Les Voyages d’exploration en Afrique/01

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LES
VOYAGES D’EXPLORATION
EN AFRIQUE

LES SOURCES DU NIL ET L’AFRIQUE ÉQUATORIALE.
Journal of the royal geographical Society of London. — Church missionary Intelligencer. —
Bulletin de la société de géographie de Paris
, 1848, 1856.


Depuis soixante ans, l’Afrique a été le théâtre d’un grand nombre de voyages qui, à toutes les extrémités et dans l’intérieur de ce continent, ont amené d’importantes découvertes. La page blanche où si longtemps les géographes écrivirent : terre inconnue, se peuple de villes et de nations nouvelles. Des cours d’eau s’y dessinent, de grands lacs s’y révèlent, des montagnes y apparaissent avec leurs pics chargés de neiges jusque sous l’équateur. Enfin c’est un monde entier qui s’ajoute aux conquêtes de la géographie, et qui s’entr’ouvre à l’industrieuse activité, aux influences civilisatrices des nations européennes.

Cependant avec ses populations misérables, peu intelligentes et peu laborieuses, l’Afrique sortira-t-elle jamais de sa longue enfance ? Verra-t-on un jour ses peuples se dégager du chaos où, depuis tant de siècles, ils sont plongés, s’associer à la vie intellectuelle, à l’activité, à la régulière ordonnance de nos sociétés, et compter enfin au nombre des nations civilisées ? Cette question ne pourra être pleinement résolue que lorsque nos missionnaires et nos voyageurs, répandus sur la surface de cette grande terre, auront partout soulevé le voile mystérieux dont elle s’enveloppe encore. L’étude du territoire africain, malgré de notables et récens progrès, est loin d’être terminée ; mais chaque pas fait dans la voie ouverte en ce moment par d’intrépides voyageurs nous rapproche de l’époque où des notions certaines et complètes sur l’Afrique pourront être recueillies et classées par la science européenne.

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Afrique intérieure resta à peu près inexplorée. Les anciens ne connurent guère du continent africain que l’Égypte, les régions vaguement désignées sous le nom d’Ethiopie et le littoral méditerranéen. Le moyen âge accumula les révolutions sur les rivages septentrionaux de l’Afrique sans rien ajouter à nos connaissances géographiques. Enfin les heureuses expéditions de Barthélémy Diaz et de Vasco de Gama vinrent compléter des notions lentement recueillies sur le rivage de l’Afrique, et les nations maritimes ne tardèrent pas à couvrir de leurs comptoirs l’immense littoral africain. L’intérieur du continent devait-il seul échapper aux investigations des voyageurs, et ne pouvait-on acquérir enfin des connaissances précises sur ces nations, sur ces villes, sur ces fleuves dont les noms ne parvenaient à l’Europe qu’environnés de fables et de mystères ? Résoudre, en indiquant les sources du Nil, un problème aussi vieux que le monde, descendre jusqu’à son embouchure le grand fleuve de la Nigritie, marquer la position de Tombouctou, visiter dans le Soudan un grand lac dont l’existence était vaguement signalée, tels furent les premiers vœux de la géographie. Le sentiment de curiosité qui venait de naître, encouragé par les espérances du commerce et secondé par l’esprit d’aventures qui caractérise les peuples de l’Europe occidentale, donna la première impulsion à ce grand mouvement d’explorations et de voyages qui a fait tant de nobles victimes, mais dont nous voyons le développement extrême, et dont les prochaines générations seront sans doute appelées à recueillir les fruits.

Au prix de quelles souffrances s’accomplirent ces conquêtes de la géographie en Afrique, le sort de la plupart des voyageurs l’a fait assez connaître, et ce n’est jamais sans une émotion profonde que l’esprit se reporte à ces aventureuses entreprises auxquelles Houghton, Mungo-Park, Hornmann, Oudney, Clapperton, Laing, Caillié, Lander et tant d’autres ont attaché leurs noms tristes et glorieux. On a trop de fois redit ce qu’il fallut à ces nobles voyageurs de dévouement et de courage opiniâtre pour qu’il soit nécessaire de le rappeler ici. Nous nous proposons simplement de retracer les résultats des dernières explorations dont l’Afrique a été le théâtre.

Si ce continent a si longtemps échappé à nos investigations, c’est son étrange conformation topographique qu’il faut surtout en accuser. On comprend quels obstacles une masse compacte, qui n’est découpée par aucune mer extérieure, doit opposer à l’exploration. Aussi, lorsque les étrangers ont voulu pénétrer au sein de cette terre que la nature semblait s’être plu à rendre inaccessible, leur a-t-il fallu, plus que partout ailleurs, se grouper autour des lacs et suivre le cours des fleuves, chemins longs et périlleux, mais les seuls qui pussent ouvrir devant eux de vastes espaces. Les expéditions européennes se sont partagé l’Afrique comme par bassins. L’expédition anglo-germaine de Richardson, Overweg, Barth et Vogel a sillonné en tous sens les régions qu’arrosent le lac Tchad, le Niger et la Tchadda, pendant que MM. Livingston, Galton, Andersson, s’appliquaient, dans leurs aventureuses excursions à travers l’Afrique australe, à relever la vallée du Chobé (Zambèze supérieur) et à reconnaître le lac N’gami et ses affluens. Le Haut-Nil a vu de son côté nombre d’expéditions qui toutes se proposaient d’éclaircir le mystère de son origine, et qui semblent toucher à leur terme. Arrêtons-nous à ce dernier ordre de problèmes. Les difficultés opposées aux explorateurs du Nil, et qui nous amèneront à parler des derniers résultats obtenus dans l’Afrique équatoriale, suffiront pour montrer dans toute leur diversité les conditions imposées aux voyageurs européens en Afrique.


I. – LE NIL BLEU.

Un des hommes qui, dans la seconde moitié du dernier siècle, se sont le plus passionnés pour les voyages et les découvertes géographiques, avait dès son enfance résolu de consacrer sa vie à la recherche des sources du Nil. Il ne se laissa rebuter par aucune difficulté ; il remonta le fleuve égyptien plus haut qu’on ne l’avait fait avant lui, puis il se dirigea avec une caravane à travers des régions inconnues, des tribus barbares. Il pénétra au sein de l’Abyssinie, vaste contrée que dix explorateurs célèbres ont vue de nos jours, mais que de pauvres jésuites portugais avaient seuls encore visitée. Enfin, après bien des peines et des fatigues, l’Anglais Bruce put croire qu’il avait touché le but de ses recherches. L’Europe proclama qu’il avait trouvé les sources mystérieuses, et lui-même se crut le droit d’écrire : « Enfin je suis parvenu à ce lieu qui a défié le génie, l’intelligence et le courage de tous les peuples anciens et modernes pendant plus de trente siècles. Des rois à la tête de leurs armées essayèrent de le découvrir, et tous échouèrent. Renommée, richesses, honneurs, ils avaient tout promis à celui de leurs sujets qui atteindrait ce but envié, et pas un n’a pu l’atteindre. »

Quatre-vingt-cinq ans se sont écoulés depuis que Bruce célébrait ainsi sa gloire et son triomphe, et ces sources du Nil, qu’il croyait avoir trouvées, nous les cherchons encore Bruce avait vu les sources du Nil-Bleu[1], et ce fleuve n’est que l’affluent du vrai Nil.

Au midi du lieu où le voyageur français Frédéric Cailliaud retrouva en 1821 l’emplacement de l’antique Meroë, sous le 15e degré de latitude nord, le Nil, qui n’a encore reçu qu’un seul affluent, l’Atbara, sur sa rive droite, se divise en deux larges branches. L’une, la plus orientale, porte le nom de Bahr-el-Azrak ; elle coule en général sur un fond de roche, et sa limpidité lui a fait donner le nom de Nil-Bleu. L’autre, Bahr-el-Abiad, roule ses eaux dans un lit argileux qui leur communique une couleur laiteuse : c’est le Nil-Blanc.

Le Nil-Bleu traverse le lac Dembea ou Tsana, contourne les montagnes de l’Abyssinie, arrose cette contrée dans sa partie méridionale et traverse le Fazogl et le Sennâr. Au confluent des deux fleuves s’élève la ville de Khartoum, que le vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali fit bâtir vers 1824 pour assurer sa domination sur les régions situées entre les deux Mis. En 1829, Khartoum ne se composait encore que d’une trentaine de huttes en bois et en terre ; mais cette ville a récemment pris une grande extension, et un voyageur anglais qui la. visita il y a six ou sept ans, sir George Melly, ne lui donne pas moins de trente mille habitans, tous musulmans, moins une douzaine de juifs et une cinquantaine de chrétiens attachés à la mission catholique que l’Autriche y entretient, et qui se compose de trois prêtres. « Ces missionnaires, dit le voyageur, ont une jolie petite chapelle, une école composée d’une vingtaine d’enfans dont les visages offrent toutes les nuances, du blanc rosé au noir d’ébène, presque tous savent lire et écrire, et parlent le français et l’italien. » Vue de la rivière, Khartoum apparaît comme une longue muraille de terre surmontée de quelques constructions ; la résidence du gouverneur, l’ancien bâtiment de l’état, la chapelle et la mission catholique sont les plus apparentes. Autour des habitations s’étendent de vastes jardins plantés d’orangers, de grenadiers, de figuiers, de bananiers, de cannes à sucre. Le bazar est approvisionné de marchandises de Manchester. Au-dessous de Khartoum, à la distance d’un degré environ, se trouve la ville de Sennâr où fut assassiné en 1705 le Français Du Roule, qui se rendait en Abyssinie comme ambassadeur de Louis XIV. Cette ville, autrefois la plus importante de toute la région, avait encore neuf mille habitans lorsque Cailliaud la visita ; sa population a diminué depuis de plus de moitié par suite des ravages et des massacres de l’expédition égyptienne, ainsi que par la fondation de Khartoum. Beaucoup de maisons détruites il y a une trentaine d’années n’ont été remplacées que par des huttes en terre et des cabanes de paille.

L’un des derniers explorateurs du Nil-Bleu a été Méhémet-Ali. Le vice-roi, séduit par l’espérance de trouver de riches mines d’or au Fazogl et au Bertât (ce pays est situé entre les deux Nils au sud de Sennâr), dirigea en personne une première expédition sur l’Azrak en 1839. Ses recherches demeurèrent sans résultats, et il dut reconnaître que l’or, qui forme en effet au Fazogl un objet de commerce important, provient de contrées plus lointaines. Toutefois, si le vice-roi n’atteignit pas le but qu’il s’était proposé, son expédition ne fut pas stérile : la géographie lui dut de nouveaux et précieux détails sur l’aspect des régions que le Nil-Bleu parcourt.

Entre Khartoum et Sennâr, le fleuve, bien que souvent intercepté par des bancs de sable, est navigable pour les petits bâtimens égyptiens. Le paysage devient plus agreste à mesure que l’on s’enfonce dans les contrées plus méridionales. Des tamarins, des acacias, des arbres particuliers aux régions du tropique, bordent les rives. De loin en loin, quelques habitans du Sennâr mènent au fleuve leurs brebis et leurs dromadaires, et plus fréquemment aussi des zèbres et des chamois descendent ou bondissent en troupes sur la rive du Nil-Bleu. Le long des lies et sur les rochers, des crocodiles chauffent au soleil leur corps informe, et attendent patiemment une proie, ou plongent avec rapidité au bruit que font les barques en passant. Le bourg de Kamlin, au sud de Khartoum, possède le seul établissement manufacturier de ces régions : c’est une fabrique de sucre, de rhum et de savon. Ouad-Medina, vers l’embouchure d’une rivière appelée Ragat, renferme une population de quatre mille âmes, chiffre assez considérable pour une ville du Sennâr.

