Les braves gens/01

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Les braves gens
Le Journal de la jeunesseI (p. 1-7).
LE JOURNAL DE LA JEUNESSE


Thorillon entendait l'exactitude à sa manière.

LES BRAVES GENS


CHAPITRE PREMIER

Le messager Thorillon répand une nouvelle importante.


M. Defert, comme tout le monde, avait ses amis et ses ennemis. Ses amis le trouvaient grave et posé, comme il convient à un riche fabricant ; ses ennemis lui reprochaient d’être roide et gourmé. Eh bien, ce jour-là, il n’était ni roide ni gourmé ; on ne peut même pas dire qu’il fût ni posé ni grave. Ce fut en sautillant qu’il entra dans son cabinet de travail. Il fredonnait je ne sais quelle cavatine, quand il s’approcha machinalement de la cheminée. Ayant par hasard rencontré des yeux son visage qui se reflétait dans la glace, il s’adressa à lui-même un petit signe de tête plein de bienveillance et un sourire de satisfaction.

Est-ce là, je vous le demande, la conduite d’un homme sérieux ? Il savait même si peu ce qu’il faisait, qu’il présenta la semelle de ses bottes au foyer qui était sans feu, puisqu’on était au cœur de la belle saison. Quand il s’aperçut de sa distraction, il se mit à rire ; puis quand il eut ri, il devint presque sérieux, rajusta les pointes de son faux-col et lissa ses favoris.

Alors, il s’assit à son bureau, et renversé sur le dossier de son fauteuil, il médita quelques minutes, les yeux au plafond. Tout à coup, parmi les plumes qui se trouvaient à portée de sa main, il prit, sans y regarder, la première venue (ce qui n’est pas digne d’un homme méthodique), et attirant à lui tout un cahier de papier à lettres, il se mit à écrire.

Sur la première feuille, il écrivit une phrase, une seule. Cette phrase, il la répéta sur une seconde feuille, puis sur une troisième, et enfin sur une douzaine au moins. On aurait dit un écolier paresseux, condamné par un professeur sévère à copier indéfiniment une leçon qu’il n’a pas sue. La comparaison cependant aurait péché par un point : car plus l’écolier avance dans sa tâche, plus il devient grognon, et plus M. Defert répétait sa phrase, plus son sourire de satisfaction s’épanouissait entre ses épais favoris.

Après sa première demi-douzaine de phrases, il parut pris d’une inquiétude subite, et s’élança hors de son cabinet, comme s’il n’eût pas vu sa famille depuis quinze jours, et qu’il eût été pressé d’en avoir des nouvelles. Les nouvelles qu’il était allé chercher étaient bonnes sans doute, car, quand il revint, il était tout rouge à force d’avoir ri ; et il se remit à sa besogne avec un entrain de fort bon augure.

Lorsqu’il jugea qu’il avait assez recopié la phrase qui le mettait en joie, il plia chacune des feuilles et les mit sous enveloppe. La dernière n’était pas complètement sèche, elle se barbouilla un peu. M. Defert, au lieu de s’en inquiéter, fit entendre un petit sifflement joyeux, et se consola philosophiquement de ce petit malheur en se disant : « Ma foi ! celle-là sera pour l’oncle Jean. » Et, comme un homme heureux trouve en toutes choses prétexte à se réjouir, il se frotta les mains à l’idée que celle-là serait pour l’oncle Jean, et que l’oncle Jean ne s’en fâcherait pas.

Il prit ensuite dans un tiroir une petite liste et se mit à écrire vivement les adresses sur tous les billets. Quand il eut fini, il poussa un soupir de satisfaction et sonna.

