Les illégalités et les crimes du Congo/8

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Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 43-54).

DISCOURS DE M. BAROT-FORLIÈRE

ex-médecin-major des colonies
ex-chargé de mission scientifique


Mesdames, Citoyens,

Lorsque le Comité de défense et de protection des Indigènes, et le Comité Central de la Ligue des Droits de l’Homme, m’ont demandé de venir prendre la parole ce soir devant vous, j’ai un peu hésité parce que je n’ai ni l’autorité personnelle du vénéré Frédéric Passy, ou de M. Viollet, ni la fougue éloquente du citoyen Rouanet ; je me suis cependant décidé en pensant que je vous apporte le souvenir personnel de choses vues, le témoignage d’heures vécues dans le Continent noir.

Depuis que je suis rentré d’Afrique Occidentale, où j’ai passé trois ans consécutifs, je n’ai cessé, par des conférences, faites à Paris et dans les plus grandes villes de France, de soutenir, autant qu’il m’a été possible, la cause des indigènes de nos possessions. J’ai essayé de faire comprendre par des récits, par des transcriptions de fables et de légendes, l’état d’âme des nègres du Soudan français. J’ai fait voir qu’ils ont une intelligence, qu’ils ne sont pas simplement des brutes comme beaucoup le pensent et le disent, que ce sont des hommes dans toute l’acception de ce terme, physiquement et moralement égaux à nous-mêmes, mais simplement en retard de quelques siècles sur notre civilisation ; ce sont nos jeunes frères, nous sommes leurs aînés, et comme tels, notre devoir le plus impérieux est de les élever progressivement jusqu’à nous à l’aide d’une éducation rationnelle et pratique basée sur nos conceptions scientifiques modernes.

J’ai porté cette parole partout où je l’ai pu. Cela ne m’a, du reste, pas réussi. J’avais été chargé de l’organisation d’une série de recherches scientifiques ; j’étais revenu de là-bas ébloui par les paysages soudanais, par les richesses ignorées et inexploitées ou plutôt bêtement exploitées jusqu’à destruction, de l’Afrique française ; je rêvais de faire de ces richesses un inventaire méthodique, de recenser la flore et la faune coloniales comme on a fait pour celles de la France, de façon à pouvoir dire à ceux qui veulent aller là-bas : « voici quelles sont les ressources de telle région…, voici ce que vous pourrez y faire et y trouver… ; voici les coutumes des indigènes qui y vivent et leur nombre, voici par quels moyens on doit se faire aimer d’eux, etc. ; » car les indigènes sont, le plus souvent, des hommes doux et bons qui ne demandent, lorsqu’on a eu soin de les instruire, qu’à travailler avec nous, qu’à coopérer à nos efforts, qu’à s’associer comme l’a dit tout récemment, dans une heure d’enthousiasme, qui, malheureusement, n’a pas eu de lendemain, le Ministre des Colonies.

Lorsque, — ayant pu, à grand peine, constituer un Comité d’Etudes et un Groupement scientifique pour réaliser ce premier stade de la mise en valeur de nos possessions, et qui doit logiquement faire suite à la conquête et à l’occupation militaires, — j’ai été sur le point de repartir aux colonies, chargé de mission, par le ministre M. Doumergue, le gouvernement général de l’Afrique occidentale a opposé un veto formel, mais non motivé, à ma présence en Afrique occidentale. Une des raisons de cette attitude — et non la moindre — est que j’avais dit, écrit et crié sur les toits, que je considérais les nègres comme je vous considère, comme je me considère moi-même (Rires et applaudissements).

Ne croyez pas que ce soit là un fait isolé. Je vous ai cité longuement cela parce que c’est très caractéristique, au point de vue de la psychologie de ce qu’il est convenu d’appeler le monde colonial français, composé aussi extraordinaire qu’hétéroclite !… Un de mes camarades, d’une promotion antérieure à la mienne, garçon extrêmement libéral, qui, à sa qualité de médecin, joint celle de licence ès sciences naturelles, avait vécu longtemps en Afrique occidentale, et était très aimé des noirs, parce qu’il faisait simplement là-bas de la médecine égale pour tous ; il en est revenu, avec, sur son livret, cette note que je livre à vos méditations : « À ne pas renvoyer dans l’Afrique occidentale : fait de la popularité parmi les indigènes » (Rires).