Au-delà de ce lieu, l’expédition de Méhémet-Ali vit d’innombrables bandes de grues qui passaient à tire-d’aile au-dessus des bateaux, et se dirigeaient du sud vers le nord. Cette émigration fuyait la chaleur et les pluies diluviennes. Des pintades et du menu gibier s’échappaient à chaque instant des buissons qui garnissaient les rives ; les branches des arbres étaient chargées d’oiseaux au plumage éclatant, tandis qu’au-dessous grimaçaient, en gambadant de mille manières, une foule de singes. Ces animaux s’apprivoisent facilement, et forment un objet de commerce assez considérable. Pour les prendre vivans, voici le procédé singulier dont les habitans font usage. Sous un arbre fréquenté par les singes, ils disposent une cruche en bois pleine d’une sorte de bière à laquelle est mélangé du miel. Les quadrumanes boivent à longs traits cette liqueur qui les enivre ; alors apparaît le preneur de singes, qui s’empare de tous ceux que l’ivresse a couchés à terre. Les bords du, Nil-Bleu sont, fréquentés par des lions, des éléphans, des hyènes, et par des serpens, des scorpions, enfin toutes les bêtes venimeuses que produisent en abondance ces régions tropicales.

À une distance de trois journées au sud de Sennâr s’élève Roseros, ville qui compte trois mille habitans, en partie noirs, et qui est bâtie, dans un site pittoresque, près du Nil-Bleu, dont un épais fourré de palmiers la sépare. La végétation équatoriale s’y développe dans toute sa splendeur. Vers l’horizon, du côté du sud, s’étend une chaîne, de montagnes voilées par une brume bleuâtre. Une cataracte interrompt en cet endroit la navigation du Nil-Bleu, et à une distance de quelques journées de marche vers le sud, le Sennâr fait place au Fazogl.

Les habitans du Sennâr ne forment pas un peuple distinct : on retrouve en eux le mélange des Nubiens, des Arabes, des Égyptiens, avec les nègres indigènes ; de là une grande diversité de nuances dans le sang et la couleur des habitans de toute cette région, et aussi une variété de physionomie résultant de ce que le nez est plus ou moins épaté, les lèvres plus ou moins saillantes, le front déprimé, les cheveux laineux. Il y a beaucoup de grands et beaux hommes, et la plupart des femmes sont admirablement bien faites. Le costume des deux sexes consiste dans une pièce de toile blanche attachée en ceinture à l’une de ses extrémités, puis ramenée et drapée sur tout le corps. Dans l’intérieur du logis, les femmes se contentent de porter un morceau de coton formant une sorte de jupe qui leur tombe sur les genoux. Les hommes ne sont pas mieux vêtus ; c’est seulement pour sortir que les uns et les autres s’enveloppent dans leur toile. La plupart des pauvres gens n’en ont qu’une seule, et ne la quittent pour une autre que lorsqu’elle tombe en lambeaux. Des sandales en cuir, a bouts arrondis et quelquefois pointus, sont la chaussure usuelle, et comme la pièce de toile dont les Sennâriens s’enveloppent le corps, comme leur coiffure, comme le visage de la plupart d’entre eux, cette partie du costume n’a pas changé depuis trois ou quatre mille ans. Elle est telle encore qu’on la trouve dessinée sur les obélisques et les hypogées de Méroë et de la Nubie. Les cheveux sont réunis en une infinité de petites tresses avec lesquelles on en forme de plus grosses qui sont rassemblées sur le sommet de la tête. Pour objets de parure, les Sennâriennes portent de la verroterie de Venise et des bracelets d’argent, de fer ou d’ivoire. Les jeunes filles ont pour tout vêtement une ceinture appelée rahadh, de laquelle pendent des lanières de cuir en guise de franges, et ornée de petites coquilles univalves vulgairement connues sous le nom de cauris, ou monnaie de Guinée, et d’un gros coquillage dit peau de tigre, qui est le symbole de leur virginité. Dès qu’elles deviennent nubiles, elles y ajoutent une touffe rouge en peau ou en soie.

La lance, le sabre à deux tranchans, le bouclier long de peau de crocodile ou de rhinocéros, sont les armes qu’emploient les Sennâriens. Toutefois un certain nombre d’entre eux commencent à posséder des fusils. Pour ces hommes, comme pour la plupart des autres peuples sauvages, le courage est la première des vertus. À l’époque où les Égyptiens exercèrent contre les habitans du Sennâr les plus cruelles représailles pour les punir de leur révolte, on vit un grand nombre d’entre eux déployer au milieu des tortures la même énergie que les Indiens de l’Amérique au temps de Pizarre et de Cortez. Beaucoup moururent sous le bâton ou sur le pal sans qu’on pût leur arracher une plainte. M. Cailliaud[2] raconte qu’il eut un jour le courage de vaincre sa profonde répugnance et d’assister aux tortures des Sennâriens empalés. Il s’agissait de deux chefs rebelles. L’un d’eux eut un moment de faiblesse, il demanda à avoir la tête tranchée ; mais sur un mot de son compagnon il se tut et demeura impassible. Cependant les exécuteurs leur avaient lié les mains, puis les avaient jetés à plat ventre et leur avaient passé le cou entre deux gros piquets fichés en terre qui servent de point d’appui pour les épaules. Deux exécuteurs saisirent chacun des patiens par un pied en tirant fortement à eux, pendant que d’autres introduisaient dans le fondement un pieu en bois et l’enfonçaient à coups de massue. Cet instrument n’est aiguisé qu’à ses extrémités ; dans tout le reste de la longueur, il est plus gros que le bras. Lorsqu’il est arrivé dans la région du cou, les exécuteurs le dressent et le plantent comme un mât ; L’un des deux malheureux au supplice desquels M. Cailliaud assistait donna des signes de vie, en remuant la tête et les bras, plus de dix minutes après son exécution ; l’autre sembla mourir immédiatement, quelque organe vital avait dû être lésé. Pendant toute la durée du supplice, aucun des deux ne proféra un cri, ne dit un mot.

Les superstitions sont nombreuses au Sennâr. Si quelqu’un, dans une famille, meurt subitement sans être tombé victime d’une vengeance ostensible, c’est qu’il a été tué par le sahar. Le sahar est un sorcier qui peut, à sa fantaisie, revêtir la forme humaine la plus séduisante ou se transformer en crocodile et en hyène ; il se nourrit de sang humain, et, pour faire mourir une personne, il lui dévore intérieurement le cœur, le foie ou les entrailles. Par bonheur, il y a les fakih ou angari qui connaissent à des marques certaines ces hommes-démons, et qui les désignent à la vengeance publique. Le Sennârien dont la femme est enceinte doit bien se garder de tuer un animal, car son enfant périrait dans le sein de sa mère. L’une des plus remarquables singularités de ce peuple lointain, c’est qu’on retrouve chez lui, dans certaines circonstances, une sorte de jugement de Dieu analogue à celui que les Germains introduisirent autrefois dans la Gaule. Avant l’invasion égyptienne, quand une femme en accusait publiquement une autre de se prostituer, celle-ci pouvait demander l’épreuve du feu. Trois fers de hache étaient jetés dans un brasier ardent, et chacune à son tour les tirait du feu. Celle que la souffrance faisait défaillir était jugée coupable, mise aussitôt à mort et enterrée sans pompe ; l’autre au contraire recevait de nombreux présens.

Verser des larmes est au Sennâr et aussi dans toute la Nubie la plus digne manière d’honorer les morts. Bien longtemps après les funérailles, les parens pleurent celui des leurs qui n’est plus, et à des intervalles qui reviennent régulièrement ils font retentir de cris et de gémissemens leur demeure, en frappant en même temps avec des bâtons sur des calebasses renversées dans des vases pleins d’eau, conviant par cet appel funèbre leurs amis à venir partager leur douleur. Les circonstances heureuses et surtout les mariages, dont les fêtes durent sept jours, se célèbrent par des festins dans lesquels figurent, avec le merisse et le bilbil, liqueurs tirées des graines que le sol produit, des quartiers de mouton, de bœuf et de chameau. Les viscères de ces animaux en sont jugées les parties les plus délicates et les plus nobles. On les mange crus ou assaisonnés de chetetah, poivre rouge d’une âcreté intolérable pour des palais européens.

On appelle du nom de Fazogl toute la région montagneuse comprise entre le Nil-Bleu et le Toumat, l’un de ses affluens de la rive gauche. Ce pays n’est habité que par des nègres aux cheveux crépus, aux grosses lèvres, aux pommettes saillantes. La ville, ou pour mieux dire le village capital du Fazogl, s’appelait anciennement Kery ; depuis 1849, il s’appelle Méhémet ou Mohammed-Ali-Polis. Le vice-roi, voulant laisser un souvenir de son passage dans ce lieu qui marquait le terme de son expédition, lui donna son nom.

En 1848, Méhémet-Ali, renouvelant ses tentatives pour découvrir des mines d’or, chargea un officier russe, M. Koyalevski, de remonter non-seulement le fleuve Bleu ; mais encore le Toumat, son affluent occidental. L’officier russe était accompagné d’un jeune Français, M. Trémaux[3]. Jusqu’à Kery, les voyageurs ne s’écartèrent pas de l’itinéraire suivi par la précédente expédition. M. Kovalevski raconte une anecdote qui peut servir à peindre les mœurs de ce pays. En passant à Sennâr (à son retour), le voyageur fut invité par le cheikh à faire visite à sa femme, la princesse Nasr, souveraine de la contrée avant l’occupation égyptienne. L’ancienne reine du Sennâr avait su se concilier la bienveillance du terrible gouverneur de son pays, le gendre de Méhémet-Ali, que ses cruautés ont rendu fameux. Elle conservait une certaine influence, et la plupart des voyageurs égyptiens avaient coutume de venir lui demander l’hospitalité, certains de trouver à discrétion chez elle des boissons fortes et des femmes. La demeure où l’officier fut reçue, et qui était décorée du titre de palais, était composée de plusieurs maisonnettes réunies. Après un souper passable et lorsque l’heure de la retraite fut venue, un officier de la princesse conduisit l’étranger dans un pavillon disposé pour le recevoir. Grande fut la surprise de celui-ci, en pénétrant dans sa chambre à coucher, d’y voir debout, adossées à la muraille, un essaim de beautés africaines dans la plus complète nudité ; à côte, sur un escabeau, se trouvait un vase exhalant l’odeur des parfums. Tous ces apprêts étaient destinés à faire honneur à l’étranger, qui étonna et scandalisa peut-être ses hôtesses en refusant de se laisser parfumer d’huile de rose et en leur signifiant son intention de dormir seul. Les Turcs qui l’accompagnaient n’imitèrent pas sa discrétion, car ils firent toute la nuit un tel bruit qu’à peine put-il reposer.

