Les Tragiques/éd. Read/Livre I. Misères

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Texte établi par Charles ReadLibrairie des Bibliophiles (p. 31-74).




LIVRE PREMIER

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MISERES




Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d’Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui, par feux d’aigre humeur arrosez,
Se fendit un passage aux Alpes embrazez.
Mon courage de feu, mon humeur aigre et forte,
Au travers des sept monts fait breche au lieu de porte.
Je brise les rochers et le respect d’erreur
Qui fit douter Cæsar d’une vaine terreur.
Il vit Rome tremblante, affreuse, eschevelée,
Qui, en pleurs, en sanglots, mi-morte, désolée,
Tordant ses doigts, fermoit, deffendoit de ses mains

A Cæsar le chemin au lieu de ses germains.
Mais dessous les autels des idoles j’advise
Le visage meurtry de la captive Eglise,
Qui à sa delivrance (aux despens des hazards)
M’appelle, m’animant de ses trenchants regards.
Mes desirs sont des-ja volez outre la rive
Du Rubicon troublé ; que mon reste les suive
Par un chemin tout neuf, car je ne trouve pas
Qu’autre homme l’ait jamais escorché de ses pas.
Pour Mercures croisez, au lieu de Pyramides,
J’ay de jour le pilier, de nuict les feux pour guides.
Astres, secourez-moy ; ces chemins enlacez
Sont par l’antiquité des siecles effacez,
Si bien que l’herbe verde en ses sentiers accrüe
Est faicte une prairie espaisse, haute et drüe.
Là où estoient les feux des Prophetes plus vieux,
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux,
Puis je cours au matin, de ma jambe arrossée
J’esparpille à costé la premiere rosée,
Ne laissant après moy trace à mes successeurs
Que les reins tous ployez des inutiles fleurs,
Fleurs qui tombent si tost qu’un vray soleil les touche,
Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche.
Tout-puissant, tout-voyant, qui du haut des hauts cieux
Fends les cœurs plus serrez par l’esclair de tes yeux,
Qui fis tout, et conneus tout ce que tu fis estre :
Tout parfaict en ouvrant, tout parfait en connoisire,
De qui l’œil tout courant, et tout voyant aussy,
De qui le soing sans soing prend de tout le soucy,
De qui la main forma exemplaires et causes,
Qui preveus les effects dès le naistre des choses ;
Dieu, qui d’un style vif, comme il te plaist, escris

Le secret plus obscur en l’obscur des esprits,
Puis que de ton amour mon ame est eschauffée,
Jalouze de ton nom, ma poictrine, embrazée
De ton feu pur, repurge aussy de mêmes feux
Le vice naturel de mon cœur vitieux ;
De ce zele tres-sainct rebrusle-moy encore,
Si que (tout consommé au feu qui me devore,
N’estant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta vérité.
Ailleurs qu’à te loüer ne soit abandonnée
La plume que je tiens, puis que tu l’as donnée.
Je n’escry plus les feux d’un amour inconneu ;
Mais, par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprens bien plus haut, car j’apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent que les Grecs nous feignoient,
Où leurs poëtes vains beuvoient et se baignoient,
Ne courent plus icy ; mais les ondes si claires,
Qui eurent les saphyrs et les perles contraires,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant, hurte contre des os.
Telle est, en escrivant, non ma commune image ;
Autre fureur qu’amour reluit en mon visage.
Sous un inique Mars, parmy les durs labeurs
Qui gastent le papier, et l’ancre de sueurs,
Au lieu de Thessalie aux mignardes vallées,
Nous avortons ces chants au millieu des armées,
En delassant nos bras de crasse tous roüillez,
Qui n’osent s’esloigner des brassards despoüillez.
Le luth que j’accordois avec mes chansonnettes
Est ores estouffé de l’esclat des trompettes :
Icy le sang n’est feint, le meurtre n’y deffaut,

