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Les cinq sous de Lavarède/ch17

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XVII

COMPLICATIONS ET CHINOISERIES

Le 11 septembre, vers dix heures du matin, M. Saxby, directeur de l’office de Takéou, représentait pour la Chine du « Box-Pacific », était dans son cabinet, une vaste salle où des fenêtres largement ouvertes laissaient entrer du soleil, des parfums de fleurs et des chants d’oiseaux. Il dépouillait son courrier, assisté par un jeune employé qui trahissait son respect pour son chef hiérarchique par une gaucherie réjouissante. M. Saxby lui tendit une lettre.

— Tenez, Howdin, notez ceci : la famille Pali-Ma, du village de Tien-Bé, viendra ce matin même réclamer le corps de la défunte Li-Moua, décédée à San Francisco et rapatriée par le Heavenway. Consultez le livre de bord et faites apporter le cercueil ici, afin que la reconnaissance puisse être opérée lestement. Sans cela, nous risquons de déjeuner trop tard.

Et, tandis que l’employé se précipitait au dehors en se cognant à la porte, le directeur ajouta en aparté :

— C’est incroyable, un pareil empressement. Le navire est à peine entré dans le port que ces gens réclament leurs colis. Le public devient de plus en plus exigeant. On n’a pas le temps de souffler.

Puis, après un silence :

— J’ai envie, conclut-il, de promulguer une circulaire. On ne prendra livraison que vingt-quatre heures après l’arrivée des transpacifiques.

À ce moment, on gratta à la porte et un petit groom, correctement vêtu de drap brun, parut sur le seuil.

— Qu’y a-t-il, Bridge ? demanda M. Saxby.

— Un homme sollicite une audience de monsieur le Directeur.

— Quelle espèce d’homme ?

— Un passager amené par le Heavenway. Il prétend avoir une communication importante à faire.

— Bon ! une réclamation encore !… Enfin, c’est un client de la Compagnie, je dois le recevoir… Faites entrer.

Le groom disparut, puis annonça :

— Monsieur Bouvreuil.

L’usurier entra, souriant, salua M. Saxby, ennuyé, qui répondit par un signe de tête.

— Monsieur, commença-t-il, je suis Français, propriétaire, deux fois millionnaire, président de…

Le directeur se leva, comme mû par un ressort, et, d’un air engageant :

— Prenez donc la peine de vous asseoir.

Quand Bouvreuil se fut installé :

— En quoi aurai-je l’agrément de vous être utile ?

— En rien, monsieur… C’est moi, au contraire, qui viens vous rendre un service.

— Vous, monsieur ?

M. Saxby était étonné, cela se voyait.

— Ma foi oui, reprit le père de Pénélope d’un ton paterne. Comme tous ceux qui connaissent l’aléa des grandes entreprises, j’ai horreur de la fraude. Or, votre compagnie est victime d’un fraudeur.

— Vous m’étonnez, notre surveillance est inattaquable. Je l’écrivais encore dans mon plus récent rapport à l’administration centrale.

— Je ne vous dis pas le contraire ; cependant, un de mes compatriotes s’est introduit dans le hall réservé aux rapatriés et il a traversé le Pacifique sans solder son passage.

— Comment cela a-t-il pu se faire ? grommela le directeur ébahi.

— Je l’ignore, mais je puis vous affirmer que cela s’est fait. L’homme doit être encore à bord, je ne l’ai pas vu descendre et j’ai bien surveillé, je vous en réponds… Vous le prenez, vous exigez le remboursement de la somme dont il vous a frustré et voilà tout.

L’employé Howdin rentra :

— Monsieur, la famille Pali-Ma est là. On vous attend pour l’ouverture du cercueil et la signature de la feuille de livraison.

— J’y vais… vous permettez, monsieur, une minute et je reviens.

— Oh ! déclara Bouvreuil, je m’en vais, ma mission est terminée.

Et se frottant les paumes, il termina à voix basse :

— Comme le voyage de mon cher gendre… terminé aussi celui-là.

