Les nouveaux Romanciers - MM. Gustave Droz, André Theuriet, Alphonse Daudet

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Les nouveaux Romanciers - MM. Gustave Droz, André Theuriet, Alphonse Daudet
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 605-632).
LES
NOUVEAUX ROMANCIERS

MM. GUSTAVE DORE. - ANDRE THEURIET. - ALPHONSE DAUDET.

Au moment d’aborder l’étude de nos nouveaux romanciers, nous ne pouvons nous empêcher de jeter un regard en arrière et de constater, non sans quelque mélancolie, l’affaiblissement progressif de notre littérature d’imagination. Que les hommes distingués dont les noms sont placés en tête de ces pages veuillent bien ne pas prendre cet exorde comme une critique à leur adresse ; il ne s’adresse qu’à la situation générale dont ils relèvent et non à leurs œuvres aimables. Oui sans doute, nous pouvons nous vanter de posséder encore une littérature riche et féconde, si nous rassemblons sous ce nom les produits si variés de l’activité intellectuelle de notre pays, critique, érudition, recherches historiques, exégèse, vulgarisations scientifiques ; mais, si nous réservons ce titre de littérature aux produits exclusifs de l’imagination et de la pensée pure, nous verrons cette richesse se changer en une courte aisance assez voisine d’une médiocrité dorée. L’imagination française tient cependant pour le quart d’heure bon état de maison, mais sans superflu d’aucune sorte, et il arrive trop souvent que, pour combler le déficit des années stériles, il faut compter sur les années à venir, car voici bien longtemps déjà que le capital de célébrité amassé par les nouvelles générations et le stock d’œuvres de valeur fourni par elles ne sont plus assez considérables pour couvrir les saisons de jachère forcée, les inévitables faillites du succès et les déficits créés par la mort. Nous voici loin, il en faut convenir, de cette opulence de la période précédente où les belles œuvres foisonnaient et où les noms illustres se comptaient avec peine, tant leur nombre était grand ; seul ou à peu près seul, Victor Hugo reste encore parmi nous pour attester cette fécondité dont il fut un si puissant promoteur.

De nouveaux noms ont surgi, il est vrai, mais en quantité trop faible pour remplir les vides laissés, ou de calibre trop moyen pour tenir la place de ceux qui partaient. Dans cette vaste province de la littérature d’imagination que le romantisme avait couverte de ses châteaux et de ses palais, nous distinguons bien quelques édifices de date et de forme récentes, mais qu’ils sont clair-semés encore ! M. Gustave Flaubert s’est élevé une solide maison de campagne, de structure cossue comme une ferme de sa Normandie natale, et décorée intérieurement de tout ce que l’art des coloristes a jamais produit de plus fougueux, et notre ami Victor Cherbuliez une élégante villa pleine de curiosités et de raretés, où l’on voit se refléter, dans les glaces sans fin dont les murailles et les plafonds sont revêtus, toute sorte de formes féminines délicatement mystérieuses qui provoquent la divination psychologique du visiteur comme autant de sœurs des figures de Léonard de Vinci. Voici le charmant cottage de M. André Theuriet et le joli chalet de M. Gustave Droz, comblé de l’amusant fouillis des richesses de râtelier, pochades, croquis, charges comiques, dessins à la plume, ébauches, mignons pastels. Cette résidence fort habitable encore d’un voltairien du dernier siècle appartient à M. Edmond About, qui l’a fait restaurer avec adresse et meubler selon le goût nouveau des habitans des boulevards Malesherbes et Saint-Michel. Cette ravissante demeure abandonnée, tapissée de la base au faîte de lierre, de liserons, de chèvrefeuilles et de mousses, où le génie mélancolique des choses ruinées semble se consoler en compagnie du génie souriant de la nature éternellement jeune, est devenue la très enviable propriété d’Alphonse Daudet. Plus loin j’aperçois un vaste chantier que s’est adjugé M. Emile Zola, et où il s’est établi un hangar très fortement chevronné et charpenté. C’est tout, ou à peu près tout ; vous voyez combien de domaines restent encore en friche et combien de sites attendent la demeure qui devrait les couronner.

Notre littérature cependant s’est presque entièrement renouvelée dans ces vingt-cinq dernières années ? mais ce renouvellement s’est opéré d’une façon très particulière, et qui suffit à caractériser la situation présente. Ces nouveaux venus sont arrivés un à un, successivement, à d’assez longs intervalles les uns des autres, comme si la nature fatiguée ne pouvait plus porter que de loin en loin ces rares dons qui font les dramaturges, les poètes et les romanciers, isolément, chacun pour son compte, et dans sa propre barque dont il était à la fois le pilote et l’équipage. Quelques-uns sont entrés en scène silencieusement et sans qu’on se soit, pour ainsi dire, aperçu de leur arrivée, ou sans que le public, qui assistait à leurs débuts, ait pu pressentir en eux des talens de portée sérieuse, et de ce nombre sont les trois noms que nous nous proposons de présenter particulièrement à nos lecteurs. Avant de se révéler romancier, André Theuriet s’est contenté, pendant vingt ans, d’être un poète aimable, sans autre ambition apparente que de charmer le public restreint qui garde le culte des paroles musicales et des cadences heureuses ; les lecteurs des premiers croquis de Gustave Droz ont pu, sans trop manquer de pénétration, ne pas deviner le romancier d’Autour d’une source et de Babolein, dans l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé, et ceux qui avaient suivi avec plaisir pendant plus de quinze ans les gentils tâtonnemens d’Alphonse Daudet étaient certainement loin de s’attendre, pour la plupart, au coup retentissant de Fromont jeune et Risler aîné. Soit que le succès leur ait souri dès leur première apparition, soit qu’ils l’aient conquis laborieusement, ces nouveaux venus sont leurs propres créateurs et les produits de leur propre culture. Nulle floraison générale, nul renouveau de l’intelligence ne les a engendrés, nul courant commun de doctrine, nul souffle de l’opinion ne les ont apportés. Ce renouvellement de notre personnel littéraire s’est donc fait brin à brin, homme par homme, talent par talent, comme une mosaïque ou une marqueterie composée de pièces de rapport, sans aucune communauté de pensées et de tendances, aucune ressemblance de facultés et de méthodes, aucune similitude de points de départ.

