! de très peu !…

Prudenval.
De si peu que ce soit… c’est toujours bien extraordinaire…
Blanche.

Je suis d’un premier lit…

Prudenval.

C’est donc ça… (À Claire.) Tout s’explique…

Claire, avec dépit.

Oui, c’est bien agréable…

Prudenval, avec éclat.

Mais, j’y pense, vous allez être la fille de ma fille !

Blanche.

Moi ?

Claire, révoltée.

Je ne veux pas !

Prudenval.

Dame ! puisque tu épouses son papa… tu ne peux pas te dispenser d’être sa maman.

Claire, de même.

Sa maman ?

Prudenval.

C’est très curieux… nous le ferons mettre dans le journal de Reims.

Claire, à part.

Il ne manquerait plus que ça !

Prudenval.

Midi !… je vous laisse… je cours chez mon médecin… (À Claire.) Adieu !

Claire.
Papa, je sors avec toi.
Prudenval.

Non… tu me gênerais pour ma consultation… je compte entrer dans des détails… Causez… faites connaissance…

Claire.

Mais, papa…

Prudenval, la faisant passer près de Blanche.

Puisqu’elle va être ta fille… causez !…

Claire, avec dépit, toisant Blanche.

C’est inutile !

Elle remonte et redescend à gauche.

Blanche, à part.

Est-ce que papa m’aurait donné une marâtre ?

Chœur

Air de la Vicomtesse Lolotte

Prudenval

Toutes deux pour bien vous connaître,
Causez ici bien tendrement ;
Puisque bientôt vous allez être,
Vous, sa fille, et toi, sa maman.

Claire, à part

Est-il besoin de mieux connaître
Cette aimable et charmante enfant !
Je ne veux pas de cette ancêtre
Devenir jamais la maman !

Blanche, à part

Dans leurs regards je vois paraître
La froideur et l’étonnement.
Leur cœur se fait assez connaître,
Et m’éloigner est plus prudent.

Prudenval, à part.

C’est drôle ! comme demoiselle, je lui trouve de moins beaux vestiges. (Haut.) Peut-on vous offrir une prise ?

Blanche, furieuse.

Monsieur !

Reprise du Chœur

Prudenval sort par le fond et Blanche rentre chez elle.


Scène XIII

Claire ; puis Trébuchard
Claire, seule, éclatant.

Ah ! c’est trop fort !… M. Trébuchard s’est moqué de nous… il nous a dit ce matin qu’on était en train de la sevrer…

Air du Verre

C’est vraiment une indignité !
Cette mignonne-là, je pense
Atteignait sa majorité
Avant le jour de ma naissance !
Espère-t-on qu’ingénument,
Pour ma fille je reconnaisse
Une enfant qui, sur sa maman,
Peut invoquer le droit d’aînesse.
C’est fini… bien fini !… et sitôt que mon père rentrera…

Elle remonte vers sa chambre.

Trébuchard, entrant par le fond, sans apercevoir Claire, et à part.
Impossible de décider ce capitaine !… il demande encore dix minutes de réflexion.
Claire, avec dépit.

Ah ! vous voilà, monsieur !…

Trébuchard.

Mademoiselle Claire… Eh bien, êtes-vous installée ?

Claire.

Pas pour longtemps, monsieur.

Trébuchard, désignant la chambre.

Ah ! c’est trop petit ?

Claire.

Non, au contraire, monsieur, c’est trop grand !

Trébuchard.

La chambre ?

Claire.

Non, monsieur, autre chose… (Avec un dépit très marqué.) Je viens de voir votre fille.

Trébuchard, à part, bondissant.

Sacrebleu ! la gamine a jasé.

Claire.

Vous comprenez, monsieur, que je n’ai pas envie de m’entendre appeler maman par une grande femme de cet âge-là…

Trébuchard.

Soyez tranquille… je suis en train de la caser… à Oran.

Claire.

Comment ?

Trébuchard.

Je m’occupe activement de la marier.

Claire, se récriant vivement.
La marier ! c’est ça… pour que je devienne grand’mère !
Trébuchard, vivement, se frappant le front.

