Les Limites chronologiques du Moyen Âge

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Les Limites chronologiques du Moyen Âge
Revue belge de philologie et d’histoireTome 1 (p. 69-76).
Les limites chronologiques
du moyen âge


Ce n’est pas sans de bonnes raisons que Godefroid Kurth écrivait naguère ces lignes : « À proprement parler, il n’y a pas de moyen âge. Ce nom provisoire, que les dictionnaires de l’avenir ne connaîtront pas, ne désigne en réalité que la jeunesse du monde moderne[1] ». Mais enfin, depuis le xviie siècle[2], le terme est admis, universellement employé par les historiens. Comme cette autre expression discutable : art gothique, l’usage l’a consacré.



Nous ne nous proposons pas de discuter une nouvelle fois la valeur de ces deux mots conventionnels, mais d’apprécier les divers systèmes qui déterminent les bornes du moyen âge. En ces dernières années, en effet, on a cherché, çà et là, à modifier les traditions qui les ont depuis longtemps fixées : « Sous prétexte que le champ de l’histoire s’agrandit sans cesse et que les époques les plus rapprochées de nous ont droit dans l’enseignement à une place légitime, on voudrait élargir démesurément les limites du moyen âge[3] ».

Pendant longtemps — et cette manière de marquer le début et la fin de cette époque est loin d’être abandonnée — on fut d’accord pour adopter comme date initiale 476, l’année de la disparition de l’Empire d’Occident par la déposition de Romulus Augustule et par le passage de l’Italie sous la domination d’Odoacre ; et comme date finale 1453, le moment où fut effacé de la carte le dernier vestige de l’Empire d’Orient par l’entrée à Constantinople des Turcs de Mohammed II.

On a proposé ensuite de déplacer — de peu — ces deux termes, de faire commencer le moyen âge en 395, lorsque Théodose mourant confia l’Occident et l’Orient à ses fils Honorius et Arcadius ; et de le clore en 1492, l’année pendant laquelle Colomb découvrit la première terre dépendant du nouveau Continent[4].

D’aucuns ont, depuis lors, émis l’opinion qu’il conviendrait de pousser jusqu’à 1517, jusqu’au jour où Martin Luther afficha, à Wittenberg, les propositions d’où allait sortir la Réforme protestante.

Plus récemment, on a voulu aller plus loin encore dans le xvie siècle, en reversant, il est vrai, au crédit de l’antiquité une partie du ve. À partir de 1904, les candidats à l’agrégation d’histoire (en France) eurent, entre autres épreuves, à rédiger une composition sur « la période comprise entre 476 et 1559 », l’année du traité du Câteau-Cambrésis. En 1912, par exemple, les futurs agrégés d’histoire ont dû, par application de cette règle, étudier notamment les questions d’histoire du moyen âge portées au programme du concours : l’Italie de 1400 à 1559[5].

Presque en même temps, en considérant d’ailleurs l’évolution des idées et non pas l’histoire politique, M. François Picavet, le savant commentateur des philosophies médiévales, que la Sorbonne et ses amis ont eu la douleur de voir disparaître il y a quelques mois, s’exprimait ainsi en 1905 : « Il faut reculer les limites entre lesquelles on enferme, à d’autres points de vue, la civilisation médiévale, puisque les conceptions théologiques relatives à Dieu et à notre union présente ou future avec lui prédominent au premier siècle de l’ère chrétienne chez les partisans de l’hellénisme comme chez les chrétiens et les juifs ; puisqu’elles persistent, avec une force égale, jusqu’au xvie siècle, jusqu’à l’Édit de Nantes et au traité de Vervins, jusqu’à l’apparition des travaux de Galilée, de Bacon, de Harvey et de Descartes[6]. D’après ce système, le moyen âge commencerait au ie siècle de l’ère chrétienne et non au ve ; il s’achèverait ou plutôt, selon l’expression de M. Picavet, « il laisserait une place de plus en plus grande à la civilisation moderne » au xviie siècle, et non au xve ou au xvie.