Au-delà de Kery, point extrême où Méhémet-Ali s’était arrêté, M. Kovalevski rencontra un hameau dont les masures grisâtres sont suspendues au sommet de rochers escarpés : c’est le village d’Akaro, qui jouit du singulier privilège de percevoir une taxe à son profit sur toutes les caravanes marchandes. Les chameaux chargés paient quatre piastres, et les ânes en paient deux. Tout le pays qui entoure les hameaux du Fazogl, est montagneux ; boisé et pittoresque ; les hyènes, les zèbres, les girafes, les éléphans, se plaisent au milieu de ses bois. Epineux et sur les bords de ses cours d’eau. Caillaud a raconté qu’lsmaêl-Pacha eut un jour la fantaisie d’envoyer ses soldats à la chasse de trois de ces derniers animaux, qui traversaient paisiblement une clairière à portée de carabine. Les Égyptiens, confians dans la sûreté de leur tir, s’approchèrent et firent feu tous ensemble ; les éléphans, seulement blessés et rendus furieux par cette agression, coururent à leurs ennemis ; ils en écrasèrent cinq ; trois autres, saisis avec les trompes, furent broyés et jetés par-dessus les arbres. Ceux qui eurent le bonheur d’échapper n’eurent rien de mieux à faire que de se cacher, et les éléphans, pour achever de passer leur rage, mirent les arbres en pièces et bouleversèrent toute cette partie de la forêt.

Sur les deux rives du Toumat s’étendent de vastes ombrages formés par des palmers, des acacias, des nebkas et d’autres arbres particuliers à cette contrée bien que le Toumat ait un cours assez considérable, son lit se trouve presque entièrement à sec avant la saison des pluies périodiques ; l’eau filtre sous la couche de sable extérieure, et ce n’est qu’après les pluies tropicales que cette rivière verse ostensiblement dans le Nil-Bleu un volume d’eau considérable Les bords du Toumat et les monts Kasan, qui dominent cette rivière, récompensèrent d’un plein succès les recherches de M. Kovalevski : des mines d’or d’une grande richesse furent découvertes sur le versant de la montagne. Après l’installation des ateliers, tandis qu’une exploitation régulière fonctionnait sur le Toumat, l’officier poursuivit ses explorations géographiques aux sources de cette rivière. Accompagné d’une escorte de meleks ou chefs des montagnes avoisinantes et d’un millier de soldats noirs armés de fusils, il pénétra au sein des montagnes. Les rivières se trouvaient à sec, et, pour obtenir, une eau à peu près potable, les soldats étaient obligés de creuser le lit des torrens.

Après quelques jours, de marche, les voyageurs atteignirent un groupe de hautes montagnes qui portent le nom de Beni-Chankoul, et dont la population forte de dix mille âmes environ, est répartie en un grand nombre de villages suspendus au sommet des monts. Chacun d’eux est indépendant de son voisin, et de fréquentes divisions intestines ensanglantent le pays. Les Arabes y sont mélangés aux nègres, et les uns et les autres habitent dans des toulkouls, cabanes exhaussées pour la plupart au-dessus du sol au moyen de pieux qui les garantissent des inondations causées par les pluies périodiques, et surmontées d’une toiture élevée de forme conique, très propre à braver les déluges de cette région. Les nègres, hommes et femmes, vivent dans un état de nudité complète ; par exception quelques individus portent autour des reins une sorte de ceinture en peau frangée. Malgré cette absence de vêtemens, les femmes n’en recherchent pas moins la parure, qui, pour elles, consiste en une multitude de bracelets et d’anneaux passés dans les oreilles, les lèvres et le nez. Leur coiffure est aussi tellement compliquée, que pour dormir ces femmes ont soin, dit. M. Kovalevski, de passer leur cou dans une planche à échancrure dont l’objet est de maintenir la tête isolée et de ménager le vaste appareil que forme la coiffure. Parmi les Arabes, les plus riches revêtent un morceau de toile blanche qu’ils nomment ferezé, et dans lequel ils se drapent avec une certaine élégance. Un mélange d’islamisme et d’idolâtrie compose la religion de toute cette contrée, qui, malgré son éloignement de l’Égypte, consentit à reconnaître la suzeraineté du vice-roi.

La vallée du Toumat, à mesure qu’on la remonte, est de plus en plus encombrée d’énormes blocs de pierre qui rendent difficile l’accès de la rivière. D’ailleurs elle est couverte d’une luxuriante végétation : les citronniers de Nigritie s’y mêlent aux lauriers ; les fleurs d’une espèce de jasmin emplissent l’air de leurs suaves émanations ; des plantes de toute espèce croissent pêle-mêle sans culture, et les baobabs couvrent le soi de leurs gigantesques ombrages. En cheminant dans le lit même de la rivière, l’expédition de 1848 rencontra un grand nombre d’ouvertures circulaires en partie remplies d’eau. Ces ouvertures sont pratiquées par des nègres qui arrivent de fort loin dans cette contrée pour y exercer l’industrie du lavage des sables aurifères et aussi pour y capturer des crocodiles, ordinairement cachés, pendant cette saison, à une profondeur où le sable continue être humide. Les mouvemens de l’animal sont gênés par le sable où il est blotti, et les nègres s’en emparent sans beaucoup de danger pour en manger la chair.

Les voyageurs remontèrent le Toumat jusqu’à l’endroit où cette rivière se réduit aux proportions d’un simple ruisseau qui se perd dans la direction du sud, vers le 10e parallèle nord, et un peu à l’occident de Fadassy, ville située sur les confins de l’Abyssinie et du pays des Gallas. Fadassy est le principal marché des régions situées entre les deux Nils ; il s’y fait un commerce considérable de chevaux, de bestiaux, de lances, de casse-têtes, de haches, de froment, de café, de miel, de légumes, de toiles de l’inde, d’or en poudre et en grains, de sel, de verroterie de Venise, etc. Quant à la ville, elle est formée d’un ensemble de huttes et de cabanes en terre et en bois dispersées sur les bords de l’Iabouss, affluent du Nil-Bleu, et derrière des hauteurs qui sont elles-mêmes dominées par la masse sévère des grandes montagnes de l’Abyssinie. Le plateau que franchit M. Kovalevski pour pénétrer jusqu’à Fadassy avait été récemment dépeuplé par une incursion des Gallas ; les hommes en avaient disparu, et les éléplans s’étaient emparés de ces lieux devenus déserts. Ces animaux erraient en troupes immenses. On dit que pour se procurer de l’eau dans la saison sèche ces éléphans vont se coucher dans le lit desséché du Toumat. Peu à peu le poids de leur corps déprime les couches supérieures du sable et forme un creux ; l’eau remplit bientôt ce bassin, et l’animal se désaltère à l’aise.

M. Kovalevski, jugeant que toute cette région n’avait pas une dénomination assez précise, lui donna, par patriotisme, le nom russe de Nicolaes-kaïa ; mais la géographie n’a pas ratifié cette décision, et elle continue à appeler Quamamyl le pays qui environne Fadassy du côté de l’ouest. C’est la partie la plus orientale de Dâr-Bertat[4], situé lui-même au sud de Fazogl, entre les deux Nils.

C’est entre les régions où M. Kovalevski vient de nous conduire et le golfe arabique que s’étend l’Abyssinie ; ses limites extrêmes, du nord au sud, sont le 17e et le 8e parallèle nord environ. Cette contrée, qui semble destinée, par sa situation géographique et par l’intelligence de ses habitans, à obtenir une grande importance dans l’avenir commercial de l’Afrique, doit un climat tempéré à ses montagnes et à l’élévation de ses plateaux. La végétation, moins puissante que dans les autres régions de la zone tropicale, y est cependant encore d’une incomparable richesse. Les peuples d’Abyssinie comptent de longs siècles d’existence ; leurs traditions historiques et religieuses racontent que la fameuse reine de Saba, qui dix siècles avant Jésus-Christ s’en alla dans Jérusalem rendre hommage à la gloire de Salomon, n’était autre que Makada, l’une de leurs souveraines. Couverte de colonies grecques au temps des Ptolémées, convertie plus tard au christianisme par le Grec d’Alexandrie Frumentius, qu’une tempête avait jeté sur ses rivages, l’Abyssinie connut de la sorte les deux élémens les plus actifs de la civilisation. Par malheur de longues discordes et les querelles religieuses l’empêchèrent de les mettre suffisamment en œuvre, et sa population intelligente et laborieuse, bien que fort avancée dans la civilisation, si on la compare au reste des peuples africains, n’en est pas moins très arriérée et très barbare encore aux yeux des Européens. L’Angleterre et la France ont également jeté les yeux, sur ce point de la côte d’Afrique, si avantageusement situé pour le commerce de la mer des Indes, et ce motif, joint aux recherches dont le but était de découvrir les sources du Nil, a fait de l’Abyssinie le théâtre de nombreux voyages. Ses diverses contrées, le Semiène, le Tigré, l’Amhara, le Choa, ont été, de 1839 à 1853, explorées par MM. Combes et Tamisier, Feret et Galinier, Lefebvre, Rochet d’Héricourt, d’Abbadie, et par un grand nombre de missionnaires et d’officiers anglais[5]. Le moins connu de ces voyages est celui des frères d’Abbadie. M. Lefebvre a eu à lutter contre les difficultés les plus terribles d’un voyage en Afrique. M. Rochet a recueilli d’intéressans détails sur les peuples gallas. Après avoir dit un mot de leurs recherches, nous aurons surtout à nous occuper des travaux de MM. d’Abbadie, qui forment la transition naturelle des expéditions du Nil-Bleu à celles du Nil-Blanc.

M. Théophile Lefebvre, lieutenant de vaisseau, reçut du gouvernement français, en 1839, la mission d’étudier les mœurs, les usages, les institutions civiles et religieuses de l’Abyssinie, et de rechercher, les moyens d’ouvrir quelques relations à notre commerce dans ce pays. On lui adjoignit MM. Petit, médecin et zoologiste, Dillon, naturaliste, et Vignaud, dessinateur. Les résultats de cette expédition ont été publiés en 1846 sous les auspices du ministère de la marine[6] ; à la lecture de ce curieux et savant ouvrage, on est plein d’admiration pour le zèle opiniâtre et pour le courage de ces quatre jeunes gens qui avaient mis toute leur ambition dans l’accomplissement de leur devoir, devoir si pénible qu’il coûta la vie à trois d’entre eux. M. Lefebvre vit périr un à un tous ses compagnons de voyage ; Dillon succomba aux fièvres mortelles de ce climat ; Petit fut emporté sous ses yeux par un crocodile ; Vignaud regagnait la France, il mourut en chemin. M. Lefebvre revint seul en Europe. Aujourd’hui l’intrépide voyageur parcourt encore l’Abyssinie ; il y est retourné en 1854 pour développer dans ce pays, s’il est possible, quelques élémens de colonisation française.