Cela vous donne une idée nette de l’esprit qui anime l’Administration coloniale africaine et l’Administration coloniale centrale française.

Ceci dit, je ne voudrais pas non plus que vous crussiez que tous les coloniaux sont des non-valeurs ou des forbans. Non, certes et je connais beaucoup de coloniaux, — j’en vois dans cette salle, — qui sont des amis des noirs ou des jaunes, et qui souffrent énormément de l’état de choses actuel. Ils ne peuvent rien dire parce qu’ils sont fonctionnaires ou officiers, parce que leur situation dépend de leur silence parce qu’ils ne peuvent pas, comme d’autres, s’en aller pour vivre d’une vie nouvelle. Mais à côté d’eux existent des coloniaux qui pourraient et devraient ne pas se taire, ce sont les publicistes coloniaux.

Depuis que Rouanet a commencé cette courageuse campagne contre les crimes coloniaux, j’ai eu la curiosité de parcourir les journaux coloniaux : entre autres, le journal quasi-officiel des colonies, la Dépêche Coloniale, dont l’inspirateur politique réel est le ministre actuel de l’intérieur[1] ; et la Quinzaine Coloniale, bulletin officiel de l’Union coloniale, qui est elle-même comme la synthèse de tout l’effort commercial français vers nos colonies. Eh bien, il n’a rien été publié dans ces journaux sur ces sujets, ou très peu de chose[2] : quatre articles en tout, qui certes, n’étaient pas des articles défendant les excès et les crimes coloniaux, mais des articles où l’on disait en substance : mon Dieu que c’est malheureux d’être ennuyé comme cela ! Dans l’un d’eux, j’ai relevé cette pire dont je trouve l’ingénuité simplement admirable : « L’idée d’enquêter sur l’œuvre de Gentil a été néfaste. Est-ce qu’on enquête sur de pareils chefs ? » Ce qui revient à dire que lorsqu’un homme a rendu des services assez considérables, il doit être au dessus de toute accusation, de toute contrainte et de toute morale sociale, quels que soient les actes qu’il ait pu postérieurement commettre !… Ce sont des théories surannées, dont notre Démocratie n’a du reste que déjà trop souffert et qui rappellent le geste de Scipion l’Africain, accusé, devant le peuple romain, d’avoir commis des prévarications. Scipion se retourna fièrement et dit aux citoyens romains : « Il y a cinq ans aujourd’hui, je remportais la victoire de Zama ; allons au Capitole en rendre grâces aux dieux ! » (Rires.) Ces gestes pouvaient passer à Rome, mais aujourd’hui ils ne sont plus de mise : ce sont des puérilités.

Revenons aux coloniaux proprement dits. Je voudrais, sans m’étendre longuement sur eux, vous indiquer en quelques mots comment et pourquoi certains d’entre eux deviennent des criminels, vous résumer brièvement les points principaux que j’ai traités dans un article que vient de publier la Revue Socialiste, du 13 octobre, sous le titre : Criminalisme colonial et où je soutiens cette thèse qu’il ne faut pas trop accuser les hommes, mais qu’il faut surtout accuser notre système colonial (Approbation). Les hommes sont le jouet de trop de passions et de trop d’attirances. Nous, les médecins, nous savons combien la moralité humaine est soumise à des fluctuations et à des chutes. Tout intervient, dans la Société, pour y contribuer : la scène que vous voyez au théâtre, l’affiche sensationnelle apposée sur les murs et devant laquelle vous stationnez vous incitent à la haine ou à la débauche, quelque moral, quelque foncièrement honnête que vous soyez ; ce sont des incitations analogues qui, exagérées par l’ennui, l’éloignement, l’isolement, la maladie, le découragement, etc., créent un état d’esprit spécial aux coloniaux. Je vais vous énumérer quelques-unes de ces causes pour que vous compreniez par quelle succession de chutes passent les coloniaux pour que, d’individus normaux, ils arrivent à être des criminels et ceci dans une proportion effrayante que je vous indiquerai tout à l’heure.

