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Les Derniers Jours de la théologie païenne - Proclus et son dieu

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Les Derniers Jours de la théologie païenne - Proclus et son dieu
Revue des Deux Mondes (p. 361-392).


PROCLUS ET SON DIEU.

Procli philosophi platonici opera inedita, etc. 2e édition, par M. V. Cousin.


Tous ceux qui sont allés à Rome ont contemplé dans l’original même et ceux qui n’ont pas visité le Vatican ont admiré dans des copies peintes ou gravées le magnifique tableau où Raphaël a représenté l’École d’Athènes. Là, le Sanzio a peint, groupé, fait revivre, chacun avec son caractère, — presque avec son visage, tantôt retrouvé dans les monumens antiques, tantôt deviné par un puissant instinct, — les maîtres de la pensée grecque, Socrate, Platon, Aristote, et autour d’eux ceux qui les avaient préparés, et ceux qui plus ou moins fidèlement les suivirent. Si l’artiste avait voulu être complet, et si son art n’eût pas eu de limites, il aurait placé au bas de son tableau, sur les derniers degrés du temple, deux groupes encore. Le premier nous eût montré le chef des néoplatoniciens, l’enthousiaste Plotin, plongé dans les ravissemens de l’extase, entre Ænésidème et les mages indiens, c’est-dire entre le scepticisme, qui dégoûte les âmes de la raison, et le mysticisme, qui attire, pour l’annihiler, la raison lasse d’elle-même. Plus bas encore, le second groupe eût réuni les philosophes de la dernière école d’Athènes. Entre eux et Plotin, on eût vu le Syrien Jamblique évoquant par sa puissance théurgique deux génies, Éros et Antéros, devenus visibles à son ordre, et nouant autour de son cou leurs bras charmans. Près de Jamblique, Proclus, adonné comme lui aux mystères de la théurgie, eût tenu d’une main les oracles de la Chaldée et le Parménide de Platon, de l’autre la sphère magique dont il se servait à Athènes pour conjurer les chaleurs brûlantes et ramener les pluies. Enfin, après Proclus, après Marinus son biographe, après leurs successeurs, on eût vu Damascius, ne sachant plus, à force de mysticisme, si l’on peut connaître Dieu, ou si la connaissance du premier Être est impossible, et faisant, par un retour fatal, aboutir l’extase à une sorte de scepticisme inconscient. Ainsi l’imposante fresque eût offert aux regards du spectateur la vie tout entière de l’intelligence grecque, depuis le temps de sa pleine et florissante maturité jusqu’à l’heure où, épuisée par de suprêmes efforts, elle s’éteignit enfin, non sans avoir mêlé, avant de disparaître, quelques brillans rayons aux clartés que le christianisme naissant jetait sur le monde. Néanmoins, dans cette œuvre plus vaste que nous rêvons, Raphaël, se fût-il surpassé lui-même, ne nous aurait appris ni comment les philosophies germent et se développent, ni comment elles finissent.

Les causes de la grandeur et de la décadence des écoles philosophiques, c’est à la philosophie elle-même de les découvrir en étudiant sa propre histoire, qui n’est que la conscience humaine manifestée sous tous ses aspects dans les écrits des penseurs de génie. C’est à la philosophie de considérer, en parcourant les annales de son passé, le jeu des méthodes diverses, d’en juger, d’après les fruits qu’elles ont portés, la puissance ou l’infirmité, et d’acquérir cette expérience dont nul, pas même le génie, ne s’est jamais impunément dispensé. Si le xixe siècle, qui s’appelle le siècle de l’histoire et de la critique, lit, comprend, discute aujourd’hui en France les systèmes les plus profonds et les plus obscurs comme les plus clairs et les plus accessibles, s’il s’en inspire à propos sans en subir aveuglément l’influence, on sait quelle impulsion, quels exemptes et quels travaux l’en ont rendu capable. Parmi ces travaux, le premier et le plus rude fut cette édition des œuvres inédites de Proclus d’où sont sortis tant des savans ouvrages sur la philosophie néoplatonicienne[1]. C’était un des grands anneaux de la chaîne immense que M. Cousin devait plus tard reformer tout entière, soit par ses propres efforts, soit par ceux de ses élèves. La première édition étant épuisée, il en donne une nouvelle avec un luxe et une richesse dont ses ressources personnelles auront seules fait les frais. On nous saura gré de reproduire ici quelques extraits de son avertissement où il raconte lui-même l’histoire de ces deux entreprises, qui répondent l’une à sa jeunesse, l’autre à son âge actuel, et que sépare (qui s’en douterait ?) un intervalle de quarante-six années. « Pour nous juger équitablement, dit-il, il faudrait se rappeler à quel point la philosophie ancienne était alors (en 1818) négligée en France. Seul, sans conseils ni secours, au milieu de l’indifférence du public, et malgré la désapprobation de la plupart de nos amis, qui nous voyaient à regret enseveli dans de si obscurs et si pénibles travaux, à travers toutes les contrariétés, la disgrâce, la persécution, la maladie, nous avons mené à fin cette laborieuse entreprise avec la constance que donne une ferme conviction, et les yeux attachés sur le but que nul autre que nous n’apercevait encore. Quelques années à peine écoulées, nos efforts, d’abord si froidement accueillis, ont porté leurs fruits et profité à la philosophie. M. de Gérando, dans la seconde et estimable édition de son Histoire comparée des Systèmes de Philosophie, a tiré des écrits par nous publiés de nombreux extraits qui ont éclairé la doctrine des alexandrins et de Proclus. Il appartenait au plus grand métaphysicien français de notre siècle de retrouver dans le vieil alexandrin les plus importantes vérités de la psychologie. M. de Biran avait commencé sur les traités de la Liberté, de la Providence et du Mal, des études qui attestent à la fois sa profonde sagacité et le point élevé où lui-même était parvenu. Depuis 1830, l’école d’Alexandrie et Proclus sont devenus parmi nous le sujet de travaux considérables… Comment s’étonner que nous éprouvions quelque faiblesse pour un ouvrage qui, malgré tous ses défauts, a le mérite d’avoir ouvert une carrière où d’autres depuis ont été plus loin que nous ? Quand donc nous l’avons vu épuisé et menacé de disparaître, nous n’avons pu nous résigner à laisser périr avec lui le souvenir de tant de veilles qui n’étaient pas restées infructueuses. De là l’idée de cette nouvelle édition de Proclus. »

Le nouveau et unique volume consacré aux œuvres inédites de Proclus est de beaucoup supérieur à tous égards aux six tomes de la première édition, dont il reproduit la matière, augmentée de la vie de Proclus par Marinus, de nombreux argumens, en latin, les uns empruntés à Fabricius, les autres écrits par M. Cousin lui-même, de notes, de citations empruntées à d’autres ouvrages de Proclus, enfin des hymnes de ce philosophe, déjà connus, il est vrai, mais dont le texte est ici reconstitué à nouveau d’après des manuscrits précédemment inexplorés. M. Cousin a donné à la partie philologique du livre les soins les plus attentifs[2]. On retrouve enfin au début de ce volume, et enrichie d’intéressans détails, la forte leçon où l’auteur de l’Histoire générale de la Philosophie a porté sur l’essence même des doctrines néoplatoniciennes un jugement profond et décisif. Ceux qui se sont fait une règle de puiser avant tout dans l’original la connaissance des systèmes accueilleront cette publication avec une joie reconnaissante. Il y a plus : si, cédant à l’attrait extraordinaire que les spéculations des alexandrins exercent sur les esprits philosophiques, ils se laissent aller à relire Proclus, ils s’apercevront bien vite que les vérités et les erreurs qui tantôt se mêlent et tantôt s’entrechoquent dans ces vieux commentaires sont précisément les mêmes que les vérités et les erreurs dont le conflit est aujourd’hui flagrant. Autour de nous, des penseurs se demandent sérieusement, sincèrement, comme Proclus, et en termes presque semblables, non pas si Dieu existe, mais comment il existe, et si lui attribuer certaines perfections, même les plus sublimes, ce n’est pas porter atteinte à son essence ineffable. Comme du temps de Plotin et de Proclus, déterminer l’infini paraît en ce moment non-seulement difficile, ce qui serait incontestable, mais scientifiquement impossible. La publication de M. Cousin a donc cela d’opportun qu’elle met sous les yeux du lecteur un ensemble de hautes et redoutables questions redevenues actuelles. Aussi, même après tant de beaux travaux que nous ne prétendons ni refaire ni égaler, mais qui sont antérieurs de quinze années à nos graves préoccupations de l’heure présenté, nous croyons qu’il est à propos d’examiner encore quel est le dieu de Proclus, et si c’est un dieu, puis quelle est la valeur de la méthode qui a produit sa théodicée, et si cette méthode à la fois ambitieuse et stérile ne doit pas être résolument écartée par la science moderne. Avant de traiter ces deux points, nous étudierons brièvement dans Proclus l’homme, le païen dévot et faiseur de prodiges, enfin le poète. Sa vie, ses superstitions, ses hymnes, éclaireront d’avance sa doctrine et en prépareront l’intelligence.

I.

« Pourquoi en effet, a dit M. de Rémusat[3], l’histoire de la philosophie se réduirait-elle à l’exposition des systèmes philosophiques ? L’histoire politique ne se borne pas à exposer les systèmes politiques des différens états. Une histoire de la philosophie pourrait être au moins une histoire des philosophes. » Or la biographie des philosophes a d’autant plus de prix et d’intérêt qu’il en jaillit plus de lumières pour l’explication du sens et de la destinée de leurs doctrines. Tel est précisément, selon nous, le mérite de l’éloge de Proclus par Marinus, son disciple, car c’est bien là un éloge dans toute l’acception bonne et mauvaise du mot. Les défauts mêmes de ce panégyrique servent à caractériser fortement l’état des esprits dans la dernière école de philosophie païenne. Aux beaux temps de l’atticisme, les maîtres étaient vénérés, on tâchait de suivre leurs exemples, on développait leurs idées, on les pleurait après leur mort, on défendait leur mémoire ; mais on n’accablait de louanges hyperboliques ni leur personne ni leur souvenir. Xénophon racontait les entretiens de Socrate, Platon agrandissait les pensées et idéalisait l’image de son père intellectuel : Marinus ne s’en tient pas là ; il exalte Proclus ; bien plus, il le déifie. Dans la biographie comme dans les systèmes, l’antique inspiration est remplacée par le rêve, la poésie par le délire mystique, et la piété par le fanatisme et l’extase. Il serait oiseux de reproduire ici les faits de la vie de Proclus ; on les trouvera rapidement et suffisamment exposés dans les récentes histoires de l’école d’Alexandrie. Essayons seulement, en forme d’esquisse, un portrait du personnage où paraîtra la vivante expression d’abord de sa vocation et de ses tendances, puis de ses théories.