On doit à M. Rochet, avons-nous dit, de curieux détails sur les Gallas. C’est dans la partie méridionale de l’Abyssinie, du 8° degré de latitude nord à l’équateur et peut-être même au-delà, que sont répandues les peuplades belliqueuses des nègres gallas. Les individus de cette race sont des hommes grands et bien faits ; leur peau est d’un brun olivâtre foncé ; ils ont les cheveux crépus, mais non laineux comme les nègres à face déprimée du Sennâr. Par l’ouverture de leur angle facial, la vivacité de leur regard et les principaux caractères de la physionomie, ils ressemblent aux Abyssins. Leur culte est un paganisme mêlé de fétichisme ; leurs mœurs sont plus violentes, plus rudes que celles de leurs voisins chrétiens ; cultivateurs et guerriers, ils ont au plus haut degré la passion des armes et du pillage. Ils sont un objet de continuelle terreur pour leurs voisins, et sans les dissensions qui travaillent leurs innombrables tribus, ils auraient pu conquérir une grande portion de l’Afrique. Leur origine est sans aucun doute étrangère : le sang asiatique s’est mélangé chez eux au sang noir ; de confuses traditions, qui vivent encore, disent qu’ils vinrent de l’autre côté des mers, et qu’un chef de leurs tribus, du nom d’Oullabou, contemporain de Mahomet, les conduisit en Afrique. Galla, dans leur langue, signifie envahisseur. Les musulmans donnent une autre origine à leur nom : suivant eux, Mahomet envoya un messager à Oullabou pour l’engager à s’associer à son œuvre ; Oullabou refusa. « Il a répondu non, ga la, dit le messager au prophète. — Qu’il soit donc maudit, répondit Mahomet, et que ces mots ga la soient désormais le nom de la race qui n’a pas voulu croire aux révélations de l’ange Gabriel. »

Dans leurs guerres, les Gallas dévastent les pays par lesquels ils passent, emmènent comme prisonniers et esclaves tous ceux qu’ils surprennent sans défense, égorgeant ceux qui résistent, afin de se procurer le trophée qui à leurs yeux, comme à ceux des Abyssins, est la plus grande preuve de la bravoure militaire. Ce signe de victoire, c’est l’organe de la virilité, et le nombre de ces hideuses dépouilles, conservées avec soin, témoigne de la valeur d’un guerrier et lui mérite des récompenses. Cette fureur est poussée si loin, que l’on voit parfois les Abyssins tuer leurs compatriotes pour se procurer frauduleusement le signe des exploits guerriers. Envers les ennemis, peu importe l’âge ; le vieillard et même l’enfant dans les bras de sa mère ne sont pas épargnés.

Les armes des Gallas sont la lance et le couteau de chasse. Ils commençaient il y a une dizaine d’années, à connaître les armes à feu, mais ils n’en savaient pas encore tirer un bon parti. Habiles à manier la lance et à parer les coups avec le bouclier, ils considèrent comme un jeu le combat à l’arme blanche. Dans leurs guerres, ils se divisent en plusieurs corps et cherchent à envelopper l’ennemi ; leur attaque est impétueuse, mais, une fois repoussés, ils ne savent pas se rallier et s’enfuient en désordre. Le roi de Choa (partie de l’Abyssinie qui confine aux pays gallas), Sahlé-Sallassi, auprès duquel M. Rochet fit, dans trois voyages consécutifs[7], un séjour de quelque durée, était constamment en guerre avec eux ; son but était de les assujettir à une redevance et de les convertir au christianisme. Ce roi, favorisé par les divisions de ses adversaires, a remporté de nombreuses victoires, sans cependant atteindre de grands résultats : les tribus vaincues se retirent devant lui et s’enfoncent plus profondément dans les vastes régions inexplorées qui, de l’Adel, de la côte d’Ajan et de Zanguebar, s’étendent jusqu’à la rive droite du Nil-Blanc.


II. – LE NIL BLANC.

Pour reconnaître et fixer les sources d’un fleuve, il y a un procédé simple et direct qui consiste à en remonter le cours ou à en suivre les bords jusqu’au lieu où il prend naissance ; mais lorsque ce fleuve, semé d’écueils et encombré de bancs de sable, se déroule à travers des contrées marécageuses, insalubres ou inhospitalières, alors le voyageur et le géographe s’efforcent de discerner, au moyen d’une étude attentive de la topographie, l’endroit où les sources peuvent être cachées, et d’aborder le fleuve par sa partie supérieure. C’est de la sorte que les sources et tout le haut cours du Niger ont été livrés à la géographie bien avant qu’on sût dans quel golfe, dans quelle mer ce fleuve avait son embouchure. Cependant ce procédé indirect, est sujet à l’erreur, il peut donner des résultats faux, bien qu’appuyés sur des inductions spécieuses. Ainsi il est aujourd’hui constaté que MM. d’Abbadie, qui avaient tenté de l’appliquer à leurs recherches sur les sources du Nil, ont commis une erreur en prenant pour le cours supérieur de ce fleuve la rivière du pays galla qui porte les noms de Uma, Umi, Umo Ajoutons toutefois que si de plus récentes explorations ont renversé l’hypothèse de ces voyageurs, c’est sans rien ôter au mérite de leurs recherches et de leurs persévérans efforts.

MM. Antoine et Arnaud d’Abbadie quittèrent la France le 1er octobre 1837, avec le désir d’explorer l’Abyssinie et de rechercher si, dans les nombreux cours d’eau qui descendent de cette région montagneuse, ils ne trouveraient pas les sources du Nil-Blanc. Ils abordèrent par la Mer-Rouge au port abyssin de Massoah, d’où ils gagnèrent Gondar, la plus grande ville d’Abyssinie. Cette capitale fut leur véritable point de départ : l’un des frères retourna en France pour rassembler tout ce qui pouvait être nécessaire à leur grande entreprise, et pendant ce temps M. Arnaud, celui qui demeurait en Abyssinie, se livra à l’étude de la langue et des intérêts du pays. Par ses talens militaires et sa bravoure, il se concilia l’amitié d’un chef du Godjam, province méridionale de la contrée, et au milieu des expéditions guerrières auxquelles il prit part, il recueillit des renseignemens précieux pour la géographie. Les deux frères se réunirent de nouveau à Massoah en mars 1840 ; une année entière ils furent retenus sur les bords de la Mer-Rouge par la mauvaise volonté d’un chef abyssin, puis par un accident cruel, qui priva M. Antoine d’un œil et le rendit longtemps malade. Les courageux voyageurs ne se laissèrent pas détourner de leur dessein par ces pénibles obstacles ; ils mirent à profit leur séjour forcé dans le nord de l’Abyssinie pour relever avec la plus grande exactitude les cours d’eau, établir les latitudes, réunir un ensemble de routes et de directions, recueillir des généalogies de tribus et un vocabulaire de leur langue. En 1842, M. Arnaud parvint à gagner le plateau abyssin ; mais son frère n’échappa qu’avec peine à la mort, au milieu des populations insurgées contre le chef qui le protégeait. Il chercha un refuge dans l’église cophte de Saint-Sauveur, à Adawa, et gagna Condar, d’où il fit plusieurs excursions au lac Demba ou Tsana et aux sources de l’Atbara ou Tackazé, premier affluent de la rive droite Nil. Deux années s’écoulèrent encore, pendant lesquelles les deux frères se trouvèrent mêlés aux querelles des petits souverains de la contrée ; mais au milieu même de cette distraction involontaire ils ne cessèrent pas un instant de poursuivre opiniâtrement leur but, cherchant partout des informations, et discutant les renseignemens qui leur parvenaient sur les divers cours d’eau qui contribuent à former le Nil. Après les plus sérieuses investigations, ils pensèrent que le Godjab, rivière qui tourne autour de la province méridionale de Kaffa en formant une espèce de spirale, devait, réunie à l’Umo, être le principal affluent du Nil-Blanc. Dès lors ils résolurent, malgré les difficultés et les dangers qui les menaçaient, de faire un voyage dans le pays d’Inarya, que baignent ces deux cours d’eau, et de déterminer positivement ces fameuses sources qu’ils comptaient enfin reconnaître. Les préparatifs de cette nouvelle expédition remplirent plusieurs mois, après lesquels MM. d’Abbadie quittèrent Gondar le 18 février 1843. Des dissensions agitaient toute l’Abyssinie ; une armée nombreuse était chargée de châtier les rebelles. Les deux frères se joignirent à cette multitude tumultueuse et guerrière, et la suivirent dans ses divers campemens, profitant de toutes les occasions pour compléter leurs informations. Ils recueillirent de la bouche des indigènes tous les renseignemens qu’il leur fut possible de se procurer, et, après bien des recherches, ils finirent par reconnaître dans le Gibé d’lnarya, dont la source se trouve dans la forêt de Bâbya, le tributaire principal de l’Umo ; cette rivière, étant la plus considérable de tout ce bassin, leur parut aussi devoir être regardée comme le principal des affluens qui dessinent, à son origine, le cours du Nil-Blanc. S’appuyant sur la croyance antique au dieu du fleuve, les voyageurs prétextèrent d’un sacrifice à cette source vénérée pour y porter quelques instrumens afin d’en déterminer la position, et ce fut le 19 janvier 1846 qu’ils purent enfin saluer ce but constant de leurs : recherches.

Il est possible que l’Umo, continuant son immense circuit, remonte du sud-est au nord-ouest et forme un des forts affluens ou peut-être même dessine le cours supérieur du Nil-Bleu, dont les sources visitées par Bruce ne seraient plus qu’un cours d’eau tributaire ; peut-être aussi, poursuivant sa direction de l’est à l’ouest, se perd-il au milieu des marécages qui bordent le Nil-Blanc dans une grande partie de son cours. Quant au fleuve Blanc lui-même, on va voir qu’il en faut chercher les sources, non plus en Abyssinie, non pas à l’ouest, comme l’avaient supposé grand nombre de géographes, notamment d’Anville, mais bien loin vers le sud au-delà de l’équateur.

Quinze ans après avoir élevé au confluent des deux Nils la ville de Khartoum pour remplacer l’ancienne capitale du Sennâr et fortifier sa domination dans les régions du Nil supérieur, Méhémet-Ali, qui prenait un vif intérêt à la solution des questions géographiques, décida qu’une expédition partirait de cette ville et remonterait le fleuve Blanc. Quatre cents Égyptiens, sous la conduite d’un officier, accomplirent en 1840 et 1841 deux voyages qui durèrent chacun de quatre à cinq mois. Le journal du chef de la première expédition, Selim Bimbachi, a été publié par les soins du savant géographe M. Jomard. De précieux renseignemens s’y trouvent consignés sur les populations qui habitent les bords du fleuve Blanc jusqu’au 6° degré de latitude nord. Les Bakharas et les Dinkas, tribus belliqueuses, et dont la principale occupation consiste dans la chasse aux hippopotames et aux crocodiles ; les Chelouks, dont les femmes vêtues de fourrures noires portent à la cheville un anneau de fer, et chez lesquels existe, comme chez beaucoup de peuplades de cette partie de l’Afrique, la singulière coutume de s’arracher quatre dents sur le devant de la bouche ; les Novers ou Nuvirs, remarquables par la chevelure longue et rouge qui les distingue des autres noirs de cette région, virent successivement passer les barques égyptiennes. L’expédition continua à remonter le fleuve en traversant le territoire des Kyks, tribu la plus considérable et la plus puissante des bords du Nil-Blanc, puis des Bounderlehyals et des Heliabs. En cet endroit, le Nil a une largeur de trois milles ; il coule sur un fond de vase et de sable, et les îlots qui ralentissent son cours sont peuplés de crocodiles. Sur la rive droite se trouvent des bois en assez grande abondance ; la rive gauche est couverte de joncs et de broussailles. Un peu plus loin, le fleuve se partage en deux bras ; celui qui court à l’orient est de beaucoup le plus large et le plus considérable ; il n’était cependant pas assez profond pour les bâtimens égyptiens, et Selim fut obligé de redescendre après être parvenu entre les 5e et 6e degrés.