Les deux hommes passèrent dans la pièce voisine, où plusieurs personnes entouraient une bière posée à terre. Tous Chinois, les nouveaux venus portaient des vêtements de soie, sur lesquels étaient fixées de larges bandes transversales roses et blanches, en signe de grand deuil. Une vieille femme pleurait. Deux « désolées » poussaient des hurlements aigus lugubrement rythmés. La famille devait être à l’aise car ces « employées » ne ménageaient pas les oreilles des assistants.

La vieille vint à M. Saxby.

— C’est moi, Pali-Ma, la mère de Li-Moua, morte à vingt-deux ans. Voici le certificat du mandarin de mon village.

— Bien, fit le directeur, allez !

Les agents de la Compagnie qui avaient apporté la bière numéro 48 se préparèrent à dévisser le couvercle. Mais ils l’avaient à peine touché, qu’ils se rejetèrent en arrière avec un cri d’épouvante. Un homme s’était brusquement dressé.

— Lavarède ! s’écria Bouvreuil tandis que les Chinois reculaient éperdus.

Et s’adressant au directeur :

— Voilà votre fraudeur !

M. Saxby tira prestement son revolver, qu’en bon-Américain il portait toujours dans la poche ad hoc, et ajustant Armand surpris de se trouver en si nombreuse société :

— Vous êtes pris ! au moindre mouvement je fais feu.

— Inutile, répondit le journaliste, je comprends que l’immobilité est nécessaire.

Sur un signe de leur directeur, les agents de la Compagnie s’étaient approchés et avaient empoigné le voyageur. M. Saxby examinait Armand. Sa bonne mine prévenait en sa faveur, aussi fût-ce d’un ton presque amical qu’il reprit :

— Monsieur, I guess, je devine que tout ceci n’est qu’une plaisanterie, une gageure ; je ne ferai donc point d’éclat, vous priant seulement de régler le prix de votre passage. Vu l’exiguïté de la cabine que vous occupiez, je vous consentirai même une réduction de 25 pour 100.

Lavarède s’inclina :

— Il est impossible de se montrer plus aimable, seulement…

— Ah ! il y a un seulement ?

— Oui… même réduit, le passage est encore trop lourd pour ma bourse, car je ne possède que vingt-cinq centimes.

Les bras de M. Saxby s’agitèrent désespérément.

— Cinq « cents » !… Et vous avez osé vous embarquer sur un de nos steamers !…

— Permettez, monsieur, on m’a embarqué, après m’avoir traîtreusement enfermé dans un cercueil, avec quelques provisions. Je me propose même d’intenter une action en dommages et intérêts à la « Box-Pacific-Line-Company ».

Du coup, le directeur se fâcha.

— Vous vous moquez de moi… Soit, je vais vous faire arrêter.

— Un instant, intervint Bouvreuil qui jusque-là s’était tenu à l’écart. Il y aurait un moyen de tout arranger… Je prêterai avec plaisir à monsieur la faible somme dont il a besoin.

— Ah ! ce bon Bouvreuil… s’écria le jeune homme, je m’étonnais déjà de ne pas vous voir ici.

Mais l’Américain l’interrompit.

— Empruntez à ce monsieur et que cela finisse.

— Mais je ne puis pas lui emprunter !…

— Comment vous ne pouvez pas ?

Cessant de rire, Armand reprit :

— Non, et il le sait bien, pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer, mais je vais vous faire une proposition.

— Peuh !

— Vous êtes intelligent, cela se voit. Américain, vous êtes pratique. Bien. En traversant le Pacifique comme je l’ai fait, j’ai mis votre Compagnie en perte.

— Très exact.

— N’est-ce pas ? Vous voyez, nous nous entendons déjà… Cette perte, il m’est impossible de l’empêcher ; mais, à titre de compensation, je puis vous donner le moyen de réaliser un bénéfice bien supérieur au prix de la traversée.

— Lequel ?