L’école d’Alexandrie et l’école néoplatonicienne d’Athènes furent doublement religieuses, par leur goût pour les problèmes théologiques et par leur profond attachement aux dogmes du paganisme. Avant de l’anéantir, le christianisme avait imprimé au vieux polythéisme mourant une secousse qui, pendant quelque temps encore, l’électrisa et le ranima. Même après la vaine tentative de Julien, les philosophes païens crurent de bonne foi que l’olympe pourrait revivre, renouvelé et rajeuni par l’adjonction de toutes les divinités de l’Orient. De là une constante intervention des anciens dieux dans la naissance, la vie, les démarches et les travaux des philosophes. Sans doute l’imagination grecque ne s’était jamais abstenue d’entourer de merveilles le berceau et le génie des plus illustres penseurs. Platon lui-même a sa légende, où Apollon apparaît et joue à son égard le rôle de père en s’unissant mystérieusement avec sa mère Périctyone ; mais cette légende est courte et purement poétique. Au contraire, celle de Proclus est donnée par Marinus comme authentique, et elle est surchargée de visions, d’apparitions, d’avertissemens divins. Détachons-en quelques traits remarquables. Proclus naît à Byzance de parens originaires de Lycie, Patricius et Marcella, simples mortels, quoique de race noble et pleins de vertus ; mais c’est Minerve elle-même qui le reçoit au sortir du sein maternel et qui fait pour lui l’office de sage-femme, c’est Minerve qui a voulu qu’il vît le jour à Byzance, parce que cette ville est chère à la déesse, c’est elle qui protége ses premières années et son adolescence. Elle lui apparaît en songe et l’invite à cultiver la philosophie. Dès lors le jeune inspiré voue à sa patronne un culte fervent ; il l’aime d’un amour qui passe les limites mêmes de l’enthousiasme. Bientôt ses parens l’emmènent à Xanthe, leur ville natale, dont Apollon était le dieu protecteur. C’est encore, dit Marinus, une faveur divine qui accorda cette seconde patrie à Proclus, afin que celui qui devait exceller dans toutes les sciences fût élevé et instruit par le dieu qui conduit les Muses. Un jour Proclus tombe dangereusement malade : on désespère de sa vie ; mais voilà qu’un homme dans la fleur de la jeunesse et d’une parfaite beauté s’approche du lit, touche la tête du patient, le guérit et disparaît. C’était Télesphore lui-même, l’un des dieux du cortége d’Esculape. Minerve devait se rendre visible à Proclus plusieurs fois encore, d’abord pour lui ordonner d’aller étudier la philosophie à Athènes même, puis pour le guérir d’un mal terrible ; mais de toutes ces visions la plus mémorable fut la suivante. Proclus était à Athènes lorsque ces hommes (les chrétiens) qui n’hésitaient pas, dit Marinus, à déplacer les monumens les plus sacrés enlevèrent la Minerve d’or et d’ivoire qui était l’honneur du Parthénon. La nuit d’après, une femme d’une pure beauté se présente à Proclus et lui prescrit de construire aussitôt un temple. « Il plaît, dit-elle, à Minerve, ta souveraine, de demeurer chez toi désormais. » C’est ainsi que le plus célèbre maître de la dernière école païenne de philosophie vivait en commerce direct et fréquent avec les dieux.

Au reste, si jamais homme fut digne d’entrer dès ce monde en société avec les puissances supérieures, ce fut Proclus. Quand on a réduit de moitié les proportions extraordinaires que Marinus prête à son maître, il reste encore une noble et grande figure, la figure d’un sage, presque celle d’un saint. Le jour où la philosophie aura rencontré son Plutarque, Proclus sera placé aux premiers rangs parmi les hommes qui ont su élever leur âme et leur caractère à la hauteur de leur génie. En passant par sa belle intelligence, les mythes païens se dépouillent de leurs impuretés. Proclus est Grec, Grec de Constantinople, né à la fin du bas-empire ; quoiqu’il ait habité quelque temps Alexandrie, la plus grande partie de son existence s’est écoulée dans cette Athènes qui, savante encore, était plus corrompue que jamais. Il était riche, il était beau, d’une beauté si pure et si exquise que les peintres ne pouvaient saisir sa ressemblance, et que ses nombreux portraits, qui circulaient dans la ville, étaient tous infiniment au-dessous du modèle. Enfin sa constitution robuste et saine ne connut la maladie que deux ou trois fois pendant une vie de soixante-quinze années. Il demeura néanmoins tempérant, sobre, dur envers son corps, livré à des travaux prodigieux et capable de faire, à son école d’Athènes, jusqu’à cinq leçons par jour. Plusieurs fois on lui offrit de brillantes alliances : il ne se maria point ; mais ce ne fut point par égoïsme ni pour échapper aux soucis de la famille, selon le conseil d’Épicure, puisque, comme Plotin, il se fit le guide, le tuteur même des enfans de ses amis et prit en main la gestion de leurs biens et de leurs intérêts. Une phrase de Marinus, une seule, laisse douter que Proclus ait été invariablement chaste. Il combattit du moins avec courage les ardeurs de son tempérament. Dès sa jeunesse, il s’abstenait de manger de la chair des animaux. Plutarque, fils de Nestorius, et l’un de ses maîtres, l’ayant blâmé d’exténuer ses forces par un tel régime, Proclus répondit simplement : « Que mon corps aille ainsi jusqu’où je désire, et qu’ensuite, s’il veut, il périsse ! » Assurément l’Égyptien Plotin, qui était honteux d’avoir un corps, qui ne parlait jamais de sa patrie ni de sa famille, qui ne permit jamais qu’on fît son portrait ni son buste, parce que le corps, cette vaine image où la nature nous a enfermés, ne vaut pas la peine d’être regardé, Plotin fut mystique à un plus haut degré que le Byzantin Proclus ; mais celui-ci le fut assez pour suivre, quelquefois même jusqu’à l’excès, ces admirables exemples de sévérité morale envers soi-même qui étaient aussi dans l’héritage de Socrate et de Platon.

On se tromperait au surplus, si l’on croyait que les néoplatoniciens d’Alexandrie et d’Athènes soient allés, dans la pratique, jusqu’aux dernières conséquences de leur mysticisme. Le but de la vie humaine était à leurs yeux l’unification, l’identification complète avec l’unité absolue par cette extase stupéfiante où l’âme devait perdre jusqu’au sentiment de sa personnalité ; mais nul n’arrivait à ce terme de la perfection et du bonheur qu’après avoir parcouru l’échelle ascendante des vertus inférieures, au nombre desquelles étaient les vertus politiques. Sans ambition, mais pleins d’amour pour la justice et jaloux de l’exercer sous toutes ses formes, nourris d’ailleurs des écrits politiques de Platon et d’Aristote, ces hommes de bien se mêlèrent aux affaires publiques autant que le leur permirent l’état du monde à cette époque et le respect de leur propre caractère. À ce sujet, Porphyre rapporte dans sa biographie de Plotin un fait intéressant et curieux. L’empereur Gallien et l’impératrice Sabine avaient pour Plotin une considération particulière. Encouragé par leur bon vouloir, il les pria de faire rebâtir une ville de Campanie qui était ruinée, de la lui donner avec tout son territoire, et de permettre à ceux qui devaient l’habiter d’être régis par les lois de Platon. Son dessein était de nommer cette ville Platonopolis et d’y aller demeurer avec ses disciples. Il eût aisément obtenu ce qu’il demandait si quelques courtisans de l’empereur n’y eussent mis obstacle soit par jalousie, soit par dépit, soit par quelque autre mauvaise raison. Il est difficile de conjecturer quels fruits eût portés cette entreprise, si Plotin avait pu en tenter les chances. Toujours est-il certain que l’amour de la vie politique et des libres institutions s’était conservé, en dépit des temps, au fond de ces belles âmes. Deux siècles après, Proclus montrait à Athènes des sentimens pareils. Il assistait à ce qu’il restait alors d’assemblées publiques, y exprimait d’excellens avis, traitait des questions de droit avec les autorités de la ville, et non-seulement il les exhortait, mais il les obligeait même par l’ascendant de son autorité philosophique à rendre à chacun ce qui lui était dû. Si le récit de Marinus est véridique, n’y a-t-il pas, dans les efforts généreux par lesquels ce mystique essaie d’améliorer une société abaissée et corrompue, un spectacle aussi consolant qu’inattendu ?

Mais au-delà des vertus politiques, les néoplatoniciens en voyaient d’autres d’un ordre infiniment supérieur. Plus haut que la pure contemplation de l’unité ineffable, plus haut même que l’extase, à laquelle Plotin s’était arrêté, ses successeurs, à l’exception pourtant de Porphyre, plaçaient les vertus théurgiques. Aux yeux de Marinus, le mérite éminent de Proclus, son maître, ou plutôt le comble de sa perfection fut de parvenir à l’exercice du pouvoir mystérieux de la théurgie. Qu’était-ce donc que cette vertu singulière ? Le lecteur connaîtrait mal Proclus, si nous ne lui parlions de cet élément important de la dernière théodicée païenne. Peu de mots suffiront : on trouvera de plus amples détails chez les historiens de l’école d’Alexandrie, et surtout dans les pages remarquablement claires et complètes que M. F. Ravaisson a consacrées au néoplatonisme à la fin du tome deuxième de son Essai sur la Métaphysique d’Aristote. La théurgie n’était point une momerie, encore moins un artifice grossier au service des charlatans et des fourbes ; c’était, aux yeux de ceux qui la pratiquaient, un procédé sérieux et profondément religieux. Elle consistait proprement à faire des dieux, c’est-à-dire à obtenir par de certains rites que les dieux descendissent en réalité dans leurs images, et non-seulement dans leurs images de bois et de métal, mais aussi dans les hommes eux-mêmes, qui devenaient alors des idoles vivantes de telle ou telle divinité. On voit tout de suite quel parti pouvait tirer de ce procédé, d’ailleurs très ancien, une philosophie qui visait à replonger l’homme dans cette unité divine d’où il était sorti. Avant Jamblique, l’école néoplatonicienne n’avait point pratiqué la théurgie. Plotin admettait, il est vrai, une certaine magie. Partant de cette idée que tous les êtres de l’univers vivant au sein de l’âme générale étaient liés par une sympathie réciproque, il disait que les magiciens étaient capables de rapprocher les natures qui ont un amour inné les unes pour les autres, et cela au moyen de chants, d’invocations, de paroles, de figures, d’attitudes. Il ajoutait néanmoins que les enchantemens et les philtres étaient sans vertu sur l’âme du sage, et que celui-ci ne pouvait être ensorcelé et n’avait pas besoin d’être charmé, son identification avec l’être premier étant opérée et consommée par la seule extase. Porphyre pensait à peu près de même : il enseignait qu’il n’appartient qu’à la philosophie de nous unir avec le Dieu suprême, et il n’attachait à la théurgie qu’une importance secondaire ; mais Jamblique et l’auteur, quel qu’il soit, du livre sur les Mystères égyptiens firent un pas de plus. Sans s’arrêter à la philosophie, ni à la contemplation, ni même à l’extase, ils établirent ou crurent établir par le moyen du raisonnement que le pouvoir de nous unir à Dieu réside uniquement dans la vertu hiératique ou théurgique.

