Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique/VI.

La bibliothèque libre.
Les Classes sociales au point de vue de l’évolution zoologique
VI. — Quelques lois historiques. — Vision synthétique de la Révolution sociale. — Deux types antagoniques.
◄   Chap. V. Chap. VII.   ►



VI. — QUELQUES LOIS HISTORIQUES. — VISION SYNTHÉTIQUE DE LA RÉVOLUTION SOCIALE. —
DEUX TYPES ANTAGONIQUES.


Au delà de l’inévitable révolution, appelée à briser le moule des institutions contemporaines, on ne peut entrevoir l’avenir que de la façon la plus confuse et seulement dans ses grandes lignes, car les lois naturelles qui président à la vie et à la transformation des sociétés sont à peine connues. On peut même affirmer que jamais elles n’ont été formulées avec la précision mathématique des lois physiques ou chimiques.

C’est que ces dernières peuvent être, à tout moment, vérifiées de façon directe par l’expérimentation, tandis que les lois historiques ne peuvent se déduire que de l’observation.

Lorsque, en comparant un certain nombre de faits analogues, on les voit produire des résultats identiques, on est bien amené à dégager de cette identité une loi historique.

Pourtant cette identité n’est jamais absolue par suite des différences de temps et de milieux.

Les lois historiques présentant un caractère de certitude sont donc assez rares.

Examinons-en quelques-unes :

À tout moment, nous pouvons remarquer que lorsque dans un milieu paraît un individu doué d’activité ou de facultés supérieures, par attraction naturelle il se forme autour de lui un groupement. C’est un phénomène si universel qu’il est inutile de citer des exemples. Conclusion : les partis, tout comme l’embryon humain, se forment par la tête.

Les sociétés étant des individus collectifs, on peut étendre cette loi du particulier au général et conclure :

Lorsque dans une agglomération, sociale ou nationale, paraît un parti supérieur aux autres partis ou à la masse amorphe par son activité et ses idées, il devient un centre d’attraction qui déplace les éléments ambiants et en groupe une portion.

Exemple en France : les Huguenots sous les Valois ; les constitutionnalistes en 1789 ; les républicains en 1792, puis sous les règnes de Louis-Philippe et de Napoléon III ; les socialistes sous la troisième République, les anarchistes au sein de la masse socialiste.

Par les phénomènes marquant la formation et la fin des États, on peut constater une période d’agglomération et de concentration analogues à celles de la matière cosmique condensant ses invisibles atomes pour en former des mondes : la force centripète l’emporte alors sur la force centrifuge. C’est ainsi qu’on voit successivement les familles se réunir en clans, les clans constituer la tribu chez les nomades et la cité chez les sédentaires, le groupement devenir ensuite, de communal, régional, puis national, entrer actuellement dans la phase raciste. Puis, à de certaines périodes, le phénomène inverse, la désagrégation en unités qui tendent à avoir chacune leur vie propre, en attendant de se refondre dans des combinaisons nouvelles. On peut donc en déduire cette double loi :

Les groupements humains, ainsi que les atomes de la matière inorganique, sont soumis à la force centripète et à la force centrifuge. Quand la première l’emporte, il y a attraction et absorption des petits groupements par les grands, tendance à l’unification. Dans le cas contraire, les groupements se disloquent en parties autonomes.

Comme exemples on peut citer la formation et la décomposition des grands empires de l’antiquité ; dans les temps modernes l’unification politique de l’Espagne, la France, l’Allemagne et l’Italie ; au point de vue économique, la concentration capitaliste mise en lumière par Karl Marx.

Si on étudie les révolutions profondes, c’est-à-dire sociales, on reconnaît qu’elles paraissent soumises à une loi d’oscillations analogues à celles du pendule. L’action implique la réaction ; la terreur rouge appelle la terreur blanche, et l’on pourrait en conclure : tout excès dans un sens amène un excès en sens contraire.

Cependant, ce serait une erreur de croire qu’une révolution se termine par un retour pur et simple au passé. 1815 n’a pu ramener la société française à l’état d’avant 1789 ; la forme républicaine avait péri, mais l’absolutisme monarchique également. Le 2 décembre a, de même, abattu la République, mais consacré la chute du régime censitaire. Et l’on pourrait multiplier les exemples à l’infini. On peut donc admettre que toute révolution contient une part de réalisation, plus le germe d’une révolution ultérieure.