La première de ces causes, dont vous êtes responsables, vous qui m’écoutez, comme tout le peuple français, c’est l’indifférence que la France, la population, la presse françaises ont montrée pendant vingt-cinq ans pour les choses coloniales. Il n’y a pas de rubriques coloniales dans les journaux, c’est à peine si, de temps à autre, on voit dans les journaux un communiqué officiel parlant des choses qui se passent aux colonies. Nous possédons un empire colonial de 10 millions de kilomètres carrés, c’est à-dire vingt fois la superficie de la France et, cependant, dans nos journaux on lit les horribles détails de l’assassinat d’une concierge ou de la bataille rangée de tels ou tels apaches (Rires)… mais personne ne tient à savoir quels sont les actes de nos gouverneurs à Madagascar ou en Afrique occidentale. Et alors les coloniaux, isolés par votre indifférence, se disent : « Puisqu’on ne s’occupe pas de nous en France, agissons à notre guise ». C’est humain.

La deuxième cause, c’est le mauvais recrutement colonial. Jusqu’à il y a 10 ou 12 ans, pas d’avantage, qui allait aux colonies ? C’étaient des exaltés, qui, ayant l’esprit plein des récits de Fenimore Cooper, voulaient aller chasser dans les prairies, ou bien encore, c’étaient des explorateurs comme Savorgnan de Brazza ou autres, qui rêvaient de reconnaitre de nouveaux pays, de soulever un coin du voile mystérieux de l’Afrique. Ils étaient la minorité, l’exception. La majorité, c’étaient ceux qui, en France n’avaient pu se trouver un emploi, les fortes têtes, qui allaient conquérir ailleurs, par tous les moyens, une vie qu’ils n’étaient pas capables de gagner chez nous (Approbation).

Pour l’armée, ce fut un peu différent. Depuis 1870, nous n’avons pas eu de guerre ; l’armée française a perdu — je ne froisserai les sentiments chauvins de personne en disant cela — l’habitude des batailles et des combats, elle ne connait la guerre que par les grandes manœuvres qui n’y ressemblent pas du tout… (Rires). Il est évident qu’en temps de paix, les gens comme les mœurs s’adoucissent. On parle bien des horreurs de la guerre, mais en France aujourd’hui on ne connait cela qu’en imagination. L’armée coloniale, elle, depuis 1870, a été tout le temps sur la brèche, elle est véritablement l’armée guerroyante ; il n’y a pas d’officier de l’armée coloniale qui n’ait vu des combats et qui n’y ait pris part, qui n’ait supporté des fatigues physiques, qui ne se soit endurci à ce spectacle. Et faut tenir compte que notre crise de colonisation à outrance fut, pour l’armée coloniale, le motif de l’entretien de l’état de guerre et vous savez que la guerre c’est une chose qui couvre beaucoup d’horreurs et d’ignominies. Il ne faut par conséquent pas s’étonner que la mentalité de l’armée coloniale soit essentiellement différente de celle de l’armée métropolitaine : elle est conforme à celle des armées mercenaires, elle ne peut être autre. J’ai eu souvent, comme médecin, à me débattre contre cet esprit.

Une troisième cause de déchéance est le manque absolu de système d’éducation coloniale. On prend, pour aller aux colonies, n’importe qui ; on donne des lettres de service à n’importe quel citoyen tant soit peu recommandé : on y envoie des hommes qui ne savent parfois même pas où elles se trouvent, qui s’en vont à Dakar, croyant aller au Tonkin, quand ils arrivent, ils voient bien des hommes jaunes ou noirs, mais ils ne savent pas très bien de quelle race ils sont, comment ils vivent, comment ils parlent, de quelle manière il faut les traiter ; ils arrivent imbus de tous nos préjugés de races, de classes, de dogmes. Pour les achever, ils trouvent là-bas de bons camarades — les vieux durs-à-cuire — qui prennent chaque soir cinq ou six absinthes et qui se chargent de les renseigner sur l’état d’esprit qu’il faut témoigner aux indigènes. Cela ne traine pas. Quand les jeunes Coloniaux sont bien éduqués, on leur dit : « vous avez quelques notions sur le pays, vous savez dire bonjour, bonsoir, demander du pain, vous avez vu des nègres, vous savez les commander, vous êtes mûr pour aller gouverner tel poste. Partez. »