Proclus se jeta, lui aussi, dans ces voies qui n’étaient plus celles de la science. Incontestablement Proclus est un philosophe de forte race : à une immense érudition, à la science de tout ce qu’on pouvait savoir de son temps, aux talens de l’écrivain, du versificateur et même du poète, il joint la vigueur de la réflexion et une rare puissance de combiner les idées et de coordonner les diverses parties d’un système. En même temps il a la prétention de concilier toutes les religions entre elles et avec la philosophie. Il va jusqu’à dire que le philosophe doit être le pontife de l’univers. Or, tandis qu’il travaille à cet accord de tant d’élémens divers, d’évidentes prédilections l’entraînent d’une part vers le platonisme, de l’autre vers les oracles chaldéens où Dieu était représenté comme un abîme. Ce sont bien là les deux termes que surtout il s’efforce de réunir et de mettre en harmonie. Il répétait que, s’il en était le maître, il ne laisserait circuler que le Timée de Platon et les oracles de Zoroastre. Là est pour nous le secret des violences que Proclus a fait subir aux plus hautes pensées de Platon. Là aussi est la cause de sa passion pour les opérations théurgiques. Proclus adresse des hymnes et des sacrifices aux dieux de tous les pays, à ceux de la Grèce comme à ceux des Arabes et des Égyptiens ; mais c’est le dieu de Jamblique que son âme cherche au-dessus des autres divinités, et c’est à la puissance théurgique qu’il aspire. Phénomène étrange et bien digne des plus sérieuses méditations, ce même Proclus qui n’osait pas nommer Dieu et qui, comme certains modernes, aurait craint de le rabaisser en lui attribuant seulement l’existence, Proclus, par de ridicules incantations et en prononçant des mots inintelligibles empruntés aux barbares, usurpait la puissance divine elle-même, commandait aux élémens, guérissait ses amis malades, prévoyait en songe sa destinée future et connaissait en dormant que l’âme qui lui était échue en partage n’était autre que celle de Nicomaque le Pythagoricien. Ce grand esprit, ce pénétrant génie se mettait à l’école d’une femme, Asclépigénie, fille du second Plutarque, et apprenait d’elle le sens, l’usage, l’efficacité des superstitions chaldéennes. On pourrait, il est vrai, alléguer à la décharge de Proclus que tous ses contemporains en étaient là. Cependant on verra que sa doctrine théologique n’était pas de nature à l’affranchir du joug de ces folles imaginations[4].

Ce qui prouve encore que, quoique Grec, quoique possédant à fond la philosophie grecque, quoique disciple avoué de Platon, dont il a commenté les plus importans dialogues, Proclus avait cédé à l’attrait prédominant des conceptions théologiques de l’Orient, c’est le rang inférieur qu’il assigne aux dieux de la Grèce dans sa hiérarchie des divinités. Moins ébloui par la contemplation vertigineuse d’un dieu sans détermination, semblable au vide ténébreux d’un abîme et égal au néant, il eût compris et retenu, en la perfectionnant, la méthode que Platon avait appliquée à l’interprétation des mythes du paganisme. L’auteur du Timée et du Cratyle avait été, pour parler le langage de la science moderne, un symboliste de génie. Il avait vu, non pas le premier, mais avec une puissance d’intuition toute nouvelle, que chacune des divinités de l’olympe cachait, sous des formes plus ou moins grossières, soit la conception de Dieu lui-même, soit la notion de l’un quelconque des attributs divins. D’une main délicate et prudente, il avait osé dégager du sein des fables poétiques et populaires le sens religieux qu’elles enveloppaient. Pour faire monter les esprits du polythéisme au monothéisme, pour élever sans violence la conscience générale jusqu’à la hauteur des plus pures idées philosophiques, il avait établi entre le dieu de sa théodicée et le grand dieu des Hellènes d’habiles similitudes. Si le dieu de la République est la source de l’être et de l’essence, le Jupiter du Cratyle est le père de la vie. Une tradition religieuse considérait Athéné (Minerve) comme la fille de Jupiter, née de son cerveau : Platon s’empare de cette fable, et, profitant ingénieusement des apparences étymologiques, il fait d’Athéné, déesse de l’intelligence et de la pensée, la pensée même de Dieu, Theou noesis, ramenant ainsi à l’unité d’un seul être Dieu et son intelligence, que le mythe avait séparés. Nous ne prétendons pas que ce système d’interprétations fût infaillible, et que Platon n’ait jamais altéré les mythes primitifs, ces fleurs de l’imagination religieuse que l’on ne touche guère sans les flétrir. Toujours est-il que le profond philosophe employait le seul moyen qu’il y eût de sauver la religion grecque vieillissante : il en recueillait les germes féconds et les semait dans le terrain neuf et riche de la métaphysique spiritualiste, qui en devait transformer la sève. Au lieu de suivre cet exemple, que fit Proclus ? Des choses contradictoires, quoiqu’elles attestent une parfaite sincérité et une grande vigueur d’esprit. Païen croyant, pratiquant et dévoué, s’il l’eût fallu, jusqu’au martyre, il aspire à conserver toutes les divinités mythologiques ; mais il veut en même temps rester fidèle à sa théorie des hypostases et concilier une doctrine où Dieu n’est rien, pas même l’Être, avec cette mythologie où l’idée et le sentiment de la vie surabondent. Une telle conciliation était jusqu’à un certain point possible dans le pur platonisme, qui affirmait énergiquement en Dieu l’être, la vie, l’intelligence ; dans le néoplatonisme de Proclus, elle était impraticable et elle avorte. Jetez les yeux sur le tableau hiérarchique des puissances divines qui résume la symbolique de Proclus[5] : Jupiter n’y est qu’au cinquième rang, et Athéné, cette Minerve si parfaite, qui aux yeux de Platon était l’Intelligence divine, Athéné, que Proclus lui-même adorait d’un cœur si fervent, tombe au sixième groupe, entre Vesta et Mars, et n’est plus qu’une divinité conservatrice et subalterne. Les intentions de Proclus encore une fois étaient excellentes ; mais traiter ainsi le paganisme, en reléguer les plus hautes conceptions si bas, au-dessous de l’Un ineffable et des intelligibles, ce n’était ni le relever, ni le transformer, ni le sauver : c’était en réalité lui donner le coup de grâce.

L’étendue de l’esprit de Proclus et les qualités grecques de son génie atténuent néanmoins à chaque instant les effets négatifs de sa méthode mystique, fondée, on le verra bientôt, sur la seule abstraction. S’il n’avait cru qu’à son Dieu suprême, dont le langage humain ne pouvait rien dire, il n’aurait plus eu qu’à se taire, et la philosophie était morte. Par bonheur, ces divinités grecques, qu’il maintient en les abaissant, participent du Dieu absolu et gardent quelque chose de leur antique nature : par là elles sont à la fois plus pures que les dieux d’Homère et d’Hésiode et plus vivantes que le dieu innommable des Orientaux. Il est donc permis encore d’en parler, bien plus de les prier, de les célébrer, de les chanter en vers. De là ces hymnes de Proclus, quelquefois ternes, pâles, semblables à de médiocres pastiches d’Homère, mais parfois aussi animés de je ne sais quel souffle nouveau. M. Cousin les caractérise en maître quand il parle de « ces hymnes empreints d’une mélancolie profonde, où, désespérant de la terre et l’abandonnant aux barbares et à la religion nouvelle, il se réfugie un moment en esprit dans la vénérable antiquité, avant de se perdre dans le sein de cette unité absolue, objet constant de toutes ses pensées, suprême asile de ses misères. » Oui, une immense tristesse, mais en même temps de fermes espérances, voilà les sentimens qui, dans les jours mauvais, soutiennent ceux qui comme Proclus ont gardé la jeunesse du cœur et la chaleur de l’âme. Pour ceux-là, rien n’est jamais complètement perdu, pas même l’inspiration poétique. Cette inspiration, nous l’avons retrouvée en plusieurs endroits des chants de Proclus, mais surtout à la fin de son hymne à Athéné Polymétis, dont nous essayons de traduire ici les vingt-trois derniers vers.


«… Écoute-moi, ô toi dont le visage rayonne de pures clartés, donne-moi un paisible refuge, à moi qui suis errant sur cette terre. Donne à mon âme les pures lumières qui brillent dans tes paroles sacrées. Donne-moi la sagesse et l’amour, et souffle à cet amour la force, toute la force qui, du sein des terrestres vallées, m’enlèvera vers l’olympe jusqu’aux demeures du Père excellent. Et si quelque faute honteuse pèse sur ma vie (car combien sont nombreuses, combien diverses les actions impies que je commets, insensé que je suis, ma conscience troublée me le dit assez), pardonne-moi, déesse miséricordieuse et tutélaire ; ne permets pas que les châtimens redoutables me dévorent comme une proie, moi qui, prosterné contre terre, implore la grâce de t’appartenir. Donne à mon corps, à mes membres une santé puissante, inaltérable ; éloigne de moi l’essaim des maladies aiguës qui épuisent la chair. Oui, je t’en conjure, ô souveraine, calme de ta main divine la violence de mes sombres douleurs. Au navigateur qui traverse la vie n’envoie que les souffles les plus doux. Donne-lui l’hyménée, des enfans, la gloire, le bonheur, l’aimable sérénité, l’éloquence, l’amitié et son doux langage, la vive intelligence, la force contre le malheur, un haut rang dans la cité. Exauce, exauce-moi, ô ma reine ; je viens à toi chargé de prières, parce qu’une cruelle nécessité me presse ; prête à ma voix une oreille favorable. »



Dans ces vers touchans, presque pathétiques par instans, on trouve l’attitude humiliée et l’accent contristé du pénitent, le sentiment douloureux de l’humaine misère, et aussi cet amour de la vie présente et de ses biens qui remplissait les âmes grecques[6]. Cependant le philosophe spiritualiste, le mystique fervent y parle plus haut encore que le païen dévot, et quand Proclus implore Athéné sa protectrice, c’est un autre dieu qu’il contemple et qu’il aspire à posséder. Quel était donc ce dieu ineffable ?

II.

On ne se propose pas ici d’exposer à nouveau la théodicée de Proclus telle qu’elle est développée dans la Théologie selon Platon, dans les Élémens de théologie et aussi dans les grands commentaires sur quelques dialogues de Platon, notamment dans les commentaires sur le Premier Alcibiade et sur le Parménide, qui étaient inédits avant M. Cousin. On voudrait seulement reproduire en quelques pages les traits essentiels des dernières doctrines néoplatoniciennes sur Dieu et sur les attributs divins, étudier à cette occasion les lois qui régissent et dominent la raison humaine, appliquée à la recherche de la cause suprême. Ces lois, qui constituent la méthode en théodicée, sont de nos jours méconnues ou contestées, non qu’elles soient à découvrir, mais peut-être parce qu’elles ne sont pas encore suffisamment fixées. Ces lois sont-elles psychologiques ou logiques, ou métaphysiques, ou bien sont-elles marquées à la fois de ce triple caractère ? Nulle part mieux que dans Proclus elles ne se montrent sous leurs aspects divers, tour à tour suivies, violées, puis obéies de nouveau. Ces lois, que la philosophie spiritualiste avait heureusement élucidées pendant le cours des siècles, Hegel les a mêlées et confondues. En cela, et malgré de notables différences, il a suivi l’exemple de Proclus, pour qui, à part certaines réserves, il a maintes fois exprimé ses prédilections. Ainsi revenir au vieux Proclus, c’est rester à beaucoup d’égards sur le terrain philosophique de notre âge et agiter des questions contemporaines.