Nous ne connaissons réellement rien de comparable, dans nos longues. annales littéraires, à cette absence absolue de direction générale et de tendances communes, si ce n’est peut-être la période Henri IV-Louis XIII, qui offre avec l’époque actuelle des ressemblances assez étroites qu’on n’a pas encore songé à remarquer. Alors aussi l’individualisme régna dans la littérature et pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui. Les grands courans moraux du XVIe siècle, qui avaient porté tant de flottes puissantes, s’étant à la fin ralentis ou taris, chacun en détourna les eaux devenues basses pour faire tourner son propre moulin, et s’occupa à tirer des doctrines dont les conséquences générales étaient épuisées toute sorte de conséquences secondaires et de corollaires piquans : les uns, comme D’Urfé, un platonicisme catholique, proche parent et précurseur du futur molinisme ; les autres, comme Saint-Amand et Théophile, un athéisme amusant ; ces troisièmes, comme Cyrano de Bergerac, un naturalisme bouffon, ces derniers enfin, comme Malherbe, un système modeste, mais fort, de pédagogie poétique pour la discipline de l’imagination. De même aujourd’hui, les grandes doctrines qui ont agité les dernières cent années ayant atteint à peu près leur terme extrême et dit leur dernier mot, chacun vient y puiser pour son propre compte, et sans souci du voisin, la provision d’élémens nécessaires à son inspiration ou assortis à ses goûts particuliers : ceux-ci un peu plus de démocratie que ceux-là, ceux-là davantage de romantisme que ceux-ci, ces troisièmes plus de voltairianisme que de tout autre chose, et ces derniers un poids égal de doctrines françaises et de doctrines étrangères. Au XVIIe siècle, cette période d’individualisme littéraire n’a pas duré moins de quarante ans ; or, comme il n’y a guère plus d’une vingtaine d’années qu’a commencé la situation analogue que nous signalons, il n’est guère permis d’espérer que nous en voyions le terme prochain, et nous nous en consolerons aisément si cet état de choses continue à nous fournir nombre d’œuvres aussi agréables que quelques-unes de ces dernières saisons. Si ce n’est pas tout à fait assez pour la satisfaction et l’accroissement de notre vie morale, c’est au moins assez pour nos plaisirs d’esprit.

La plus vraie définition que l’on puisse donner du roman depuis vingt années, c’est de dire qu’à quelques exceptions près, il est devenu exclusivement anecdotique. S’il est un caractère qui marque d’une empreinte commune les œuvres si dissemblables de nos nouveaux romanciers, c’est bien celui qui est exprimé par cette épithète d’anecdotique, et c’est aussi par ce caractère que ces œuvres se séparent des productions de la précédente période. Toutes proportions gardées et en tenant compte des différences qui séparent des arts aussi tranchés que ceux du romancier et du peintre, on peut dire que les œuvres de la littérature actuelle sont à celles de la période romantique ce que la peinture hollandaise a été à la peinture flamande. Préoccupés outre mesure d’éviter les terres déjà labourées et de se découvrir un coin de la société, si petit soit-il, dont ils soient les Christophe Colomb, nos jeunes romanciers se détournent du vaste monde et se vouent exclusivement à l’étude du mince groupe dont ils se sont constitués les explorateurs. Aucun d’eux n’aborde d’emblée la nature humaine générale, n’entre droit dans l’âme humaine, et ne cherche à peindre un tableau qui en fasse apparaître une large image. Le mot de Voltaire sur Marivaux peut s’appliquer avec la plus parfaite justesse à la plupart d’entre eux ; ce n’est pas la grande route du cœur qu’ils recherchent, ce sont ses chemins de traverse, ses sentiers, et, quelques-uns, ses impasses. Aucun ne montre l’ambition d’élever ses personnages à la hauteur de types, tous au contraire s’efforcent de les conserver autant que possible à l’état d’individus, de les circonscrire et de les serrer d’aussi près que possible, comme on isole un insecte sous le microscope pour pénétrer ses caractères par une étude patiente et sans distractions. En un mot, ils ne tiennent pas à faire grand, ils tiennent à faire vrai, et préfèrent aux hardiesses du pinceau la perfection du rendu et la minutieuse fidélité de l’imitation. Le procédé de création et de composition généralement adopté par nos nouveaux romanciers est absolument à l’inverse de celui de leurs prédécesseurs. Autrefois le romancier tirait son sujet de son âme même, d’une combinaison morale éclose dans son cerveau, puis il demandait à la réalité extérieure les élémens nécessaires pour donner un corps à sa conception. Aujourd’hui au contraire, c’est à ces élémens extérieurs que le romancier puise ses sujets, quitte à demander ensuite à l’imagination et à la pensée les cimens destinés à en unir les diverses parties. La réalité ainsi sollicitée fournit en abondance ce qu’on lui demande ; mais comme le romancier, loin de généraliser ces élémens par une conception première, met au contraire tous ses soins à respecter leur particularité, il s’ensuit que ses sujets gardent d’ordinaire le caractère de faits isolés et que les histoires qui en résultent, quelle qu’en soit l’étendue, gardent le rang d’anecdotes.