Il a fallu à la monarchie française sept siècles pour absorber la noblesse féodale dont elle-même était sortie. Moins d’un siècle et demi s’écoula de cet apogée, atteint sous Louis XIV jusqu’à la chute. La bourgeoisie, née du mouvement des communes, au XIIe siècle, et qui marqua son entrée sur la scène politique par la tentative avortée d’Étienne Marcel, mit, de 1356 à 1789, près de quatre siècles et demi, à conquérir le pouvoir. À son tour, le prolétariat industriel, surgi et développé en cent et quelques années, se présente pour exproprier la classe capitaliste : c’est le quatrième État, poussé lui-même par les irréguliers du travail et de la misère, formant comme un cinquième État, immense et amorphe.

Il est donc facile de constater que la durée des évolutions sociales augmente ou diminue selon les époques ou les milieux et qu’une classe n’arrive à supplanter la classe supérieure que lorsqu’elle est elle-même poussée par une autre classe qui lui est inférieure.

Les lois physiques de rayonnement, vitesse, endosmose et exosmose, tendance à l’équilibre, etc., régissent donc les êtres organisés et les êtres collectifs tout comme les corps inorganiques. Le déterminisme étant universel, il s’ensuit que, si l’esprit humain pouvait embrasser tout ce qui est, il pourrait aussi, avec une précision mathématique, en déduire tout ce qui sera. Mais le cerveau le plus puissant étant incapable d’entrevoir plus qu’un nombre très limité de faits, il est clair que l’équation rigoureusement exacte se trouvera remplacée par un calcul de probabilités : il ne peut y avoir certitude absolue, mais approximation.

En parlant de ces données, nous pouvons conclure :

La classe dominante (féodalité capitaliste), défendue par la moyenne bourgeoisie, mais destinée à avoir contre elle, outre le prolétariat, la petite bourgeoisie, refoulée de plus en plus vers ce prolétariat par le mouvement des capitaux, est destinée à passer par les mêmes phases de centralisation et d’écroulement que la monarchie et la féodalité nobiliaire.

Ce phénomène, qui s’accomplit actuellement d’une façon continue mais latente, peut se précipiter sous l’action de causes extérieures : c’est le choc venant du dehors libérer le poussin en brisant la coquille que son bec ne pouvait percer.

Certaines révolutions (en France, celles de 1789, 1830 et 1848) se sont accomplies sous l’influence de causes intérieures — locales ou nationales. D’autres, au contraire, comme celles du 4 septembre 1870 et du 18 mars 1871, se sont produites sous l’influence de cette cause extérieure : la guerre.

À notre époque où la politique pure a cessé de passionner les masses désabusées et avides avant tout de bien-être matériel, trois faits paraissent de nature à ouvrir une issue au débordement révolutionnaire. Ce sont : la banqueroute, la grève et la guerre.

La première de ces éventualités paraît la plus incertaine, du moins une banqueroute d’État, car s’il est vrai que le fonctionnarisme parasitaire et surtout le régime de paix armée concourent à creuser un gouffre dans les finances, néanmoins la société capitaliste a su jusqu’ici le combler grâce au travail des producteurs. Elle pourrait encore trouver bien des expédients : emprunts, conversions, etc. Une banqueroute d’un grand établissement de crédit est néanmoins dans l’ordre des possibilités ; les conséquences seraient graves, car elle entraînerait forcément des arrêts d’industries, des chômages, des grèves et mettrait en mouvement une partie de la bourgeoisie et le prolétariat. Mais ces deux classes ont des intérêts trop contradictoires pour qu’une action commune de longue haleine leur soit possible.

Une grève formidable, sinon générale du moins tendant à se généraliser, est plus probable. Elle répond à la tactique d’une élite prolétarienne consciente cherchant enfin à orienter et déterminer les événements à son profit au lieu de s’en remettre, les bras croisés, à l’aveugle hasard et de vivre dans les espoirs messianiques. Elle pose la question sociale sur son véritable terrain : la révolte du salariat contre le capital, la transformation économique. Ce n’est pas là toute la question sociale, mais c’en est la base.