Par la porte opposée à celle qui lui avait récemment livré passage, apparut un homme d’une cinquantaine d’années, très-digne et très-sérieux. Il avait un grand faux-col, comme M. Defert ; de gros favoris, dont l’arrangement symétrique rappelait ceux de M. Defert ; une grosse chaîne de montre comme M. Defert ; et comme lui encore, des bottes bien cirées qui craquaient à mesure qu’il s’avançait d’un pas mesuré. Moins la ressemblance des traits, cet homme rappelait tout à fait son patron, ce jour-là cependant il avait conservé toute sa gravité commerciale et industrielle, que l’autre avait complètement mise de côté. C’était le premier commis de la maison. L’admiration respectueuse qu’il professait pour son patron, l’habitude de vivre à côté de lui, l’avaient transformé en une sorte d’exemplaire de M. Defert.

— Ah ! c’est vous, Jolain, dit le patron d’un ton de bonne humeur ; quel gaillard, hein ! que ce petit garçon !

— Pour un gaillard, c’est un gaillard, » dit M. Jolain d’un ton circonspect.

L’opinion que venait d’émettre le commis solennel était en elle-même d’une nature si peu compromettante qu’on aurait pu s’étonner de sa circonspection. Mais cette qualité, éminemment industrielle et commerciale, formait le fond même de la nature du commis ; il était circonspect partout et toujours ; d’ailleurs, le brave homme était Normand.

— Et quels poumons !

— De solides poumons ! j’oserai même dire qu’il crie comme un homme !

— Oui vraiment il crie comme un homme ! » répéta M. Defert avec une joyeuse emphase.

Il y eut un silence pendant lequel M. Defert semblait se répéter intérieurement et pour son plaisir personnel la dernière phrase du commis.

M. Jolain, aussi poli qu’il était circonspect, crut qu’il était de son devoir de rompre un silence embarrassant, et après mûre réflexion, risqua la phrase suivante :

— Il crie si fort qu’on l’entend de nos bureaux, et… »

Jugeant qu’il était inutile, peut-être compromettant d’en dire plus long, il coupa là sa phrase, et toussa derrière sa main. Puis l’esprit professionnel reprenant le dessus, il demanda à M. Defert pourquoi il l’avait sonné.

— Ah ! dit l’autre, ce n’est pas à vous que j’ai affaire ; et je suis fâché que vous vous soyez dérangé. Ayez l’obligeance de m’envoyer Thorillon. »

M. Jolain salua et disparut en faisant craquer ses bottes ; deux minutes après, la porte fut ouverte par un jeune garçon de quatorze ans, l’air doux et un peu effaré. Il avait des cheveux roux, coupés ras, des taches de rousseur larges comme des lentilles sur les joues et jusque sur les paupières. Son costume était des plus modestes.

— Me voilà, monsieur Defert ! dit-il en portant sa main à son front, comme pour ôter respectueusement une casquette imaginaire.

— Tu vois ce paquet de lettres ?

— Oui, monsieur Defert !

— Il faut les remettre toutes à leur adresse bien exactement.

— Oui, monsieur Defert !

— Tu m’as bien compris ?

— Oh ! monsieur Defert ! » dit le garçon roux d’un ton de doux reproche.

Le fait est que Thorillon était unique et n’avait pas son pareil pour faire les commissions. C’était, à vrai dire, un pauvre mérite, mais enfin c’en était un ; il y a tant de gens qui n’en ont pas du tout ! Comme il passait pour légèrement idiot, et ne pouvait trouver d’autre emploi de ses facultés restreintes, M. Defert, qui était un brave homme, l’employait à des travaux de copie, à cause de sa belle écriture, et surtout aux courses en ville, à cause de ses longues jambes et de son exactitude.

Thorillon alla décrocher sa casquette, se sangla d’une ceinture de cuir, dont il était très-fier, parce qu’elle lui donnait un faux air de messager officiel, et partit comme un trait à travers les rues de Châtillon-sur-Louette.