Une conséquence de cet individualisme de nos romanciers et de ce caractère anecdotique de nos romans nouveaux, c’est de rendre la tâche de la critique singulièrement difficile. Comme ces œuvres partent le plus souvent de parti-pris strictement personnels et se renferment volontairement dans des limites fort étroites, il est à peu près impossible de les embrasser dans un jugement synthéthique et d’en tirer des conséquences générales qu’exclue l’absence de tout lien commun entre elles. Ce que le philosophe a de mieux à faire avec elles, c’est de laisser dormir son esthétique, qu’il ne pourrait vraiment leur appliquer qu’avec artifice et à la sueur de sa volonté. Cette période Louis XIII dont nous parlions tout à l’heure, avez-vous souvenir d’un critique ou d’un historien littéraire qui ait jamais essayé d’en tirer la philosophie générale ? Non, et nous défierions bien l’esprit le plus ingénieux de mener à fin une telle gageure sans puérilité et sans emphase. Il en est de même de la période que nous traversons. La critique moraliste n’y trouverait pas mieux son compte que l’esthétique. Chacun de nos auteurs s’étant cantonné dans le domaine qu’il s’est choisi comme Candide dans son jardin du Bosphore, ses vues sur la société sont nécessairement exclusives et ne valent que pour un monde fort restreint, en sorte que dresser le procès de la société générale sur le pessimisme de tel de nos auteurs actuels serait une aussi souveraine iniquité que l’absoudre et la justifier sur l’optimisme de tel autre serait une absolue duperie. Les jugemens à grande solennité, si chers à la critique moderne, sont donc rarement applicables à nos œuvres contemporaines ; c’est par des facultés relativement modestes, et plus fines que hautes, qu’elles veulent être appréciées : le simple bon sens, le goût, le tact, le discernement, c’est-à-dire que chacune réclame du critique un jugement particulier qui réponde à cette qualité ou à ce défaut d’individualité, et qui ne lui attribue pas avec ses voisines une parenté plus proche que celle qui existe réellement.

Pour l’un au moins des trois romanciers dont nous nous occupons, il est à peine besoin d’expliquer comment anecdote est synonyme de roman. C’est par l’anecdote, ou par ce qui lui ressemble le plus, l’esquisse, la saynète, que Gustave Droz a commencé sa carrière, et lorsqu’il a plus tard élargi ses cadres, il n’a pu échapper entièrement à la gentille tyrannie du genre auquel il devait sa réputation. Qui n’a lu et ne se rappelle ces amusans croquis rassemblés dans les deux volumes intitulés Monsieur, Madame et Bébé et Entre nous ! C’est une grave épreuve pour de telles œuvres qu’une seconde lecture au bout de quelques années ; si les pamphlets et les écrits politiques deviennent vite des almanachs de l’an passé, que dire des productions qui sont nées des caprices les plus momentanés et souvent les plus frivoles ? Eh bien ! cette épreuve, nous venons de la faire subir à ces deux premiers recueils de M. Droz, et non-seulement ils en sont sortis aussi amusans qu’au premier jour, mais nous leur avons découvert un mérite d’originalité dont nous ne nous étions pas aperçu à la première lecture. L’auteur a su y tenir et y gagner une des gageures les plus hasardeuses que l’on puisse se proposer, celle d’appliquer à tel genre les procédés inverses de ceux qui semblent lui convenir naturellement. La plupart des sujets de ces légers croquis appelaient le trait sec du caricaturiste, le dessin outré de la charge, la rieuse insolence de la parodie, la pointe acérée de la satire, et voici, surprise charmante, que nous les trouvons revêtus des tendres couleurs de l’aquarelle et de la brillante poussière du pastel. Rarement l’ironie a été émoussée d’une main plus habile et transformée presque en son contraire par une plus heureuse hypocrisie du talent. Le loup s’est introduit dans la bergerie sous la toison de l’agneau ; à la faveur de ce travestissement, il a surpris dans toute l’imprudence de leur conduite et la légèreté de leurs propos nombre de petits chaperons rouges ; mais, au lieu de les mordre à belles dents, il s’est contenté de. vanter leurs formes appétissantes, et de les montrer, en étouffant son rire, comme la proie inévitable de ses confrères de moins tolérante et moins honnête composition.

La grâce railleuse n’est pas le seul mérite de ces croquis ; ils ont aussi leur profondeur et, j’oserai dire, leur portée sociale. Étonnerai-je beaucoup en avançant qu’ils ont une valeur de documens, et que le futur historien des mœurs françaises y trouvera plus tard une série de précieuses indications sur le ton et les manières de notre société pendant le second empire ? C’est peut-être l’époque où le haut monde français s’est amusé avec le moins de contrainte et le moins de souci de l’opinion de la galerie, non pas comme en d’autres temps par bravade cynique du jugement public, mais par sentiment presque légitime de l’irresponsabilité que lui créait un état social devenu absolument démocratique. Expliquons ce mot d’irresponsabilité, qui donne en grande partie la clé de nos mœurs d’hier et aussi d’aujourd’hui, justement stigmatisées par nombre de moralistes sévères dont les censures auraient cependant plus d’autorité si d’ordinaire elles ne frappaient pas à côté de la cause du mal. C’est bientôt fait d’accuser le monde des scandales qui éclatent de temps à autre et des histoires équivoques qui se chuchotent presque chaque jour ; mais dans une société où règne l’égalité la plus complète et où chacun ne relève que de lui seul, dites-moi s’il est une classe chargée d’endosser la responsabilité d’actes absolument individuels. Quant à l’individu, quelle raison a-t-il de s’y contraindre et d’y mettre le frein à son amour du plaisir ? Que vous importe, s’il vous plaît, que je m’amuse d’une manière plus ou moins scandaleuse, puisque ce n’est pas en vertu d’un privilège insolent que je m’amuse, et en quoi êtes-vous bien venus à me reprocher mes mœurs, si scabreuses qu’elles soient, puisque je ne puis vous en humilier comme autrefois en ajoutant à leur indignité la tyrannie de mon autorité ? Me parlerez-vous par hasard de l’exemple que je vous dois ? Mais pour avoir le devoir de vous en donner de telle ou telle sorte, il faudrait nécessairement que j’eusse sur vous un droit quelconque, et par conséquent que cette égalité qui vous est chère, à juste titre peut-être, reçût une grave atteinte, car vous n’espérez pas sans doute trouver dans aucune de nos nombreuses constitutions un article qui m’impose l’obligation de me constituer instituteur au bénéfice de vos âmes, dont je respecte trop la liberté pour en prendre aucun souci. Ainsi raisonne instinctivement l’individu dans une société démocratique, et je ne saurais dire que sa logique instinctive soit mauvaise. Il s’y rue au plaisir avec d’autant plus de fougue qu’il sent qu’il n’entraîne qui que ce soit dans la solidarité de sa conduite, et que ses actes n’ont de conséquences que pour lui seul. Je me trompe cependant, il y a quelqu’un sur qui retombe en plein et entièrement la responsabilité des désordres mondains, et ce quelqu’un c’est le chef même de l’état, lorsque la démocratie a revêtu par hasard la forme monarchique. Ce fut là beaucoup l’histoire du second empire ; avis aux futurs maîtres de nos destinées, si notre démocratie doit jamais faire retour à cette forme de gouvernement ! Ce sont les voluptueuses incartades et les élégantes folies des heureux enfans de la fortune et de la naissance, délivrés de toute gêne ennuyeuse par l’égalité triomphante, qui revivent dans les esquisses rieuses et les saynètes de Gustave Droz. Bals masqués aux travestissemens excentriques, tableaux vivans trop peu pudiques, maillots trop roses et trop collans, toilettes tapageuses et compliquées, aristocratisme de manières s’exagérant à plaisir pour trancher plus nettement avec la banale vulgarité des mœurs générales, et cherchant à rétablir par la différence des formes le fossé des distances sociales comblé par dix révolutions, longues stations de carême aux mondaines églises parisiennes, pénitences distinguées d’une dévotion facile mêlées aux faiblesses aimables d’une sensualité de bon ton ; tout cela a été très vrai à son heure, tout cela reste vrai encore aujourd’hui, car, nous le savons, les mœurs changent moins vite que les gouvernemens, et les goûts régnans sous un régime déchu lui survivent au moins aussi longtemps que durent les générations qui les ont partagés.