La grève générale offre cet avantage là au prolétariat. D’autre part, elle a contre elle la haute bourgeoisie dès le début, la moyenne et la petite bourgeoisie ensuite, dès que celles-ci se sont aperçues que le mouvement tend non à une réduction d’heures de travail mais à la suppression pure et simple du salariat, à l’indépendance et l’égalité économiques, qui ne peuvent s’opérer que révolutionnairement par la prise de possession des moyens de production (sol, mines, outillage, etc.). Aussi semblable mouvement ne peut-il réussir qu’à la condition essentielle d’avoir été précédé d’une période de propagande dans l’armée et plus encore parmi les adolescents, fils de prolétaires, appelés à partir bientôt à la caserne.

L’entrée des révolutionnaires dans les syndicats ouvriers d’où ils ont éliminé les politiciens qui cherchaient surtout à y recruter une clientèle électorale, a exercé une influence capitale sur ces groupements auparavant confinés dans la défense des salaires et le culte étroit d’une légalité qui les écrase. L’ouverture des Bourses du Travail a donné des foyers et des centres de ralliement à la révolution prolétarienne. C’est en France que ces foyers sont le plus nombreux et que l’esprit des groupements ouvriers est le plus révolutionnaire : c’est donc vraisemblablement de France que partira pour s’étendre dans toute l’Europe la révolution prolétarienne.

Quant à la guerre, elle peut certainement, étant donnés le mouvement des idées et l’état de développement des prolétariats européens, déterminer chez le peuple vaincu une révolution sociale[1]. Gouvernement et gouvernés étant deux termes antagoniques (d’autant plus antagoniques que le pouvoir est plus fort), tout ce qui diminue l’un grandit l’autre ; or la défaite affaiblit le prestige et la force d’un gouvernement ; elle permet donc à ceux qu’il opprime d’élever la voix et de chercher à s’émanciper de sa lourde tutelle. C’est ce qui s’est vérifié en Russie après la guerre de Crimée, suivie du mouvement d’idées qui amena l’émancipation des serfs, et au cours des désastres de Mandchourie lesquels produisirent par répercussion des manifestations, des grèves et des révoltes sur mille points de l’empire. C’est ce qui eut lieu également en France, au 4 septembre 1870 et au 18 mars 1871.

Quel que soit celui des trois facteurs, banqueroute, grève ou guerre, qui ouvre la voie à la révolution, il est très probable qu’il se compliquera des deux autres, car la banqueroute, se répercutant sur le monde industriel, détermine des grèves et réciproquement. D’autre part, il est certain que les gouvernements les plus rétrogrades et les plus puissants tels que ceux d’Allemagne et de Russie, s’efforceraient d’étouffer la révolution à l’étranger avant qu’elle ne pénétrât chez eux.

L’étude des révolutions démontre que ces secousses sociales tendent à s’étendre selon une loi naturelle à la façon des ondulations sonores, caloriques, lumineuses, etc. Mais de même que le son, la chaleur ou la lumière passant d’un milieu dans un autre peuvent perdre de leur intensité ou en acquérir une plus grande, de même les ondulations révolutionnaires, se transmettant à travers les diverses couches sociales et les différents groupements ethniques, les font vibrer plus ou moins selon le tempérament, les habitudes et les conditions de développement. Ainsi le grand mouvement de la réforme, parti d’Allemagne, a embrassé les pays scandinaves, les Flandres, l’Angleterre et la Suisse non italienne, contrées plus ou moins rapprochées de l’Allemagne, par la langue, l’habitat et les mœurs, pour entamer plus faiblement la France, terre celto-latine, n’avoir en Espagne qu’un faible écho parmi les libres penseurs spiritualistes de l’université d’Alcala, et s’arrêter tout à fait devant la Pologne et surtout l’Italie, si différentes de l’Allemagne par la langue et le génie.

La Ligue et la Fronde, mouvements politiques où la bourgeoisie essayait sa force aux côtés de la noblesse, avaient été surtout concentrés à Paris.

La révolution de 1789 rayonna sur toute la France, dont les provinces étaient alors en voie d’unification morale, puis, quelques années après, sur la Belgique, la Hollande, le Palatinat, la Suisse et l’Italie. Par la force des baïonnettes, certes, mais aussi par celle des idées. Elle s’arrêtait devant l’Espagne fanatique jusqu’au moment où Napoléon ayant dépossédé les Bourbons et disloqué la société espagnole, les idées encore révolutionnaires des Français — ennemis — et les idées libérales des Anglais — alliés — au milieu même des luttes sanglantes, pénétrèrent dans la péninsule et y produisirent un travail de fermentation qui se manifesta, d’abord par la constitution de 1812, œuvre des cortès de Cadix, puis par la révolte de Riégo contre l’absolutisme (1820), enfin par tous les mouvements qui se succédèrent jusqu’à 1868.