Que valent ces diverses mesures chronologiques ? Notons tout d’abord que si l’emploi des années 395 ou 476, 1453 ou 1492, pour désigner l’aube ou le crépuscule du moyen âge, est commode pour l’enseignement comme pour la rédaction des programmes et des manuels, leur précision même leur enlève toute valeur scientifique. La succession des événements historiques ne se découpe pas en tranches aussi nettement séparées. Au point de jonction des grandes périodes du passé, il y a des siècles mixtes. Certains caractères du moyen âge ont apparu avant 476, même avant 395 ; certains autres n’ont pas brusquement disparu en 1453 ou 1492. Inversement, les institutions antiques ne se sont pas soudainement éclipsées après la mort de Théodose ou l’avènement d’Odoacre ; et à beaucoup de points de vue l’ère moderne s’est ouverte avant la découverte de l’Amérique et même avant la prise de Constantinople par les Turcs.

Cette remarque préalable étant faite, examinons lesquelles des dates que nous avons mentionnées sont les plus conformes à la réalité historique, lesquelles évoquent des événements assez nombreux et assez caractéristiques pour servir d’introduction et de conclusion à une grande époque du passé.

476 ? Les faits qui se sont produits cette année-là, à Rome, nous paraissent, vus de très loin, fort importants. L’ont-ils été aux yeux des contemporains ? On en peut douter. Depuis trois quarts de siècle l’Empire d’Occident avait perdu toute force effective ; d’autre part, il allait encore exercer pendant longtemps une grande influence politique et sociale. D’ailleurs, il subsistait toujours en Orient ; et l’on peut même dire que l’acte de violence d’Odoacre, en supprimant la dignité impériale à l’ouest de l’Adriatique, rendait à l’Empereur byzantin la souveraineté sur l’Occident et rétablissait l’unité de l’Empire rompue en 395.

Ce n’est pas le règne si court de Romulus Augustule, c’est bien plutôt le gouvernement et la mort de Théodose qui doivent servir de limite initiale au moyen âge. C’est en 395, en effet, que se séparèrent l’Occident et l’Orient, fait capital dont les conséquences se manifestent encore, même dans l’histoire la plus contemporaine de l’Europe. Que sont, par exemple, les incidents de Fiume, les questions dalmate ou albanaise, sinon de récents épisodes de la lutte pour la maîtrise de l’Adriatique entre les peuples riverains de cette mer, Italiens appartenant au catholicisme romain, Grecs ou Slaves dépendant du christianisme oriental ? La scission de 395 est d’autant plus remarquable qu’elle a suivi de près l’érection du christianisme au rang de religion d’État (353), les mesures de Théodose contre le polythéisme agonisant, le passage du Danube par les Visigoths (376). Et n’est-ce pas précisément l’action combinée des Germains et du christianisme qui, en détruisant l’empire d’Honorius, ouvrit un âge nouveau ? S’il faut donc choisir entre ces deux années, 476 et 395, il ne peut pas y avoir de doute, c’est la deuxième qui est la plus aisée à justifier ; car si l’on peut dire que nous sommes toujours à un « tournant de l’histoire », il est certain que la courbe du chemin s’est particulièrement accentuée à la fin du ive siècle. En 476, au contraire, le triomphe du christianisme était assuré, les grandes invasions presque terminées.

Pas plus que 476 pour le début du moyen âge, 1453 ne nous paraît fournir une ligne de démarcation acceptable pour en marquer le terme final. Sans doute, en cette année se sont succédé deux événements considérables : la prise de Constantinople, la fin de la guerre de Cent ans. Il faut toutefois éviter d’exagérer l’importance de ces faits. Le second n’a de valeur que pour l’Europe occidentale. Quant au premier, gardons-nous d’y voir une coupure nette entre le moyen âge et les temps modernes. C’est la Renaissance et la constitution de fortes monarchies en Espagne, en France, en Angleterre, c’est l’imprimerie et la Réforme, c’est Colomb et Vasco de Gama qui caractérisent les débuts de l’ère moderne. Sur ces grandes nouveautés l’assaut du 29 mai 1453 n’a pas eu d’influence directe et sensible. L’approche et la victoire des Turcs ont sans doute chassé de Constantinople des lettrés, des savants, des artistes qui, en s’établissant en Italie, ont contribué à accélérer le mouvement de la Renaissance ; mais celui-ci avait commencé avant leur arrivée dans la péninsule.

