Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/IX.

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Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
IX. — La bourgeoisie & ses vices. — Comparaison de la moralité bourgeoise & la moralité prolétarienne. — Bourgeois & bourgeoises révoltés.
— Le féminisme.
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IX. — LA BOURGEOISIE & SES VICES. — COMPARAISON DE LA MORALITÉ BOURGEOISE & LA MORALITÉ PROLÉTARIENNE. — BOURGEOIS & BOURGEOISES RÉVOLTÉS. — LE FÉMINISME.


Après avoir exposé les misères physiques et morales du prolétariat, créées, maintenues et aggravées sept ou huit fois sur dix par le milieu, la fatigue organique, l’excès de travail et l’insuffisance d’alimentation, et les autres fois par des tares ataviques plus ou moins guérissables dans un milieu différent, il convient de montrer également ce que sont et ce que valent les classes privilégiées. Elles aussi ont leurs tares et, s’il est indéniable qu’elles possèdent des moyens de développement dont sont privés les déshérités, une instruction générale plus grande, des allures moins rudes, elles contractent, d’autre part, ce qu’on pourrait appeler des « vices de classe ».

Ceux qui, faisant œuvre de critique sociale, étudient et dévoilent sans la moindre hésitation, certains que la vérité doit toujours être dite, les plaies lamentables du prolétariat, doivent étendre leur analyse à la bourgeoisie haute, moyenne et petite. S’ils oubliaient de le faire, on pourrait leur reprocher, peut-être bien à tort, de vouloir non pas détruire mais consolider l’inégalité sociale existante en justifiant la domination de la classe capitaliste par une supériorité anthropologique. La science ainsi se serait faite non pas libératrice mais instrument d’oppression. Les religions n’ont-elles pas été à leur début des systèmes scientifiques et philosophiques qui, peu à peu égarés de leur voie, dénaturés, exploités par d’infaillibles docteurs, ont abouti à diviser et opprimer l’humanité au lieu de l’éclairer ?

Il ne faut pas confondre la science largement humaine, remontant des effets aux causes, proclamant l’indéfinité du progrès et des transformations possibles, avec la science théocratique ou de classe, s’appuyant sur les constatations exactes pour en tirer des conclusions qui ne le sont pas et recréer des dogmes métaphysiques ou sociaux.

En tant qu’ensemble la bourgeoisie occupe encore, à l’heure présente, au point de vue matériel et intellectuel, une situation supérieure à celle de la masse du prolétariat. Cette différence de niveau est incontestable ; si elle n’existait pas, l’égalité sociale serait un fait au lieu d’être simplement une aspiration.

Reste à savoir si les phénomènes sociaux ne concourent pas à accélérer le développement d’une élite prolétarienne, actuellement formée, et à faire reculer, enrayer ou dévier la marche jusqu’ici ascendante de la bourgeoisie.

Or, il est indéniable qu’une partie de la petite bourgeoisie, vaincue par les concurrences économiques, tombe chaque jour dans la masse prolétarienne à laquelle elle apporte le levain de ses colères et des connaissances supérieures. Bien que les ouvriers aient de bonnes raisons pour se défier des nouveaux venus, transfuges de classe par force, et pour vouloir les empêcher de recréer une aristocratie au lendemain de la révolution sociale, il est incontestable que ces éléments sont d’une énorme utilité à condition de rayonner sans chercher à tout absorber. Le prolétariat ne doit pas seulement être le nombre : il doit être aussi la capacité et cette capacité, ce n’est pas l’instruction primaire, oubliée dans le servage de l’atelier, qui peut la lui conférer. Professeurs et techniciens, recrues éminemment utiles, permettront au prolétariat de lutter à égalité avec la bourgeoisie capitaliste : l’appoint du nombre pourra alors déterminer la victoire.

Les boutiquiers, petits propriétaires et même bureaucrates, formant la partie inférieure de la bourgeoisie, se distinguent du prolétariat bien plus par une correction de langage et de manières que par une culture réelle. Avec son ignorance, l’ouvrier, quand de longues années d’atelier, le travail écrasant et la misère ne l’ont pas entièrement déprimé, peut être accessible à une inspiration élevée, à l’enthousiasme et aux élans généreux ; le petit bourgeois presque jamais. Il a perdu le sentiment et n’a pas encore — sauf exceptions — acquis l’intellectualité. Pour lui, le monde se limite à son magasin, tous les problèmes se résument à la conservation de sa propriété.