Rendons tout d’abord à Proclus la justice de reconnaître qu’il repousse catégoriquement la doctrine du hasard. Avant lui, Platon dans les Lois, Aristote dans la Physique, Plotin dans la troisième Ennéade, avaient écarté cette absurde explication de l’origine des êtres. Ils avaient compris que, le hasard n’étant rien ou n’étant qu’un accident fortuit, il répugnait à la raison de rendre compte par ce vain mot de l’ordre universel. Même à sa dernière heure, la philosophie grecque se révoltait contre un pareil non-sens, et Proclus déclarait qu’admettre le hasard, c’est renoncer à la science. On n’oserait plus aujourd’hui essayer de ramener dans la discussion des grands problèmes ce chimérique fantôme du hasard, si cher à certains matérialistes du siècle dernier ; mais, qu’on le sache ou non, on l’évoque d’une autre manière quand on supprime les causes et la métaphysique, ou bien quand on n’admet que des séries indéfinies de phénomènes dont chacun n’est que l’effet du précédent, sans que la chaîne se puisse terminer à un premier principe qui soit cause sans être effet. Proclus croit à quelque chose d’incorporel qui n’a pas été produit et qui a produit tout ce qui existe. Par là, il appartient à la grande famille des métaphysiciens spiritualistes, et jusque-là il est platonicien.

Il est encore métaphysicien spiritualiste en cet autre point qu’il fait de la psychologie la base de la théodicée. Il enseigne que l’âme doit se connaître elle-même et qu’elle possède dans sa propre nature de quoi s’élever jusqu’à Dieu. Plus la science marche, plus elle s’assure que cette route est la bonne ; mais il faut la bien suivre, tandis que Proclus ne tarde guère à l’abandonner. Son siége est fait d’avance : sa doctrine sur Dieu, il a beau dire qu’il la cherche, elle est toute trouvée. Dieu est l’unité pure : la connaissance de l’âme doit nous conduire à Dieu ; nos facultés devront donc nous conduire, bon gré, mal gré, à l’unité pure. De là cette théorie, qui avait quelques racines dans le passé, mais que Proclus pousse à outrance et qui consiste à soutenir que le semblable est connu par le semblable. « Nous connaissons, dit-il presque au début de la Théologie selon Platon, nous connaissons le sensible par la sensation, le vraisemblable par l’opinion, la vérité déduite par le raisonnement, l’intelligible par l’intelligence. » Jusque-là, cette psychologie est vraie et peut se justifier. Par malheur, le philosophe ne s’arrête pas dans sa marche. Il continue et dit : « De même c’est par l’unité (de notre nature) que nous connaissons l’Un parfait » Ce dernier principe est ce qui, dans Proclus, a particulièrement charmé Hegel : il signifie en effet qu’au plus haut de la connaissance l’esprit de l’homme ou le sujet est identique à son objet, c’est-à-dire à Dieu. Or l’identité du sujet et de l’objet est, comme on sait, une des propositions essentielles de l’hégélianisme. Il n’y a pas beaucoup de différence entre cette proposition et cette autre, assez moderne, que Dieu n’existe que dans l’esprit de l’homme. Pour Proclus, il est vrai, l’identification de l’âme humaine avec Dieu n’était point constante : elle ne s’opérait que par le suprême effort de l’extase. Toujours est-il qu’aux yeux du philosophe néoplatonicien cette unification se produisait au moyen de ce qui, dans notre âme, est purement un. Or cela ne se comprend pas. Lorsque la psychologie enseigne que l’âme humaine a certaines facultés intellectuelles, par exemple le raisonnement et la raison, lorsqu’elle ajoute que le raisonnement atteint tels objets et la raison tels autres, il n’est pas d’esprit un peu ouvert qui n’entende ce langage ; mais que l’unité, qui n’est qu’un caractère de notre âme, et qui ne saurait d’aucune façon être considérée comme une faculté de connaître, saisisse et conçoive l’unité de la nature divine, c’est une énigme métaphysique qu’il faut renoncer à déchiffrer.

D’ailleurs Proclus a jugé qu’il y avait lieu de démontrer l’existence de Dieu, et sur ce terrain il est plus aisé de le suivre. Cette partie de sa doctrine est remarquablement belle et forte : son génie analytique y déploie ses meilleures ressources. Il y a dans son argumentation quelque chose de l’essor de Platon, de la rigueur d’Aristote et de l’intuition sereine de saint Anselme. Ce n’est point que les trois preuves qu’il propose soient également saisissables et irréprochables en tout leur développement. La première en particulier, qui se fonde sur l’idée de l’unité, est obscure et subtile. Négligeons-la, et ne parlons que des deux autres, dont nous omettrons ce qui rebuterait absolument le lecteur. La seconde est appuyée sur la notion et le désir du bien. Tous les êtres, dit Proclus, désirent le bien ; or ce bien ne peut pas être identique aux êtres qui le désirent, car alors ces êtres seraient le bien lui-même, et n’auraient plus à désirer ce bien qu’ils posséderaient ; donc le bien est antérieur à tous les êtres qui le désirent. Ce raisonnement équivaut à celui que fait la théodicée moderne quand elle dit, en substituant le mot parfait au mot bien : Je désire et je conçois le parfait ; si ce parfait n’est pas la perfection suprême, j’en conçois un autre qui est la suprême perfection, et celui-ci est le vrai parfait que ma raison affirme. Ainsi il existe un être qui est la perfection absolue, et cet être c’est Dieu. — Voici enfin, brièvement résumée, la troisième preuve de Proclus. Il faut une cause première. Supposez en effet qu’une telle cause n’existe pas : dans cette hypothèse, ou bien il n’y aura plus d’ordre dans l’univers, ce qui est faux, ou bien les causes, se produisant mutuellement, formeront un cercle où chacune d’elles sera effet autant que cause, de sorte qu’il n’y aura pas de véritable cause, — ou bien enfin on ira à l’infini dans la poursuite des causes ; mais la science doit s’arrêter dans cette recherche, ou n’être plus la science. Donc il y a une cause première de laquelle tous les êtres émanent.

Hâtons-nous de le remarquer : si ces deux dernières preuves de l’existence de Dieu ne sont pas valables, aucune ne vaut, car la science actuelle n’en a pas d’autre à offrir ; mais elles n’empruntent nullement leur solidité, reconnue par tant d’écoles, à l’idée fondamentale du néoplatonisme. Cette idée, on le sait déjà, c’est que Dieu est l’unité, et rien que l’unité, c’est-à-dire, quelque chose de radicalement indéterminé. Dès le premier pas, Proclus, comme tous ceux qui de près ou de loin le suivent, est obligé de sortir de sa théorie pour rentrer dans la doctrine inévitable d’un Dieu déterminé et vivant. On ne redira jamais assez, surtout aujourd’hui, qu’un Dieu pareil à l’Un de Proclus ne toucherait d’aucun côté notre intelligence, que nous n’en aurions ni le plus vague sentiment, ni l’idée la plus confuse, que personne n’y penserait et que nul ne songerait à démontrer qu’il existe. Au vrai, le philosophe qui se prouve à lui-même ou qui prouve aux autres que Dieu est réellement ne découvre pas Dieu, il ne le prouve même pas ; il s’assure seulement, et il assure ceux qui l’écoutent ou le lisent, que la raison ne peut nier Dieu sans se nier elle-même. Qui ne voit toutefois que s’assurer qu’on ne peut nier l’objet d’une idée, c’est déjà connaître cet objet, tout au moins le concevoir ? Et comment concevoir un objet absolument indéterminé, puisque l’indéterminé pur est insaisissable à la pensée ? Quelque idée de Dieu, par conséquent l’idée de quelque détermination ou d’une certaine manière d’être en Dieu, est indispensable à qui parle de Dieu. Rien ne sortira jamais de rien. Pour déduire quoi que ce soit d’une idée, il faut supposer que cette idée contienne plus que le rien. Pour traiter du Dieu indéterminé, force est bien de le déterminer à l’avance et de mettre un peu de vie dans la notion qu’on en pose dès le début. Hegel n’a pas éludé cette loi ; sa première trilogie de l’être, du non-être et du devenir contient le devenir, qui est une façon déterminée, quoique fuyante, d’exister. Avant Hegel, Proclus avait subi cette nécessité imposée à la connaissance humaine. Au lieu de se contenter, comme Plotin, de poser au faîte des existences l’Un, d’où émaneront tous les êtres, Proclus tente de prouver l’existence de l’Un, qui est, dans sa pensée, aussi indéterminé que l’Être de Hegel, identique au non-être, l’a été plus tard. Voilà cependant que pour faire accepter à la raison cet Être, cet Un, cet indéterminé, sans lequel sa doctrine s’écroulerait du sommet à la base, Proclus est contraint de déterminer son indéterminé et de l’appeler le bien et la cause, bref de le baptiser des noms les plus significatifs et les plus déterminans que contiennent les dictionnaires du sens commun et de la science. Son système débute par une contradiction flagrante qui le suivra jusqu’à ses derniers développemens.

Proclus a lui-même aperçu cette inconséquence ; il a voulu la justifier. Y a-t-il réussi ? On doit se le demander, car, s’il a eu le droit de la commettre, d’autres ont eu aussi après lui ou auront encore dans l’avenir ce même droit. Sa théorie des attributs de Dieu nous l’apprendra. En effet, l’impossibilité de rien attribuer au premier principe y est érigée en doctrine régulière et scientifique. C’est aujourd’hui une crainte très vive et très sérieuse chez certains esprits que celle de rabaisser Dieu en le revêtant des puissances et des facultés de l’âme humaine, ces puissances fussent-elles conçues comme agrandies jusqu’à l’infini. On redoute l’anthropomorphisme, et on a raison ; mais la philosophie en est-elle donc réduite à la triste alternative de choisir entre l’anthropomorphisme et un Dieu égal à zéro ? Platon ne l’avait pas cru : il avait considéré comme impies ces fables poétiques où les dieux se souillaient des plus honteuses passions et donnaient aux hommes les pires exemples ; néanmoins le Dieu que sa raison avait conçu était quelque chose, disons mieux, ce Dieu était quelqu’un, et quelqu’un de parfait. Proclus est trop platonicien et trop religieux pour avouer que son Dieu soit un pur néant. Et cependant il n’ose appliquer à la connaissance du principe inaccessible et ineffable qu’une méthode négative. Il lui répugne d’employer à cette occasion ce qu’il appelle la trompeuse analogie, c’est-à-dire cette sorte d’induction dont nous parlions tout à l’heure, et qui consiste à transporter en Dieu nos propres perfections revêtues d’infinitude. Nier de Dieu toutes les qualités des êtres lui paraît le plus sûr ; mais, par un détour imprévu, il transforme ses négations en véritables affirmations. Il prétend que refuser à Dieu une qualité, c’est lui accorder, lui reconnaître la puissance de créer cette qualité en dehors de sa nature. À l’en croire, quand on dit : Dieu n’est pas l’intelligence, c’est comme si l’on disait : Dieu a le pouvoir de produire l’intelligence. Quand on dit : Dieu n’est pas l’âme, c’est comme si l’on disait : Dieu a le pouvoir de produire l’âme. Si Dieu était quelque chose, il ne produirait aucune chose. Le manque, le défaut dans le premier principe est, dit encore Proclus, le signe non certes de l’infériorité et de la privation, mais au contraire de la prééminence. Ainsi Dieu ne sera rien de ce qu’on affirme des créatures, en vertu de ce principe que tout producteur doit être supérieur à son produit, toute cause supérieure à son effet. — Certes l’évidence de ce principe n’est pas un seul instant contestable, mais Proclus l’a-t-il bien compris, et de quelque façon qu’il l’ait entendu, y est-il du moins resté fidèle ?