C’est pour ces raisons qu’il faut donner la préférence à 1492. Cette année-là, la Renaissance a pris tout son essor ; les caravelles de Colomb cinglent vers l’Ouest ; les Portugais s’avancent vers le cap des Tempêtes ; Louis XI, Henri VII, les rois catholiques d’Espagne ont achevé ou poursuivent leur besogne centralisatrice ; les guerres d’Italie se préparent. C’est bien là, comme aux environs de 395, un des « tournants » de l’histoire européenne.

Mais n’allons pas plus loin, sous prétexte de logique ; et parce que la Réforme, la Renaissance, les grandes découvertes et les progrès de l’absolutisme royal sont des phénomènes qu’il est malaisé de dissocier, ne datons pas de 1517 le commencement de l’âge moderne. Ce choix aurait en effet pour conséquence, au moins bizarre, de faire de la Renaissance et de la révolution économique, de Léonard de Vinci et de Vasco de Gama des événements ou des personnages médiévaux ! A fortiori, faut-il rejeter la date de 1559, alors que déjà s’obscurcit l’éclat de la Renaissance et que le Concile de Trente finit d’édifier l’œuvre de la Contre-Réforme. Il serait extravagant de caser parmi les questions d’histoire du moyen âge la Réforme et les guerres européennes du xvie siècle. « Je souhaiterais fort, pour la beauté de la chose, écrit M. Hauser, qu’on donnât un de ces jours à l’agrégation le sujet suivant : « Composition d’histoire du moyen âge : la Renaissance. » Ô Michelet ! qu’en dirait votre grande âme ? Et que deviendrait votre admirable introduction ?… On fera difficilement admettre à des historiens que la Renaissance fait partie du moyen âge[7]. » Et « on ne fera jamais croire à personne, sauf à un candidat à l’agrégation, que Luther ou Charles-Quint sont des gens du moyen âge[8]. ». D’ailleurs le système : 476-1559 ne pèche pas seulement par l’emploi de la seconde date, mais aussi par l’usage de la première dont la valeur est médiocre.

Quant à la thèse de M. Picavet, sa valeur est incontestable. La pensée chrétienne déborde à coup sûr des deux côtés le moyen âge proprement dit, avant le ve et après le xve siècle[9]. Mais l’extension proposée par l’auteur des Philosophies médiévales, parfaitement justifiée à condition qu’elle se renferme dans le domaine des idées, ne peut pas s’appliquer à l’étude des transformations politiques. S’il en était autrement, on en viendrait, de proche en proche, à allonger indéfiniment l’époque médiévale, à l’étendre d’une part jusqu’au jour où apparaît la première ébauche des conceptions du moyen âge, et d’autre part jusqu’au jour où a disparu — s’il a disparu — le dernier souvenir de ce temps. On aboutirait ainsi à des conséquences proprement absurdes.

Il est au surplus une raison d’un autre ordre que celui des événements politiques qui justifie le choix de 395 et de 1492, une raison meilleure peut-être que les autres aux yeux des historiens, toujours disposés à discuter de l’importance relative des faits qu’ils étudient. Le moyen âge ne doit pas seulement l’originalité de sa physionomie à certaines institutions, à certaines croyances, à certaines formes artistiques et littéraires ; il la doit aussi à ce fait que les sources de son histoire ont un caractère particulier, qu’elles exigent, pour être utilement employées, des études déterminées. Pour décrire l’antiquité, les érudits se servent des inscriptions, des papyrus, des monuments, des œuvres littéraires ; et ils doivent au préalable être initiés à certaines sciences auxiliaires : papyrologie, archéologie, épigraphie et paléographie grecques et latines. Les médiévistes doivent surtout consulter des chartes, des diplômes, des annales, des chroniques ; et les sciences auxiliaires dont la maîtrise leur est nécessaire sont, pour une partie au moins, spéciales à leurs études : paléographie des textes en langues vulgaires, chronologie chrétienne, diplomatique… Or, à quel moment le premier groupe de sources a-t-il, dans l’ensemble, cédé la place au second ? Précisément vers 400, et dans le cours du ve siècle. D’autre part, les historiens modernistes ont à leur disposition, outre des manuscrits, des documents imprimés ; de plus, manuscrites ou imprimées, ces sources sont surtout des rapports, des correspondances d’hommes d’État, d’ambassadeurs, et non plus des textes hagiographiques, des chroniques, des annales, des chartes. Pour recueillir et utiliser ces documents d’une nouvelle espèce, l’emploi de techniques nouvelles aussi est indispensable. À partir de quel instant s’est produite cette transformation ? À la fin du xve siècle. Aug. Molinier, arrêtant à la veille des guerres d’Italie ses travaux sur les sources de l’histoire du moyen âge, a pu écrire : « Au changement de politique répond un changement dans la nature des sources[10]. » L’axiome n’est pas moins vrai pour le début que pour la fin du moyen âge.