Le prolétaire est généralement imprévoyant comme l’enfant et le sauvage, a-t-on dit. C’est un reproche qu’on ne saurait adresser au bourgeois. Mais le bourgeois a quelque chose à conserver, des gains réels à économiser ; l’ouvrier, lui, n’a qu’un salaire insuffisant pour le faire vivre avec sa famille d’une vie convenable. N’est-ce pas hypocrisie ou inconsciente ironie d’aller prêcher l’épargne à celui qui manque de tout ? Peut-être, sachant bien qu’il ne pourra, malgré l’économie la plus sordide, arriver à mettre de côté de quoi vivre à peu près sur ses vieux jours, l’ouvrier témoigne-t-il d’une certaine philosophie en ne cherchant point à rendre plus misérable encore sa vie de privations.

Seulement les plaisirs qu’il peut se permettre ne sont pas d’un ordre élevé ; le plus souvent ils s’achèvent dans l’officine de l’empoisonneur, débitant d’alcools.

Peut-on demander à ce serf inculte, au cerveau fatigué, d’aller écouler ses rares loisirs dans les musées devant des statues et des tableaux sans signification pour lui, ou dans les salles de conférence, en écoutant de graves pédagogues ? L’organisation de promenades champêtres, voyages, soirées familiales et représentations dramatiques sur la scène des universités populaires commence à arracher au cabaret une partie — mais combien minime ! — de la classe ouvrière.

Ce qui s’élabore en idées chez les uns demeure sentiment chez les autres : le prolétariat, inférieur au point de vue de la culture, l’emporte moralement sur la bourgeoisie. C’est celle-ci qui, traduisant tout en valeur vénale, a fait de l’union de deux êtres une affaire et glorifié le mariage d’argent, forme légale mais la plus repoussante de la prostitution. C’est elle qui a créé le mot affreux « espérances » pour signifier la bonne fortune qu’une jeune fille aura de perdre ses parents et d’hériter d’eux.

« Le temps est de l’argent », « les affaires sont les affaires », « enrichissez-vous ! » Ces aphorismes témoignant de la plus parfaite sécheresse de cœur ont été émis non par cette plèbe que le parvenu Thiers flétrissait de l’épithète « vile multitude », mais par d’authentiques bourgeois.

Chez les miséreux, du moins l’union, non entourée d’hypocrisie, peut, au début et ne fût-ce qu’un moment, être déterminée par une réelle attraction du cœur ou des sens. Plus tard, le milieu et les conditions économiques feront souvent dégénérer cet accouplement en un enfer, tandis que les époux bourgeois, non exaspérés par les privations et la lutte pour le pain quotidien, pourront arriver, bien que ne s’aimant pas, à se supporter.

Le bourgeois veut sauvegarder sa « respectabilité », nécessaire pour tenir son rang et pour cela il s’efforce d’étouffer en lui comme chez les siens tout sentiment non autorisé par la société, la loi et les préjugés. Il ne croit pas à la religion, mais il se marie à l’église et fait communier ses enfants afin de donner le bon exemple aux gens du peuple pour lesquels il estime une croyance nécessaire; peut-être aussi par lâcheté, n’osant pas agir différemment des autres personnes de sa classe. Car la lâcheté et l’hypocrisie sont avec l’égoïsme les vertus théologales du bourgeois. Il admet fort bien que son fils, à partir de l’adolescence jusqu’à l’heure solennelle du mariage, « jette sa gourme » — c’est l’expression consacrée — avec des filles de prolétaires, destinées au rôle de chair à plaisir. Mais en même temps, il affichera à l’égard de celles-ci le mépris le plus féroce, demandera contre elle la mise en carte par l’État proxénète et le maintien de la police des mœurs, tandis que son rejeton, rassasié d’amours illégitimes, ira, le front haut, souriant, félicité par parents et amis, convoler avec une héritière à laquelle il apportera les restes de sa virilité.