Il y a autre chose encore dans les croquis de M. Droz que ce souriant persiflage du beau monde parisien, et cette autre chose c’est une assez forte dose d’un voltairianisme très suffisamment agressif, voltairianisme d’autant plus fait pour surprendre et pour être remarqué qu’il se présente sous la signature d’un nom qui est des plus honorablement connus dans le monde catholique et légitimiste. A la vérité, ce voltairianisme est plutôt irrévérence qu’irréligion, car il s’attaque beaucoup moins aux doctrines et aux croyances qu’aux institutions et aux personnes ; il n’en est peut-être que plus irritant par là. En règle générale, les hommes supportent beaucoup plus aisément les coups de bâton qui tombent sur leurs opinions qu’ils ne supportent une chiquenaude sur l’oreille ou une croquignole sur le bout du nez. On trouverait difficilement un magistrat qui se fâchât des attaques dirigées contre telle ou telle loi qu’il est chargé d’appliquer, mais on en trouverait beaucoup qui seraient exaspérés si on venait leur dire que leur personne n’inspire pas une terreur suffisante aux criminels et un respect assez marqué aux gendarmes.

Je parlais tout à l’heure du nom que porte l’auteur, peut-être cependant ce nom est-il pour quelque chose dans cette irrévérence agressive, car il y a là une connaissance intime d’une foule de détails du monde d’église, où se trahit comme l’expérience rancuneuse d’une éducation première, qui a fourni les armes mêmes dont il se sert. Ce persiflage est celui d’un homme qui, élevé dans le sérail, en connaît nombre de détours. Onction quasi musicale de l’abbé Gélon, faite pour ravir les âmes des pénitentes de haut lieu, piété profonde mais populacière de l’abbé Brice, bonne seulement pour le vulgaire des fidèles, confréries pieuses, œuvre des petits Chinois, nouveaux miracles ; sur tout cela M. Droz a fait pleuvoir une grêle de traits menus comme des aiguilles, comparables à ceux dont les Lilliputiens attaquèrent Gulliver. Ce n’est pas assez pour entraîner mort d’homme, mais c’est parfois assez pour crever un œil. La confession surtout a le privilège d’exciter très particulièrement sa verve railleuse ; la seule critique que je veuille faire des innombrables saynètes dont cette grande pratique religieuse est l’objet dans les livres de M. Droz est de dire qu’il serait vraiment incomparable dans cette veine, s’il n’avait un concurrent inéluctable dans la personne d’un artiste parisien connu de toute l’Europe pour son talent de mystification, le célèbre corniste Vivier, dont l’imitation des chuchotemens du confessionnal compose précisément une des charges les plus amusantes. Cet acharnement de malice va parfois si loin et revient si souvent, que c’est à se demander si l’auteur a eu par hasard à se plaindre de quelque abbé de sa connaissance. S’il en était ainsi, pour lui déconseiller la rancune, nous lui citerions une jolie anecdote d’il y a deux siècles. Lord Herbert de Cherbury, premier des déistes anglais, s’était rendu fameux dans le monde par une humeur susceptible qui lui avait fait chercher partout un duel qu’il ne put jamais rencontrer, tant était grande la considération dont il était entouré. Or, pendant qu’il était ambassadeur d’Angleterre à la cour de Louis XIII, il fut très vivement attaqué par un confesseur de Marie de Médicis, dont le nom échappe en cet instant à ma mémoire. Riposte de lord Herbert, réplique du confesseur ; la querelle devint des plus chaudes ; mais, comme elle ne pouvait nécessairement avoir aucune issue, lord Herbert la termina par ce mot : « Sachez qu’il n’y a au monde qu’un moine ou une femme qui puisse me parler de telle façon avec impunité. »