À mesure qu’ils s’enfoncent dans la brousse pour aller rejoindre ce poste, petit à petit, ils voient s’échelonner et décroitre les groupements européens ; à St-Louis, à Dakar, à Kayes, il y a des Européens, mais plus loin, à Kati, à Bamako, il y en a dix, 15 peut-être… (Une voix : cinquante !…) Cinquante si vous voulez…

Ensuite, quand ils vont encore plus loin, il arrive un moment où ils se trouvent en tête-à-tête avec un dernier européen qui leur dit : « je commande ici, vous c’est à ou 300 kilomètres à l’Est ; voici des porteurs, voici des caisses, voici huit jours de vivres, partez prendre le commandement de votre poste. » Ils partent, quand ils arrivent dans leur poste, tout le monde se prosterne, tout le monde les admire ; ils sont rapidement grisés par l’autorité.

Ils sont chefs militaires, chefs civils, chefs judiciaires, chefs financiers, chefs de toutes sortes de choses. Ils sont tout ; ce sont des dictateurs, des autocrates, beaucoup plus autocrates que le Tsar même puisque leur peuple ne se révolte pas (Approbation).

À partir de ce jour là, la déchéance est fatale, il ne peut pas en être autrement parce que ces jeunes hommes font dans leur poste tout ce qui leur plaît ; que nul ne le sait, que nul ne peut le savoir, qu’il n’y a aucun contrôle colonial. Je n’ai jamais vu en trois ans de présence en Afrique Occidentale l’ombre d’un inspecteur des colonies de si minime classe qu’il fût (Une voix : c’est vrai !). Par conséquent, les administrateurs peuvent faire impunément tout ce qui leur passe par la tête.

Les indigènes, dira-t-on, pourraient protester ? Mais où ? Est-ce qu’ils ont la moindre notion de notre hiérarchie administrative ? Est-ce qu’ils savent où se trouve le chef dire et de celui qui administre ? Ils ne le peuvent matériellement en raison même des distances ; et du reste s’ils s’avisaient de réclamer, seraient-ils seulement sûrs d’être écoutés ?

Alors, commence la série des abus d’autorité. C’est une jolie femme qu’on voit un jour, par hasard : on ne s’enquiert pas de savoir si elle est mariée ou si elle est jeune fille, on pense : cela ferait bien mon affaire. On dit au commissaire de police : « Tu vois cette femme tu vas aller me la chercher »… Je vous demande pardon, Mesdames, de m’exprimer si nettement mais je parle en médecin qui dit crûment les choses, comme elles sont, c’est-à-dire pas belles.

Lié par le secret médical, je ne puis ni ne veux faire de personnalités, mais je me suis cependant attaché à donner dans l’article que publié, des exemples vrais quoique invraisemblables des perversions mentales que j’ai pu voir, sans désigner les individus, ni les lieux. J’ai vu entre autres un officier européen qui avait dressé une liste de 40 femmes indigènes habitant dans le cercle qu’il commandait et tous les soirs le commissaire de police devait aller en chercher une pour le ravitailler. (Mouvement). Et ceci n’est rien auprès de ce que je pourrais citer. Il y a donc des abus extraordinaires. Un autre exemple entre mille : — On vous disait tout à l’heure que les femmes de Samory avaient été distribuées, après la capture, aux soldats indigènes. Ce ne fut pas seulement aux indigènes. J’ai vu un de mes camarades qui en convoyait sept à sa suite, qui constituaient sa part de prise de guerre.

À l’absence de contrôle et à l’isolement où ils se trouvent dans leurs postes, il faut ajouter une calamité nouvelle, qui s’abat sur les Européens : c’est l’alcoolisme qui sévit déjà en petit, dans les ports de guerre français, mais qui sévit en grand aux colonies. Elle nait de l’oisiveté jointe à l’intempérance ; à mesure que l’Européen se livre à l’alcool, il subit toutes les perversions mentales qu’entraine ce poison. Il faut encore ajouter l’influence déprimante des privations alimentaires ; on n’a pas toujours là-bas ce qu’il faut pour manger et on ne sait pas bien le préparer ; on ne connait pas les ressources indigènes parce qu’on pêche par l’éducation scientifique ; on s’empoisonne quelquefois en croyant manger une plante indigène que l’on croit comestible et qui est vénéneuse, il y a encore les accès paludéens, les coups de soleil, qui influent considérablement sur la mentalité. Mais il faut retenir surtout le paludisme. Presque tous les Européens paient leur tribut à cette redoutable infection : il a été observé fréquemment au cours ou après des accès palustres, des perversions mentales, de la mélancolie, des accès de colère, des terreurs, des hallucinations. Ces troubles psychiques s’accentuent encore lorsque d’autres infections graves telles que la tuberculose et la syphilis viennent s’associer au paludisme et celle dernière, je vous prie de le croire, ne manque pas aux colonies.