Ce n’est pas une grande ville que Châtillon-sur-Louette ; ce n’est même qu’une toute petite sous-préfecture. On ne se figure pas, malgré cela, tout ce qu’il faut de temps, même à un bon coureur comme Thorillon, pour y distribuer une douzaine de lettres. D’abord, les rues étroites y décrivent toutes les variétés de courbes imaginables, et se replient sur elles-mêmes autant de fois que le Méandre, de sinueuse mémoire. Puis, comme la ville est bâtie sur le flanc d’une colline, ce ne sont de tous côtés que montées et descentes, sans compter les escaliers ou escalades qui conduisent d’un quartier à un autre. Cela seul suffirait à expliquer pourquoi Thorillon fut si longtemps absent de la maison. Il y a d’autres raisons encore.

Thorillon entendait l’exactitude à sa manière. Si, par exemple, M. Defert lui eût expressément recommandé de ne pas perdre une minute, il n’aurait pas perdu une minute ; mais M. Defert lui avait dit simplement de porter les lettres, il les portait, mais en se donnant quelque liberté et en s’accordant quelques distractions.

Quand le savetier du coin vit que Thorillon avait sa ceinture de cuir, il en conclut que ce jeune homme partait en mission : et comme il se faisait un devoir de se mêler autant que possible de tout ce qui ne le regardait pas, il le siffla familièrement, et lui demanda ce qu’il y avait de neuf.

— Il y a de neuf que nous avons de ce matin un garçon superbe ; je ne l’ai pas vu, mais monsieur dit que c’est un vrai gaillard. Maintenant, il faut que je vous quitte, car je suis pressé. »

Et l’on vit sa figure souriante, effarée, et sa ceinture de cuir dans les régions supérieures de la ville, d’où l’on aperçoit la vallée de la Louette toute parsemée de saules et de peupliers, la prairie qui d’en haut semble une immense pelouse, et les coteaux plantés de bois et de vignes ; on les vit dans les régions inférieures où les rues s’engouffrent brusquement sous des voûtes et sous des porches humides ; on les vit sur le pont ; on les vit au faubourg ; on les revit enfin rue du Heaume, dans les bureaux de la maison Defert et Cie.

Là, Thorillon, de courrier redevenu scribe, se mit à copier je ne sais quelles paperasses auxquelles il ne comprenait pas un mot. Tout en grossoyant, il repassait avec délices dans sa tête les amusements de la journée : la course d’abord, les chiens qu’il avait exaspérés jusqu’à la fureur derrière les portes cochères, les chats dont il avait troublé la sieste, les étages qu’il avait descendus à cheval sur la rampe, et les gamins qu’il avait colletés. Calme et inoffensif dans la vie privée, Thorillon devenait susceptible et batailleur quand il avait sa ceinture de cuir et son caractère officiel ; il s’irritait de la moindre raillerie, qui lui semblait alors s’adresser à la maison Defert et Cie en personne.

Lorsqu’il songeait aux lettres qu’il venait de porter, c’était pour se dire combien les gens qui les avaient reçues devaient être honorés d’une pareille faveur. Ils les garderaient sans doute dans leurs archives de famille.

Sa pauvre cervelle eût été bien bouleversée s’il avait pu connaître l’effet de la nouvelle qu’il avait semée sur son chemin comme une traînée de poudre.

Les bonnes gens comme il y en a encore pas mal, quoi qu’on dise, se réjouissaient, à cette heure, de la joie que devaient éprouver M. et Mme Defert ; ils avaient si longtemps désiré un fils ! Les égoïstes ne s’en souciaient pas plus que si la maison Defert et Cie eût fait l’emplette d’un petit chat ou d’un écureuil. Les gens d’affaires disaient en hochant la tête : « Voilà la dot des demoiselles Defert diminuée d’un tiers. » Les niais et les superstitieux, considérant que cet enfant était né un vendredi, 13, lui prédisaient une fin sinistre. Le suisse, le bedeau et le sonneur de la paroisse Saint-Lubin spéculaient d’avance sur la joie de M. Defert et sur sa générosité bien connue. Le principal du collège, homme prévoyant, fit entrer le nouveau-né dans ses combinaisons d’avenir, et envoya, sans tarder, sa carte avec un mot de félicitation. Quant aux mères qui avaient des filles à marier, elles se désintéressèrent dans la question, en considérant l’âge du jeune cavalier qui venait de faire ses débuts dans le monde. Les braves gens qui avaient perdu quelque enfant, pleurèrent silencieusement à cette nouvelle qui renouvelait leur chagrin avec leurs souvenirs, et souhaitèrent du fond de leur cœur que les Defert fussent plus heureux qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes.