La révolution s’arrêtait pareillement devant l’Europe centrale, où les idées n’allaient pénétrer que lentement, au cours du xixe siècle, dans une masse réfractaire à l’esprit de révolte. Sa vague la plus lointaine dans cette direction ne s’éloignait guère des bords du Rhin ; à plus forte raison n’effleurait-elle même pas la Russie. Car il est difficile de voir dans le soulèvement de la Pologne, soulèvement catholique et seigneurial bien plus que démocratique, une répercussion directe de la révolution française.

La révolution de 1830, au contraire, quoique immédiatement arrêtée en France par la haute bourgeoisie, éveilla des échos en Pologne et en Espagne ; celle de 1848 en éveilla bien plus encore, entamant l’Europe centrale, jusqu’alors réfractaire. C’est que les temps étaient changés, les nations européennes comme autrefois les provinces françaises, cherchaient à se reconnaître ; les relations entre ces collectivités devenaient plus fréquentes, plus régulières, on voyageait de Paris à Londres ou Berlin beaucoup plus qu’un siècle auparavant on ne voyageait de Paris à Versailles.

De nos jours les masses moins enthousiastes, plus réfléchies, se passionnent beaucoup moins pour les révolutions purement politiques. Ce que veut la bourgeoisie, haute, moyenne ou petite, c’est ce qu’elle appelle l’ « ordre », c’est-à-dire l’écrasement silencieux du prolétariat et la paix[2] qui permet de faire des affaires, idéal suprême de M. Prud’homme. De son côté, le prolétariat, malgré son ignorance, sent d’instinct que la politique pure, délassement pour ceux qui possèdent l’indépendance économique et des loisirs, n’allège pas sa misère, n’augmente point son salaire, ni ne diminue ses heures de travail. Sans doute certains événements politiques peuvent se répercuter sur le régime économique, mais la plupart du temps, c’est de façon trop indirecte pour que le peuple à l’esprit simpliste s’en aperçoive.

Une révolution purement politique, comme il s’en produit encore presque chaque jour dans l’Amérique latine, peut donc éclater sans se généraliser, mais il n’en saurait être de même d’une révolution sociale. Les intérêts économiques sont aujourd’hui, de par l’internationalisation des capitaux, tellement enchevêtrés de pays à pays qu’on ne peut concevoir le système de production-consommation-échange se modifiant de fond en comble dans une contrée sans affecter aussitôt les autres contrées. La guerre de sécession américaine faillit ainsi précipiter l’Angleterre dans une crise des plus graves malgré l’esprit profondément légalitaire des populations, et cependant il ne s’agissait point d’une refonte sociale mais seulement de la diminution temporaire des importations de coton. On ne peut concevoir la Banque de France et les établissements de Crédit saisis par la révolution triomphante, la Bourse de Paris s’écroulant, sans que le cataclysme se répercute immédiatement sur les marchés monétaires des autres pays et y détermine des bouleversements terribles.

Si l’on veut se faire une idée conjecturale de ce que peut être la révolution sociale européenne, il faut tout d’abord se rendre compte de l’état social et moral des peuples. Après examen, on peut les classer à peu près en quatre catégories :

1o Les nations occidentales : Angleterre, France, Espagne, Belgique, Hollande, plus l’Italie, où le niveau d’esprit et d’institutions est à peu près le même et où les idées et les faits peuvent se répercuter de l’une à l’autre. Ce sont les nations progressistes, les unes libérales, les autres démocratiques ou même à tendances révolutionnaires. Cependant, de ces nations l’une, l’Angleterre, de par sa position géographique et l’esprit modéré de ses masses, l’autre, l’Italie, de par la diversité de caractère et de culture de ses populations septentrionale et méridionale, semblent devoir être entraînées beaucoup moins avant que les autres dans le mouvement révolutionnaire.

2o Deux États-gendarmes, l’Allemagne et la Russie, le premier travaillé par le socialisme, le second encore à demi barbare, ouvert à l’industrialisme seulement dans ses parties occidentale et méridionale mais entamé par l’esprit révolutionnaire.