Toutes ces causes réunies et combinées provoquent une déchéance continuelle et fatale de l’Européen qui se gradue par des abus d’autorité, puis des violences, des sévices, enfin, presque inconsciemment des crimes. C’est cet état particulier que j’ai dénommé « Criminalisme colonial » ; le colonial ne s’aperçoit pas lui-même de sa chute et il se trouve parfois tout étonné d’avoir tué quelqu’un sans l’avoir positivement voulu. Le malheur est que quand il l’a fait une fois, il recommence et, alors, souvent sciemment.

J’ai étudié ces états mentaux, je les trouve pitoyables, tristes, lamentables, mais ils existent : rien ne sert de chercher à les nier.

La proportion de criminalisme colonial est effrayante. Je l’ai évaluée en tenant compte du mauvais recrutement, des dettes (cette plaie des coloniaux), de l’alcoolisme, de la syphilis et du paludisme, je l’ai évaluée, dis-je, aux sept dixièmes des coloniaux français. J’évalue le nombre de ceux qui se sont arrêtés à un des stades du criminalisme, par exemple à l’abus de pouvoir, aux violences, ou sévices, aux cinq dixièmes ; par conséquent je laisse une part de deux dixièmes pour la véritable criminalité. C’est une proportion effrayante, j’en conviens, mais je ne la crois pas inférieure ; je ne l’ai pas vue inférieure.

En élargissant le débat, voyez quelles conséquences terribles cela peut avoir pour notre influence et pour notre race. De telles pratiques ne sont pas sans retentir sur les populations que nous gouvernons et par suite sur la solidité de notre domaine Colonial. On ne donne pas impunément de semblables démentis à ses principes. C’est très beau de faire des conférences philanthropiques comme celle de ce soir, mais si les résolutions qui y sont prises ne sont pas appliquées, elles ne servent à rien. Nous préparons lentement le soulèvement de tous les peuples qui nous sont aujourd’hui soumis. Personnellement, j’ai assisté à deux insurrections j’ai pris part à leur répression… Oh ! comme médecin. Je crois que ces deux insurrections ont été provoquées, inconsciemment peut-être par nos agents ; je ne crois pas aux insurrections spontanées. Dans un des pays où j’ai vécu, que nous avons pacifié, j’ai appris qu’il y avait eu, après notre départ cinq insurrections successives. Je crains fort que ces cinq insurrections n’aient été fomentées par des ambitieux, sans conscience qui ont voulu acquérir à leur faveur des croix, ou des galons (Vive approbation).

On nous parle du péril jaune, du panislamisme, du séparatisme et du danger que ces tendances nous font courir ; mais rappelons-nous ce que disait récemment Anatole France à cet égard : le danger du péril jaune ou du panislamisme, mais c’est nous qui le créons par notre manière d’être vis à vis de ces races que nous considérons comme inférieures. Notre empire colonial d’aujourd’hui, conquis à si grands frais, quand il aura servi à engraisser un certain nombre d’individus, pourrait nous offrir le régal de nouvelles Vêpres Siciliennes. C’est fatal. Il ne peut en être autrement, à moins que n’intervienne promptement une transformation complète des hommes et des mœurs.

J’avais l’intention de vous parler du danger que cette mentalité spéciale fait courir à notre propre race ; je ne le ferai pas puisque M. Rouanet vous en a déjà parlé. J’avais signalé ce danger dans les discussions du Congrès colonial de 1904 où j’ai pris la parole, appuyé par la Ligue des Droits de l’Homme et par M. Viollet. J’ai fini par émettre cette idée que si la déchéance de trois ou quatre mille français dans la valeur morale était le tribut annuel que nous devions payer aux colonies, j’en arrivais à me demander, moi, colonial convaincu, si ce n’était pas payer trop cher la possession de ces colonies. Je me suis posé cette question : je ne l’ai pas résolue.