Nulle prostitution morale et physique n’est aussi répugnante que celle-là, car elle n’est pas déterminée comme celle de la pierreuse par l’impérieux besoin de vivre et elle a lieu pour toujours, selon l’Église, ou pour jusqu’au divorce, selon l’État. Au moins la prostituée ne livre que son corps et pour quelques instants ; ses multiples maris n’ont point de prise sur elle, une fois l’acte génésique accompli, tandis que l’épouse, déclarée mineure par le Code, demeure propriété maritale.

Moins dégrossi et plus brutal que le bourgeois, le prolétaire, du moins, possède, en général, une sincérité plus grande. Il n’a pas à ménager l’opinion du monde ; aussi farde-t-il peu ses sentiments. Sa conception de la morale, sauf en ce qui touche à l’union libre, est encore bien étroite, bien arriérée : il respecte la propriété de ses exploiteurs et se croirait coupable d’y attenter ; il s’imagine, en même temps, devenant propriétaire à son tour, que ses enfants sont à lui, sa chose et maintes fois c’est par des coups qu’il leur inculque ses pauvres idées. Mais dans son erreur il agit avec bonne foi : on n’en saurait dire autant des bourgeois, plus conscients et conséquemment plus hypocrites.

Que de fois n’a-t-on point parlé de la brutalité de l’homme du peuple ! Il est de fait que les conditions dans lesquelles il vit l’obligeant de faire appel à son activité musculaire bien plus qu’à son activité cérébrale, l’amènent à jouer facilement du poing. Charretiers et cochers de fiacre, par exemple, sont portés à traiter leurs chevaux avec une brutalité qu’on ne rencontre pas chez les bourgeois pour l’excellente raison qu’on ne trouve pas de bourgeois charretiers et cochers de fiacre. De même les juges ne martyrisent pas, sauf moralement, et n’exécutent point eux-mêmes les malheureux qu’ils livrent aux gardes-chiourme ou au bourreau ; mais la cruauté intellectuelle qui commande est-elle moindre que la cruauté physique qui obéit ?

C’est en Espagne un public populaire autant qu’un public bourgeois qui fréquente les courses de taureau et exulte de voir couler le sang. Mais ce sont des législateurs bourgeois qui autorisent cette barbarie. De même dans les guerres ce sont surtout des prolétaires revêtus de l’uniforme qui perpètrent des massacres sans savoir pourquoi, sans se le demander, abrutis qu’ils sont par une éducation patriotique. Mais ceux qui leur ont fait donner cette éducation homicide, ceux qui déclarent les guerres et envoient des centaines de mille hommes au massacre sont des dirigeants bourgeois. S’ils ont la prudence de ne point égorger eux-mêmes, si peut-être leur sensibilité physique ne leur permettrait point de le faire, en sont-ils moins des assassins ?

Cette hypocrisie, caractéristique de la classe possédante, a produit deux êtres artificiels, antithèses vivantes de l’homme et de la femme. Ce sont : le Monsieur et la Dame.

Le Monsieur est un individu s’habillant le plus souvent de façon ridicule, non à son goût mais selon la mode, regardant avec déférence ceux qui possèdent plus d’argent que lui, avec considération ceux qui en ont autant et avec mépris ceux qui n’en ont pas du tout mais sans le travail desquels il ne serait rien. Il a généralement reçu de l’instruction mais n’en tire qu’une philosophie d’arrivisme. Faire comme les autres, ménager les idées et les préjugés des autres — ce mot ne s’appliquant qu’à ceux de sa classe, car pour lui le reste de l’humanité ne compte pas — telle est sa maxime. Ce qui ne l’empêchera pas de chercher à profiter de ces autres de toutes manières et même de les exploiter, car les affaires sont les affaires ! Honnête selon le Code quand sa situation économique lui permet de l’être, le Monsieur n’a aucune pitié pour les miséreux non plus que pour les malfaiteurs susceptibles de lui enlever son porte-monnaie à sa sortie du théâtre ou d’un restaurant de nuit ; mais il est toujours prêt à dévaliser par de légales opérations de finance, de commerce ou d’industrie, avec une rapacité ignorée des « Apaches ». Figé dans une correction glaciale de langage et d’allures, il a extirpé de son être toute envolée, toute passion, tout restant d’humanité. Ce n’est pas à lui qu’il faudrait parler d’enthousiasme, de sacrifice, d’amitié, d’amour. Ce qui n’empêche pas cet être guindé d’aller le plus souvent oublier dans un discret lupanar l’ennui découlant de la fréquentation continue de sa moitié épousée avec dot. Aussi trouve-t-il la prostitution « un mal nécessaire », tout en affichant l’implacable mépris des prostituées. Quelquefois ses gants blancs et ses bottines vernies sont éclaboussés de sang : féroces défenseurs d’une société qui les entretient dans le bien-être et l’oisiveté, on a vu souvent les beaux Messieurs sonner l’hallali aux tueries de prolétaires et, dans les triomphes de l’ordre, sabler le champagne à la santé des fusilleurs.