Mme  Defert, penchée sur le berceau, trouvait son fils le plus bel enfant du monde. Le père, tout pensif, lui donnait à tenir un de ses doigts dans une de ses petites menottes maladroites, et affirmait que l’enfant le serrait à lui faire mal. « Car, disait-il, ce jeune monsieur est fort comme un Turc, et je le vois déjà à la tête de la fabrique ! »

L’objet de tant de pensées et de sentiments divers, comme s’il eût eu quelque connaissance, en sa jeune cervelle, du bien et du mal que l’on disait de lui, et des destinées contradictoires qu’on lui prédisait, tantôt faisait une grimace qui ressemblait à un sourire, tantôt un sourire qui ressemblait à une grimace ; tantôt rouge, et les poings fermés, comme un boxeur irascible, il semblait lutter contre un ennemi invisible ; tantôt calme, les mains ouvertes, il paraissait tendre les bras à un ami. Puis, comme s’il eût résolu tout à coup de ne point se fatiguer la tête de tant de soins inutiles, et de remettre à demain, comme cet ancien, les affaires sérieuses, il se gorgeait de lait, comme un petit chat gourmand, et faisait un bon somme, afin d’avoir toute sa force pour engager la bataille de la vie.


CHAPITRE II


Un cabaretier grognon, un huissier réjoui et un créancier précoce.


En général, les huissiers, si vertueux qu’ils soient, ne sautent pas à bas de leur lit à quatre heures du matin uniquement pour voir lever l’aurore. Aussi n’était-ce pas pour jouir de la vue de ce phénomène que maître Loret avait quitté sa couche avant l’aube.

Comme la chambre du digne homme donnait sur une cour aussi étroite qu’on peut le souhaiter, et que cette cour était encaissée entre de hauts bâtiments enfumés, il se fit la barbe presque à tâtons et se taillada quelque peu la joue droite, une bonne joue bien dodue ; et la joue gauche était dodue aussi ; et M. Loret était dodu et trapu, mais leste et dispos. En un instant il eut boutonné sur sa poitrine carrée un paletot à longs poils, qui avait vu de meilleurs jours, et qui commençait à devenir chauve à l’endroit des coudes. L’homme dodu prit dans un coin un gourdin trapu et noueux, et se dit : « J’ai idée que c’est tout. » Il réfléchit une bonne minute, et partit ensuite d’un bon pas, laissant derrière lui femme et enfants endormis. Endormis ou non, tous les membres de la famille Loret semblaient s’être donné le mot pour être dodus et réjouis.

Quand l’huissier fut parvenu à la route qui conduit de Châtillon à la Mésangette, il hésita un instant. « Par ici, c’est plus court d’un tiers, se dit-il à lui-même, mais c’est la grande route et il y a beaucoup de poussière ; par là, c’est plus joli, et j’ai idée que je vais prendre par là. » Et il prit par là. C’était un joli sentier qui s’engageait dans les prés à partir du poteau de l’octroi, et suivait les détours capricieux de la Louette. Une buée transparente s’élevait lentement de la petite rivière, et se dissipait peu à peu après avoir tournoyé quelques instants. Les feuilles grêles des vieux saules frissonnaient toutes à la fois au vent frais du matin, et l’on entendait les longs murmures des grands peupliers, imitant le bruit d’une chute d’eau dans le lointain. Çà et là de gros bouquets d’aulnes s’arrondissaient et faisaient des taches sombres dans la perspective fuyante. Les coteaux lointains, qui couraient parallèlement à la vallée et à la rivière, se détachaient en violet clair sur un ciel d’une immense profondeur, rayé de rose, de vert et d’or.