Il est rare cependant qu’il n’y ait pas des compensations en toutes choses, et cette irrévérence d’un goût souvent douteux pour les gens et les choses d’église nous a valu un vrai petit chef-d’œuvre, la correspondance de l’abbé Leroux avec le comte candidat à la Réputation, dans cette très fine et très exacte esquisse de nos mœurs électorales d’il y a dix ans, que M. Droz a intitulée un Paquet de lettres[1]. Quelle adresse dans la progression des exigences de l’abbé pour feindre de se faire arracher un consentement qu’il grille d’accorder, quel art subtil de mettre le désintéressement au service de la cupidité, quel talent de négociation pour faire hausser le prix de la bicoque paternelle que le comte veut acquérir, quel tact dans ces manœuvres pour se ménager les faveurs de la fortune sans quitter un instant le service de Dieu ! Une énergie indomptable sans apparence de lutte, une volonté de fer sous des formes molles, une bonne partie du caractère ecclésiastique est là. C’est une question quelquefois débattue parmi les observateurs des choses sociales, de savoir lequel l’emporte en finesse, d’une femme ou d’un prêtre ; Gustave Droz dans son Paquet de lettres, a tranché la question en faveur du dernier. Elle est pourtant admirable d’hypocrisie sentimentale et de ruse, insaisissable la lettre écrite par la comtesse, femme du candidat évincé, pour amener l’abbé à reprendre la bicoque dont le comte n’a plus que faire, son insuccès une fois certain. Que ces manèges sont filés menus, que ces pièges sont délicatement recouverts de sensibilité et de poésie. Il y a là quelques pages d’une telle habileté d’imitation, qu’elles ont l’air de la copie littérale d’une lettre lue par l’auteur plutôt que d’un original inventé par lui. Peu de choses dans notre littérature satirique sont supérieures à cette lettre de la comtesse, où M. Droz s’est montré passé maître dans l’art d’accorder son instrument avec justesse au ton de l’air qu’il voulait jouer.

Une autre compensation à cette irrévérence voltairienne, et celle-là d’un genre très élevé, est la création de ce personnage de l’abbé Roche qui remplit tout le roman intitulé Autour d’une source, dont les lecteurs de la Bévue se souviennent certainement. Est-ce pour faire amende honorable de ses précédentes railleries qu’il a créé ce beau caractère, ou bien ne faut-il voir dans cette création qu’une agression nouvelle sous une forme moins directe ? A-t-il voulu mettre en opposition le curé de campagne à l’âme pure et blanche comme la neige de ses montagnes, à la vie simple comme celle des villageois qu’il assiste de sa mâle charité, avec le prêtre des grandes villes, à l’âme blasée d’expérience mondaine, à la vie compliquée et diverse comme celle des paroissiens qu’il s’ingénie à moraliser, à l’esprit délié et bien muni d’armes de défense contre les manèges sociaux, et dire par ce moyen à ses lecteurs : voilà le prêtre tel que je le comprends ? Si c’est là son idéal du prêtre, il est fort acceptable, et les plus difficiles pourraient s’en contenter. J’ajoute que, bien que très haut, cet idéal n’a cependant rien d’inaccessible, car il est souvent réalisé ; nous avons tous connu l’abbé Boche, sinon absolument en bloc, au moins par fragmens assez considérables, pour savoir de science certaine qu’il exerce en plus d’un lieu son ministère de justice et d’amour. Toutefois cet idéal a un défaut considérable, c’est sa perfection même. S’il est une conclusion qui ressorte en toute évidence du roman de M. Droz, c’est que ce type du prêtre est absolument impossible dans notre société telle que l’ont faite soixante ans d’industrie, de révolutions et de mélanges matrimoniaux, et qu’il ne peut exister sans danger mortel pour lui-même et sans inconvéniens pour ses ouailles imparfaites. Dès la première approche du monde, le choc se produit, et l’abbé Roche est brisé comme verre. Il n’est pas une de ses vertus qui ne se retourne contre lui ; sa franchise sans paille, obligée de se défendre contre la dissimulation artificieuse, dégénère en brutalité de paroles, sa complète innocence le livre au péril des tentations de la chair, son honnêteté le rend la dupe de la fraude, sa charité en fait le complice involontaire du désordre et de l’adultère. En quelques jours, il arrive à dépouiller son église de ses trésors d’art au bénéfice d’un brocanteur mondain, à convoiter la femme de son prochain à la grande terreur de sa conscience, à créer fortuitement au désespoir de sa véracité la réclame sacrée qu’un spéculateur sans scrupules avait en vain sollicitée, à revêtir enfin les apparences d’un séducteur de sacristie et d’un prêtre indigne, tout cela en toute naïveté et sans l’ombre d’une faute. C’est ici, nous semble-t-il, que le prêtre à l’expérience plus mondaine raillé par M. Droz pourrait facilement prendre sa revanche, et répondre à l’auteur qu’en créant ce type de l’abbé Roche il a précisément prouvé le contraire de ce qu’il voulait démontrer. Une des manies de nos voltairiens des derniers jours, c’est de réclamer imperturbablement pour le prêtre la perfection évangélique primitive ; Gustave Droz, voltairien lui-même, s’est chargé de prouver, sans y songer le moins du monde, que le type de prêtre qui convenait à notre état social était précisément à l’inverse de cette perfection. Ce n’en est pas moins une sympathique et imposante figure que cet enfant trouvé qui n’a jamais connu d’autres maisons que celles de Dieu avec sa noblesse native et sa charité robuste comme son corps, et l’on ne peut se défendre contre l’envahissement d’une tristesse glaciale lorsqu’on voit ce pieux géant, complétant par l’héroïsme sa vie sans tache, aller se faire martyriser chez les Chinois au bénéfice des intérêts et de l’honneur d’un spéculateur heureux, d’une minaudière élégante et d’un vicieux titré dont il est, pour comble d’horreur, le propre frère, et trois fois l’aîné, par l’âge, par la hauteur d’âme et la plus grande pureté du sang.