Cet intéressant voyage ne fut que le prélude d’une expédition plus considérable, que Méhémet-Ali confia, en 1841, à un ingénieur français, M. d’Arnaud, qui, ainsi que beaucoup d’autres de nos compatriotes, se trouvait au service du vice-roi d’Égypte. Cet officier remonta le fleuve jusqu’au 4° 42’ de latitude nord. À la nomenclature des tribus précédemment reconnues il ajouta celle des Behrs ou Bary, peuplade considérable et belliqueuse qui habite une bande de territoire resserrée entre le fleuve et une longue chaîne de montagnes. Des maisons en chaume sont le seul refuge que les Bary aient imaginé de se construire contre les pluies diluviennes de l’équateur. Hommes et femmes vont également nus, des anneaux de fer et d’ivoire composent toute leur parure. Les femmes cependant portent sur les reins, dans les grandes occasions, une peau tannée, et en dessous un pagne en fil de coton frotté d’une ocre rouge dont les guerriers ont la coutume de s’enduire tout le corps. Les jeunes filles, dit M. d’Arnaud, portent seules d’habitude un vêtement qui consiste dans un pagne si souple, qu’il dessine toutes les formes de leur corps. Quelques morceaux de drap rouge, des verroteries de toutes couleurs et une grosse cloche, dont les tintemens semblaient une musique délicieuse aux oreilles de ces barbares, furent offerts par notre voyageur au chef delà tribu, et ces présens le comblèrent de joie.

Après M. d’Arnaud, un savant religieux, dom Ignace Knoblecher, chef de la propagande autrichienne à Khartoum et sur le Nil-Blanc, est parvenu en 1848 à un demi-degré plus avant, et il a constaté que le Nil quittait en cet endroit la direction de l’est pour reprendre celle du sud ; de plus les Bary lui ont affirmé que le lit du fleuve se prolongeait bien loin au-delà de leur pays du côté de l’équateur. Enfin M. Brun, Européen d’origine sarde, qui a fixé son existence dans les régions lointaines de la Haute-Nubie, a remonté en 1844 et 1851 le Nil. Dans sa seconde excursion, il a de beaucoup dépassé le point atteint par dom Knoblecher. De Bélénia, capitale des Bary, résidence du chef de cette peuplade et séjour d’un missionnaire de la propagande autrichienne sur le Nil-Blanc, il parvint jusqu’au troisième degré de latitude nord, et obtint de précieux renseignemens sur les tribus qui habitent les deux rives du fleuve jusque sous l’équateur. Entre deux excursions sur le Nil-Blanc, M. Brun a voulu soumettre ses travaux à la Société de Géographie de Paris dont il est membre, et à laquelle il avait adressé dans le cours des années précédentes plusieurs rapports. Voici un court résumé des résultats de son voyage. À l’est et à l’ouest du Nil coulent parallèlement, à quelques journées du fleuve, le Saubat et le Modj. Sur le Saubat, affluent de la rive droite, se trouvent disséminées vers le 5e degré de latitude nord les habitations des Berry, qui sont, au dire du voyageur, les nègres les plus intelligens de cette région. Ils voyagent volontiers et montent vers le nord pour échanger eux-mêmes à Fadassy, qui est le principal marché des populations riveraines des deux Nils, leur ivoire contre du fer, des toiles et des verroteries. Ils n’ont pas la coutume de s’arracher les incisives de la mâchoire inférieure, mais ils se percent la lèvre au-dessus du menton, et dans cette ouverture ils font entrer un morceau de cristal cylindrique, long d’un pouce et demi à peu près. Leurs femmes se percent aussi les oreilles, qu’elles garnissent de grains de verroterie. Le vêtement que portent les Berry est composé de deux lisières perpendiculaires ; l’une, large de cinq pouces, leur couvre la tête et retombe sur les tempes ; l’autre descend jusqu’aux jarrets. Cette étoffe, tissue en cheveux, est garnie de verroteries. « Les Berry, dit M. Brun, sont si fiers de cet ornement, qui les distingue des autres races, que pour en avoir un il m’a fallu m’adresser à leur roi, qui me l’a envoyé accompagné d’un cadeau de sept dents d’éléphant. »

Après cette excursion sur le Saubat et chez les Berry, M. Brun retourna chez les Behrs ou Bary, et fit à Bélénia, en 1851, un assez long séjour ; il acheta une propriété près de cette ville sauvage, et lia amitié avec Niguello frère du roi de la principale tribu des Bary. Les détails que M. Brun recueillit en 1851 sur les mœurs et le caractère des Bary font bien connaître les peuplades riveraines de cette partie du fleuve Blanc. Leur religion se compose de croyances et de superstitions dont quelques-unes offrent beaucoup de ressemblance avec celles du Sennâr. C’est ainsi qu’on y trouve, sous le nom de kodjours, des jongleurs qui s’attribuent le pouvoir de donner ou d’ôter les maléfices, d’empêcher ou d’amener la pluie. Les chefs de ces peuplades sont forcément kodjours ; ils doivent à cette puissance surnaturelle plus d’autorité, mais aussi leur responsabilité est grande : si la pluie ne vient pas et qu’une sécheresse prolongée mette en danger les récoltes, ils font un sacrifie de deux têtes de gros bétail ; puis, si le ciel ne semble pas accepter cette offrande et n’envoie pas l’orage, il arrive quelquefois qu’eux-mêmes servent de victimes expiatoires ; Ainsi en 1850 le chef d’Hyapour, pays situé entre Bélénia et un lieu appelé Férichat, eut le ventre fendu, parce que les prières et tous les sacrifices avaient paru insuffisans. La mission catholique de Khartoum, qui entretenait Bélénia une succursale dirigée par le religieux don Angelo Vinco, obtint peu de succès, parce que ses prières demeurèrent inefficaces dans un moment où le ciel gardait une inclémente sérénité. Dom Angelo accompagnait le roi Choba pour demander la pluie ; par malheur le temps resta sec. Les habitans recoururent alors à leur kodjour. Celui-ci mit un peu d’eau dans une clochette, et, la répandant devant l’assemblée, il prédit l’orage pour le lendemain. Par un singulier hasard ; la prédiction se louva juste.

Les troupeaux sont la grande richesse des Bary, qui font usage de lait plutôt que de viande. L’homme qui n’a pas assez de vaches pour nourrir une famille ne peut se marier ni prendre la parole dans les assemblées. Les délibérations et les jugemens ont habituellement lieu devant les villages, à l’ombre de quelques arbres. Tout le monde y peut assister et donner sa voix, mais la discussion n’est permise qu’aux chefs et aux gens riches, appelés moniés, gens dont la dignité est reconnaissable au bâton fourchu qu’ils portent. Le vol est puni de la peine capitale, mais les exécutions n’ont lieu que sur la route ou dans les forêts, et jamais dans les villages, car la vue du sang rendrait les femmes stériles. Les assassins sont punis moins sévèrement que les voleurs, ils peuvent se racheter au moyen d’une rançon : on les livre aux parens du mort, qui en exigent autant de vaches qu’ils ont de doigts aux pieds et aux mains. Chaque homme prend autant de femmes qu’il en peut nourrir ; elles coûtent de dix à cinquante vaches, selon leur beauté et leur rang ; elles deviennent une propriété dont les fils héritent et peuvent jouir à la mort de leur père, leur mère exceptée toutefois. Le nombre des femmes, comme celui des têtes de bétail, constitue la richesse ; on n’est pas monié sans en avoir au moins deux ou trois. Il ne parait pas qu’elles soient jalouses, mais elles ne sont pas non plus fidèles. Les accords faits, la cérémonie du mariage consiste tout simplement à tuer et à manger quelques boeufs. Une partie de la dot apportée par le mari est distribuée aux parens de la femme. Jusqu’à ses premières couches, celle-ci reste dans la maison paternelle. L’homme qui séduit une fille doit l’épouser ; s’il ne peut pas fournir la dot à laquelle le père estime alors sa fille, il est livré à la vengeance de celui-ci, qui a droit de le tuer. Le Bary qui meurt est enterré accroupi dans un trou creusé devant la porte de sa demeure. Ses parens viennent ensuite fouler et durcir sous leurs pieds la terre qui le recouvre, en répétant sur un ton lamentable le monosyllabe dio, dio. Quand la terre est bien durcie, on tue quelques bœufs, on les mange, et tout est fini ; chacun se retire. Chez les Kyks et chez les Eliabs, peuplades adonnées à la pêche, les morts sont enveloppés dans des nattes de jonc et jetés dans le fleuve.

La condition des femmes est moins dure chez les nègres idolâtres que chez les musulmans ; elles ne sont pas chargées exclusivement des travaux de la terre ; les hommes les y aident, bien que l’oisiveté soit chère à tous ces peuples africains. Ils ne trouvent d’activité que pour la danse, passion commune à tous les noirs, d’une extrémité à l’autre de l’Afrique. Ils sautent et gambadent au son d’une espèce de tambour, et outre leurs danses journalières, ils ont des fêtes générales, appelées héri, où ils se réunissent quelquefois au nombre de sept où huit mille. Ces fêtes sont annoncées dans tous les villages voisins ; ce sont de vraies saturnales durant trois jours, et pendant lesquelles les deux sexes jouissent de la plus complète liberté. Elles se renouvellent plusieurs fois dans l’année, aux premières pluies, lorsque les vaches reviennent au village après avoir consommé les pâturages.

Il y a parmi les Bary des forgerons assez habiles qui fabriquent les lances, les flèches et les grossiers instrumens de labour. Il y a aussi des charpentiers qui font des espèces de sièges, taillent des pièces de bois et sculptent des statuettes servant de fétiches ; mais ces artisans sont peu estimés, où les appelle toumourit, et un propriétaire de vaches, un orgueilleux monié, considérerait ce nom, s’il lui était appliqué, comme une grave injure.

Au-delà de Bélénia, les rives du Nil continuent à être accidentées et couvertes de forêts de tamariniers, d’ébéniers et des plus belles variétés d’acacias. Ces arbres, toujours verts, entremêlés de lauriers-roses, forment des jardins naturels qui répandent la fraîcheur de leurs ombrages sur un soi fertile. Les villages des peuples riverains apparaissent tantôt étagés sur les hauteurs, tantôt groupés ou dispersés au milieu des admirables forêts de ces régions. Les Bary et quelques-uns de leurs voisins, privilégiés entre tous les habitans des bords du Nil, possèdent des salines. Il est vrai qu’ils les exploitent peu.