Proclus recommande aux philosophes, dans un de ses ouvrages intitulé les Dix doutes sur la Providence, de prendre pour guide Mercure, qui inculque aux âmes les vérités du sens commun. Il ne veut pas dire, en parlant ainsi, que la philosophie soit condamnée à ne pas dépasser les limites du sens commun, mais bien qu’elle est tenue d’en respecter les principes alors même qu’elle les développe. Eh bien ! Proclus a oublié que le sens commun mesure à sa manière la valeur des êtres qu’il connaît, qu’il place les uns au-dessus des autres, qu’il établit entre eux des degrés d’infériorité et de supériorité. Pour le sens commun, un être est supérieur à un autre être, lorsque le premier possède une qualité qui manque au second, ou bien encore lorsque celui-là, semblable d’ailleurs à celui-ci, l’emporte par un développement plus grand et plus complet des qualités communes à l’un et à l’autre. Essayez de lui faire accroire que le comble de la supériorité est précisément l’absence, non-seulement de toute perfection, mais de toute qualité quelconque : vous n’y parviendrez jamais. La philosophie, dont les vues sont plus hautes et plus larges que celles du sens commun, doit-elle, sur ce point, se montrer de meilleure composition ? Elle ne le pourrait pas, le voulût-elle. La raison l’oblige à soutenir que l’être supérieur à tous les autres est celui en qui les puissances les plus hautes résident au suprême degré. Or la pensée de Proclus est fort différente. Selon ce philosophe, le principe suprême est simplement celui dont le caractère essentiel se retrouve dans tous les êtres sans aucune exception ; mais, à son sens, l’unité est le seul caractère commun à tous les êtres : donc le premier principe est l’unité pure. Qu’après cela l’unité pure ne soit qu’une abstraction creuse, peu lui importe ; que cette unité vide exclue toute qualité, il ne s’en inquiète pas. L’unité est ce que l’esprit rencontre partout : c’est assez ; Dieu sera l’unité, rien de plus. Cependant que deviennent dans cette théorie les droits du sens commun et ceux de la raison ? Ils deviennent ce qu’ils peuvent. Cela ne regarde plus Proclus, ou plutôt le sens commun et la philosophie se vengent, ils rentrent à l’improviste dans le système d’où on les a repoussés et arrachent à Proclus cet aveu : Dieu est une cause, il est la cause de tout. En d’autres termes, Dieu, qui n’a pas d’attributs, possède néanmoins le suprême attribut, la puissance.

Hegel est plus d’accord avec lui-même, du moins au début de son mouvement dialectique. Il place au point de départ l’être pur, l’être indéterminé, l’être dépouillé et nu ; mais il sait ce qu’il fait, et, sauf à se contredire bientôt, il confesse que son être pur est identique au néant (das Nichts). Proclus n’a point cette intrépidité. Il réduit bien son premier principe à la dernière nullité, il lui ôte courageusement l’être, la vie, l’éternité, l’intelligence, l’âme, le mouvement, la liberté ; il va même plus loin, il avertit qu’en nommant Dieu le Bien et l’Un, il ne prétend rien affirmer de son intime nature. Toutefois, cette œuvre d’anéantissement une fois consommée, il en nie les effets et s’écrie : « N’allez pas croire qu’un tel Dieu ne soit rien ! Il n’est pas tout non plus ; il est le principe et la fin de tout. » Soit. Les critiques les plus concilians trouveront cependant quelque difficulté à comprendre cette théodicée, et à concevoir par exemple qu’une cause productrice dépourvue d’intelligence soit supérieure à l’intelligence parfaite et consciente d’elle-même. Pascal a dit avec autant de force que d’éclat : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » Cette phrase célèbre n’est si éloquente que parce qu’elle exprime une profonde vérité psychologique dont la métaphysique doit profiter sous peine de n’agiter que d’arbitraires hypothèses. La science philosophique ne connaît réellement qu’une seule cause digne de ce nom. Cette cause, c’est l’âme humaine agissant librement, c’est-à-dire sciemment. Ôtez à cette cause l’intelligence de ses actes, elle déchoit de son rang de cause et tombe au rang des forces fatales et aveugles. En cet état, est-elle supérieure à ce qu’elle était quand elle possédait la conscience ? Qui osera répondre que oui ? Inconscient, dénué d’intelligence, le dieu de Proclus est une cause inférieure à l’intelligence qu’il produit. Que ceux qui estiment que la nature divine nous est à jamais inaccessible gardent le silence sur les attributs de Dieu, ils seront du moins conséquens avec eux-mêmes ; mais qu’après avoir mis la connaissance des perfections absolues au-dessus et en dehors de la science, ils donnent pour cause à des œuvres où brille l’intelligence et à des êtres doués de raison un Dieu nul comme celui de Proclus, ou une molécule chimique comme les récens matérialistes, n’est-ce pas trop oublier les lois de la raison et les principes sans lesquels elle flotte comme un navire privé du gouvernail et de boussole ?

Ce qui vient d’être dit suffit à réfuter la théorie néoplatonicienne des hypostases. On n’y insistera pas davantage. Arrêtons-nous un peu plus longtemps sur l’acte par lequel Dieu, chez Proclus, engendre son premier produit, parce que là nous rencontrons Hegel et tous les panthéistes modernes. Je ne sais si le problème de la création sera jamais scientifiquement résolu. Peut-être quelque jour le vol plus puissant des facultés humaines les portera-t-il jusque dans les profondeurs de ce mystère. En attendant, la circonspection de l’école spiritualiste, qui se borne à dire que Dieu est le créateur de l’univers sans prétendre savoir comment il le crée, a sur l’audace des panthéistes l’avantage d’éviter des explications incompréhensibles qui n’expliquent rien et propagent les chimères. N’est-il pas provisoirement plus sage de réserver le problème que d’adhérer par exemple à la théorie hégélienne ? Dans un travail clair et nerveux, M. Paul Janet a soigneusement analysé la dialectique de Hegel, sondé le principe d’où elle part et démontré que ce principe est stérile, et impuissante la méthode qui se flatte de le féconder. Cette discussion n’est pas à recommencer. On nous permettra seulement d’indiquer dans Proclus les origines du procès hégélien, c’est-à-dire de ce développement par lequel l’être indéterminé devient successivement tous les êtres de l’univers. De frappantes analogies, mêlées, il est vrai, de notables différences, rapprochent en ce point Hegel et Proclus.

Dans ses Leçons sur l’Histoire de la Philosophie, Hegel donne des éloges à Plotin ; mais il lui préfère Proclus, dont la méthode lui semble moins arbitraire, moins chargée de métaphores, plus systématique, plus régulière et plus conforme à la dialectique de Platon. Il est certain que toutes les fois que Plotin a tenté d’expliquer le passage du premier principe aux êtres qui émanent de lui, il s’est borné à accumuler de brillantes images. C’est tantôt un vase trop plein qui déborde, tantôt le rayonnement d’une lumière qui s’échappe de la cause sans troubler sa quiétude, tantôt quelque chose de pareil à des parfums qui, tant qu’ils durent, embaument de leurs exhalaisons tout ce qui les entoure. Proclus, que M. Cousin a bien nommé l’Aristote de l’école d’Alexandrie, rejette, lui aussi, ou croit rejeter les métaphores de Plotin, comme Aristote dédaignait celles de Platon. Il reste néanmoins à savoir si ce qu’il apporte vaut mieux que ce qu’il élimine. La grande difficulté du système des émanations est de rendre fécond le premier principe, qui n’est que l’unité abstraite, sans plus, et d’en tirer des existences. Ou bien il n’y aura dans l’univers de Proclus rien que la seule unité, ce qui n’est pas admissible, ou bien il est nécessaire que ce principe des êtres sorte de lui-même, se multiplie, se plurifie. Toutefois, en se multipliant, il doit rester lui-même et conserver intacte son ineffable unité. Et n’oubliez pas que ce principe n’a ni intelligence, ni volonté, ni aucun attribut quelconque qui l’incline à produire les êtres. Le Dieu de Platon crée le monde parce qu’il est bon, exempt d’envie, et qu’il veut qu’il existe des êtres autant que possible semblables à lui. Le Dieu de Proclus n’est que l’un, de même que le premier principe de Hegel n’est que l’être pur. Comment l’unité, n’étant que l’unité, produira-t-elle autre chose qu’elle-même ? comment par exemple produira-t-elle l’intelligence ? À cette question, Proclus répond : « L’unité s’abaisse, et en s’abaissant elle produit des unités à la fois semblables et inférieures à l’unité productrice. Or ces unités particulières et inférieures sont comme la fleur et les sommets des intelligences. Et ainsi, en produisant les unités inférieures, l’unité suprême produit du même coup les intelligences. » Arrêtons-nous là et voyons si cette production des unités et de l’intelligence par l’unité première est possible et légitime, car si elle ne l’est point, dès son premier pas la dialectique de Proclus est paralysée. Avec un peu d’attention, le lecteur comprendra aisément ce que nous allons dire.

Recourons à une comparaison qui n’est pas dans Proclus, mais qui nous aidera à l’entendre. Supposons que j’aie un vase rempli d’eau et que je l’incline : qu’en tombera-t-il ? De l’eau évidemment, des gouttes d’eau qui, dans leur chute, se diviseront de plus en plus. Si je prétends qu’à un certain point de leur chute ces gouttes d’eau deviennent du vin sous prétexte qu’elles sont comme la fleur et le sommet du vin, vous croirez que je raille, ou, si vous pensez que je parle sérieusement, vous avouerez ne pas comprendre comment ces gouttes d’eau deviennent du vin. Reprenez maintenant la théorie de Proclus. Son unité pure, c’est l’idée générale et abstraite de l’unité. S’abaisser, dans la langue de Proclus, signifie quelque chose de très clair pour qui sait l’entendre : ce mot exprime le mouvement d’une idée qui, de générale qu’elle était, se transforme en se divisant, et se décompose en toutes les idées particulières qu’elle comprend. Ainsi procède l’unité de Proclus : elle produit les unités inférieures, comme l’idée générale produit les idées particulières enfermées dans sa compréhension, ou, si vous voulez, comme une masse d’eau produit, en se divisant, toutes les gouttelettes qu’elle comprenait. Il semble que jusque-là Proclus ne dise rien que de vrai ; pas du tout, déjà il se trompe. Voyez plutôt : une idée générale ne se brise pas, ne se divise pas toute seule en ses idées particulières ; cette division, il faut qu’un esprit, le mien ou le vôtre, l’accomplisse, de même que l’eau ne sortira pas du vase dont j’ai parlé, si une main ne le vient incliner. Cependant, au moment où l’unité de Proclus, qui est proprement une idée générale, s’abaisse, c’est-à-dire se brise en ses unités inférieures, il n’existe encore aucun esprit, ni humain ni divin, pour la diviser en ses multiples, et elle-même ne possède aucune force, aucune faculté capable d’opérer cette division. Donc, quoi qu’en dise Proclus, son unité restera unité ; elle ne s’abaissera pas, elle ne se divisera pas, elle ne produira rien, et rien ne viendra au monde.