Lavarède eut un regard railleur à l’adresse de Bouvreuil qui écoutait avec stupeur. L’Américain était au point où il s’était promis de l’amener.

— Pardon, monsieur le directeur, si je vous donne ce moyen, me tenez-vous quitte de ma dette ?

— Parfaitement, répondit M. Saxby après une seconde de réflexion.

— Alors, écoutez-moi. Vous possédez quatre navires. Chacun effectue environ six voyages par an avec une moyenne de cinquante rapatriés. Donc, transport assuré de douze cents Chinois.

— Cela est vrai… mais je ne vois pas quel rapport…

— Suivez mon raisonnement. Sur ces douze cents passagers, un sixième à peine est assez fortuné pour acheter son cercueil de son vivant. Restent donc mille défunts auxquels vous fournissez la double boîte, plomb et bois. Or, vous employez du beau chêne, j’ai pu m’en convaincre et la bière vous doit revenir à cinq dollars.

— Juste.

— Si elle ne vous coûtait plus que trois dollars, il y aurait pour vous un bénéfice net de dix mille francs par an.

— Eh ! grommela M. Saxby, nous y avons bien songé, mais les clients veulent du chêne.

— Vous leur en donnerez… ou du moins vous leur en donnerez l’apparence.

— Dites ?

— Du sapin blanc, lavé d’abord à l’acide sulfurique étendu d’eau au cinquième, puis à l’acide chlorhydrique au sixième, encaustiqué et enfin verni.

— Très simple, mais êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?

— Gardez-moi prisonnier jusqu’au moment où vous aurez fait l’expérience… Ce n’est pas bien long.

M. Saxby tendit la main au journaliste.

— Ma foi, monsieur, vous ne paierez pas votre passage et la Compagnie fera encore une bonne affaire. Je suis réellement enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Et à Bouvreuil, rongeant son frein, Lavarède murmura avec son plus gracieux sourire :

— Vous le voyez, mon cher monsieur Bouvreuil, avec un peu de chimie, on écarte les êtres nuisibles de son chemin.

Tout semblait arrangé. Les Chinois, réunis dans un coin, ne protestaient pas, et pour cause, contre les conventions débattues en Anglais, quand un nouveau personnage pénétra dans la salle.

À sa tunique bleue bordée d’une bande verte, à sa coiffure sombre surmontée d’un bouton de jade, on reconnaissait un officier de la police. Auprès de lui se tenait un jeune homme de la famille Pali-Ma qui s’était brusquement éclipsé lors de l’ouverture du cercueil. Celui-ci désigna Lavarède au policier en prononçant des paroles que le Français ne comprit pas.

L’agent s’élance vers la porte et fit entendre une exclamation gutturale. Aussitôt une dizaine d’hommes, vêtus comme lui, firent irruption dans la pièce et garrotèrent Armand.

— Je regrette de vous avoir retenu, lui dit M. Saxby qui venait de s’entretenir avec le chef de la troupe, votre affaire est grave.

— À ce point là ?

— Vous êtes accusé d’avoir détruit la dépouille de la jeune Li-Moua pour prendre sa place. Sacrilège, profanation de sépulture, tout y est. Selon toutes les probabilités, vous serez condamné à mort.

Lavarède eut un léger frisson, mais se dominant aussitôt.

— Grand merci du renseignement, répondit-il.

— Soyez assuré que je suis bien fâché, reprit le directeur, et même si je pouvais vous être utile. N’avez-vous point de parents, d’amis, auxquels vous désiriez adresser vos adieux ? Je ferai parvenir vos lettres.

Un instant le journaliste hésita. La douce image d’Aurett passa devant ses yeux, puis il secoua la tête.

— Je vous suis obligé, mais je ne souhaite encore annoncer ma mort à personne… Si, cependant, à ce bon monsieur Bouvreuil, qui nous écoute ; comme je lui ai sauvé la vie, la nouvelle lui fera plaisir.