Pristi !… je n’y avais pas songé !

Claire.

J’en suis bien fâchée, monsieur ; mais notre mariage, dans ces conditions, est tout à fait impossible !

Elle remonte.

Trébuchard, la suivant désolé.

Que faire ?

Claire.

Je n’en sais rien… Mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne vous épouserai pas avec une pareille fille !

Trébuchard.

Je ne peux pourtant pas la supprimer.

Claire, gagnant sa chambre.

Ca ne me regarde pas… J’aime mieux retourner à Reims.

Trébuchard, la suivant.

Mademoiselle, je vous en prie…

Claire, sur le seuil de sa porte.

Non, monsieur… jamais ! jamais ! jamais !

Elle entre vivement dans sa chambre.


Scène XIV

Trébuchard ; puis Prudenval
Trébuchard.

"Jamais ! jamais ! jamais !…" Me voilà bien !… Ah ! je comprends le sacrifice d’Iphigénie en Tauride ; mais nous n’y sommes pas, et ici, c’est prohibé par les règlements de police… malheureusement !… (Se promenant, très agité.) Ah çà ! cette fille majeure ne me lâchera donc pas ?… Au bout du compte, elle ne m’est rien !… elle est du lit Arthur… et je suis étranger à ce meuble !… C’est qu’il n’y a pas à dire, Claire s’est prononcée !… elle n’en veut pas comme fille… Blanche ne peut pourtant pas être sa mère !… (Tout à coup, et frappé d’une idée.) Hein ! sa mère ! pourquoi pas ? (Plus fort.) Pourquoi donc pas ?… Prudenval est veuf. (Avec force.) Il n’en a pas le droit !… D’ailleurs, j’ai besoin de lui !… il n’y a que lui de possible ! Il faut que mon beau-père devienne mon gendre ! Comment ? je ne le sais pas !… mais il le faut ! (Le voyant entrer.) Le voici.

Prudenval, entrant par le fond, agité.

Ah ! mon ami !… je n’en peux plus…

Trébuchard.

Qu’avez-vous donc ?

Prudenval.

Je suis indigné ! je viens de chez mon médecin…

Trébuchard.

Eh bien ?

Prudenval.

Un homme qui met sur ses cartes : "Consultations de midi à deux heures…"

Trébuchard, à part, l’examinant.

Comment l’attaquer ?

Prudenval.

Je sonne… Un domestique paraît. Où est ton maître ? — Il est parti pour Amiens depuis dimanche."

Trébuchard, l’examinant.
Dire qu’il faut rendre ça amoureux !
Prudenval.

On ne se moque pas du monde comme ça… Et maintenant, je suis forcé d’attendre à demain… et, pendant ce temps-là, ma maladie fait des ravages !… Trébuchard… vous ne connaîtriez pas une lumière de la Faculté qui ne soit pas à Amiens ?

Trébuchard, à part.

Tiens ! si je pouvais !… (Haut.) Je vous offrirais bien mes faibles talents… mais la confiance ne se commande pas.

Prudenval.

Comment ! vous savez la médecine ?

Trébuchard.

Il demande si je sais la médecine !… je l’ai creusée neuf ans ! (À part.) J’ai failli être reçu dentiste !

Prudenval.

C’est vrai… vous me l’aviez dit à l’époque de vos trois voyages à Reims…

Trébuchard.

Je m’occupe surtout des maladies… vagues !

Prudenval.

Précisément… ma maladie est extrêmement vague… Figurez-vous que, quand je mange… et même quand je ne mange pas…

Trébuchard.

C’est très vague… Voyons le pouls ?

Prudenval.

Voilà !

Il tire la langue.

Trébuchard, la regardant.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Prudenval.

À Reims, on commence toujours par là.

Trébuchard, tirant sa montre, et lui tâtant le pouls d’un air doctoral.

De la fréquence… de l’intermittence et même un peu d’indolence !

Prudenval, effrayé.

Saprebleu !

Trébuchard.

À quel âge vous êtes-vous marié ?

Prudenval.

À vingt-neuf ans, neuf mois et seize jours.

Trébuchard.