La Mort jouë elle-mesme en ce triste eschaffaut :
Le juge criminel tourne et emplit son urne ;
D’icy, la botte enjambe, et non pas le cothurne,
J’appelle Melpomene, en sa vive fureur,
Au lieu de l’Hypocrene, esveillant cette sœir
Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu’elle sorte,
Eschevellée, affreuse, et bramant en la sorte
Que faict la biche après le faon qu’elle a perdu.
Que la bouche luy saigne, et son front esperdu
Face noircir du ciel les voûtes esloignées ;
Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignées,
Quand, espuisant ses flancs de redoublez sanglots,
De sa voix enroüée elle bruira ces mots :
« O France désolée ! ô terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre : ô mere ! si c’est mere
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se debat,
Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mere affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnoit à son besson l’usage :
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frere la vie,
Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie ;
Lors son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshuy,

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennuy,
A la fin se defend, et sa juste colere
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere.
Ni les souspirs ardens, les pitoyables cris,
Ni les pleurs rechauffez, ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflict se rallume et faict si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crevent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tous deschirez, sanglants,
Qui, ainsy que du cœur, des mains se vont cerchants.
Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celuy qui a le droict et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre, qui n’est pas las,
Viole en poursuivant l’asyle de ses bras.
Adonc se perd le laict, le suc de sa poictrine ;
Puis, aux derniers aboys de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, felons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or, vivez de venin, sanglante geniture.
Je n’ay plus que du sang pour vostre nourriture ! »
Quand esperduje voy les honteuses pitiez,
Et du corps divisé les funebres moitiz ;
Quand je voy s’apprester la tragedie horrible
Du meurtrier de soy-mesme, aux autres invincible,
Je pense encore voir ung monstrueux geant
Qui va de braves mots les hauts cieux outrageant,
Superbe, florissant, si brave qu’il se treuve
Nul qui de sa valeur entreprenne la preuve ;
Mais, lorsqu’il ne peut rien rencontrer au dehors

Qui de ses bras nerveux endure les efforts,
Son corps est combattu, à soy-mesme contraire ;
Le sang pur ha le moins : le flegme et la colere
Rend le sang non plus sang ; le peuple abat ses loix :
Tous nobles et tous roys, sans nobles et sans roys ;
La masse degenere en la melancholie ;
Ce vieil corps tout infect, plein de sa discrasie,
Hydropique, faict l’eau, si bien que ce geant,
Qui alloit de ses nerfs ses voisins outrageant,
Aussy foible que grand, n’enfle plus que son ventres ;
Ce ventre dans lequel tout se tire, tout entre,
Ce faux dispensateur des commungs excrements
N’envoye plus aux bords les justes aliments ;
Des jambes et des bras les os sont sans moelle ;
Il ne va plus en haut, pour nourrir la cervelle,
Qu’un chime venimeux, dont le cerveau nourry
Prend matiere et liqueur d’un champignon pourry.
Ce grand geant, changé en une horrible beste,
A, sur ce vaste corps, une petite teste,
Deux bras foibles, pendants, des-ja secs, des-ja morts,
Impuissants de nourrir et deffendre le corps ;
Les jambes, sans pouvoir porter leur masse lourde,
Et à gauche et à droict font porter une bourde.
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celuy qui vous faict naistre ou qui deffend le pain,
Soubs qui le laboureur s’abbreuve de ses larmes,
Qui souffrez mandier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflé de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragedie, abbaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personages :
Car encor vous pourriez contempler de bien loing

Une nef sans pouvoir luy aider au besoing,
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal oisivement.
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l’eau.
Loge deux ennemis : l’un tient avec sa troupe
La proue, et l’autre a pris sa retraitte à la pouppe.
De canons et de feux chacun met en esclats
La moitié qui s’oppose, et font verser en bas,
L’un et l’autre enyvré des eaux et de l’envie,
Ensemble le navire et la charge et la vie.
En cela le vainqueur ne demeurant plus fort
Que de voir son haineux le premier à la mort,
Qu’il seconde, authochyre, aussy tost de la sienne,
Vainqueur, comme l’on peut vaincre à la cadmeene.
Barbares en effect, François de nom, François,
Vos fausses loix ont eu des faux et jeunes roys,
Impuissants sur leurs cœurs, cruels en leur puissance;
Rebelles, ils ont veu la désobéissance.
Dieu sur eux et par eux desploia son courroux.
N’ayant autres bourreaux de nous-mesmes que nous.
Les roys, qui sont du peuple et les roys et les pères,
Du troupeau domesticq sont les loups sanguinaires ;
Ils sont l’ire allumée et les verges de Dieu,
La crainte des vivants; ils succèdent au lieu
Des héritiers des morts; ravisseurs de pucelles,
Adultères, souillants les couches des plus belles
Des maris assommez, ou bannis pour leur bien.