En dépit de quelques légers défauts, Autour d’une source reste l’œuvre maîtresse de M. Droz, car c’est la seule où il ait pleinement réussi à créer un personnage capable d’intéresser et d’émouvoir, encore faut-il faire cette réserve que l’histoire de l’abbé Roche donne froid au lecteur plutôt qu’elle ne le touche réellement. En effet, la sensibilité de Gustave Droz ne vaut pas son ironie et sa gaîté, sans doute parce qu’il s’en défie et qu’à l’imitation de trop nombreux artistes parisiens, il la réprime de crainte d’en être la dupe, et cependant il connaît le précepte du poète latin, si vis me flere… Il ne possède pas le don des larmes, voyez plutôt Babolain. A coup sûr, s’il est une histoire lamentable, c’est bien celle de cet infortuné professeur de mathématiques, marié à une aventurière frottée d’artiste, d’un cœur nul comme son talent, lequel prodigue toute sa vie des trésors de tendresse sans obtenir jamais d’autre récompense que le plus profond ridicule. C’est une véritable trouvaille que celle de ce personnage, — l’homme qui a le dévoûment malheureux, — une trouvaille qui méritait d’être rencontrée, ’par quelqu’un des grands humouristes anglais. Je vois d’ici Babolain sous la plume de Sterne ou sous celle de Goldsmith ; quels trésors d’inattendue et exquise sensibilité il aurait arrachés au premier, et comme ses traits auraient apparu timides, tristes et touchans, sous la lumière souriante et douce dont le second l’aurait enveloppé ! Supposez encore quelque psychologue à la noire analyse, Nathaniel Hawthorne par exemple, s’emparant de ce personnage, comme il aurait su faire ressortir les souffrances de ce malheur atroce, de cette infirmité fatale faite pour arracher des larmes au plus dur Dolope de la vie mondaine, l’impuissance d’être aimé ! Mais le Babolain de Gustave Droz ne nous amuse ni ne nous émeut ; le seul sentiment qu’il nous inspire, c’est celui d’un profond étonnement. Sa femme et sa belle-mère ont raison, cet homme est un véritable monstre, un monstre d’imbécillité, un prodige de stupide humilité. La forme du récit personnel employée par l’auteur est bien peut-être pour quelque chose dans ce résultat, car il est inadmissible qu’on parle de soi avec une cécité aussi prolongée.

Cependant, si la victime ne parvient pas à nous toucher, ses tortionnaires féminins nous inspirent en revanche tout le genre d’intérêt qu’elles méritent. Ce sont deux superbes études de pécores, que les deux personnages de Mme Paline et de sa fille Esther. Le type est au complet, aucun de ses agrémens n’y manque, ni la sottise des prétentions ambitieuses, ni la nullité de l’intelligence, Di l’absolue sécheresse de cœur, ni l’hypocrisie sentimentale, ni l’insolence des manières, ni la vulgarité des propos. Le meilleur des tableaux de Mme Babolain, née Paline, est certainement le portrait qu’elle a obtenu de M. Droz ; cela est peint en pleine pâte, enlevé avec vigueur, merveilleusement éclairé, bien vivant, bien turbulent, bien irritant, bien odieux ; la touche d’un véritable artiste est là. Voilà les personnages que Gustave Droz excelle à peindre ; rappelez-vous la mère de Mlle Cibot, le comte de Manteigney, le spéculateur Larreau, le brocanteur Claudius ; il faut à son talent, très particulièrement parisien, ces produits humains de la vie parisienne, des types de sécheresse, d’endurcissement mondain, de vice sans remords, que l’on ne puisse peindre sans une nuance de mépris ou une touche d’ironie. À ce caractère il vous est facile de reconnaître un talent qui est plutôt fait pour la satire sociale que pour l’expression pathétique des passions. Nous dirons de la psychologie de Gustave Droz ce que nous avons dit de sa sensibilité, elle ne vaut pas son ironie ; j’en prends à témoin le Cahier bleu de Mlle Cibot, un vilain petit livre, en dépit du succès qu’il a obtenu, plein de laids détails faits pour inspirer la plus navrante tristesse, et aussi agaçant que l’humeur de ce mari% affligé d’une maladie d’estomac dont l’auteur a tracé un portrait physiologique si ressemblant. Comme je suppose que le livre a été lu par tout le monde, j’en viens tout de suite au point unique que je veux mettre en lumière, et j’avoue qu’il m’est impossible de parvenir à comprendre la chute de l’héroïne. Que Mme Laumel, née Cibot de Larive, éprouve la tentation de se perdre, cela n’a rien que de fort ordinaire, mais qu’elle se perde dans les circonstances et dans l’état d’âme où l’auteur l’a placée au moment de sa chute, cela est beaucoup plus inadmissible. Obsédée d’inquiétudes pour l’avenir de son ménage, la pensée de faire part au jeune comte de Marsil des besoins d’argent de son mari et d’implorer de lui un dévoûment dont il lui a donné la banale assurance a traversé vaguement son cerveau. Ses pas se portent comme d’eux-mêmes vers la demeure du comte ; elle entre, s’assied, et se perd séance tenante sans que sa mémoire lui rappelle un seul instant que la situation où elle se trouve n’est ni de celles qui autorisent les jeux de l’amour et du hasard, ni de celles qui les rendent aimables. Bien qu’elle ait pour le comte un goût qui ne demande qu’à devenir de l’amour, si l’inquiétude que l’auteur lui prête est vraie, cette inquiétude est trop forte pour laisser place en ce moment à toute autre préoccupation et à tout autre sentiment. Sa conduite se comprendrait d’une aventurière de profession ; celle-là se livrerait d’emblée pour prendre arrhes sur le comte et s’assurer en toute certitude l’appui qu’elle compte réclamer comme paiement du don d’elle-même ; mais Mme Laumel n’est pas une aventurière, c’est une personne d’éducation raffinée, d’âme tolérablement délicate, pourvue d’un fonds de piété passable, incapable par conséquent d’un calcul aussi odieusement pratique. C’est précisément parce qu’elle aime le comte qu’elle ne se livrera pas, car elle sentira qu’elle ne peut que mal aimer ne pouvant aimer avec liberté, car la pensée qu’elle est venue en solliciteuse suffira pour glacer ses désirs et lui faire repousser les caresses de son amant, car le souvenir de sa situation besoigneuse l’avertira que céder à l’amour en tel moment serait un crime d’égoïsme monstrueux, comme le serait une satisfaction adultère prise au moment de la déclaration d’une faillite ou au chevet même d’un mourant. A défaut de délicatesse plus élevée, le sentiment de ses plaisirs dont elle craindra d’attrister les ivresses la soutiendra contre ses entraînemens ; redoutant de mal aimer, elle redoutera d’être mal aimée, et hésitera avant de porter au comte une âme remplie de préoccupations chagrines qui passeront comme des ombres sur la pure lumière de l’amour. M. Droz peut répondre à nos observations que l’histoire est vraie, et que les choses se sont passées ainsi qu’il le dit, non-seulement pour son héroïne, mais pour une infinité d’autres Mme Laumel. Cela est bien possible, et je le crois volontiers, mais il y a dans le monde une quantité de choses vraies que l’on peut sans paradoxe aucun qualifier de fausses, parce qu’elles ne sont susceptibles d’aucune explication, ou dérivent de causes fortuites Qu’obscurément charnelles qui en font de simples phénomènes sans valeur, sans intérêt et sans portée, et la chute de Mme Laumel est de ce nombre. C’est au tact de l’observateur à discerner entre ces deux ordres de faits vrais et à ne choisir que ceux qui répondent aux exigences de la logique et aux convenances de l’art qu’il exerce.