Si maître Loret eût été un peintre, il n’eût pu se tenir de saisir sa palette et ses pinceaux ; s’il eût été un poète, il eût invoqué la Muse en présence d’un pareil spectacle : mais ce n’était qu’un simple huissier ; il se contenta de jouir avec délices de cette belle matinée d’été, songeant qu’il était plus agréable de se promener à travers les prés étincelants de rosée que d’être enfermé dans une toute petite étude enfumée à minuter des exploits. Il ne regrettait qu’une seule chose : c’était de n’avoir pas tout son petit monde avec lui. Pour se consoler sans doute, il tira d’une de ses poches une grosse pipe de terre, bien noircie, et se dit joyeusement : « J’ai idée que je vais en allumer une, » (sous-entendez une pipe) ; et il en alluma une.

C’était plaisir de voir comme il aspirait la fumée avec délices, et comme il s’amusait à suivre de l’œil les grosses bouffées qui s’élevaient lentement, et mollement flottaient avant de s’évaporer.

Pour varier ses plaisirs, il faisait le moulinet avec son gros gourdin, et ne s’interrompait de temps à autre que pour pousser une botte vigoureuse à quelque vieux saule. Le vieux saule sonnait creux et frissonnait du coup jusqu’à la pointe de ses dernières feuilles. Dans quelques anses tranquilles, la surface de la rivière disparaissait sous un véritable tapis de lentilles d’eau et de vastes feuilles de nénuphars, dont on voyait pointer les belles fleurs d’un blanc mat et pur. En d’autres endroits où le courant était plus resserré et plus rapide, on voyait dans l’eau, claire comme un cristal en fusion, ondoyer et se tordre de longues chevelures d’herbes aquatiques, tandis que le soleil dessinait de mobiles réseaux dorés sur le sable blond.

L’huissier fut saisi de ce grand calme de la nature, il en jouissait profondément, sans se donner la peine d’analyser et de gâter sa jouissance ; il se sentait aussi heureux et aussi gai que les petits poissons qui, pour s’amuser, remontaient le courant par flottilles. En ce moment, il ne songeait pas plus qu’eux qu’il pût y avoir au monde des tribunaux rendant des jugements, des débiteurs récalcitrants, et des huissiers chargés de les mettre à la raison.

Il fut ramené au sentiment de la réalité par le bavardage et les coups de battoir de quelques commères qui lavaient leur linge à un coude de la rivière, et que dérobait à sa vue une forêt de grands roseaux à feuilles flottantes et à longs panaches gris. Quand il passa près d’elles, elles affectèrent de pencher la tête sur leur tâche, pour n’avoir ni à le saluer, ni à lui refuser le salut. C’était un huissier, et les paysans se figurent volontiers que quand l’huissier les poursuit, c’est pour son propre compte et pour son propre plaisir. Les battoirs frappaient le linge avec un redoublement d’activité ; on ne recommença à babiller que quand l’huissier fut passé.

Cela lui fit bien quelque chose ; mais il ne s’appesantit pas sur cette petite circonstance. Ce n’était après tout qu’un des inconvénients de sa profession, et quelle profession n’a pas les siens ? Sur cette réflexion philosophique, il alluma une seconde pipe, et reprit de plus belle ses moulinets et ses exercices d’escrime.

Quand il traversa le hameau de Châtillonnet, quelques gamins s’enfuirent en le voyant. Au delà de Châtillonnet, la prairie, plus exposée aux inondations de la Louette, et aussi plus fertile, produisait une herbe plus drue et plus haute, toute constellée de grandes marguerites. L’huissier ne put résister au plaisir d’en cueillir un gros bouquet pour amuser ses enfants.

Arrivé près du bourg de Labridun, il remit sa grosse pipe dans sa poche, ôta son petit chapeau rond, et s’essuya le front. Il s’arrêta deux ou trois minutes, comme un acteur qui repasse une dernière fois son rôle avant d’entrer en scène ; puis il se dirigea vers une des premières maisons du bourg, qui était un cabaret. L’enseigne qui se balançait sur une tringle de fer rouillée, annonçait à tous les passants qu’ici Carville donnait à boire et à manger, et promettait aux plus difficiles les liqueurs les plus exquises.