La Dame est quelque chose d’encore pis.

Tout ce qu’il peut y avoir de charme, de tendresse, d’amour dans le cœur de la femme s’est desséché, ranci chez la jeune bourgeoise dressée dès l’enfance par sa famille et son milieu à la vanité, l’égoïsme et l’hypocrisie. Et à cette éducation malsaine vient se joindre la tendance instinctive d’un sexe qui, séculairement opprimé, a été contraint de chercher dans la ruse un recours contre la force.

Faite d’absurdités religieuses, de lieux communs, de sophismes et de grimaces mondaines, l’éducation de la jeune bourgeoise en France, il y a moins d’un quart de siècle, et dans les autres pays latins encore à l’heure présente, a été plus néfaste que l’inéducation de la prolétaire. Au moins chez cette dernière, si l’esprit n’était pas développé, il pouvait subsister quelque chose de naturel et de féminin dans le cœur. Chez la demoiselle, au contraire, l’esprit était comprimé ou faussé et le cœur soumis à un travail continu de dessication.

On apprenait à la jeune bourgeoise qu’elle était la chose de sa famille, qu’elle devait penser d’une certaine façon, admise dans la société, ou mieux encore ne pas penser du tout, qu’elle devait s’abstenir, sous peine d’être taxée d’incorrection, de tout mouvement naturel, de tout élan vrai. Le mariage, date culminante de sa vie à partir de laquelle elle allait cesser d’être la propriété de ses parents pour devenir la propriété d’un époux, lui était représenté non comme l’union de deux êtres, résultant d’une attraction réciproque, mais comme un mystère solennel et redoutable consacrant une association d’intérêts pécuniaires formée pour la vie.

Que pouvait donner semblable éducation sinon un monstre ?

Dans les réunions de société, où l’on se complimente du bout des lèvres, le premier regard de la Dame est pour juger de la toilette d’une autre Dame et y trouver un défaut, un manque de goût. Si elle se croit habillée plus richement que les autres, elle étalera ses fanfreluches et ses bijoux, triomphera avec une vanité stupide d’avoir dépensé chez le costumier une plus grande somme de cet argent qu’elle n’a pas eu la peine de gagner. Au contraire, une autre exhibera-t-elle quelque toilette plus élégante, elle s’en ira crevant de dépit et c’est souvent le mari — maître nominal de par la loi mais que de fois forçat dans son ménage ! — qui supportera la mauvaise humeur de madame.

« L’instinct primitif et principal, dit Max Nordau[1], pousse irrésistiblement la femme vers l’homme commun et normal, qui n’est ni trop sot ni trop intelligent, qui règle son maintien d’après l’exigence de la mode, qui parle du beau temps et du mauvais temps, qui exalte l’idéal, qui a les opinions et les idées des bourgeois aisés et montre par la forme et la couleur de sa cravate qu’il est à la hauteur de son époque. Sur cent femmes, quatre-vingt-dix-neuf tomberont éprises de ce chef-d’œuvre de la nature et aucun homme supérieur ne pourra lui être comparé.

Cette critique est applicable surtout à la bourgeoise. Quant à la prolétaire elle tendra à donner la préférence à la force physique et il y a de l’atavisme dans cette préférence, la femme plus faible que l’homme ayant naturellement cherché toujours un appui et un défenseur. « Les femmes recherchent de préférence, déclare Spencer[2] les hommes forts et brutaux bien que les individus faibles les traitent mieux. »

Toutefois, il serait injuste de ne point rappeler que l’habit ne fait pas toujours le moine et que bien des individus des deux sexes, classés bourgeois de par leur situation économique, n’ont nullement l’âme de leur classe. C’est de la classe privilégiée qu’on a vu surgir les Bakounine, les Kropotkine, les Reclus, les Cafiero, pionniers révolutionnaires d’une humanité sans castes ni maîtres.