Ils courent sans repos, et, quand ils n'ont plus rien
Pour soûler l’avarice, ils cerchent autre sorte
Qui contente l’esprit d’une ordure plus forte.
Les vieillards enrichis tremblent le long du jour ;
Les femmes, les maris, privez de leur amour,
Par l’espais de la nuict se mettent à la fuitte ;
Les meurtriers souldoyez s’eschauffent à la suitte.
L’homme est en proye à l’homme : un loup à son pareil.
Le père estrangle au lict le fils, et le cercueil
Préparé par le fils sollicite le père.
Le frère avant le temps hérite de son frère.
On trouve des moyens, des crimes tout nouveaux,
Des poisons inconnus, ou les sanglants cousteaux
Travaillent au midy, et le furieux vice
Et le meurtre public ont le nom de justice.
Les belistres armez ont le gouvernement.
Le sac de nos citez ; comme anciennement
Une croix bourguignonne espouvantoit nos pères,
Le blanc les faict trembler , et les tremblantes mères
Pressent à l’estomach leurs enfants esperdus,
Quand les grondants tambours sont battants entendus.
Les places de repos sont places estrangeres.
Les villes du millieu sont les villes frontières ;
Le village se garde, et nos propres maisons
Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.
L honorable bourgeois, l’exemple de sa ville,
Souffre devant ses yeux violer femme et fille,
Et tomber sans mercy dans l’insolente main
Qui s’estendoit naguère à mandier du pain.
Le sage justicier est traisné au supplice,
Le mal-faicteur luy faict son procès ; l’injustice
Est principe de droict ; comme au monde à l’envers, Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/97 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/98 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/99 42 LES TRAGIQUES. Lors on peut voir coupler troupe de laboureurs,

Et d’un soc attaché faire place en la terre

Pour y semer le blé, le soutien de la guerre ;

Et puis, l’an ensuivant, les misérables yeux

Qui des sueurs du front trempaient, laborieux

Quand, subissant le joug des plus serviles bêtes,

Liés comme des boeufs, ils se couplaient par têtes,

Voyant d’un étranger la ravissante main

Qui leur tire la vie et l’espoir et le grain.

Alors, baignés en pleurs, dans les bois ils retournent ;

Aux aveugles rochers les affligés séjournent ;

Ils vont souffrant la faim, qu’ils portent doucement,

Au prix du déplaisir et infernal tourment

Qu’ils sentirent jadis, quand leurs maisons remplies

De démons acharnés, sépulcres de leurs vies,

Leur servaient de crottons, ou pendus par les doigts

A des cordons tranchants, ou attachés au bois

Et couchés dans le feu, ou de graisses flambantes

Les corps nus tenaillés, ou les plaintes pressantes

De leurs enfants pendus par les pieds, arrachés

Du sein qu’ils empoignaient, des tétins asséchés ;