Ce n’est pas tout. Accordez au philosophe que cette impossibilité devienne possible ; admettez qu’un vase plein d’eau épanche l’eau qu’il contient sans que personne ne l’incline, concédez-lui que son unité morte, inerte, indéterminée, prenne je ne sais où, puise, si l’on veut, dans son néant même la force de se diviser : que produira cette division ? Évidemment rien autre chose que le morcellement du tout primitif. En se brisant, l’unité produira des unités pareilles à la première, abstraites et indéterminées. Par quel miracle ces unités se changeraient-elles en autant d’intelligences ? On ne le voit pas. Entre l’unité pure et l’intelligence il y a un abîme. De l’une à l’autre, il faudrait un passage. Ce passage, ce n’est pas l’abaissement, nous l’avons prouvé. Le dieu de Proclus n’est donc ni un principe, ni une cause, ni une source d’êtres. Il n’est rien, il ne fait rien et ne peut rien faire. Pourquoi ? Parce que ce dieu est radicalement indéterminé, parce que c’est au fond une négation pure, et qu’en théodicée la méthode négative adoptée par Proclus ne mène qu’au néant.

Chose remarquable, et qui justifiera les développement dans lesquels on vient d’entrer, Hegel, à part la différence des termes, procède comme Proclus, et sa dialectique, comme celle du penseur néoplatonicien, présente dès le début un vice qui l’arrêterait court, si l’auteur de la Logique, par une frappante inconséquence, ne se hâtait d’introduire dans ses déductions des notions empruntées à l’expérience. Mais si Proclus s’est fourvoyé au point de départ, si sa méthode est absolument impuissante, où donc a-t-il puisé sa doctrine de la Providence, admirable à tant d’égards ? C’est qu’il a presque constamment employé, à son insu, la méthode analogique ou plutôt l’induction rationnelle, qui est aussi féconde que la méthode négative est stérile. Il faut montrer maintenant quel parti il a tiré de cette méthode, à quel maître il l’avait empruntée et quels services cette méthode, complétée et corrigée, pourrait rendre à la science actuelle.

III.

On a raison d’admirer l’école d’Alexandrie. Chez les principaux philosophes qui l’ont illustrée, il y a un souffle, une profondeur, une étendue, une puissance d’intuition métaphysique sans lesquels l’influence du néoplatonisme, qui s’est prolongée à travers le moyen âge et la renaissance jusqu’à nos jours, serait tout à fait inexplicable. Les grands monumens que Plotin et Proclus ont légués à la postérité, ceux au moins qui sont arrivés jusqu’à nous, renferment de remarquables parties où brillent d’éclatantes vérités. Pourtant l’élément solide et durable de leurs doctrines, ce n’est pas en eux-mêmes qu’ils l’ont trouvé, ce n’est pas à leurs méthodes personnelles et favorites qu’ils le doivent. Proclus vise à concilier Platon avec l’Orient ; mais rarement il y réussit. Tantôt il penche du côté du panthéisme, et il y tombe : alors le Dieu qu’il célèbre s’évanouit dans le vide de l’abstraite unité ; tantôt, par un mouvement contraire, il revient à Platon, et aussitôt son Dieu s’anime et vit. Ce qu’il y a de singulier, c’est que dans l’une comme dans l’autre évolution il s’imagine toujours platoniser. C’est de sa part une pure illusion. Quand il emploie réellement la dialectique platonicienne, il abandonne la sienne propre, il mine sa théorie du Dieu indéterminé, et quand il reste fidèle aux procédés alexandrins, il suit une voie que Platon n’a jamais suivie dans ses recherches sur la nature et sur les attributs de Dieu. Les deux méthodes qui se disputent en quelque sorte la pensée de Proclus, et qui tour à tour la maîtrisent, sont aussi celles qui se partagent les métaphysiciens d’aujourd’hui. La double théorie de Proclus sur la Providence nous permettra de voir fonctionner les deux instrumens scientifiques et de juger lequel est le meilleur. Décomposer et décrire le véritable organum de la théodicée serait l’un des plus grands services que l’on pût rendre en ce moment à la philosophie.

Il est bien difficile d’affirmer Dieu et de nier en même temps la Providence. La Providence, c’est la cause de l’ordre du monde : or cet ordre est si évident et tellement inexplicable en l’absence d’une cause excellente qui le produise et le maintienne, que les athées sont obligés d’attribuer à la matière des vertus providentielles. Aussi est-ce sur l’idée de Providence que la famille et l’enseignement s’appuient à l’envi pour édifier dans les jeunes esprits la connaissance de Dieu. Cette preuve en effet a l’inappréciable avantage de parler éloquemment à toutes les facultés de l’homme : à ses sens par les spectacles de la nature, à sa conscience par la considération des résultats moraux de ses démarches bonnes ou mauvaises, à sa raison par la nécessité de rapporter des œuvres merveilleuses à une cause mille fois plus merveilleuse encore. Nous n’oublions pas que cet argument ne donne pas complète satisfaction aux purs philosophes, et que la notion métaphysique de l’infini s’y doit joindre, sans quoi le principe que l’on conçoit, quoique très grand, n’atteint pas la grandeur suprême. Toutefois, si cette manière d’envisager la Divinité n’est ni la seule ni la plus profonde, elle est incontestablement le vestibule de la théodicée : pour aller plus loin, il faut passer par là. Les facultés religieuses de l’homme y reçoivent doucement l’éducation première dont elles ont besoin, et les regards de la raison s’y habituent graduellement à des clartés de plus en plus resplendissantes ; mais parmi tous ces rayons qui partent de l’éternel foyer de lumière, il en est un que les beautés de l’univers et la sérénité de la conscience réfléchissent infailliblement, et dont les yeux les moins attentifs sont frappés. Ce rayon, c’est celui de l’intelligence divine. Que la cause de l’ordre physique et de l’ordre moral soit une cause intelligente, voilà ce que la raison comprend le plus tôt et le mieux. Parcourez les écrits où il est traité de la Providence, depuis l’entretien de Socrate avec Aristodème le Petit jusqu’au récent volume de M. de Rémusat intitulé Philosophie religieuse, et qui présente avec exactitude l’état actuel de la question : vous reconnaîtrez que la notion de providence enferme, implique nécessairement l’idée d’intelligence. Les stoïciens eux-mêmes, dont le Dieu est matériel, incorporé au monde et intérieur à son œuvre, ont mieux aimé attribuer la raison à la matière que d’admettre une providence dépourvue de raison, et si leur Dieu n’est que du feu, c’est du moins un feu intelligent, un feu artiste : solution inadmissible, mais qui démontre à quel point il est difficile de concevoir une Providence à laquelle l’intelligence manquerait. Cette difficulté ou plutôt cette impossibilité radicale, on l’affronte aujourd’hui. Proclus, lui aussi, l’avait affrontée. Ne parlons donc ici que de ce philosophe, et voyons comment il est sorti de la lutte que sur ce point il a engagée avec la raison.

Il a sur la Providence deux doctrines : l’une qui est le fruit de sa méthode négative, l’autre qui a sa source dans un procédé scientifique fort différent. Ces deux doctrines sont tellement distinctes qu’il n’y a pas moyen de les confondre. Proclus est religieux au plus haut degré ; le dogme de la Providence lui est cher, tellement cher, qu’il le défend éloquemment et fortement contre les objections qui avaient cours de son temps[7]. Toutefois il n’est pas moins attaché à sa conception alexandrine d’un Dieu ineffable, purement un, vide d’attributs. Il essaie donc de tirer l’idée de Providence de la notion abstraite de l’unité, et de prouver que la Providence ne doit pas descendre au niveau de l’intelligence. Pour y parvenir, il a recours à un subterfuge vraiment indigne d’un aussi grand esprit, et qu’on ne pourrait lui pardonner, si sa bonne foi n’était évidente. Il joue sur le mot pronoïa, lequel signifie dans la langue grecque, comme le mot Providence dans la nôtre, vue anticipée, préconnaissance des choses à venir. Ce sens, qui est le seul raisonnable, Proclus l’écarte ; il prétend que providence veut dire un être qui existe antérieurement à la connaissance, antérieurement à l’intelligence, de telle façon que la langue, cette expression spontanée du sens commun, semble témoigner en faveur de la méthode négative, et placer le dieu Providence au-dessus et en dehors de toute intelligence. Tout n’est pas décidé cependant ; la raison est moins complaisante que les mots, qui souffrent tout, et il reste à prouver qu’une Providence sans intelligence mérite encore son nom et joue dans le monde un rôle quelconque. Proclus le prouve en effet ; comment ? En disant que c’est par son être que Dieu produit tout, et que sa Providence n’est que son être même, rien que son être, antérieur et supérieur à tout attribut et à toute détermination. Cette explication est répétée à satiété dans le grand commentaire sur le Parménide, et chaque fois que Proclus la répète, il se persuade avoir atteint le comble de la clarté philosophique, tandis qu’il roule dans les ténèbres et dans le vide et que sa pensée n’embrasse que des ombres. Voilà où la doctrine du Dieu indéterminé peut jeter une belle intelligence. Voici maintenant comment une belle intelligence, par une sorte d’instinct de conservation philosophique, recule devant ces abîmes et revient à la vérité, au prix de plus d’une inconséquence. Ne pouvant rien faire de cette Providence, qui n’a pour toute puissance que son être et pour tout être que son unité, Proclus, devenu subitement aussi prodigue qu’il était avare, la pare d’une triple couronne de triples attributs. Il lui accorde d’abord la bonté qui constitue les êtres, la sagesse qui les conserve, la beauté dont l’attrait ramène les êtres à leur principe. À ces perfections il ajoute la volonté, la connaissance et la puissance, ou en d’autres termes la liberté, l’intelligence et la souveraineté, et afin de compléter ces dernières puissances, il proclame la Providence juste, véridique et universelle. Sans chercher si ces expressions ne sont pas autant de mots à la place d’autant de choses absentes, bornons-nous à remarquer que chacun de ces termes est une atteinte mortelle portée au principe de l’indétermination et à la méthode négative. Ou cette méthode est fausse, ou le dieu de Proclus doit rester sans attributs, dans sa nudité primitive et fatale.