Mauvais… mauvais !…

Prudenval, inquiet.

Je l’ai toujours cru… le mariage ne me réussit pas…

Trébuchard, vivement.

Ne dites pas ça ! ne dites pas ça !

Prudenval.

Entre nous, madame Prudenval était une excellente femme… mais elle me contrariait toujours… elle m’agaçait, cette pauvre amie… aussi j’ai juré de ne jamais me remarier… de mon vivant !

Trébuchard.

Ah ! vous avez juré ? (À part.) Ca tombe bien ! (Haut.) Vous allez peut-être me trouver un peu indiscret ?

Prudenval.
Allez… allez… ne craignez pas de me faire des questions.
Trébuchard.

Quand vous vous trouvez dans un salon près d’une jolie femme… quel sentiment éprouvez-vous ?

Prudenval.

Moi ?… j’éprouve le besoin de faire un whist.

Trébuchard.

Voilà tout ?

Prudenval.

Exactement !

Trébuchard.

Mon compliment ! (À part.) Il est bien froid. (Haut.) Permettez.

Il l’ausculte en appliquant sur la poitrine de Prudenval les doigts réunis de la main gauche, et en frappant dessus de petits coups secs avec trois doigts réunis de la main droite. À chaque coup, Prudenval sursaute, très inquiet.

Prudenval, alarmé.

Eh bien, voyez-vous quelque chose ?

Trébuchard.

Tout ! tout !

Prudenval.

Ah ! voyons !

Trébuchard, avec ménagement.

Mon ami… mon cher ami… du courage !…

Prudenval, très effrayé.

Hein ?…

Trébuchard, avec aplomb.
Vous êtes atteint d’une complication chronique du péritoine !
Prudenval.

Du péritoine !… Où est-ce situé ?

Trébuchard.

Partout.

Prudenval, effrayé.

C’est bien ça. Mais le remède ?… Il y a un remède ?…

Trébuchard.

Sur huit malades… j’en ai perdu dix.

Prudenval, vivement.

Et le onzième ?

Trébuchard, de même.

Je l’ai sauvé.

Prudenval, de même.

Comment ?

Trébuchard, de même.

Non… vous ne voudrez pas.

Prudenval, de même.

Je vous dis que si !

Trébuchard, de même.

C’est une médecine de cheval…

Prudenval.

Ah !… quelque chose d’amer ?…

Trébuchard.

Très amer !… Je l’ai marié ! v’lan !

Trébuchard.

Saprelotte !

Il prend vivement sa canne et son chapeau, et remonte en courant.
Trébuchard.

Où allez-vous donc ?

Prudenval.

À Reims… prendre médecine !

Trébuchard.

Comment ?

Prudenval.

Je ne connais personne ici…

Trébuchard.

Chut !… j’ai votre affaire.

Prudenval.

Ah ! bah ! Qui ça ?


Scène XV

Prudenval, Trébuchard, Blanche
Trébuchard, allant au-devant de Blanche.

Approchez, ma fille… (Bas.) Tiens-toi droite et mets-toi de profil… (Haut, avec solennité.) Blanche, le moment est venu de vous marier…

Blanche, avec joie.

Est-il possible !

Trébuchard, bas.

Mets-toi de profil ! (Haut.) Blanche… voici l’époux que je vous destine…

Il s’efface. Blanche et Prudenval se regardent et reculent en jetant un cri.

Blanche.

Hein ?

Prudenval.
Oh !
Trébuchard, à part.

Tableau !

Blanche, bas à Trébuchard.

Il est trop vieux !

Prudenval, bas à Trébuchard.

Dites donc… c’est bien amer…

Trébuchard.

Je vois que toutes les convenances y sont.

Blanche.

Arrêtez (À Prudenval.) Monsieur, je suis sensible à la recherche d’un galant homme, mais notre union est impossible…

Prudenval, avec indifférence.

Ah !

Trébuchard, sévèrement.

Blanche !

Blanche.

Il existe d’autres engagements avec un officier…

Prudenval, indifférent.

Très bien ! très bien !

Trébuchard.

Du tout ! (Bas à Prudenval.) Et votre santé, malheureux vieillard !