Sur la rive gauche, environ sous le 9° degré et sous le 7° degré de latitude nord, le Nil reçoit deux énormes affluens, dont MM. d’Arnaud et Brun ont reconnu les embouchures ; M. d’Arnaud remonta même le cours de l’un de ces affluens pendant quelques jours, mais, craignant pour lui et ses compagnons les pernicieuses influences dés marécages au milieu desquels ces rivières se perdent, il redescendit vers le Nil. Deux français qui parcourent le Soudan oriental, MM. Vayssières et Malzac, ont recueilli quelques notions sur ces affluens dans la partie inférieure de leur cours ; ils coulent de l’ouest à l’est et roulent un volume d’eau si considérable, qu’ils tripleraient le Nil, s’ils ne se perdaient en grande partie dans les vastes marécages de leurs embouchures. Le premier s’appelle Bahr-Keilak ou Miselad, et semble identique à la rivière que les cartes d’Afrique indiquaient d’une manière incertaine sous le nom de Bahr-el-Ghazal. Le second porte le nom de Niébor et se jette dans le Nil par quatre bouches, à travers des marécages considérables, sous le 7e parallèle 1/2 (nord) environ. Reconnaître ces immenses tributaires du fleuve Blanc, en faire les grands chemins du Soudan central, tel est le problème qui se présentera lorsque celui des sources du Nil aura été complètement résolu[8].

En continuant à remonter le cours du fleuve au-delà de Bélénia, on arrive à des cataractes et à une région semée d’écueils, où l’eau manque souvent aux barques les plus légères, qui touchent à chaque instant. Le fleuve Blanc fait ensuite un coude de douze heures à l’ouest-sud-ouest. Sur la rive droite sont les derniers villages des Bary, et sur la rive gauche ceux des Ouanguarah. L’un des compagnons de M. Brun, M. Ulivi, fit une partie de cette route sur un bateau conduit par huit rameurs. Arrivé au village de Garbo, dont les maisons sont bâties en terre et couvertes de chaume, il fut arrêté par une cataracte qu’il ne put franchir. Cette cataracte est formée par une lisière de rochers entre lesquels le Nil s’échappe en écumant. Quelques-uns de ces rochers forment des îlots couverts de joncs ; ils sont dominés par une haute montagne boisée d’où l’œil peut suivre les sinuosités du Nil à travers le pays accidenté et souvent pittoresque qui s’ouvre à l’horizon. Tantôt on le voit disparaître derrière une montagne au pied de laquelle il serpente, tantôt il se dessine comme un ruban bleu entre les villages et les forêts échelonnés sur ses rives. M. Brun pense que cette cataracte, située sous le 3° degré de latitude, pourrait être franchie à l’époque des crues, mais on serait alors obligé, à cause des vents du sud, de remorquer les barques, et l’on aurait à craindre les hostilités des peuplades riveraines et les terribles ouragans de cette saison.

À partir de cette cataracte, le Nil coule au sud-est. Sur ses deux rives sont répandus les nombreux villages des Makedo. Du pays des Makedo aux montagnes de Kombirat, situées à quelques lieues du sud de l’équateur, et qui sont le point extrême sur lequel M. Brun ait obtenu des renseignemens, il y a douze journées de route, de dix heures chacune, en suivant les contours que fait le fleuve. De nombreuses tribus, dont quelques-unes semblent appartenir à cette famille guerrière des Gallas, qui erre au sein des vastes régions comprises entre l’Abyssinie méridionale et la côte de Zanguebar, sont répandues sur les deux rives du Nil. Chez les Lougoufi et les Modi, à quatre journées des Makedo, le fleuve se resserre au point qu’on le traverse sur un tronc d’arbre jeté d’une rive à l’autre. Les indigènes font mention de hautes montagnes situées à l’est du fleuve, et d’où coulent plusieurs torrens au-dessus du confluent desquels le Nil n’est plus qu’un mince filet d’eau descendant lui-même de montagnes très éloignées. Ils ont ajouté que du côté de l’ouest se trouvent de grands lacs d’où s’échappent des rivières inconnues ; mais ces données ne sont pas assez précises pour que la géographie puisse les adopter encore.

Ainsi les explorations de M. Brun, de dom Knoblecher et des missionnaires de Khartoum nous ont conduits presque sous l’équateur. À cette lointaine distance, le Nil n’est plus le majestueux cours d’eau de l’Égypte et de la Nubie, il ne se présente plus que resserré dans un lit étroit, encombré de roches et de bancs de sable ; mais il existe encore et continue à dérober à notre curiosité ses sources mystérieuses. Toutefois la question semble assez avancée aujourd’hui pour qu’on puisse espérer une solution définitive de l’expédition que vient d’organiser le vice-roi d’Égypte[9]. Quelques voyageurs et des géographes avaient pensé que ce n’était pas encore sous l’équateur, mais 10 ou 15 degrés plus au sud, sous les latitudes du Mozambique, vers ce lac Maravi ou Nyassi, longtemps problématique lui-même quant à sa position, qu’il fallait chercher l’origine du roi des fleuves. Cette hypothèse ne semble plus admissible depuis que les travaux de deux missionnaires anglais nous ont apporté des notions tout à fait neuves sur la topographie de l’Afrique centrale. Dans ce continent, les montagnes s’abaissent, les plaines s’exhaussent ; partout la géographie reconnaît et secoue ses vieux préjugés, et marche de surprise en surprise. Ce désert du Sahara, que l’on croyait déprimé, est un immense plateau bien plus élevé que le Soudan. Le Soudan, dans la partie orientale duquel on plaçait naguère encore les fantastiques montagnes de la Lune, dut être le lit d’une mer ou d’un lac immense dont le Tchad, le Tubori, le Fittri, toutes les lagunes temporaires, sans compter les immenses marécages du Nil, sont les derniers vestiges. Enfin sous l’équateur les voyageurs Krapf et Rebmann ont découvert d’immenses montagnes du pied desquels descendent, suivant toute vraisemblance, les ruisseaux qui forment le Nil à sa naissance. Telle est du moins l’opinion de l’un des voyageurs que nous venons de nommer, et dont les travaux doivent être retracés comme complément des explorations du Nil.


III. – L’AFRIQUE EQUATORIALE.

De l’Abyssinie méridionale à l’île et à la côte de Zanzibar s’étend, dans un espace de quinze degrés environ, une vaste région que coupe en deux l’équateur. Les Portugais, ses premiers explorateurs et longtemps ses maîtres, en ont relevé les contours, et sur les rivages qu’ils avaient conquis, ils élevèrent quelques comptoirs ; mais ils ne paraissent pas avoir poussé plus loin que la lisière maritime leur faible et tyrannique domination, et d’ailleurs, s’ils ont pénétré plus avant, si quelques-uns d’entre eux, guidés par l’ambition des conquêtes ou par la curiosité européenne, se sont avancés dans l’intérieur des terres, il n’en est pas résulté de profit pour la science, puisque les Portugais avaient adopté le système de ne publier aucune relation, afin, disaient-ils, de ne pas éveiller la convoitise des nations rivales. Plus tard, lorsque ces tristes dominateurs eurent été chassés par les Arabes, anciens maîtres de la contrée, de rares voyageurs visitèrent ce littoral sans ajouter beaucoup de renseignemens aux vagues notions que nous possédions déjà. Des noms peu précis de peuplades arabes ou nègres, des villes maritimes relativement importantes, Magadoxo, Brava, Jubo, Meline, Mombas, des cours d’eau qui, au-delà de leur embouchure, ne se dessinaient plus qu’en lignes indécises, voilà tout ce que nous connaissions de cette contrée. La grande carte d’Afrique de d’Anville, vieille aujourd’hui d’un peu plus de cent ans, constate d’une manière générale l’existence de peuplades musulmanes ; elle indique quelques tribus, dessine trois ou quatre embouchures, puis laisse un espace blanc ouvert à toutes les hypothèses. Dans ses cartes, qui datent de vingt ans environ, M. Lapie fait sur ce point un pas en arrière de d’Anville, puisqu’il ne donne aucune indication du lac Maravi ou Nyassi, autour duquel s’accomplissent en ce moment des découvertes considérables ; mais, par une heureuse conjecture, il dessine des montagnes là même où depuis on a reconnu des pics chargés de neige. Toutefois la portion de l’Afrique orientale qui est située sous l’équateur était, il n’y a que quelques années, vierge de toute exploration européenne. Pour y poser les premiers jalons d’une vaste reconnaissance et inaugurer les grandes découvertes qui s’y poursuivent, il ne fallait rien moins que cet esprit d’investigation et de recherches que les Anglais portent avec eux dans leurs missions lointaines.

Plusieurs stations religieuses, Rabai, Rabai Mpia, Kisuludini, sont établies sur la côte de Zanguebar, aux environs de Mombas et de Melinde, en vue de propager parmi les indigènes les notions du culte évangélique, Ce fut à Rabai Mpia que les révérends Krapf et Rebmann vinrent s’établir il y a une quinzaine d’années. Pendant longtemps, les missionnaires se livrèrent exclusivement à l’exercice de leurs fonctions religieuses ; mais vers 1848 leur curiosité se trouva stimulée par les notions qu’ils recueillirent sur les particularités géographiques du pays jusqu’alors inexploré de Tagga, qui s’étend dans la direction nord-ouest de Mombas. Dans les derniers jours d’avril 1849, le docteur Rebmann entreprit avec neuf hommes, Arabes et nègres, une expédition, dans cette direction pour éclaircir ses doutes sur l’existence de hautes montagnes encore inconnues. Il traversa d’abord un pays que l’on appelle Taïta, où il reconnut la chaîne des monts Boora, qui se dirigent du nord au sud. Il fallut à l’expédition trois jours pour franchir cette contrée pittoresque et pleine de magnificence. Le sol était couvert de bananiers et de cannes à sucre, l’air était pur, le paysage varié. Cette contrée élevée, où les chaleurs de l’équateur cessent d’être insupportables, parut à M. Rebmann l’une des plus délicieuses qu’il fût possible de rencontrer.

Arrivé en un lieu appelé Musagnombe, le voyageur se concilia par des présens la bienveillance de plusieurs chefs, et obtint d’eux des renseignemens sur la contrée au sein de laquelle il allait s’engager. Là encore il entendit parler d’une montagne excessivement haute et située dans le Tagga, à cinq journées à l’ouest du Taîta. Son guida refusa de l’accompagner à une si grande distance, et il se borna à lui montrer le mont Tare, à dix-huit lieues au sud, et le mont Ugono, à vingt lieues au sud-ouest. Au pied de cette dernière montagne s’étend un grand lac qui porte le nom d’Ibé. Malgré le mauvais vouloir du guide, la petite caravane continua à s’avancer vers le pays de Tagga, à travers une région montagneuse et boisée, couverte d’inextricables buissons et traversée par des rivières. La nuit, on entendait le cri des hyènes et des autres animaux féroces, et durant la marche, le jour, on voyait de grands troupeaux de zèbres, de girafes et de rhinocéros. Ce dernier animal est celui que les naturels redoutent le plus ; ils prennent la fuite à son aspect, et cherchent le plus souvent un refuge dans les branches d’un arbre, hors de la portée de sa vue. Loin d’être inoffensif comme l’éléphant ou l’hippopotame, dont on n’a rien à craindre si on ne les attaque pas, le rhinocéros se jette sur les hommes ou les animaux qu’il rencontre, les déchire, les foule aux pieds, et s’acharne sur sa proie jusqu’à ce qu’il soit certain qu’elle ait cessé de vivre.