Ce n’est pas tout : la doctrine de la Providence soulève une multitude d’objections redoutables. Parmi ces objections, les unes doivent être résolues, les autres infirmées, d’autres encore écartées. Or ce travail, très complexe dans le détail, se réduit à prouver que Dieu est bon, que le bien domine dans le monde, enfin que l’univers et l’homme sont tellement constitués, que le bien doit indéfiniment s’accroître et le mal indéfiniment diminuer. Soutenir ces trois propositions, c’est être optimiste, et optimiste de la bonne façon, car il y a une façon absurde de l’être. On professe un optimisme absurde, cruel, impitoyable, lorsqu’on se pique de démontrer que tout est toujours pour le mieux, et que tout malheureux est rigoureusement responsable de son propre malheur. Plotin ne s’est pas préservé de cet excès : il a divisé l’humanité en deux classes, les hommes dépravés et les lâches, et il a imputé à ceux-ci, à leur faiblesse, à leur timidité, le succès des méchans, comme si tout opprimé, tout infortuné, toute victime l’était nécessairement par sa faute ! Un autre optimisme moins barbare, mais plus niais, est celui que Voltaire a prêté à son Pangloss dans le roman de Candide. Ni l’un ni l’autre optimisme n’existe pas plus dans Leibniz, que Voltaire croit réfuter, que dans Proclus, dont Leibniz semble avoir eu certains ouvrages sous les yeux lorsqu’il a écrit ses Essais sur la bonté de Dieu et la liberté de l’homme. Le philosophe alexandrin a, pour défendre la Providence contre les objections de ses contemporains, des argumens souvent puisés aux sources stoïciennes, mais par lui renouvelés, et dont quelques-uns sont admirables et victorieux. À cette question souvent posée : « s’il y a une Providence, pourquoi l’homme de bien est-il malheureux, pourquoi au contraire l’homme pervers est-il heureux ? » Proclus n’a garde de répondre que c’est la faute de l’homme de bien. Il cherche à dénouer la difficulté au lieu de la trancher. Il ramène l’idée de providence à celle de justice, et développe avec une habileté profonde et parfois touchante la notion d’équité proportionnelle dans la distribution des biens et des maux. Sans doute il exige que l’ordre général du monde soit respecté avant tout, et on peut lui reprocher de sacrifier çà et là l’individu à la perfection de l’ensemble. Pourtant sa raison ne serait pas satisfaite d’une organisation des choses où la fatalité aveugle courberait les destinées diverses sous le niveau d’une écrasante unité. Il lui faut une Providence à la fois juste comme la géométrie et harmonieuse comme la musique. Le barbare traducteur latin du texte aujourd’hui perdu des Dix doutes sur la Providence n’a pu réussir à éteindre, sous sa phrase pesante et obscure, ni l’éclat de cette pensée, ni le feu de cette conviction. Non, dit Proclus, la Providence n’est pas injuste à l’égard des hommes vertueux : elle leur accorde les biens qu’ils aiment et le moyen d’accroître ces biens précieux. Les richesses, la puissance, les sages n’en ont que faire et ne s’en soucient pas. Pourquoi la Providence les leur donnerait-elle ? Elle ne leur doit que des instrumens et des occasions de vertu. Au lieu d’avantages purement apparens et souvent dangereux, elle leur envoie des épreuves qui secouent leur âme, stimulent leur intelligence, leur apprennent à mépriser le corps et à mesurer exactement la grandeur de la vertu. D’un côté elle démasque à leurs yeux les faux biens dont l’aspect trompeur pourrait les séduire, d’un autre elle leur montre la vraie beauté. Quant aux hommes pervers, ils désirent ardemment et poursuivent sans relâche le bonheur apparent : eh bien ! la Providence leur accorde ce qu’ils désirent, et les punit en le leur accordant. Ainsi chacun obtient le lot qu’il mérite : le sage, la vertu avec ses fruits excellens ; le méchant, le succès et les richesses avec toutes les tentations et les angoisses qui y sont attachées.

Voilà une des faces de l’optimisme de Proclus. On ne peut s’empêcher d’y admirer, au milieu de quelques subtilités, un profond sentiment de la liberté humaine et une haute conception de la justice divine. Il serait trop long de suivre cette conception dans les conséquences nombreuses et variées que le philosophe en a déduites. Ce que nous en avons dit suffit à notre dessein, qui est de montrer Proclus abandonnant avec éclat, et néanmoins à son insu, l’impuissante méthode de l’alexandrinisme. Ouvrez en effet les flancs de l’unité néoplatonicienne, fouillez-en hardiment les gouffres, car c’est un abîme : vous y trouverez l’unité et encore l’unité, la morne unité de la nuit sans lumière, du vide sans fond, du rien sans limites ; mais la vie divine puissante et féconde, mais la cause agissant d’une énergie inépuisable et éternelle, ne l’y cherchez pas. Dans ce désert, rien ne vit, n’existe, ne palpite à aucun degré. Et la preuve, c’est que pour y retourner, pour y remonter, pour reconquérir ce ciel perdu, savez-vous ce qu’il faut que l’âme fasse ? Il faut qu’elle s’enlève à elle-même, une à une, toutes ses facultés, comme on dépouille un à un ses vêtemens, qu’elle dépose successivement toutes les formes de sa vie, qu’elle arrive à un hébétement complet, et qu’ainsi elle devienne enfin semblable à l’unité mathématique, à ce rien logique que l’arithméticien ajoute à lui-même lorsqu’il forme des nombres abstraits. Parvenue jusque-là et à cela réduite, l’âme est en extase, elle est sans conscience, sans détermination ; elle est semblable à Dieu ; bien plus, elle est Dieu. Or, si le dieu de Proclus est ce qu’est l’âme quand elle devient cela, qu’y a-t-il de commun entre lui et cette Providence qui prévoit l’avenir, connaît d’avance les destinées, est présente à titre de bien dans l’universalité des êtres, rend à chacun selon ses mérites, éprouve et récompense le sage, comble et châtie le pervers, et par un surcroît de délicate et maternelle justice ajourne parfois le châtiment afin de le rendre plus opportun et plus efficace ? Entre ce dieu, qui est celui de Proclus, et cette providence, qui est aussi le dieu de Proclus, il y a la même différence, la même distance qu’entre zéro et l’infinie perfection. Le zéro, c’est la méthode alexandrine qui le produit ; l’infinie perfection, c’est la méthode platonicienne qui la fait concevoir et aimer jusqu’à l’enthousiasme, mais jamais jusqu’à cette extase qui est le pur hébétement.

Comment est-il donc arrivé qu’un illustre philosophe, Hegel lui-même, et deux savans historiens du néoplatonisme, MM. Ravaisson et Vacherot, aient considéré Proclus comme le restaurateur de la méthode dialectique de Platon ? Pour Hegel, cela se comprend : il lui fallait de grands ancêtres, et Platon lui paraissait à juste titre plus grand encore que Proclus. Sous l’empire de cette préoccupation, il a pu de bonne foi rapporter à Platon un procédé scientifique qu’il estimait sans égal. De la part des deux critiques français, cette opinion s’explique d’une autre manière. Oui, il y a dans les dialogues de Platon une certaine méthode d’abstraction qui revient maintes fois, occupe une certaine place et semble n’être que la recherche du caractère le plus général de chaque classe d’êtres ou d’objets. Certains objets ont cela de commun par exemple qu’ils sont égaux entre eux : il y a donc une idée générale de l’égalité. Prenons un autre exemple encore : toutes les choses et tous les êtres réels ont cela de commun qu’ils sont ; il y a donc une idée générale de l’être. L’être en général cependant n’est ni vous, ni moi, ni aucun objet individuel. Il en résulte que plus je m’approche de cette idée générale de l’être, plus je m’éloigne de ce qui est individuel, réel, vivant. C’est là ce qu’on appelle la méthode d’abstraction pure. Celle-là, Proclus l’a vue ou cru la voir dans le Parménide de Platon, et il se l’est appropriée, le sachant et le voulant, parce qu’il espérait s’en servir pour donner à sa théorie de l’unité un caractère rigoureux et scientifique. À côté de ce procédé logique, il y en a un autre dans Platon, et celui-ci vise non plus à ce qui est général, mais à ce qui en toutes choses éveille l’idée de la perfection. Au-delà de la vérité incomplète et changeante, toujours mêlée d’erreur, ce procédé cherche, conçoit et affirme une vérité parfaite ; au-delà de la beauté finie qu’altère toujours quelque laideur, il poursuit et atteint une beauté achevée et éternelle ; au-delà de la justice des hommes, justice tantôt aveugle, tantôt boiteuse, tantôt impuissante, il entrevoit, saisit et pose la justice absolue à titre d’existence réelle, de réalité vivante. Et ce ne sont plus là des généralités vaines comme des ombres ; ce sont des aspects mêmes de la Divinité conçus par la raison. Aussi le dieu de Platon a-t-il les attributs mêmes de la vie parfaite, l’intelligence, la bonté, la beauté, et les a-t-il par nature et par essence. Au contraire, le dieu de Proclus n’est qu’un être de raison sans réalité, et si l’intelligence, la beauté, la bonté sont affirmées de lui, c’est en dépit de sa nature et en contradiction manifeste avec les procédés qui ont conduit le philosophe alexandrin jusqu’à la conception du premier principe. Au reste, on peut juger de la différence qui sépare l’un et l’autre dieu par les effets bien différens qu’ils produisent sur l’âme et sur l’homme tout entier. Platon et Proclus disent également que le but suprême de la vie est de ressembler à Dieu selon ses forces ; mais autre modèle, autre ressemblance. Le mystique imitateur du dieu de Proclus travaillera donc à engourdir toutes ses énergies, à stupéfier toutes ses facultés, à éteindre en son intelligence tous les rayons, en son cœur toutes les flammes. Au contraire, le platonicien pur, le vrai disciple de l’auteur du Banquet, pour devenir semblable à son modèle éternel, pratiquera tellement la justice, la sainteté et la sagesse, et aimera la beauté suprême d’un si puissant amour, qu’il fera de lui-même le plus parfait, c’est-à-dire le plus vivant des êtres de la terre. Telle est selon nous, depuis longtemps et selon les textes, la véritable signification de la théorie des idées, telles sont la portée de la dialectique et l’incomparable vérité de la théodicée platonicienne. En un mot, la méthode de Proclus est radicalement négative ; la dialectique de Platon est essentiellement positive, et si le procédé fécond du maître ne se substituait sans cesse à l’instrument vicieux et impuissant du disciple, il n’y aurait dans la théologie de Proclus que des cadres vides.

Cette dialectique platonicienne, qui a su communiquer, en dépit de lui-même, un certain éclat, une certaine force à l’alexandrinisme finissant, ne pourrait-elle aussi nous être de quelque secours, à nous chercheurs du XIXe siècle ? Un double danger en ce moment nous menace : d’un côté le matérialisme, qui supprime tout simplement la métaphysique et Dieu ; de l’autre l’abus de l’abstraction, qui réduit tantôt toutes les causes et toutes les substances, tantôt Dieu seul, l’idéal suprême, à l’état d’abstraction logique. Aurions-nous donc perdu le sentiment de la cause agissante ? La faculté de concevoir le Dieu réel, l’infini vivant, serait-elle de notre temps paralysée, comme en ces jours de défaillance où les néoplatoniciens s’appliquaient à la stimuler par les opérations de la théurgie ? S’il en était ainsi, il serait sage d’en revenir bien vite à la dialectique platonicienne en la corrigeant et en la complétant.