Carville en personne, coiffé d’un bonnet de peintre en bâtiments, la figure ornée d’une barbe de huit jours, assis au comptoir, fumait sa pipe d’un air farouche. Sa femme balayait le pas de la porte. En voyant apparaître maître Loret, elle rentra précipitamment et dit à son mari : « Le voilà ! » L’homme jeta sa pipe sur le comptoir avec un geste de mauvaise humeur ; mais il ne se leva pas.

« Bonjour à tout le monde, » dit maître Loret en ôtant poliment son chapeau. Et sans vouloir remarquer qu’on le recevait plus que froidement, il marcha droit au comptoir, et dit au cabaretier :

« J’ai là dans ma poche un jugement contre vous, vous savez ! »

L’homme grogna et dit que ce n’était pas difficile à deviner, rien qu’à le voir.

« Bon ! Eh bien, qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Ce que je compte faire ? reprit l’autre en mettant les deux coudes sur le comptoir, et en regardant l’officier ministériel d’un air peu bienveillant. C’est bien facile de me demander ce que je compte faire. Eh bien ! vous qui en parlez si à votre aise, qu’est-ce que vous feriez à ma place ?

— J’offrirais une chaise à l’ami Loret qui est fatigué de sa course ; car voilà déjà que le soleil commence à être chaud. » L’homme grommela quelque chose où l’huissier comprit que s’il avait besoin d’une chaise, il n’avait qu’à se servir lui-même. Comme il était bien décidé à ne pas se montrer difficile, il se contenta de ce consentement bourru, s’assit à califourchon sur la chaise, et dit en plongeant avec délices tout le bas de son visage dans son gros bouquet de marguerites :

— À présent, causons affaires !

— Causer affaires ! quand vous venez m’égorger avec votre air bonhomme. Dites ce que vous avez à dire, et que ce ne soit pas long, sinon…

— D’abord, le jugement n’est pas exécutoire aujourd’hui.

— Alors, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Écoutez-moi, Carville.

— Vous écouter ! dit l’autre en se levant. Voilà la porte ! et il étendit le bras vers la porte. Vous viendrez quand ce sera votre droit. Jusque-là… voilà la porte. M’entendez-vous ? ou faut-il que je prenne un manche à balai pour vous faire déguerpir.

L’huissier resta tranquillement assis, le nez dans son bouquet, et ne parut nullement ému des menaces du cabaretier. « Vous m’écouterez, reprit-il d’un ton ferme. Et d’abord, quand vous me battriez, votre affaire n’en irait pas mieux, entendez bien cela. Et puis, papa est solide, » ajouta-t-il, avec un bon gros rire, en frappant d’un coup de poing sa large poitrine.

L’homme se rassit, mais il affecta de regarder par la fenêtre ; la femme, plus avisée, dit à l’huissier de parler toujours, et que l’on verrait après ce qu’on aurait à faire.

— N’avez-vous donc personne qui puisse vous aider ?

— Personne, répondit la femme.

— Vous êtes-vous adressés à votre voisin ?

Le voisin était un fermier renommé pour sa dureté et pour son avarice.

— Lui ! cria la femme avec le ton du plus souverain mépris… Lui demander de l’argent à lui ! autant vaudrait en demander à une pierre. Ah bien ! Dieu merci, si c’est là votre conseil…

— N’en parlons plus, répondit flegmatiquement l’huissier. J’ai d’ailleurs un meilleur conseil à vous donner. Écoutez-moi bien : M. Defert, le fabricant, a un fils depuis hier.

L’homme desserra les lèvres pour dire que cela lui était bien égal, et retomba aussitôt dans son silence boudeur.