Saluant l’usurier visiblement troublé, il se remit aux mains des agents et sortit sous leur escorte, pour gagner la prison. Durant la traversée de la ville de Takéou, quelques groupes se formèrent sur le passage du cortège, mais ils furent aussitôt dispersés par le bâton que les policiers maniaient avec une dextérité indiquant une grande habitude.

Les cités chinoises sont malpropres. Les rues, coupées au milieu de la chaussée par une rigole où les habitants jettent les immondices, affectent désagréablement la vue et l’odorat. En sa qualité de port, Takéou est encore un peu plus sale que les villes de l’intérieur.

De monuments, aucun. La plupart des maisons sont construites de boue et de torchis. De loin en loin, une habitation plus riche montre sa façade ornée de faïences multicolores, figurant des arabesques compliquées, des animaux, des fleurs. Une seule promenade existe, au bord du fleuve Peï-Ho, à l’embouchure duquel s’élève la morose bourgade chinoise. Et encore cet unique endroit de plaisir est-il attristé par la prison dont il est bordé. C’est là aussi, du reste, que le Ti-Tou, gouverneur d’un Hsien, ou ville de troisième ordre, fait exécuter les criminels.

Armand ignorait ces détails ; aussi, en arrivant auprès du fleuve, il poussa un soupir de satisfaction. Dans les ruelles étroites et puantes il étouffait. Ici il pouvait respirer à pleins poumons. Devant lui s’étendait l’estuaire du Peï-Ho, large de trois kilomètres, avec ses eaux jaunâtres, coulant entre des rives basses, grises, ternes, mais au moins l’espace ne manquait pas et l’œil pouvait parcourir le pays environnant. Sous les branches entre-croisées des platanes énormes qui abritent la promenade, Armand marchait avec une impression de soulagement. Pourquoi ? Sa situation n’était pas moins critique, ses gardiens n’étaient pas moins attentifs ; mais un air plus pur arrivait à ses poumons, et cela suffisait pour que la confiance revint au vaillant Parisien.

Par exemple il pâlit en apercevant à quelques pas de lui deux visages connus. Miss Aurett et son père, touristes quand même, visitaient la ville en attendant l’heure où Lavarède avait promis de les rejoindre à l’hôtel ; et le hasard ce malencontreux hasard les avait conduits sur les bords du Peï-Ho à point nommé pour s’y croiser avec le captif.

La jeune fille porta la main à son cœur. Elle voulut parler, mais l’émotion était trop forte, les paroles ne dépassaient pas ses lèvres. Sir Murlyton, toujours calme, demanda en anglais pour ne pas être compris des gardiens :

— Vous avez été pris ?

— Oui, sur la dénonciation de monsieur Bouvreuil.

— Oh ! le vilain homme, s’écria Aurett, retrouvant subitement sa voix.

L’un des policiers menaça le journaliste de son sabre. C’était une invitation au silence. Tout le monde la comprit et l’Anglais entraîna sa fille défaillante.

— Du courage, mon enfant, dit-il, sachons où l’on conduit notre compagnon. Peut-être notre consul pourra-t-il agir en sa faveur.

Et Lavarède qui se retournait pour apercevoir encore ses amis, les vit suivre à distance son escorte d’agents. Quand la porte de bois aux traverses rouges, agrémentée de blocs de bronze figurant de fabuleux animaux, se referma sur lui, son regard rencontra celui de la blonde Anglaise, fixe, égaré, et à ce moment terrible où tout le séparait d’elle, il comprit que d’un mutuel consentement, ils auraient pu, par un mariage, annuler le testament d’un parcimonieux cousin.

Très occupé par cette pensée, il traversa distraitement à la suite de ses gardes du corps, la cour pavée de briques, gravit les degrés d’un perron de bois, couvert d’un auvent peint en bleu, franchit une porte basse encadrée de jaune et se trouva dans une pièce sombre ou un jeune chinois écrivait au pinceau sur une longue bande de papier.

Le chef de l’escorte s’approcha du scribe et lui dit quelques mots. Ce dernier se leva aussitôt et sortit, pour rentrer un instant après avec un gros homme tellement bouffi de graisse que ses yeux bridés s’ouvraient à peine.



le directeur de la prison.