Si la dialectique platonicienne est incomplète, qu’y manque-t-il donc ? On l’a dit récemment : il y manque ce que Platon y aurait ajouté, si, au lieu de naître en 429 avant notre ère, il était né depuis Kant et depuis la Critique de la raison pure. Porté sur les ailes de la raison et de l’amour, qui l’élèvent graduellement de la région des choses mobiles et imparfaites jusqu’aux derniers sommets de l’idéal, et parvenu enfin à la conception de l’être parfait qu’il nomme le bien, la cause, la beauté, le père des essences et des existences, Platon ne doute pas un instant de la réalité des objets sublimes qu’il contemple. Il ne lui vient pas à l’esprit de se demander : « Ce bien, dont j’ai l’idée, est-il un être existant en dehors de ma raison ? n’est-il qu’un rêve de mon intelligence ? » Non : nul encore n’en était venu à de semblables doutes. Aux yeux de Platon, l’idée, aussitôt conçue, produisait la foi absolue en l’existence de l’objet. Cependant il y avait bien là deux mouvemens distincts de la raison confondus en un seul : par le premier, la raison s’élevait à la pensée du parfait ; par le second, elle concluait de sa propre pensée à l’existence de Dieu. Or, du jour où la philosophie aurait distingué ces deux actes connexes de la raison, le premier sans le second devait paraître ne pas aboutir, et de là est venue très probablement la polémique d’Aristote contre les idées de Platon, et cette persistance avec laquelle le disciple reproche à son maître de dire des paroles vides (ϰενολογεῖν). Platon cependant est un métaphysicien tout aussi puissant qu’Aristote, mais il ne le montre pas assez. D’ailleurs les questions ne se posent pas en tout temps de la même manière. Bien plus tard que Platon, un siècle seulement avant Kant et sa Critique, Descartes réunissait, dans l’une de ses preuves de l’existence de Dieu, la métaphysique à la dialectique, et cela sans s’apercevoir qu’il établissait un passage de l’idée à l’être, ou, comme disent les Allemands, du subjectif à l’objectif. Il trouvait dans sa raison l’idée du parfait, et, au lieu d’en inférer immédiatement l’existence réelle de la suprême perfection, il remarquait que cette idée du parfait, il ne la pouvait tenir ni du néant, ni de lui-même, et qu’ainsi la cause de cette idée devait être une nature autre que la sienne et infiniment parfaite[8]. En invoquant dans cette preuve la notion de cause ou plutôt le principe de causalité, Descartes avait si peu conscience des procédés distincts qu’il mettait en jeu, que, deux pages plus bas, il retombait dans les voies logiques et déduisait l’existence de Dieu de sa perfection. Il oubliait ou ne voyait pas que, pour que l’existence découle de la perfection, il faut que la perfection existe, et qu’ainsi cet argument n’est qu’un cercle vicieux. Mais tenir le langage que voici : — J’ai l’idée de l’infini ; or rien de fini ne m’a donné cette idée ; l’infini seul a pu me la donner : donc l’infini existe ; — parler ainsi, ce n’est pas tourner sur place, c’est avancer, c’est faire le plus grand pas que puisse franchir la raison humaine.

C’est unir la dialectique et la métaphysique, qui ne sauraient marcher l’une sans l’autre. Chacun assurément a en lui-même la notion du parfait, et le philosophe peut s’appuyer sur cette notion pour prouver à chacun qu’il y a un Dieu. Cependant les intelligences humaines ne marchent pas de front : les esprits vont à la file, et les derniers, ignorans, infirmes ou traînards, sont souvent à une distance énorme des premiers. Avec ceux-ci, usez immédiatement des raisons métaphysiques, rien de mieux ; mais avec les ignorans, et même avec ceux qui n’ont reçu qu’une demi-culture intellectuelle, avant de vous servir de l’idée du parfait ou de l’infini, il est indispensable d’éclaircir cette idée. C’est en quoi consiste la dialectique : par nuances, par gradations, par impulsions ménagées et successives, elle élève les esprits les plus grossiers à ces conceptions dernières qui sont le rayonnement même de l’idée de Dieu. Une fois en présence de ces rayons et inondé de la lumière qu’ils répandent, il faut bien que le disciple ou l’auditeur avoue l’existence d’un astre caché. Ici encore néanmoins un grand art est nécessaire. Il importe de savoir que l’intelligence n’est pas seule en nous à recevoir l’influence et comme l’impression de l’infini. Dès qu’une âme suffisamment préparée a conçu l’idée du parfait, toutes ses énergies en reçoivent un ébranlement extraordinaire, et tendent ensemble d’un mouvement puissant vers l’objet sublime entrevu par la raison. On ne peut qu’indiquer ici ce point, sans y insister ; mais dans l’étude de ces mouvemens religieux de l’âme, psychologiquement analysés, peut-être y a-t-il non-seulement de quoi enrichir la théodicée et la renouveler, mais encore de quoi donner à la preuve de l’existence de Dieu toute sa vertu et toute sa force. Platon, le maître de Proclus, avait ainsi compris la science des choses divines. Dans les Dialogues, à côté de la dialectique de la raison, il y a une dialectique de l’amour. Certains ravissemens des âmes religieuses sont aussi inexplicables sans la puissance d’un attrait divin que l’idée du parfait sans un être parfait qui l’ait imprimée dans la raison. S’il était une fois bien prouvé, — j’entends scientifiquement prouvé par l’observation psychologique, — que l’infini attire l’âme, la réchauffe, l’enlève, de même qu’il l’éclaire, il ne serait plus possible d’identifier cet infini actif et vivant avec une forme vide de l’entendement. Par sa théorie de l’amour, Platon était entré dans cette voie féconde. Ni Plotin ni Proclus ne l’y ont suivi longtemps. Délaissant promptement l’analyse psychologique, ils se sont jetés de côté dans les abstractions. Comment leur dieu-néant aurait-il pu lutter contre le Dieu vivant et aimant du christianisme ? Leur défaite était inévitable. La négation de Dieu ou un dieu abstrait, ne serait-ce pas le mot des philosophies qui meurent et le signal de leur fin prochaine ? Les destinées de l’alexandrinisme dans l’antiquité, celles de l’hégélianisme dans notre siècle semblent autoriser cette conclusion. On vient de voir où se perdit la théologie de Plotin et de Proclus. Comme eux, Hegel avait pris pour point de départ de sa philosophie l’être indéterminé. De ce principe il a voulu tirer un dieu bien étrange, puisqu’il n’a conscience et ne se réalise que dans l’homme ; mais enfin ce dieu était quelque chose encore. La jeune école hégélienne a jugé que son maître s’était montré beaucoup trop théologien, et l’on a vu Feuerbach, Bauer et Arnold Ruge écarter absolument de la science toute idée religieuse. Ils étaient plus conséquens qu’Hegel n’avait osé l’être ; mais depuis eux qu’est devenu l’hégélianisme dans cette Allemagne qui en était si fière il y a trente ans ?

Proclus termina sa carrière en l’an 487 après Jésus-Christ. On sait par la Chronique de l’écrivain grec Jean Malala que moins d’un demi-siècle plus tard, en 529, un édit de l’empereur Justinien ordonna la clôture des écoles de philosophie que l’état entretenait à Athènes. À la disgrâce s’ajouta bientôt la persécution. Les derniers maîtres du néoplatonisme, n’ayant plus la liberté de pratiquer le culte païen auquel ils étaient restés fidèles, émigrèrent en Perse. Ils y furent accueillis par Chosroès, roi philosophe, en qui la barbarie et le platonisme formaient une bizarre alliance ; mais, n’ayant rencontré en Orient que dégoûts et désenchantemens, la pauvre école, attristée, abattue, revint s’éteindre obscurément à Athènes, où l’air natal ne put la ranimer. La faveur, les encouragemens, un appui sérieux et efficace, eussent-ils réussi à prolonger son existence ? Il est permis d’en douter. Son principe de vie, l’esprit grec, avait été peu à peu étouffé par l’esprit oriental. Celui-ci ne s’arrêta qu’à ses extrêmes conséquences, c’est-à-dire aux négations et aux incertitudes de Damascius[9], qui n’osait plus avoir de Dieu ni la moindre idée, ni le moindre soupçon. Est-ce à dire que, pour échapper à cet excès, la philosophie religieuse doive se jeter dans l’excès contraire, s’abandonner à un dogmatisme intempérant et abonder en affirmations gratuites et précipitées ? Non certes ; mais jamais la plus extrême prudence ne saurait aller jusqu’à dépouiller la raison du pouvoir qu’elle possède de concevoir la perfection à la fois infinie et vivante. Le triomphe de la science consiste, non à couper les ailes de l’intelligence, mais à en diriger de mieux en mieux le vol. Voilà le grave enseignement scientifique que nous semblent contenir les précieux textes de Proclus, proposés aujourd’hui pour la seconde fois aux méditations des philosophes.


  1. Ceux de MM. Jules Simon, Ravaisson, Barthélemy Saint-Hilaire, Vacherot, Berger, Bouillet. Voyez aussi, dans la Revue du 1er septembre 1844, une étude de M. É. Saisset sur l’Histoire de l’École d’Alexandrie.
  2. Un exemple suffira. Le texte grec des trois traités sur la Providence, la Liberté et le Mal est perdu ; mais ces traités subsistent dans une traduction latine à demi barbare de la main du dominicain Guillaume de Morbeka, ami de saint Thomas, pénitencier des papes Clément IV et Grégoire IX. Fabricius avait publié le premier traité d’après un manuscrit de la bibliothèque de Hambourg. Un Français, M. de Burigny, fit transcrire les trois traités d’après le même manuscrit et en donna la copie à la Bibliothèque royale de Paris. En 1820, M. Cousin, ayant étudié cette copie et n’en étant pas satisfait, partit pour l’Italie et trouva deux manuscrits des trois traités de Proclus à l’Ambrosienne de Milan. Il les compara avec le manuscrit de Hambourg, corrigea une foule de mots altérés par les copistes et put même ajouter deux pages entières à la copie de Paris. Le mot à mot latin est éclairci dans la nouvelle édition par des textes grecs empruntés à Proclus et à Plotin. On verra dans le volume même de M. Cousin qu’il a fait de semblables travaux pour le Commentaire sur le premier Alcibiade et pour les hymnes de Proclus.
  3. Bacon, sa vie, son temps, etc., préface, p. III.
  4. Sur les thaumaturges du siècle de Proclus et des temps précédens, on peut consulter l’ouvrage de M. Alfred Maury intitulé la Magie et l’Astrologie, chap. iii, iv et v, et la Vie d’Apollonius de Tyane, de Philostrate, traduite par M. A. Chassang, maître de conférences à l’École normale.
  5. Voyez ce tableau dans l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie, par M. Vacherot, tome II.
  6. Il faut remarquer encore, à propos de cet hymne, que les premiers vers ont, au point de vue archéologique, un intérêt particulier aperçu et indiqué par M. Cousin lui-même dans une des notes de son avertissement. Proclus était à Athènes, on le sait, lorsque la Minerve d’or et d’ivoire fut enlevée du Parthénon par les chrétiens. Il avait donc contemplé, dans sa splendeur et au milieu du sanctuaire construit par Ictinus, le chef-d’œuvre de Phidias tel qu’il était sorti des mains du grand artiste. Les épithètes descriptives accumulées au début de l’hymne de Proclus doivent probablement rendre avec une certaine exactitude l’image de la célèbre statue. Et en effet Minerve y est appelée de plusieurs noms significatifs tels que porte-bouclier, habile à manier la lance, coiffée d’un casque d’or ; mais il n’y est pas question de la Victoire qu’elle portait sur sa main étendue selon Pausanias et Arrien, et qui était tout à fait admirable, au rapport de Pline. Cette Victoire, Quatremère de Quincy et M. Beulé en ont admis l’existence dans la composition du colosse, et nous l’avons admirée, posée comme un oiseau et battant des ailes sur la main gauche de la belle Minerve restituée par Simart sous la direction et aux frais de M. de Luynes. Pourquoi Proclus n’en parle-t-il pas, lui qui rappelle tous les triomphes d’Athéné et jusqu’à la défaite qu’elle infligea à la brûlante passion de Vulcain ? C’est là un point qui ne peut manquer d’attirer l’attention des archéologues. Nous n’avons pas à le discuter ici ; mais notre observation aura du moins fait connaître les divers genres d’importance de l’hymne à Athéné publié par M. Cousin.
  7. Voyez les trois traités sur la Providence, la Liberté et le Mal, nouvelle édition de M. Cousin, p. 78.
  8. Discours de la Méthode, IVe partie.
  9. Sur Damascius, voyez d’abord les Fragmens de philosophie ancienne de M. V. Cousin, puis les ouvrages de MM. Simon, Ravaisson, Vacherot, H. Ritter, et aussi une assez récente étude par M. Ch.-Em. Ruelle.