Les Tombes (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
Les Ailes rouges de la guerreMercure de France (p. 241-247).

LES TOMBES


Ô peuple de héros par la mort transformés,
Depuis que vous voilà disparus sous la terre,
Dans l’innombrable deuil et dans la nuit austère
Vous êtes la clarté de l’ombre où vous dormez.

Des grèves de la Flandre aux confins de l’Istrie,
Où que le sol renferme et blanchisse vos os,
Une Europe tout autre éclôt de vos tombeaux
Et rassemble les fleurs des nouvelles patries.


Nous ne pouvons plus croire au destin allemand.
Mais nous croyons en vous, clairs et prochains miracles,
Qui surgirez de la tempête et des débâcles
Dont tremble et brûle encor le monde immensément.

Jadis nous nous bercions aux bonheurs qui endorment.
Nous ne vivions que pour nous seuls — mais aujourd’hui
Tout se fait simple et prompt, mutuel et hardi
Et l’oubli de soi-même est devenu la norme.

L’urgence de revivre envahit nos cerveaux ;
Les vieilles vérités n’ont plus assez de force
Pour armer notre foi et dresser notre torse
En face de l’attente et de l’espoir nouveau.

Nous ne laissons rien choir de l’ancienne espérance ;
Mais nous la contrôlons afin de n’avoir point ;
Au lieu d’un frère, un ennemi comme témoin
Du vieux combat dont l’homme attend sa délivrance.


L’Occident redevient et plus clair et plus pur ;
Dans notre ciel à nous vers le zénith s’observe
Le vol immense et fier et libre de Minerve ;
L’essor des aigles noirs en eût souillé l’azur,

Ô nuages mordus par la gloire et ses flammes !
Peuples, qui secouez l’égoïsme et la mort
Des plis ensoleillés de vos longs drapeaux d’or,
Vos couleurs en faisceaux semblent des faisceaux d’âmes.

C’est vous qui dans vos mains maintenez le flambeau
Que l’expirante Athène a mis aux mains de Rome
Pour découvrir au cœur dédalien de l’homme
Ce qu’il y cache et de plus juste et de plus haut.

C’est vous, vous seuls, qui dans l’Europe de naguère
— Malgré l’immense ardeur dont s’exaltent vos bras
Dès qu’il faut arracher la victoire aux combats —
Aviez l’horreur heureuse et sainte de la guerre.


C’est vous dont a besoin l’imminent avenir
Pour se sauver du poing crispé des tyrannies
Et du peuple fatal à tous dont le génie
N’organise jamais que pour faire souffrir.

C’est vous qui châtierez l’Allemagne superbe
Et dont l’Europe attend immensément debout
La paix organisée et sereine, c’est vous,
Belges, Anglais, Français, Italiens et Serbes,

C’est vous dont la raison maintiendra haut le droit
Qu’ont les hommes de vivre ardents, libres et fermes,
Chacun pour la beauté que son âme renferme
Et selon les serments qu’il délivre ou reçoit.

L’humanité a soif d’une équité profonde ;
L’angoisse du massacre est criante en son sein,
Elle veut que d’après un plus tendre dessin
On sculpte d’autres traits au visage du monde.


Ô peuple de héros par la mort transformés,
Vous nous conseillerez ce qu’il nous faudra faire,
Puisqu’au fond de la tombe et de la nuit, sous terre,
Vous êtes la clarté de l’ombre où vous dormez.