Ou bien, quand du soldat la diète allouvie

Tirait au lieu de pain de son hôte la vie,

Vengé, mais non saoulé, père et mère meurtris

Laissaient dans les berceaux des enfants si petits

Qu’enserrés de cimois, prisonniers dans leur couche,

Ils mouraient par la faim : de l’innocente bouche

L’âme plaintive allait en un plus heureux lieu

Eclater sa clameur au grand trône de Dieu,

Cependant que les Rois, parés de leur substance,

En pompes et festins trompaient leur conscience,

Étoffaient leur grandeur des ruines d’autrui,

Gras du suc innocent, s’egaiant de l’ennuy,
Stupides, sans gouster ni pitiez ni merveilles,
Pour les pleurs et les cris sans yeux et sans oreilles.
Icy je veux sortir du general discours
De mon tableau public : je fleschiray le cours
De mon fil entrepris, vaincu de la memoire
Qui effraye mes sens d’une tragicque histoire :
Car mes yeux sont tesmoings du subject de mes vers.
Voicy le reistre noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempeste,
Emportant ce qu’il peut, embraszr tout le reste.
Cet amas affamé nous fit à Mont-moreau
Voir la nouvelle horreur d’un spectacle nouveau.
Nous vismes sur leurs pas une troupe lassée,
Que la terre portoit, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charongnes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi : force que je la suive.
J'oy d’un gosier mourant une voix demi-vive;
Le cry me sert de guide, et faict voir à l’instant
D’un homme demi-mort le chef se debattant,
Qui sur le seuil d’un huis dissipoit sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix. Cet esprit demi-mort
Disoit en son patois {langue de Perigort) :
« Si vous estes François, François, je vous adjure,
Donnez secours de mort : c’est l’aide la plus seure
Que j'espere devons, le moien de guerir.
Faictes-moy d’un bon coup et promptement mourir.
Les reistres m’ont tué par faute de viande :
Ne pouvant ni fournir ne sçavoir leur demande,
D’un coup de coutelas l’un d’eux m’a emporté

Ce bras que vous voyez près du lict, à costé;
J’ay au travers du corps deux balles de pistolle. »
Il suivit, en coupant d’un grand vent sa parolle :
« C’est peu de cas encor, et, de pitié de nous.
Ma femme en quelque lieu, grosse, est morte de coups.
Il y a quatre jours qu’aiants esté en fuitte,
Chassez à la minuict, sans qu’il nous fust licite
De sauver nos enfants, liez en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelloient, et entre ces bourreaux,
Pensans les secourir, nous perdismes la vie.
Helas ! si vous avez encore quelque envie
De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans
Le massacre piteux de nos petits enfants. »
J’entre, et n’en trouve qu’un, qui, lié dans sa couche.
Avait les yeux flestris; qui de sa pasle bouche
Poussoit et retirait cet esprit languissant
Qui, à regret son corps par la faim delaissant
Avait lassé sa voix bramant après sa vie.
Voicy après entrer l’horrible anatomie
De la mère assechée : elle avoit de dehors,
Sur ses reins dissipez traisné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus; une amour maternelle
L’esmouvant pour autruy beaucoup plus que pour elle,
A tant elle approcha sa teste du berceau,
La releva dessus. Il ne sortait plus d’eau
De ses yeux consumez de ses playes mortelles
Le sang mouillait l’enfant; point de laict aux mammelles,
Mais des peaux sans humeur. Ce corps séché, retraict,
De la France qui meurt fut un autre pourtraict.
Elle cerchait des yeux deux de ses fils encore;
Nos fronts l’espouvantoient. Enfin la mort dévore
En mesme temps ces trois. J’eu peur que ces esprits

Protestassent mourants contre nous de leurs cris :
Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste;
J’appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaicts
Qui d’une salle cause amenent tels effects.
Là je vis estonné les cœurs impitoyables,
Je vis tomber l'effroy dessus les effroyables.
Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez
De ceux qui par la faim estaient morts enragez!
Et encore aujourd’huy, sous la loy de la guerre,
Les tygres vont bruslants les thresors de la terre,
Nostre commune mère; et le degast du pain
Au secours des lions ligue la pasle faim.
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluie,
Une manne de bleds, pour soustenir la vie,
L homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur,
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grace,
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face.
La terre ouvre aux humains et son laict et son sein,
Mille et mille douceurs, que de sa blanche main
Elle appreste aux ingrats qui les donnent aux flammes.
Les desgasts font sentir les innocentes ames.
En vain le pauvre en l’air esclatte pour du pain :
On embraze la paille, on faict pourrir le grain.
Au temps que l’affamé à nos portes séjourne,
Le malade se plaint : cette voix nous adjourne
Au throsne du grand Dieu. Ce que l’affligé dit
En l’amer de son cœur, quand son cœur nous maudit.
Dieu l’entend. Dieu l’exauce, et ce cry d’amertume
Dans l’air ni dans le feu volant ne se consume;
Dieu scelle de son sceau ce piteux testament,

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On a veii labourer les ongles de l’humain. Pour cercher dans les os et la peau consumée Ce quoiiblioit la faim et la mort affamée.