3o Deux États-mosaïques, l’Autriche-Hongrie et la Turquie, voués à une prochaine et inévitable désagrégation.

4o Enfin des petits États, tels que la Suisse, le Portugal, les pays balkaniques et scandinaves, sans influence appréciable sur le mouvement soit à cause de leur peu de développement intellectuel et économique soit pour se trouver menacés d’absorption par les États-gendarmes.

D’où partira la secousse révolutionnaire capable de déterminer le cataclysme européen ?

Très vraisemblablement d’un des trois grands États continentaux : la France, l’Allemagne ou la Russie, à même d’entraîner les autres pays ; peut-être, cependant, sera-t-elle provoquée par la décomposition d’un des États-mosaïques : l’Autriche-Hongrie plutôt que la Turquie, cette dernière étant maintenue par les rivalités des puissances.

Dans tout cataclysme révolutionnaire, les facteurs sont de deux ordres : facteurs matériels et facteurs moraux.

Facteurs matériels : la faim, la misère, le chômage.

Facteurs moraux : le travail des idées.

Les trois cents et quelques insurrections paysannes qui, en 1787 et 1788, précédèrent et précipitèrent la révolution française, appartenaient au premier ordre. La propagande philosophique des encyclopédistes appartenait au second.

Si l’on n’avait à tenir compte que des facteurs matériels, on pourrait prédire hardiment que le foyer de la révolution sociale sera l’Allemagne, car aucun État de l’Europe continentale ne peut aujourd’hui rivaliser avec elle pour le développement économique qui accentue forcément les antagonismes de classe. Mais l’esprit de révolte fait défaut à ses populations ; l’ouvrier allemand a la tendance organisatrice : il lui manque l’initiative qu’on peut encore rencontrer de temps à autre dans le prolétariat français.

À ce point de vue, la France, distancée sous le rapport du développement économique, conserve l’avantage. Elle possède à la fois dans sa moyenne bourgeoisie et dans son prolétariat une tradition et des réveils intermittents d’instinct révolutionnaire.

Plus révolutionnaire encore que la France, usée par un siècle d’industrialisme, s’annonce la Russie du xxe siècle. La différence de niveau entre l’esprit moderne et le régime tsariste est telle qu’un équilibre ne peut s’établir qu’après une rupture formidable. Le jour prochain où, par suite du développement des réseaux ferrés, l’élément industriel l’emportera sur l’élément agricole, la révolution sociale sera à la veille de s’effectuer en Russie.

L’issue de la guerre de 1901-1905 avec le Japon a été d’une importance capitale pour le peuple russe et pour toute l’Europe. Si la Russie eût été victorieuse, c’étaient des millions de sujets asiatiques, bons pour tous les asservissements, allant, industrialisés et militarisés, former un immense troupeau d’esclaves d’usine et de caserne, prêts à écraser le prolétariat russe agité des premiers frissons de vie consciente et de révolte. L’autocratie tsariste, avec ou sans l’empire allemand, eût fait la loi à l’Europe et à l’Asie, reculant pour longtemps l’échéance révolutionnaire.

Au contraire, la Russie chassée de la Mandchourie a subi chez elle le contrecoup de ses défaites : le régime tsariste a chancelé et, malgré ses fusillades de grévistes, n’a pu se sauver qu’en promulguant un semblant de constitution. La Sibérie, peuplée des descendants de déportés, est travaillée par les idées de démocratie sociale. La Pologne, la Lithuanie, la Volhynie, la Crimée, c’est-à-dire l’est et le sud, régions industrialisées, sont entrées dans le mouvement du prolétariat mondial. Reste, au centre, une immense Russie, enténébrée et esclave encore résignée, peuplée de moujicks dévots et de Cosaques barbares : c’est la Vendée russe et elle est formidable, mais son domaine, si vaste soit-il, se restreint insensiblement chaque jour. Des réseaux ferrés l’enveloppent, la pénètrent et y portent avec le mouvement des hommes celui des idées.

L’éveil de la Russie à l’activité révolutionnaire est un énorme élément de succès pour la révolution sociale, car il fait contrepoids à l’Allemagne impériale et, à moins d’un retour offensif victorieux de l’autocratie, l’empêchera de se ruer avec toutes ses forces sur l’Occident en gestation d’une société nouvelle.