Au nord-est de la route que suivait M. Rebmann se destinait le mont Angolia, au pied duquel s’étendent les contrées habitées par les Ouâkamba, à la limite du pays des Gallas et de celui des Taïtas. De ce lieu, le missionnaire aperçut les montagnes du Tagga se dressant en amphithéâtre et s’élevant par degrés à des hauteurs immenses. Le 11 mai 1849, quinze jours après le départ de l’expédition, il distingua au sommet de la plus haute montagne une sorte de nuage blanc : il demanda à son guide, l’explication de ce phénomène, et celui-ci, renouvelant le récit de fables accréditées dans toute cette partie de l’Afrique, lui répondit que c’était un sommet d’argent, mais qu’il était inaccessible à cause des mauvais esprits qui en défendent l’approche. Bien des gens, ajoutait cet homme avaient voulu le gravir pour s’emparer de ses richesses ; mais tous étaient morts ayant d’y parvenir.

Ce dôme d’argent étincelant au soleil, cet inaccessible trésor gardé par des génies, c’est une couche de neige qui, à quelques degrés de l’équateur, couvre éternellement le Kilimandjaro. Tel est le nom que les naturels donnent à la montagne que le missionnaire Rebmann venait de découvrir. Les guides du voyageur anglais lui racontèrent que, quelques années auparavant, un souverain de Madjanie, pays situé dans l’ouest du Tagga, résolut d’envoyer une sorte d’ambassade au Kilimandjaro pour examiner cet objet si étrange pour des Africains, qui couronne le sommet de la montagne ; tous périrent, hors un seul homme qui revint les pieds et les mains gelés. Le Kilimandjaro a la tête ordinairement enveloppée dans les nuages.

M. Rebmann s’avança au-delà de cette montagne, digne rivale des plus hauts sommets du Nouveau-Monde. Les monts du Taïta ont de quatre à six mille pieds d’élévation, leur pic culminant est appelé Verdiga. De ce point, les montagnes s’abaissent par degrés, en allant vers l’ouest, pour se relever ensuite brusquement et former la chaîne glacée du pays de Tagga. Au-delà du Kilimandjaro coulent les rivières Lapmi et Gôna, qui paraissent rejoindre le Loffith, ce grand cours d’eau qui se jette dans l’Océan à la côte de Zanguebar, et dont jusqu’ici on n’a guère connu que l’embouchure. Toutes les eaux qui arrosent les contrées visitées par M. Rebmann sont alimentées par les neiges de la montagne, et par conséquent très froides. La domination portugaise, circonscrite aujourd’hui à quelques peints du rivage, pénétra jadis jusque dans cette partie de l’Afrique, et le voyageur a retrouvé, non loin du Kilimandjaro, plus à l’ouest, les ruines d’un fort, des débris de canons, et une inscription en langue portugaise.

Les habitans du Tagga pourvoient par la chasse aux principaux besoins de leur existence, et laissent leurs femmes cultiver la terrée. Ils récoltent du riz, recueillent la sève du palmier pour en faire du vin, et quelques-uns d’entre eux exploitent les minerais de fer qui sont la grande richesse de leurs montagnes. De Mombas au Kilimandjaro, la distance est de soixante-quinze lieues en ligne droite.

Quelques semaines après cette première excursion, dont la durée fut d’un mois et demi environ, le docteur Krapf partit à son tour, en juillet 1849, pour l’Ousambara, vaste pays montagneux autour duquel le Lofflth parait circuler. Ce voyageur se dirigea sur Madjamé, qui est le point le plus occidental du Tagga ; il suivit de profondes vallées au fond desquelles coulent, même dans la saison sèche, des torrens perpétuels entretenus par la fonte des neiges, et après une marche de plusieurs journées il put vérifier la belle découverte de son compagnon. Le Kilimandjaro, selon les observations de ce nouvel explorateur, se partage en deux sommités, distantes de dix ou douze milles. Celle de l’est est la moins élevée, et se termine par plusieurs pics. Celle de l’ouest est considérable, et se termine par un dôme immense ; elle est constamment chargée de neiges.

Dans ce même voyage, M. Krapf, remontant vers le nord, a fait la découverte d’une seconde montagne qui, dit-il, est plus étendue et plus élevée encore que le Kilimandjaro. On rappelle Kenia ou Kignea, suivant une orthographe plus récente. Les rivières Dana et Sabaki, qui se jettent dans l’Océan-Indien, y prennent naissance, et c’est de là aussi que découlent peut-être bien les sources qui forment le Nil à sa partie supérieure. Les habitans de la contrée au sein de laquelle s’élève cette montagne ont affirmé à M. Krapf que dans l’ouest et à une distance assez rapprochée du Kenia, il existe un volcan allumé. Au nord, c’est-à-dire très près de l’équateur, se trouve un lac. Les difficultés de toute nature que M. Krapf rencontra dans cette expédition, qu’il accomplit au moment où les Gallas et les Ouâkuafi étaient en guerre, l’empêchèrent de s’engager plus avant dans l’intérieur du pays. Il s’efforça de recueillir quelques notions sur les régions où il ne pouvait pas pénétrer, et apprit que dans l’ouest existaient de grands lacs qui, pour la plupart, sont navigables. Dans plusieurs localités, il entendit aussi répéter un fait singulier, qui déjà lui avait été rapporté dans le Choa, et qu’il avait accueilli comme une fable : c’est l’existence de pygmées hauts d’un mètre à un mètre trente centimètres, et auxquels les indigènes donnent le nom de wabilikimo. Ils viennent quelquefois, lui dit-on, aux confins de l’Ousambara pour échanger du fer contre les verroteries. Les Niams-Niams ne sont pas, on le voit, les seuls êtres merveilleux dont il reste à vérifier l’existence.

Dans le désir d’étudier les faits géographiques qui avaient pu échapper à son premier examen, le docteur Krapf entreprit, au commencement de 1852, un second voyage au pays d’Ousambara. Il obtint de Kméri, roi de cette contrée, la permission d’y pénétrer, et celui-ci même l’envoya chercher par plusieurs de ses hauts fonctionnaires à Pangani, petite ville du rivage qui relève de son autorité, ainsi qu’une grande partie de la côte faisant face à l’île de Zanzibar. Le district de Pangani est arrosé par une rivière qui porte le même nom, et qui parait être celle dont l’embouchure est connue sous le nom de Houffou. Ce district produit une grande quantité de riz, et on y trouve l’ivoire en abondance ; ses villages, construits sur le bord de la rivière, sont exposés à être submergés dans la saison pluvieuse. À quelque distance vers le nord s’élève une montagne que les indigènes appellent Tongué ; tout le pays qui l’environne, renommé pour sa fertilité, était, il y a quelques années, peuplé d’un grand nombre de villages dont les habitans ont été expulsés par les tribus des Ouâsegua, qui font une guerre acharnée aux Ouâsambara[10], et qui ont souvent la supériorité, grâce aux armes à feu qu’ils tirent de Zanzibar.

En quittant le district de Pangani, le docteur Krapf traversa la province montagneuse de Bondeï, qui a pour chef-lieu le village de Handeï, situé sur l’une de ses plus hautes montagnes, et il parvint au grand village de Djoumbi, près duquel s’élève le Pambiré, qui est le point culminant de la chaîne de montagnes du Bondeï. Au-delà de cette région montagneuse, vers le nord, coulent de grandes rivières dont la plus importante est appelée dans le pays Mgambo ; ses bords sont pittoresques et couverts d’une belle forêt entrecoupée de hautes herbes et de marécages. Plus loin, sur le versant occidental de la haute montagne de Kambora, d’où la vue embrasse un magnifique panorama et s’étend jusqu’à la mer, le voyageur parvint aux limites du pays occupé par les Masaï, peuple redouté du roi d’Ousambara. Ces sauvages ne disposent cependant que de moyens d’agression tout primitifs ; leurs armes n’ont consisté pendant longtemps que dans l’arc et les flèches, et le plus grand progrès qu’ils aient accompli jusqu’ici a été d’y substituer la lance et le bouclier de peau de rhinocéros ou d’éléphant. Les Souàhhely, autre peuple de cette région, doivent à leur contact avec les Asiatiques et les Européens des armes plus redoutables. Ces Souàhhely sont des indigènes mélangés d’Arabes et depuis longtemps convertis à l’islamisme : Leurs tribus, répandues sur une grande partie de la côte de Zanguebar, dépendent du roi d’Ousambara. Cependant ils prennent le nom de Ouâoungkouana, qui signifie peuple libre, parce qu’ils jouissent d’un grand nombre de privilèges que n’ont pas les Ouâsambara. Ils doivent cet avantage autant à leur religion, qui, aux yeux des indigènes mêmes, les élève au-dessus des idolâtres, qu’à leurs relations commerciales avec l’Europe et l’Asie.

Les montagnes de l’Ousambara sont extrêmement élevées ; elles surpassent en hauteur celles du Bondeï et rendent difficiles les explorations des voyageurs. C’est au-delà de ces montagnes, sur un terrain plus uni et parsemé cependant de hauteurs arrondies et arides où les indigènes établissent leurs habitations, et dont l’uniformité est coupée çà et là par des plantations de bananiers, de tabac et de cannes à sucre, que s’élève Touga, capitale de l’Ousambara. M. Krapf et ses compagnons y furent installés et traités avec les plus grands égards, en attendant l’audience que le roi Kméri voulait bien leur accorder. Après quelques jours d’attente, cette entrevue eut lieu, et voici comment le voyageur la raconte dans son Journal envoyé en Angleterre et reproduit par le Church Missionary Intelligencer (d’avril 1854) : « Cette après-midi, 14 mars 1852, Kméri a enfin paru au bas de Touga. Une compagnie de soldats le précédait, chaque homme de la troupe déchargeait successivement son fusil, ce qui produisait un effet terrible dans les échos de la montagne. Je me suis placé sur le chemin. Quand le roi m’a aperçu, il s’est arrêté une ou deux minutes, pendant que je lui rendais mes devoirs ; puis il est allé à la cabane de Bana-Osman, le magicien en chef. Il portait sur son vêtement un bochoûté, c’est-à-dire un manteau de drap noir destiné à le protéger contre la pluie et le froid. Il était pieds nus, comme la plupart des africains de la côte orientale. Kméri prit place sur une sorte de divan à la mode du pays ; puis, sans prononcer un mot, il se mit à fumer sa pipe avec une gravité toute royale. Les Ouâsambara sont les plus grands fumeurs de l’Afrique orientale ; leur pipe, dont la tête est en terre cuite, est très proprement confectionnée par eux-mêmes ; ils y ajustent un tube de deux pieds de long, et elle ne les quitte jamais. Beaucoup d’habitans de Touga et d’autres gens du pays sont venus saluer le roi. Leur formule de salutation est : « Chïmba-va-Mouéné, le lion du possesseur, c’est-à-dire de Dieu, » ou, comme ces mots peuvent encore se traduire : « Le lion sois-tu ! » A quoi le roi réplique par une sorte de bourdonnement inarticulé, puis les visiteurs s’éloignent pour faire place à d’autres. Quand tout le monde fut parti et que Kméri n’eut plus autour de lui que quelques-uns de ses courtisans, parmi lesquels son magicien en chef Osman tenait le premier rang, je lui expliquai les raisons qui m’avaient empêché de revenir plus tôt en Ousambara, et le roi, satisfait de mes excuses, me permit de me retirer dans ma cabane. »

Les magiciens jouent un grand rôle dans cette cour africaine. Outre le magicien en chef, il en est plusieurs qui possèdent la confiance du roi et qui sont occupés sans cesse à étudier, d’après le cours des astres, les bons et les mauvais présages, et à conjurer ces derniers. Ces magiciens se montrèrent peu favorables aux Européens, et ils engagèrent Kméri à leur refuser un lieu de résidence dans le pays, alléguant que s’ils y mettaient une fois les pieds, ils ne tarderaient pas à s’en rendre maîtres.