Cette horreur, que tout œil en lisant a doubté De nos sens, desmentoit la vraie antiquité ; Cette rage s’est veiîe, et les mères non-meres Nous ont de leurs forfaicts pour tesmoings oculaires. C’est en ces sièges lents, ces sièges sans pitié. Que des seins plus aymants s’envole l’amitié. La mère du berceau son cher enfant deslie ; L’enfant qu’on desbandoit autre-fois pour sa vie Se desveloppe icy par les barbares doigts Qui s’en vont destacher de nature les loix ; La mère deffaisant, pitoyable et farousche, Les liens de pitié avec ceux de sa couche. Les entrailles d’amour, les filets de son flanc, Les intestins bruslants par les tressants du sang, Le sens, l’humanité, le cœur esmeu qui tremble. Tout cela se destord et se desmesle ensemble. L’enfant, qui pense encor aller tirer en vain Les peaux de la mammelle, a les yeux sur la main Qui deffaict les cimois ; cette bouche affamée, Triste, sous-rit aux tours de la main bien-aimée : Cette main s’emploioit pour la vie autrefois. Maintenant à la mort elle emploie ses doigts, La mort, qui d’un costé se présente effroyable, La faim, de l’autre bout, bour relie impitoyable. La mère, ayant long-temps combattu dans son cœur Le feu de la pitié, de la faim la fureur, Convoitte dans son sein la créature aimée, Et dit à son enfant, moins mère qu’affamée : « Rend, misérable, rend le corps que je t’ay faict,

9t j 48 LES TRAGIQUES.

Ton sarig retournera où tu as pris ;

Au sein qui t’allaictoit rentre contre nature :

Ce sein, qui t’a nourry. sera ta sépulture ! »

La main tremble en tirant le funeste couteau,

Qiiand, pour sacrifier de son ventre l’agneau,

Des poulces elle estreind la gorge qui gazouille

Qiielques mots sans accents, croiant qu’on la chatou ille.

Sur l effroiable coup le cœur se refroidit,

Deux fois le fer eschappe à la main qui roidit :

Tout est trouble’, confus, en l’ame qui se trouve

N’avoir plus rien de mère et avoir tout de louve ;

De sa lèvre ternie il sort des feux ardants ;

Elle n’appreste plus les lèvres, mais les dents.

Et des baisers change^ en avides jnor sures !

La faim achevé tout de trois rudes blessures ;

Elle ouvre le passage au sang et aux esprits.

L’enfant change visage et ses ris en ces ris ;

Il pousse trois fumeaux , et, n’aiant plus de mère.

Mourant cerche des yeux les yeux de sa meurtrière.

On dit que le manger de Thyeste pareil Fit noircir et fuir et cacher le soleil. Suivrons-nous plus avant ? Voulons-nous voir le reste De ce banquet d’horreur pire que de Thyeste ? Les membres de ce fils sont connus au repas. Et l’autre, estant deceu, ne les connoissoit pas. Qui pourra vçir le plat oîi la beste farouche Prend les petits doigts cuits, les jouets de sa bouche ; Les yeux esteints. ausquels il y a peu de jours Que de regards mignons s embra^oient ses amours ; Le sein douillet, les bras qui son col plus n’accollent : Morceaux qui saoullent peu et qui beaucoup désolent ? i’-^ L Le visage pareil encore se fait voir Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/107 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/108 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/109 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/110 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/111 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/112 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/113 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/114 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/115 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/116 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/117 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/118 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/119 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/120 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/121 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/122 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/123 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/124 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/125 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/126 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/127 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/128 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/129 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/130 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/131 Page:Aubigné - Les Tragiques, éd. Read, 1872.djvu/132