Non seulement au sein de la petite bourgeoisie, refoulée avec des alternatives diverses dans le prolétariat par la concentration des capitaux, mais encore dans la moyenne et haute bourgeoisie, on rencontre des individus des deux sexes qui osent rompre avec leur classe. La révolution française vit de nobles transfuges comme les Condorcet, les Le Peletier de Saint-Fargeau, les Saint-Just, les Saint-Huruge, concourir au triomphe de la bourgeoisie sur la vieille aristocratie. De même les classes privilégiées d’aujourd’hui donnent parfois naissance à ceux qui combattront avec le plus d’acharnement les privilèges et viendront apporter au prolétariat miséreux, enténébré, l’appui de leurs connaissances supérieures, sans prétendre récolter en échange un mandat de député.

Parmi les bourgeois de situation, il s’en trouve qui, sincèrement émus du sort des déshérités et désireux d’arriver pacifiquement à un meilleur état social, prêchent la coopération des classes, l’alliance de la démocratie bourgeoise et du prolétariat socialiste. Tactique illusoire qui n’aboutit qu’à éterniser l’ordre social actuel sous des décors différents ! la coopération de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat travailleur équivaudrait à celle du tigre et du mouton. Les antagonismes de classes ne peuvent disparaître qu’avec les classes elles-mêmes dans la transformation révolutionnaire de la société, amenée par la double évolution économique et intellectuelle. Toute la philanthropie réformiste est impuissante à détruire le mal dans sa racine en labourant profond.

D’autres bourgeois venus au prolétariat révolutionnaire ont été poussés par un généreux élan de jeunesse, l’horreur de leur milieu guindé et conventionnel ou attirés par la séduction des théories nouvelles. Mais il leur faut pour demeurer dans l’ambiant ouvrier, si différent du leur, une force de volonté soutenue que la plupart ne possèdent pas ; aussi voit-on fréquemment ces transfuges, après avoir jeté leur gourme, retourner à la classe d’où ils étaient sortis et se montrer férocement méprisants ou haineux de la plèbe dont ils ne peuvent supporter plus longtemps le contact. C’est ce qui fait que tant de fougueux révolutionnaires finissent dans la peau de conservateurs renforcés : les renégats sont toujours les plus violents ennemis du parti qu’ils ont quitté.

De jeunes bourgeoises intelligentes et courageuses, dont la famille voudrait faire des poupées, osent s’insurger aussi contre leur milieu. Moins nombreuses que leurs frères de classe en révolte, elles sont souvent plus intrépides et plus constantes ; il leur faut une fermeté plus grande pour braver les préjugés de leur milieu, car, même dans la bourgeoisie dirigeante, la société demeure organisée contre la femme. Quand celle-ci n’est pas écrasée économiquement comme l’ouvrière, elle est asservie moralement par l’autorité familiale et, même mariée, déclarée mineure par le Code.

Rien n’est plus poignant que la lutte soutenue par ces vaillantes créatures qui, à la fois répudiées par leurs familles, leur classe, et ignorées, incomprises de la plèbe, ne trouvent de point d’appui nulle part.

Mais il faut bien reconnaître que la femme révolutionnaire est une exception. Dans le prolétariat, elle s’abandonne davantage à ses impulsions : à de certains moments, alors que les hommes hésitaient, on a vu leurs compagnes intervenir et influer sur la marche des événements : Jeanne Hachette, Jeanne d’Arc, les femmes de la Halle marchant sur Versailles en octobre 1789, les Montmartroises se jetant, au 18 mars 1871, entre l’armée et le peuple, sont venues montrer que l’élément féminin avait lui aussi son rôle historique.

La société bourgeoise connaît maintenant le féminisme. Il serait difficile de formuler exactement sur cette question un jugement d’ensemble, car le féminisme n’a pas de programme précis. Pour tels de ses protagonistes, il signifie l’égalité de l’homme et de la femme devant le Code, le droit pour les êtres humains de remplir sans distinction de sexe les fonctions sociales ; pour d’autres, c’est la prosternation ridicule de l’homme devant la femme ; la revanche prise par un sexe longtemps dominé et qualifié de faible sur le sexe qualifié de fort ; c’est la guerre des sexes, hargneuse et acharnée comme une querelle de ménage.