L’autorité du roi d’Ousambara est la plus absolue qui se puisse voir. Ce souverain dispose de tous les biens de ses sujets, et il possède sur eux droit de vie et de mort ; il fait percevoir par ses officiers les impôts qu’il juge convenable d’établir, et il rend lui-même la justice. Le roi et son successeur désigné portent tour à tour les noms de Kméri et de Chébouké. Quand le roi est appelé Kméri, le successeur est nommé Chébouké, et réciproquement. L’héritier présomptif demeure dans la province de Doumbourri, qui est une des régions les plus élevées de l’Ousambara. Ce n’est pas nécessairement le fils aîné qui succède au roi, mais le premier enfant né après l’entrée du prince dans sa capitale. M. Krapt trouve de grands rapports entre ce gouvernement et celui du Choa (au sud de l’Abyssinie). « Le pays, dit-il, présente aussi par son aspect montagneux une grande ressemblance avec le Choa. Les Ouâsambara sont de taille médiocre, leur teint est d’un noir jaunâtre. Patiens et sobres, ils ne se refusent pas au travail, et leur nourriture consiste presque uniquement dans les bananes que leur sol produit en abondance. La plupart d’entre eux n’ont qu’une femme, parce qu’ils ne pourraient pas en nourrir plusieurs, car la polygamie ne leur est pas interdite ; le divorce aussi est très fréquent. »

Dans le voisinage des Ouâsambara et des Ouâsegua existe une peuplade appelée Ouâdoc, qui passe pour anthropophage. Autrefois, au dire des gens de l’Ousambara, les Ouâdoc dominèrent sur tout le pays qui s’étend jusqu’à la côte en face de Zanzibar. Les musulmans de la côte finirent par s’unir pour les accabler ; ils se sont alors rétirés vers les montagnes de l’ouest, où ils sont encore un sujet d’effroi pour leurs voisins. Tout en rapportant ce fait, qu’il a recueilli à Touga, M. Krapf rappelle qu’il n’a pu le vérifier, et qu’on ne doit l’accueillir qu’avec défiance jusqu’à ce qu’il ait été constaté par des voyageurs dignes de foi.

Le missionnaire a recueilli bien des noms de peuplades outre ceux que nous avons mentionnés. Tant qu’une carte détaillée et précise de son voyage ne déterminera pas la place respective que chacune d’elles occupe, il sera inutile de produire ces noms, qui jusqu’ici étaient pour la plupart inconnus.

Après avoir obtenu de Kméri, en dépit des magiciens, l’autorisation d’établir une mission dans l’Ousambara, le docteur Krapf reprit la route de Rabai-Mpia par les montagnes de Bondeï. Il traversa le village de Mombo, vit des cantons riches en bananes et en cannes à sucre, franchit le désert de Kérenghé, couvert de hautes herbes, la montagne de Handeï, et arriva au village de ce nom, puis à celui de Djoumbi, et enfin à Pangani, bâti au milieu de plantations de cocotiers, de riz et de maïs, et composé principalement de cabanes en pieux couvertes de feuilles de cocotier ; mais où un petit nombre de maisons en pierre s’aperçoivent cependant çà et là. Il s’embarqua pour Mombas, où il aborda le 14 avril 1852, et quelques jours après il se trouvait à Kisuludini, où la nouvelle maison des missions a été bâtie. L’année suivante, le délabrement de sa santé, causé par les fatigues qu’il avait endurées dans ses voyages, le força de revenir en Europe, d’où il est retourné depuis en Abyssinie. Quant à M. Rebmann, il est resté à la côte orientale d’Afrique. Dans le cours de 1855, plusieurs communications successives ont fait savoir à l’Europe que ce missionnaire et un nouveau collègue, M. Ehrardt, avaient eu connaissance de l’existence d’une nappe d’eau d’une étendue de 10 degrés en longueur et de 6 environ en largeur, à laquelle les indigènes donnent, entre autres noms, celui de Uniamesi, et qui serait une immense prolongation de ce lac Nyassi ou Maravi, dont l’existence a longtemps paru douteuse, et dont la position est toujours demeurée incertaine. Une carte détaillée d’une partie des rivages de cette mer a été envoyée en Europe par M. Ehrardt[11].

Tels sont dans leur ensemble les travaux et les découvertes qui se rattachent plus ou moins directement à la recherche des sources du Nil, et qui préparent la voie dans laquelle la nouvelle expédition de M. d’Escayrac entre aujourd’hui. Deux voyageurs étrangers, M. Burton, l’intrépide explorateur de Harar et le jeune et heureux continuateur de Barth, M. Vogel, doivent, dit-on, converger par des points de départ différens vers les pays dans lesquels cette expédition s’engage, et étudier, selon que le leur permettront les circonstances, les pics gigantesques jetés sous l’équateur, le bassin de la mer Uniamesi ou les affluens et les premiers ruisseaux qui forment le Nil à sa naissance. On a lieu de compter d’ailleurs sur le zèle intelligent que le chef de l’expédition portera dans ses recherches. Un ouvrage publié il y a trois ans par M. d’Escayrac de Laulure, le Désert et le Soudan, abonde en notions claires et précises sur les populations et la nature africaines. C’est avec une sorte de passion communicative pour les grandeurs de ces régions sauvages que M. d’Escayrac a parcouru une première fois l’Afrique, et cette passion l’animera sans doute encore dans sa nouvelle campagne. Les grands travaux géographiques qui vont se poursuivre dans l’Afrique orientale nous promettent donc d’importans résultats, et cela au moment même où le projet de percement de l’isthme de Suez appelle les regards des nations industrieuses et commerçantes de l’Europe sur les régions que cette partie de l’Afrique embrasse. Là cependant ne se bornent pas encore les explorations et les expéditions de toute sorte qui parcourent en tous sens et labourent pour ainsi dire au profit de la civilisation le sol rebelle de l’Afrique. Il faut ajouter à tous ces voyages cette admirable expédition dont deux membres sont tombés sans que le troisième, qui voyait la mort frapper ainsi ses deux compagnons, sentît faiblir un instant son courage. On sait que M. Barth a rapporté des documens du plus grand intérêt, que lui-même se prépare à publier. Quant à M. Livingston et à M. Andersson, ils ont traversé l’Afrique du sud à l’ouest après avoir exploré le N’gami et le bassin du Chobé, que l’on présume être le Haut-Zambèze.

La voilà donc envahie par les quatre points de l’horizon, cette Afrique si longtemps impénétrable. Elle nous fait retrouver, à nous hommes du XIXe siècle, quelques-unes des émotions que devaient ressentir nos pères, il y a trois cents ans, au récit des découvertes dont un monde jusqu’alors inconnu était devenu tout à coup le théâtre ; mais elle n’est pas un champ livré aux Pizarre, aux aventuriers sans frein et sans autre loi que leur cupidité et leur ambition. Des hommes éclairés, des missionnaires, parlent, les instrumens de la science ou l’Évangile à la main ; ils bravent des fatigues ou des dangers sans nombre. Quand la mort frappe dans leurs rangs, de nouveau-venus remplacent ceux qui tombent, et toute leur ambition, à ces généreux soldats de la science, c’est la satisfaction d’une noble curiosité, la conquête d’intelligences et d’âmes obscurcies par les ténèbres de la plus profonde barbarie ; c’est le désir d’ouvrir au commerce et à l’industrie des chemins nouveaux, c’est aussi l’espérance de faire participer un jour toute une race d’hommes longtemps maudits et misérables à ce bien-être, à cette amélioration sociale, à ce développement intellectuel que traduit et résume à lui seul le mot de civilisation.


ALFRED JACOBS.

  1. Bruce n’était pas le premier Européen qui eût visité les sources du Nil-Bleu. Un voyageur anglais a démontré que l’honneur de cette découverte appartient aux jésuites portugais Pierre Paëz et Jérôme Lobo. Dissertations de Ch. Beke dans le Bullet. de la Soc. de Géogr. de Paris, mars, avril, mai 1848.
  2. Voyage à Meroé, au fleuve Bleu et au Fazogl, 4 vol. in-8o, 1826. Ce voyageur accompagna le fils de Méhémet-Ali, Ismaël-Pacha, chargé par son père de soumettre ces régions. Ismaël périt à Chendi dans un soulèvement que son oppression avait excité. Il eut pour successeur son beau-frère, Defterdar, qui fut renommé, même en Afrique, pour ses extravagantes cruautés.
  3. Ce voyageur s’est fait connaître par divers travaux sur la géographie du Soudan, et il a pris une part notable a la discussion qui s’est engagée, il y a quelque temps au sujet des Niams-Niams ou hommes à queue dont il nie l’existence. M. Trémaux publie le résultat de ses observations personnelles sous le titre de Voyage au Soudan oriental.
  4. Dâr signifie pays.
  5. Parmi ceux-ci, nous mentionnerons M. Burton, lieutenant au service de la compagnie des Indes, qui, le premier entre les Européens, a pénétré dans la ville d’Hurur ou Harar, sur les limites des régions abyssines et gallas, après être parti de Zeyla, sur le golfe d’Aden. Ce voyage est tout récent. M. Burton en a donné un compte-rendu dans un de nos recueils géographiques.
  6. Voyage en Abyssinie exécuté pendant les années 1839, 1840, 1841, 1842, 1843, par une commission composée de MM. Lefebvre, Petit, Dillon et Vignaud, publié par Th. Lefebvre. 5 vol. in-8o.
  7. Voyez, sur M. Rochet et ses voyages, la Revue du 1er juillet 1841. M. Rochet est mort en 1854 consul de France Djeddah.
  8. M. Brun est reparti pour l’Afrique, muni des instructions du gouvernement sarde, dans l’intention de se vouer à ces nouvelles explorations sur les affluens occidentaux du Nil. Le voyageur, avant de quitter l’Europe, a publié le résultat de ses longues recherches dans un ouvrage intitulé le Nil et le Soudan.
  9. Cette expédition, dont les derniers préparatifs s’achèvent en ce moment, est placée sous le commandement de M. d’Escayrac de Lauture, voyageur aguerri par un séjour de huit années en Afrique, et qui a visité Madagascar, Zanzibar, le Maroc, puis pénétré, sous l’escorte de quelques Arabes, dans le désert et dans les contrées orientales du Soudan.
  10. Dans les langues de l’Afrique orientale, la syllabe préfixe ou désigne un pays, la syllabe ouâ un peuple. Ousambara désigne le pays, Ouâsambara les habitans.
  11. Le docteur Petermann l’a publiée dans les Mittheilungen, 1856, n° 1, et M. Malte-Brun en a donné une réduction dans les Nouvelles Annales des Voyages de juin 1856.