Les mystères du collège/XVI

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Gustave Havard (p. 148-153).


XVI


LE PION



Qelle est l’étymologie du mot pion ? Ah ! voilà la grande question. Un collégien nous fait savoir que généralement on le considère comme un diminutif d’espion. Nous ne nous inscrivons ni pour ni contre cette assertion. Toujours est-il vrai que le pion est la bête noire du collégien. Partant, les conspirations contre lui sont toujours en état de permanence. Si nous faisions un livre sérieux, approfondi, nous chercherions à savoir d’où vient la prévention du collégien contre le pion, d’où vient la prévention du pion contre le collégien ; mais notre rôle est plutôt de constater un fait.

Le pion a une très-haute opinion de lui. Il porte la tête haute en homme fier de sa position. Cependant le collégien le considère comme un être anonyme et presque toujours patre nullo, comme dit Tite-Live, et il ajoute : « D’où vient-il ? de quel sang est-il sorti, quo sanguine cretus ? » Mais, ô illusion ! quelle que soit son origine, il dit compter parmi les siens des généraux de l’Empereur des hommes de robe de la plus haute distinction, des dignitaires. Il n’avouerait pas, sans que son front rougît, qu’il est, comme Augereau, fils d’un fruitier ; il se croirait perdu à tout jamais ! Le collégien, que l’on pourrait dire l’inventeur de la malice, voit les côtés vulnérables de son homme et se dit : « Là est le tendon d’Achille, lançons-y nos flèches. » C’est ainsi qu’un jour, un pion devant aller en soirée, habillé à neuf des pieds à la tête (nous parlons très-sérieusement), trouve, au moment où il allait partir, à la place d’un beau chapeau de soie que le marchand venait de lui livrer, un chapeau tout petit, et auquel le temps avait donné une couleur de tabac d’Espagne. Mais, ô désespoir ! il fallut absolument partir ; il devait être présenté à une famille fort distinguée. « J’ôterai, se dit-il, mon chapeau avant d’entrer, on prendra cela pour un excès de politesse. » 0 désespoir ! le sort l’accable, le poursuit ! La demoiselle de la maison, sur laquelle il avait des vues, voit le petit chapeau couleur de tabac d’Espagne avant toute chose, et elle se sauve dans la pièce voisine en étouffant une envie de rire. Avis aux pions qui ont des vues d’union.

Considéré au point de vue d’histoire naturelle, le pion offre plusieurs variétés. Il en est qui ne manquent pas d’une certaine tenue, d’une certaine prétention. Ceux-là croient fixer l’attention du beau sexe et être fort ingénieux dans leurs amours. Nous en connaissons un, M., qui va acheter de la pommade à la rose chez une mercière-parfumeuse de la rue de la Harpe, laquelle était devenue la dame de ses pensées. La contempler le plus longtemps possible, quand il fait des acquisitions, est pour lui le dernier degré du bonheur. Pour arriver à cette fin, que fait-il ? Admirez toute l’imaginative d’un pion amoureux ! Il fait mettre sa pommade par sa dulcinée dans une petite bouteille à gouleau très-étroit. Or, la difficulté grande qu’éprouve la dame à l’y faire entrer donne à l’amoureux le temps d’admirer, de dévorer ses charmes. Vite un brevet d’invention expédié de Cythérée à ce pion-là !

Parmi les pions, les uns sont mariés, les autres célibataires ; le collégien donne la préférence aux premiers, qu’il classe dans la section des grognards antiques ; mais malheureusement ils sont en minorité. Que l’on dise à présent que le collégien n’est pas juste !

L’or pour le pion ne tombe pas du ciel, comme la manne en tomba pour d’autres à une certaine époque : aussi, la plus sévère économie préside à son budget. Au nombre de ses combinaisons, il ne faut pas oublier le collier de barbe, quelquefois accompagné d’un insigne militaire, la moustache. Et pourquoi ?… Parce qu’il y trouve une économie de rasoirs.

Quoique le jugement collégien soit à peu près fixé sur l’espèce-pion, cependant l’installation d’un nouveau pion est toujours un événement dans le collège, et nous doutons qu’un changement de ministère produise plus d’effet sur la masse d’une nation. Comme son prédécesseur, couvrira-t-il le cahier dit de rapport, de ses observations, et des punitions qu’il aura infligées ? Aura-t-il, comme son prédécesseur, pour exécuter ponctuellement les ordres du proviseur, cette sagacité, cet instinct naturel que Buffon a tant admiré dans le chien de berger ? Toutes ces questions occupent très-gravement le collégien, au point que plus d’un devoir en souffre, et tel qui était le premier de sa classe, perd pour quelques jours sa place d’honneur.

Le pion, qu’il appartienne à telle ou telle variété, doit donner à son âme une énergie quelque peu sauvage, une fermeté stoïque ; il faut qu’il habitue son corps à la fatigue, à la faim, à la soif, à supporter le froid, le chaud, absolument comme ces vieux grognards de la république romaine, pour qui tout cela n’était que pur agrément. Aussi, qu’un pion soit en retard, le soir, seulement d’un quart d’heure, le concierge du collège s’en moquera comme de ça ! Bien loin de s’empresser de lui ouvrir la porte, il le laissera dehors pendant une demi-heure par le temps le plus abominable que l’on puisse voir, le parapluie sur la tête ; il l’entend bien frapper, mais il a dans son lit une excellente position, sa tête a fait son trou dans l’oreiller, et la persistance du retardataire fera seule tirer le cordon au tyran, au Tibère de la loge. Mais, bagatelle pour le pion ! Il se figure, le parapluie sur la tête et les pieds dans l’eau, qu’une goutte du sang de Sénèque est dans le sien, que quelque chose de l’âme de Caton anime la sienne, deux choses qui hurleraient d’effroi de se rencontrer.

Le pion grince des dents au moindre mot que l’on écrit sur lui, et il se venge sur l’auteur par des lettres anonymes, pour prouver qu’il est brave. Collégiens, admirez !  !  !

Il est encore une espèce de pion à part : c’est le pion chargé du gymnase. C’est un être nerveux, athlétique, ancien troupier ou, le plus souvent, ancien saltimbanque. Cet individu est le vrai représentant de la force matérielle, le sbire par excellence, l’exécuteur des hautes-œuvres ; c’est lui qui mène les délinquants en prison, les y écroue ; c’est le commissaire de police du collège ; il est chargé de rôder continuellement dans toutes les localités et de fermer les grilles, attributions qui donnent de l’assurance à son pas, qui doublent la force musculaire de son bras. À côté de ce gaillard-là vient se poser encore un pion à part, un pion dit de rechange au besoin. C’est le sous-censeur, préposé à la garde des archives du collège. Celui-là tient le recueil des lois pénales, et le registre des punitions où l’on inscrit les délibérations du conseil des pions, conseil tenu, chaque semaine, chez le proviseur, ce grand lama du collège.

Le pion, dans la plupart de nos autres chapitres, joue un grand rôle, la place d’honneur est souvent pour lui ; nous ne pouvions donc donner une trop grande extension à celui-ci, mais nous avons dû, cependant, lui consacrer un chapitre spécial. En parcourant notre table des matières, si on ne lisait pas : le pion, page tant, on s’écrierait : Ah ! quel impardonnable oubli !