Prudenval.
C’est vrai !
Trébuchard, à sa fille, à demi-voix et très vivement.

Le capitaine Piquoiseau est un coureur… qui a des intrigues… avec une Corinne… piqueuse de bretelles…

Blanche.

Vous le calomniez !

Trébuchard.

Et puis un militaire… ça voyage ! (S’attendrissant.) Tu serais séparée de moi… ô mon enfant !

Blanche.

Papa, je vous écrirai.

Trébuchard, agacé.

Mais, il ne t’aime pas… il ne reviendra pas !…

Blanche.

Oh ! que si !… Mon cœur me dit qu’il reviendra !

Trébuchard.

Ton cœur radote !

Piquoiseau, chantant dans la coulisse.

Arrosons-nous la dalle, la dalle,

Arrosons-nous…

Blanche, entendant Piquoiseau.

Ah !… le voici !…

Elle est très émue.

Trébuchard, à part.

Que le diable l’emporte !


Scène XVI

Les Mêmes, Piquoiseau
Piquoiseau, entrant résolument.

Ca y est ! je suis décidé.

Trébuchard.

Vous refusez ?

Piquoiseau.

Non pas ! Cent mille francs ! un lingot d’or ! (Se posant près de Blanche.) Mademoiselle… bel astre !…

Blanche.

Capitaine !

Trébuchard, vivement la tournant vers Piquoiseau.

Mets-toi de face !

Piquoiseau, effrayé, en la voyant de face.

Oh ! (Brusquement.) Non !… on me blaguerait trop !

Il va à la bouteille de rhum et se verse un verre.

Blanche, indignée.

Ah !

Prudenval.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

Blanche, vivement.

Rien ! (Gracieusement.) Monsieur Prudenval… voici ma main…

Prudenval.
Ah ! mademoiselle… (Interdit.) Peut-on vous offrir une prise ?
Blanche, gracieusement.

Avec plaisir !

Trébuchard, à part, s’essuyant le front.

Enfin, j’ai lancé mon boulet !


Scène XVII

Les Mêmes, Claire, Ragufine
Claire, paraissant avec ses paquets.

Venez, papa, retournons à Reims.

Trébuchard, vivement et gaiement.

Laissez vos paquets… tout est arrangé…

Blanche.

Oui, maman.

Claire.

Encore !

Trébuchard, avec force à Blanche.

Non ! non !… C’est ma fille qu’il faut dire… ma fille !

Claire.

Que signifie ?

Trébuchard, à Claire.

Je vous présente madame Prudenval… (Bas, gaiement.) Vous n’en vouliez pas pour enfant… Je vous l’ai donnée pour mère !…

Claire, avec étonnement.

Comment, papa ?…

Prudenval.

Pardonne-moi… ma fille… c’est pour mon péritoine !…

Trébuchard, à Prudenval.

Taisez-vous, mon gendre.

Prudenval, à part.

Son gendre !… Quel drôle de micmac !

Trébuchard, bas à Claire, lui indiquant Blanche.

Dites donc… c’est elle qui sera grand’mère !

Claire, baissant les yeux.

Je ne comprends pas…

Trébuchard, à lui-même.

C’est juste !

Ragufine, à Piquoiseau qui se verse encore du rhum.

Dites donc, vous !

Piquoiseau, lui pinçant le menton.

Chut ! viens me voir !

Il boit.

Chœur

Air du Monsieur qui prend la mouche

La belle-fille en belle-mère
Se transforme, et chaque mari
Est beau-père de son beau-père,
Et gendre de son gendre aussi.

Trébuchard, au public

Air : le Beau Lucas

Dans les liens du mariage
Il faut des époux assortis :
Pour avoir enfreint cet adage,
Vous avez vu tous mes ennuis ;
Mais d’un hymen hétéroclite,

D’une union que j’ai maudite,
Messieurs, je bénirai le fruit,
Si ce soir, par votre crédit,
Un franc succès vient à la suite
Des suites de mon premier lit.

Tous <poem> Qu’un franc succès vienne à la suite Des suites de son premier lit. <poem>

RIDEAU