Les policiers s’inclinèrent profondément en portant alternativement les mains à la hauteur des oreilles.

— Bon ! pensa Lavarède, c’est le directeur de la prison.

Le poussah demanda quelques explications aux agents, puis il fit un geste comme pour dire : Allez ! Deux policiers maintinrent aussitôt Armand, tandis que le Chinois écrivain vidait ses poches avec une dextérité merveilleuse.

— Voilà un greffier, murmura le prisonnier, que les pickpockets ne renieraient point.

Ce fut tout ; il s’apercevait que dans l’empire du Milieu connue en Europe, le captif est dépouillé, dès son entrée, de tout ce qu’il possède.

Le « fouilleur » avait étalé les objets sur son bureau, si l’on peut nommer ainsi une sorte de chevalet supportant une tablette inclinée. Le canif, les cinq sous, fortune du voyageur, furent l’objet d’un examen prolongé ; puis les regards du directeur s’arrêtèrent sur la boîte de fer-blanc apportée par le requin dans les eaux d’Honolulu. Lavarède fit un geste pour la reprendre :

— Ce n’est pas à moi, commença-t-il…

Mais ses surveillants le secouèrent brutalement. Il songea aussi que le français se parle peu en Chine et il s’abstint. Le greffier ouvrit la boîte et en tira le parchemin qu’Armand s’était engagé à déchiffrer. Tranquillement, avec un geste prétentieux, — les gratte-papier sont les mêmes sous toutes les latitudes — il le déroula, mais à peine eut-il été les yeux qu’il le laissa tomber sur la table en faisant une épouvantable grimace.

Le directeur ramassa la feuille et la reposa aussitôt en gonflant ses joues. Après quoi, il se passa la main sur la tête regarda son greffier, puis le chef des policiers, et fit quelques pas en soufflant :

— Peuh ! peuh !

Il revint encore à l’homme qui avait arrêté le Français. Un colloque animé s’engagea. De ses bras courts, le fonctionnaire décrivait de grands gestes mais le policier impassible, ne paraissait pas s’en émouvoir. Il répondait brièvement, conservant une attitude froide. Évidemment il refusait une chose que son interlocuteur demandait avec insistance. Cela dura un quart d’heure sans que Lavarède pût deviner de quoi il s’agissait. Les deux hommes tombèrent sans doute d’accord, car on conduisit le captif dans une chambre où on l’enferma.

Resté seul, Armand se prit à réfléchir à sa triste situation. Un instant, amusé par les grotesques qui avaient défilé devant lui, il songeait maintenant qu’il était enfermé dans une prison chinoise et accusé de sacrilège. Il connaissait, par les récits des missionnaires et des voyageurs, l’inflexibilité de la loi du pays, la cruauté des supplices, et il était obligé de s’avouer qu’à moins d’un miracle, son affaire était claire. Le vieil adage des fils de Han lui revenait à l’esprit :

— Punir un coupable est bon, mais frapper un barbare d’Europe est délicieux !

Ces réflexions moroses mettaient sur le visage du prisonnier un masque mélancolique, et il ne s’étonna pas qu’une larme obscurcit vaguement ses yeux tandis qu’il prononçait douloureusement un nom :

— Aurett.

Ce doux nom, joyeux, pimpant comme un rayon d’aurore ou le prélude du pinson, prenait dans cette geôle l’aspect d’une raillerie. Plus infortuné que Tantale, qui au moins pouvait dévorer des yeux les fruits éternellement éloignés de ses lèvres, Armand ne verrait plus la jeune fille.

Donc, le gai Parisien « broyait du noir » quand la porte de sa prison, en s’ouvrant, le fit sursauter. Gravement, avec des gestes courtois, le gros directeur parut, conduisant par la main une jeune fille. Fermant la marche, le scribe se montra portant une table chargée de plats.