Le verre de Gustave Droz est petit, mais c’est dans son verre qu’il boit. Son style est bien à lui, un bon style, très passablement ferme, coloré et cependant sobre, teinté seulement çà et là d’épithètes qui trahissent la pratique et le langage d’un autre art. Ces expressions souvent heureuses, mais toujours cherchées, par lesquelles les peintres s’efforcent d’atteindre et de fixer ce qu’il y a de plus fuyant et de plus insaisissable dans les nuances des couleurs, les caresses de la lumière ou les mollesses de l’ombre, se rencontrent fréquemment dans le style de M. Droz et en gênent parfois la simplicité. Ses procédés de composition aussi sont bien à lui, et ne trahissent aucune étude trop attentive, aucune imitation trop marquée. Cependant il m’a semblé reconnaître des traces de réminiscence dans la méthode ingénieuse par laquelle il arrive à retrouver et à reconstituer cette anecdote charmante et tragique de la fin de l’ancien régime qu’il a intitulée les Étangs. N’y a-t-il pas quelque souvenir des procédés d’induction de l’Américain Edgar Poë dans ces deux récits mêlés l’un à l’autre, dont le plus accessoire engendre le plus important ? La description du portrait de la belle au bouquet bleu, qui sert de point de départ aux investigations du romancier, m’en a rappelé une autre du même genre, qui sert également d’introduction à une histoire de cette même fin de l’ancien régime, Mlle de Malepeyre, le chef-d’œuvre de Mme Charles Reybaud, que nos lecteurs n’ont certainement pas oublié. Il se peut que cette rencontre soit accidentelle, mais, Gustave Droz dût-il sa description au souvenir du roman de Mme Reybaud, l’originalité de son œuvre n’en serait nullement atteinte. Le souvenir est permis lorsque les matériaux empruntés à la mémoire sont ainsi transformés.

Les dissemblances qui existent entre nos nouveaux romanciers ne sont pas faites pour rendre les transitions faciles ; c’est donc un contraste qui nous servira de pont entre Gustave Droz et André Theuriet. Passer de l’un à l’autre, c’est comme passer d’un régime de bisques épicées, de ragoûts relevés de truffes, de karicks à l’indienne et de chauds zabayons, à un régime de saines viandes rôties, de poissons frais pochés et de gras laitages, non sans mélange de gibier délicat cependant, mais de gibier non faisandé, car il n’y a pas la plus petite pointe de corruption dans le talent d’André Theuriet. C’est assez dire que les lecteurs, tout en trouvant dans ses romans des qualités aussi variées et aussi rares que peut les désirer un goût difficile, n’y trouveront cependant rien de scabreux, d’excentrique et d’équivoque. Je ne vois pas qu’il lui manque aucun des dons qui font les esprits aimables et amusans, seulement ces dons connaissent la contrainte et portent le frein de la discipline volontaire. Honnête sans pruderie, son langage n’est pas ennemi des gais propos, mais cette gaîté ne dégénère jamais en licence ; libre sans hypocrisie, son observation ne s’effarouche ni ne se scandalise des spectacles qu’elle rencontre, seulement son choix ne s’arrête qu’à ceux qui peuvent lui fournir des sujets d’étude qui n’exigent rien de secret. Il a de la mélancolie, mais cette mélancolie s’arrête toujours à une tristesse souriante et ne l’entraîne jamais jusqu’à un noir pessimisme. Son intelligence, habile aux adresses ingénieuses, répugne à tout tour de force d’acrobatisme littéraire. Son style, qui est celui d’un vrai poète, sait peindre avec esprit et nuancer avec finesse, sans que cet esprit tombe jamais dans la recherche et cette finesse dans la subtilité. Son art de composition a de l’aisance et souvent presque de l’ampleur ; mais cette aisance sait arrêter à point ses développemens et les tenir à la mesure de ses sujets modestes. Ses histoires bien conduites poussent logiquement jusqu’au dénoûment leurs situations naturellement engendrées les unes des autres, et ne pèchent jamais contre la vraisemblance. Ses personnages, pris dans le milieu moyen de la nature humaine et des conditions sociales, gardent leurs proportions, même quand ils sont soulevés par la passion ou ennoblis par la douleur ; il ne les gonfle pas à l’instar de tant de ses confrères, qui d’une vulgaire grenouille essaient de tirer un bœuf et donnent aux gens de Lilliput la stature de ceux de Brobdingnac.

On peut en toute vérité appliquer à l’aimable auteur ce qu’il dit quelque part de la danse d’une de ses héroïnes, qui ne demandait à son valseur qu’un bras robuste et le sentiment de la mesure. Lui aussi ne demande à ses sujets que le degré de consistance et de vérité nécessaire pour assurer un terrain solide à son talent et n’être pas poussé hors de la justesse. À ces qualités de modération judicieuse et d’équilibre sensé s’ajoute cette élégance qui, dans la nature comme dans l’humanité, dans les choses comme chez les personnes et dans l’art d’écrire comme dans le costume, résulte de l’harmonie des rapports et de l’exactitude des proportions. Quoi qu’il raconte ou peigne, André Theuriet le raconte et le peint élégamment, sans pour cela rien sacrifier de la vérité à cette élégance. Ses personnages de paysans conservent leur franchise, ses intérieurs de ferme leur réalisme, ses provinciaux leur prosaïsme placide et timide, ses bohèmes parisiens leurs allures turbulentes. S’il est vrai, comme je le disais en commençant, que nos modernes romanciers, comparés à leurs prédécesseurs, rappellent plus l’école hollandaise que l’école flamande, André Theuriet peut nous représenter assez étroitement le Mieris ou le Terburg du roman contemporain, sans mélange aucun de Gérard Dow, de Jean Steen et de Van-Ostade.