— Figurez-vous, dit l’huissier, qui semblait s’amuser de la mauvaise humeur du cabaretier, figurez-vous que je passais hier devant la porte de la mairie. Voilà qu’on m’appelle : Monsieur Loret, monsieur Loret, un mot, s’il vous plaît ! Devinez qui m’appelait ?

— Phui ! siffla Carville en plongeant ses deux poings fermés au plus profond de ses poches. Il se mit à contempler avec attention les poutres du plafond, et en réponse à la question de l’huissier, fit cette remarque pleine d’à-propos : « Il y a beaucoup de mouches cette année !

— Vous trouvez ! dit l’huissier avec bonhomie ; après cela, c’est bien possible. Eh bien ! reprit-il, comme si personne ne l’avait interrompu, celui qui m’appelait, c’était M. Defert en personne. Oui, c’était bien lui ! « Voulez-vous me rendre un service, qu’il me dit. — Deux, si vous voulez, monsieur Defert. » Il se met à rire, et moi aussi, et le capitaine Salmon aussi ; car il faut vous dire que le capitaine Salmon en était. « Eh bien, monsieur Loret, entrez avec nous, et venez signer comme témoin au registre de l’état civil ; c’est un garçon, vous savez. — Bravo ! lui dis-je, et nous entrons.

Carville bâilla avec affectation. La ménagère qui regardait l’huissier avec curiosité, et qui prévoyait quelque chose, pria, en termes peu courtois, son seigneur et maître de ne pas interrompre.

— Comment vont les affaires ? me dit-il quand c’est signé et paraphé. — Peuh ! tout doucement. Voilà tout d’un coup une idée qui me pousse dans la tête. Alors je lui dis : Tenez, monsieur Defert, j’ai en ce moment… bref, je lui conte toute votre affaire. « Bon ! bon ! bon ! qu’il disait. Oh ! la bonne farce !

— Ça, c’est trop fort, grogna Carville.

— Mais, tête de bois, lui dit sa femme avec impatience, tâche donc seulement de te taire. Monsieur Loret, faites excuse.

— Oh ! la bonne farce, qu’il me dit. Ce sont de braves gens ? Bon ! leur créancier est trop dur ? Bon ! Eh bien ! je vais leur en donner un qui sera plus patient. Arrangez cela, monsieur Loret. Ce sera mon petit Jean, oui, monsieur, qui sera leur créancier ; rachetez pour lui cette créance. Et si ce créancier-là les tourmente de longtemps, j’en serai bien surpris. Et moi aussi, dit le capitaine. Et moi donc ! que je leur dis.

— Alors c’est une affaire arrangée, mettez cela au nom de M. Jean Defert, de la maison Defert et Cie.

— Je ne veux pas qu’on m’interrompe ! dit Loret en voyant que Carville ouvrait la bouche. C’est d’hier matin cela. Hier, je grillais de venir ici, je n’ai pas pu. Alors je me suis dit qu’en me levant quelques heures plus tôt aujourd’hui, et en retardant l’heure de mon déjeuner, j’aurais le temps de venir vous conter cela.

Carville tout honteux de ce qu’il avait dit dans son emportement, ne savait plus quelle figure faire. À la fin, sa physionomie s’éclaircit, et prenant son parti en brave, il sortit de son retranchement et tendit la main à l’huissier.

— Monsieur Loret, dit-il, je ne suis qu’une tête de bois, c’est ma femme qui l’a dit. Vous êtes un brave homme ! un digne homme !

— Vous, la mère, reprit tranquillement M. Loret, vous irez, dès aujourd’hui, remercier M. Defert ; ça sera convenable. Allons, il est temps que je parte. Oui ! oui ! c’est bon, ajouta-t-il en réponse aux remerciements de la femme et du mari. Faites ce que je vous dis, et envoyez votre gamin à l’école. Je l’ai vu en venant, qui polissonnait dans les prés. Et il reprit sa route en sifflant, très-content do sa petite expédition, mais trouvant tout cela si naturel, qu'il ne songea pas un seul instant à s'en faire un mérite.

A suivre

J. Girardin