Il la posa cérémonieusement devant le captif, avec deux bouteilles contenant un liquide semblable à du vin. Le directeur sourit et du geste invita Lavarède à manger. Puis il poussa devant lui la petite Chinoise. Celle-ci, très intimidée, fixa un instant ses yeux noirs sur le journaliste et, rougissant, ce qui donna à sa jolie peau citron la teinte d’une orange, elle dit, d’une voix basse, en excellent français :

— Je suis Diamba !

— Hein ? fit Armand surpris.

— Je suis Diamba, répéta-t-elle.

— Je comprends bien, mais comment se fait-il que tu parles la même langue que moi ?

— Les bonzes blancs m’ont appris.

— Bien ! Tu as été élevée par les missionnaires.

Elle inclina la tête pour affirmer.

— Et on t’a permis de venir désennuyer un peu le prisonnier ?

— Ce n’est pas cela.

— Alors, je ne comprends plus.

La fillette baissa les yeux :

— Je dois te parler.

— Je t’écoute, mon enfant, va.

Diamba regarda le directeur et échangea quelques mots chinois avec lui.

Après quoi, elle s’adressa à Lavarède :

— Chun-Tzé, directeur de la prison de Takéou, te dit ceci : « Je regrette de te tenir captif ; mais humble fonctionnaire, je dois obéir au Ti-Tou qui gouverne la ville. Sans cela on m’enverrait le sabre avec lequel je serais contraint de m’ouvrir le ventre. Sauf la liberté, je te donnerai tout ce que tu demanderas : bons repas, vins exquis, eau-de-vie de première qualité, thé de l’empereur, cueilli par des vierges, aux mains gantées, afin que la feuille en reste immaculée. Enfin, si tu désires écrire à tes amis, les lettres leur seront fidèlement remises. »

Les yeux écarquillés, la bouche ouverte en O, Armand écoutait avec stupéfaction.

Et le directeur Chun-Tzé s’inclinait, souriait de la façon la plus engageante. Diamba poursuivit :

— Chun-Tzé sachant qui tu es, qui sont tes frères, a voulu te remettre en liberté ; il en a référé au Ti-Tou. Celui-ci a refusé.

— Ah ! put enfin s’écrier le journaliste.

— Les tiens, a-t-il prétendu, montrent trop d’audace. Un exprès partira demain pour Pékin, et le fils du Ciel lui-même statuera sur ton sort. Chun-Tzé, ici présent, te prie de remarquer qu’il s’est employé à te sauver. Il te prie aussi, lorsque tu correspondras avec les amis, de leur affirmer qu’il les admire et que, malgré sa fonction, il fait des vœux pour eux.

— De quels amis parles-tu ? questionna le captif, tout interloqué par l’étrangeté de l’entretien.

Diamba croisa les mains sur sa poitrine, courba son corps en une inclination très respectueuse, puis se redressant, elle décrivit du doigt un triangle sur son front.

Du coup Lavarède frappa le sien. Il avait compris. Le diplôme de franc-maçon trouvé sur lui faisait son effet.

Le prisonnier bénéficiait de la terreur inspirée par les sociétés secrètes ; on le ménageait pour n’être pas victime de la secte à laquelle on le supposait affilié.

Toute sa bonne humeur lui revint. D’un mouvement noble, il tendit la main à la Chinoise, et montant son ton au diapason de la comédie où il se trouvait mêlé :

— Diamba, dit-il, Chun-Tzé ne pouvait choisir plus gracieuse messagère. Reporte-lui mes paroles. Que la crainte s’éloigne de son esprit. Ceux qui respectent les membres de la Loge universelle n’ont point à trembler. Elle les protégera, au besoin. Qu’il continue à se montrer attentif et courtois, et loin de le menacer, on veillera sur lui.

Le visage du directeur s’épanouit. Le poussah esquisse même une génuflexion, et il se retira avec forces protestations, que Diamba avait peine à traduire.

De nouveau, le journaliste resta seul. Mais l’espoir éclairait maintenant la nuit de son esprit. Son geôlier se transformait en domestique.