En tous cas et sans confondre des personnalités réclamières pour lesquelles le féminisme est une simple question de salon et de mode, avec des esprits désireux d’un progrès quelconque, on peut affirmer qu’en l’état actuel de l’évolution sociale, le féminisme n’a aucune puissance transformatrice. Demeuré bien en deçà du socialisme et de l’anarchisme, il laisse subsister la distinction de fait entre la femme et la dame, ne touche qu’aux rapports des sexes, non à ceux des classes. Qu’est-ce que le droit pour les femmes de devenir magistrates et d’envoyer, tout comme les hommes, des malheureux victimes de l’organisation sociale ou de tares physiologiques, peupler les bagnes, alors que les progrès de la science et de la raison ont proclamé l’absurdité criminelle du Code, du droit de punir et de l’institution judiciaire ? Quelle valeur philosophique a « l’élargissement du mariage et du divorce », alors que l’humanité, s’affranchissant du joug de la vieille morale, marche vers la liberté absolue des unions sexuelles ? Et est-il rien de plus grotesque que d’entendre certains féministes reprocher indifféremment à tous les individus du sexe masculin, d’être, parce que mâles, des oppresseurs de la femme, comme si une solidarité quelconque pouvait exister entre la brute à mentalité préhistorique qui assomme sa compagne et le penseur qui proclame l’égalité de droits de tous les êtres humains !

Tandis qu’il n’est pas un socialiste ou un anarchiste qui n’ait affirmé pour les deux sexes l’identité de droit à la liberté et au bien-être en cherchant à donner à ce droit une base réelle par la transformation du régime économique, la plupart des féministes ignorent ou méconnaissent le problème social. Ils ne savent rien ou presque rien de cette évolution qui, depuis un peu plus d’un siècle, a remué les masses profondes et prépare l’avènement d’un nouvel ordre de choses. Babeuf, Fourier, Proud’hon, Blanqui, Marx, Bakounine, l’Internationale des Travailleurs, les formidables luttes prolétariennes de novembre 1831, juin 48 et mai 71, sont pour eux des noms et des choses beaucoup moins connus que le projet de loi élaboré par tel avocat ou que la biographie d’une dame qui a fait quelques conférences.

Le mouvement féministe n’a, somme toute, apporté aucun contingent d’idées philosophiques ou sociales : il chicane le Code, voilà tout. Suivi principalement par ceux et celles qui n’osaient pas aller jusqu’au socialisme pur et simple, il a pu amuser le tapis et occuper, pendant les quelques années qui ont suivi en France la crise de l’affaire Dreyfus, une partie de la bourgeoisie libérale. C’est tout : il sera emporté comme un mince ruisselet dans le prochain débordement du torrent social et s’y noiera. Les féministes avancés iront jusqu’au socialisme ou à l’anarchie ; les autres se replieront sur la bourgeoisie, devenue à ce moment uniformément conservatrice pour défendre ses intérêts de classe.

Est-ce à dire par cette comparaison de la moralité bourgeoise avec la moralité prolétarienne, que tous les prolétaires soient des anges et que les bourgeois même non révoltés contre leur classe soient uniformément des monstres ? Rien ne serait plus inexactement ridicule et l’on peut rappeler le jugement porté par Heine : « Les courtisans du peuple (en général des bourgeois) ne cessent jamais de glorifier ses perfections et ses vertus ; ils lui crient avec enthousiasme qu’il est beau, qu’il est bon, qu’il est intelligent. Ils ne disent pas la vérité. Le peuple n’est pas beau, mais sa laideur disparaîtra lorsque l’hygiène sera répandue ; le peuple n’est pas bon, il est même souvent méchant (surtout contre lui-même et pas assez contre ceux qui l’oppriment), mais sa méchanceté provient de la faim ; le peuple ne sait rien, mais cela provient de l’ignorance, et cette plaie nationale sera guérie avec la diffusion de l’instruction publique. »

Ce qui revient à dire : pour que le peuple se transforme, il lui faut de nouvelles conditions d’existence, un nouveau milieu. Or, si abaissé soit-il, ce n’est que lui seul, ayant tout intérêt à cette transformation, qui pourra la réaliser.





  1. Paradoxes.
  2. Istruzione alla sociologia — Milan, 1886.