Avec ses masses innombrables de prolétaires aux mœurs communistes, la révolution russe sera une marée montante à laquelle rien ne résistera. Ses vagues successives emporteront les vieilles institutions, les barrières de castes et de classes. Le courant occidental et le courant slave se rejoindront pour rendre la sève et la vie à la vieille Europe, épuisée jusqu’aux moelles par un siècle d’industrialisme broyeur de corps, d’âmes et d’énergies. L’être humain, actuellement flétri comme une plante desséchée, pourra retrouver la sève et la vie.

Les époques de transformation sociale nous présentent deux types humains, antagoniques au moral comme au physique : celui de l’homme sanguin, corpulent, humain, éloquent, amoureux du plaisir et quelquefois corrompu, tolérant, glissant facilement à l’opportunisme, et de l’homme bilieux, généralement maigre, combatif et orgueilleux, le plus souvent vertueux et faisant haïr la vertu, convaincu, fanatique et parfois féroce, à la parole âpre, aux écrits mordants.

Presque toujours ces deux types sont, de par le contraste de leur nature, engagés dans une lutte à mort.

Au premier type appartiennent les Rabelais, les Mirabeau, les Danton, les Ledru-Rollin, les Gambetta, les Jaurès.

Au second appartiennent les Calvin, les Marat, les Robespierre, les Guesde.

Et combien d’autres exemples pourrait-on trouver encore dans chaque série !

Rabelais, par exemple, c’est le génie largement humain, ne craignant point de conclure à l’intégrale liberté, à l’anarchie, dans son abbaye de Thélème, esquisse d’une société idéale. Audace si grande pour son époque qu’on ne la comprit point et que le joyeux curé de Meudon échappa à toute persécution. Son contemporain Calvin, au contraire, théocrate aussi violent et étroit qu’un saint Dominique ou un Torquemada, représente le fanatisme poussé à sa plus haute expression.

Mirabeau, c’est à la fois l’éloquence, le génie dominateur et la corruption, mêlés d’une note humanitaire, sincère au début, qui s’éteint ensuite peu à peu mais sans faire place à la férocité. Les robustes jouisseurs peuvent devenir égoïstes : ils se montrent rarement cruels.

Marat, au contraire, avec un humanitarisme autrement profond, conserve les apparences de la cruauté, au point d’être aujourd’hui encore méconnu. Sa conviction est faite en même temps de fanatisme et d’une clairvoyance singulière, par laquelle il demeure bien supérieur aux autres grands acteurs de la révolution. Son désintéressement est absolu : c’est en lui-même, dans le triomphe d’une vanité parfois enfantine que l’ami du peuple trouve des jouissances.

Danton, c’est Mirabeau avec plus d’humanitarisme et de sincérité. Robespierre est un Marat moins intuitif et plus aristocratisant, frotté d’esprit sacerdotal.

Ledru-Rollin est une réduction de Danton ; Blanqui est un Marat non déclamatoire.

Gambetta et Rochefort, Jaurès et Guesde appartiennent à notre histoire contemporaine. Pas n’est besoin de souligner l’antithèse qu’ils présentent.

Au fur et à mesure que de nouveaux partis se développent et apparaissent sur la scène historique, on voit en surgir ces deux types en lutte perpétuelle. On les rencontre aujourd’hui chez les anarchistes, groupement révolutionnaire le plus récemment formé.

Leur opposition est trop constante pour qu’on puisse l’attribuer au hasard, mot qui, d’ailleurs, n’exprime que notre ignorance des lois naturelles et des causes premières. Ces deux types antagoniques sont, ainsi que le communisme et l’individualisme, deux pôles de la vie sociale, deux pôles desquels se dégagent en des chocs tumultueux deux formes différentes de l’énergie. Après la lutte de leurs personnes ou de leurs idées, comme après la rencontre de deux nuages chargés d’électricité contraire, c’est l’équilibre qui se rétablit jusqu’à ce qu’une nouvelle période de vibration révolutionnaire ramène aux prises sous d’autres noms les deux types opposés.





  1. Ces lignes étaient écrites plusieurs mois avant le différend diplomatique franco-allemand, d’où peuvent sortir une guerre et une révolution sociale dont les signes avant-coureurs sont nombreux. — Paris, février 1906.
  2. Ou, du moins, la guerre portée au loin chez quelque peuple exotique incapable de se défendre comme les Tunisiens, les Tonkinois ou les Malgaches et qu’on peut piller sans péril.