Concluons. Soit que l’on tienne compte de l’importance et du caractère des événements, soit que l’on considère le caractère des sources employées par les historiens, c’est bien vers 400 et vers 1500 qu’on peut convenablement placer le point initial et le point final de l’époque qui a reçu, depuis deux siècles et demi, le nom de moyen âge. Ne précisons pas davantage, ne choisissons pas telle année plutôt que telle autre. Ce procédé scolaire risque d’induire en erreur en faisant croire à l’existence de coupures tranchées. Historia non fecit saltus. Bornons-nous donc, sans plus, à admettre qu’on doit raisonnablement mener jusqu’à la fin du ive siècle, et pas au delà, l’étude des temps antiques ; et qu’on doit faire commencer celle des temps modernes dans les dernières années du xve siècle, et pas plus près de nous.

Cette conclusion n’a rien de révolutionnaire puisque ce mode de répartition chronologique est assez généralement admis. Nous avons pensé toutefois qu’il pouvait être utile d’en montrer une fois de plus la valeur, en présence des essais tentés çà et là pour lui apporter des modifications parfois assez sensibles et toujours des plus contestables.


L. Leclère.



  1. Qu’est-ce que le moyen âge ? p. 55.
  2. Dès 1639, le Liégeois Rausin écrit dans son ouvrage Leodium : « Qui iniquis dominium ferunt oculis, præter alia fabulantur in quibusdam medii etiam aevi instrumentis magistratum Leodiensem, etc. » ; l’historien allemand G. Horn, dans son Arca Noe (1666) donne le nom de medium aevum à la période qui s’étend de 300 à 1500, après quoi commence l’historia nova. Christophe Keller (Cellarius), dans ses manuels qui eurent en Allemagne un grand succès, adopte cette innovation. Voyez son Nucleus historiae (1676) et surtout son Historia medii aevi a temporibus Constanini magni ad Constantinopolim a Turcis captam (1re éd. 1688 ; 2e éd. 1698).
  3. L. Bréhier, Revue internationale de l’enseignement, 15 décembre 1909, p. 524.
  4. C’est, par exemple, ce système qui a été adopté par Lavisse et Rambaud, dans leur Histoire générale, t. I-III.
  5. Il est vrai que le programme de la licence ès lettres acceptait, presque simultanément (1907), les dates 395-1492 comme limites du moyen âge. Cette contradiction avait, selon la juste remarque de Ch. V. Langlois, « quelque chose de comique » (Revue internationale de l’enseignement, 15 mars 1909, p. 235).
  6. Esquisse d’une histoire générale et composée des philosophies médiévales, p. vi-vii. M. Picavet avait déjà fait cette proposition dans une étude de 1901 : Le moyen âge, limites chronologiques. Il la reprit en 1913 dans ses remarquables Essais sur l’histoire des religions et des philosophies médiévales (p. 17).
  7. Revue internationale de l’enseignement, 15 mars 1909, p. 236.
  8. Revue historique, CXII, p. 235 (1913).
  9. L. Bréhier (loc. cit., p. 526) cite, à l’appui de la thèse de M. Picavet, un exemple intéressant : « En étudiant la série des commentateurs d’Aristote, édités par l’Académie de Berlin, M. Praechter a signalé une véritable coupure entre Alexandre d’Aphrodisias (198-211) et Porphyre (233-305). Le premier garde encore son indépendance et adopte parfois des solutions apposées à celles de son maître ; le second commence la série des commentateurs prudents qui se préoccupent seulement de rendre la logique aristotélicienne intelligible. Il a déjà l’esprit de la scolastique. »
  10. Les sources de l’histoire de France, t. V, p. 1.