Je ne partage pas l’optimisme des précédents orateurs.

Je ne crois pas du tout que le mal que nous venons de signaler se modifie. Vous entendez ici des voix qui ne sont pas coloniales, ce sont des voix métropolitaines, des voix généreuses, je dirai presque idéalistes. C’est du reste ainsi que nous traitent les purs coloniaux. Ils font une grande distinction entre les coloniaux idéalistes dont nous sommes tous et les coloniaux d’affaires dont ils sont seuls. Coloniaux d’affaires, en effet ceux qui ont brassé les concessions du Congo, les monopoles des Comores, mines du Tonkin et de la Côte de l’Ivoire, qui ont failli récemment nous lancer dans cette ténébreuse affaire du Maroc (Applaudissements). Ce monde colonial là, il est insaisissable ; il est cosmopolite ; il n’est pas internationaliste dans le sens où nous l’entendons, c’est-à-dire entente universelle de tous les Travailleurs pour plus de Bien-être et plus de Justice, mais il l’est dans le sens d’une entente financière de capitalistes de tous pays pour la fructification égoïste de leur argent. C’est ainsi qu’une partie des Coloniaux français vont prendre leur mot d’ordre à Bruxelles. Il y a dans le monde colonial, cette même forme que vous retrouvez partout de l’association cosmopolite des Financiers, association qui nous enserre et nous entraîne dans des colonisations profitables à un faible nombre. Votre effort ne réussira pas parce que malheureusement le gouvernement actuel est contre vous : loin de vous aider, il vous combat. Les événements prouvent mes assertions. Le Ministre actuel des Colonies a eu un mouvement généreux quand il a formé la mission Brazza ; il était jeune ministre alors ; il avait des illusions ; mais les coloniaux devenus aussi ministres lui ont vite appris qu’il ne fallait pas se livrer à d’aussi dangereuses mesures… (Interruptions diverses).

Je termine… Quand je considère le gouvernement actuel, que je vois à sa Lète les hommes qui, depuis vingt ans nous ont lancés dans toutes les équipées coloniales, les hommes qui savent aussi bien que moi tout ce que j’ai dit ce soir, qui savent qu’il n’y a peut-être pas une gloire coloniale française qui ne soit souillée de sang, je me demande pourquoi tous ces hommes se taisent volontairement ? Pourquoi ?… Question financière ! Oh ! je ne dis pas qu’ils touchent ; je dis simplement qu’ils sont englobés dans cet immense réseau, dans ce filet d’argent et d’entreprises coloniales, tendu de Londres à Berlin, de Bruxelles à Paris et qui paralysera tous nos efforts actuels. Vous le verrez. J’ai entendu de mes propres oreilles un homme, occupant une situation très élevée auprès d’un gouverneur général d’une Colonie française, dire un jour, un an peut-être avant que la question Marocaine fût entrée dans sa phase aigüe : « Tout est prêt pour occuper le territoire de X… il ne reste plus qu’à forcer la main au gouvernement… » (Mouvements divers).

Quand on a entendu ces choses-là, on se rend compte qu’il n’y a rien à faire contre cette immense association esclavagiste et cosmopolite, sorte de bande noire qui enserre l’armée et l’administration coloniales et se rit de nos mouvements humanitaires. Longtemps encore elle sera puissante, mais elle aura son jour aussi et crèvera sous la poussée irrésistible, sous l’effort émancipateur de toute la démocratie socialiste française ! (Vifs applaudissements).

M. Frédéric Passy. — Après avoir entendu l’orateur que vous venez d’applaudir, je me permettrai de dire qu’il ne faut jamais affirmer que l’on ne réussira en rien. Je dis qu’il faut travailler comme si l’on avait toujours la certitude de réussir (Approbation).

  1. À ce moment le ministre de l’Intérieur était M. Étienne.
  2. Ils se sont copieusement rattrapés depuis, sur le dos des divers orateurs ont pris part au Meeting, et en place d’arguments, ils ne leur ont ménagé ni les grossièretés, ni les injures.