Cette qualité d’élégance nous dit assez qu’en devenant romancier André Theuriet a su rester poète. En abordant un art nouveau, il s’est souvenu de celui qui si longtemps avait fait le charme de ses loisirs, et c’est encore au Chemin des bois qu’il a demandé les cadres et les données de ses récits. Il est resté fidèle à sa Meuse natale, et elle lui a prodigué les frais et riches paysages d’une nature sans violence et reposée même dans ses plus altières magnificences, des solitudes verdoyantes pour ses amoureux, des chemins creux et des fondrières sans périls pour ses amazones, des retraites rustiques pour ses soupirans dépités ou heureux, des sentiers perdus sous les taillis épais pour la facilité des confidences et des aveux, des demeures isolées pour ses rêveurs et ses misanthropes. La nature joue un rôle important dans les récits d’André Theuriet ; non-seulement elle compose le fond de ses tableaux, mais elle envahit la scène jusque sur ses premiers plans, et ses personnages y sont comme baignés dans la verdure et dans la feuillée. Quelque chose du calme de cette nature se répand sur les passions du récit ; sans aimer et sans souffrir moins fortement, ses acteurs aiment et souffrent avec moins de bruit, et la solitude où se développe le petit drame de leur amour ou de leur souffrance les garantit au moins contre les complications extérieures et les accidens de l’imprévu. Quelque vive que soit la pièce, elle exclut la multiplicité des acteurs et doit se jouer forcément entré quatre ou cinq personnages. Je ne sais rien, en vérité, qui donne mieux le sentiment de la tranquillité provinciale que les romans d’André Theuriet, tranquillité qui n’est pas si monotone qu’on veut bien le dire, car toute chose y prend un prix précisément parce que les événemens y sont rares. Pas de parole qui ne s’entende dans ce silence, pas d’incident qui ne se détache avec relief sur ce fond de solitude. C’est très justement qu’un critique contemporain a dit d’André Theuriet que la province lui avait porté bonheur. Ce qui est entré de la vie parisienne dans la formation de son talent est peu de chose en comparaison de ce qu’il doit à la province. C’est elle qui lui a révélé les sentimens doucement contraints d’une vie sociale défiante et peureuse, où l’esprit n’a pas encore enseigné au cœur à s’émanciper. La vie provinciale est sans doute bien monotone et bien stérile dans sa monotonie, elle a cependant au moins cette supériorité sur la vie capiteuse de Paris, que le désordre y est sans ivresse, le mal sans gloire, le scandale sans séduction, le vice sans charmes et sans ressources d’imagination. Les cœurs coupables n’y ont pas encore appris l’art de se griser de leurs propres paradoxes, et les éclats de l’inconduite n’y inspirent encore aucun désir d’émulation. Ces différences sont bien marquées dans les romans d’André Theuriet, où Paris apparaît maintes fois comme le mauvais génie des enfans de la province ; rappelez-vous le Natalis de Mlle Guignon, le La Genevraie et le René des Armoises de la Fortune d’Angèle. Le romancier toutefois est trop sensé pour avoir établi aucun contraste absolu et de parti-pris, et là comme partout il a su s’arrêter à la juste nuance. Si la province a beaucoup donné à André Theuriet, il lui a largement payé sa dette, et c’est elle à son tour qui lui doit reconnaissance, car elle ne pouvait rencontrer un peintre qui présentât d’elle une image plus aimable, plus épurée de toute vulgarité et de toute sottise, et mieux faite pour la consoler de s’être vue dans les grimaçantes peintures de Balzac et dans le brutal miroir de Gustave Flaubert.

Cette qualité que nous regrettions de ne pas rencontrer chez Gustave Droz, la sensibilité, André Theuriet la possède. Ses personnages sont petits et modestes, mais, lorsqu’ils sont étreints par ces puissances redoutables sous lesquelles ont gémi de plus forts que ceux de leur race, la douleur et l’amour, leurs cœurs battent si gentiment et si vivement, qu’ils m’ont souvent rappelé les palpitations rapides et pressées de l’oiseau qui se sent saisi sans espoir d’évasion sous la main qui l’emprisonne. La discrétion aussi avec laquelle ils souffrent est faite pour toucher, car je ne sais pas de spectacle qui trouve plus directement le chemin du cœur que celui de larmes qui coulent en silence ou d’une douleur qui chuchote ses tortures à mi-voix : au milieu des sanglots réprimés. Les sons les plus frêles sont aussi les plus aigus, et, pour être contenu et discret, ce pathétique n’en est pas moins vibrant. C’est vraiment une cruelle histoire que celle de Mlle Guignon, cette personne destinée à toujours manquer son bonheur pour avoir été prématurément éprouvée par une douleur trop forte qui, en brisant en elle toute énergie de résistance, y a créé une lassitude sous laquelle elle se traîne, incapable d’autre chose que de se laisser faire par le sort. Le bonheur est là devant elle, elle le voit, elle l’espère, mais il faudrait étendre la main, et c’est un effort trop sérieux pour sa fatigue ; que la volonté du hasard s’accomplisse, et puisse-t-il lui être bon ! De toutes les histoires racontées par M. André Theuriet, Mlle Guignon est la plus fine et la plus précieuse, celle qui repose sur la donnée psychologique la plus curieuse et la plus profonde ; c’est son œuvre originale, sa vraie trouvaille personnelle, car il y a saisi dans son principe et suivi dans ses conséquences un état d’âme peu connu, mais qui est un des plus navrans et des plus incurables dont puisse souffrir notre nature morale. La Fortune d’Angèle, plus dramatique peut-être dans le sens habituel du mot, beaucoup mieux faite pour être comprise d’un plus grand nombre, est cependant d’ordre moins rare. C’est une histoire d’occurrence ordinaire que celle de cette naïve enfant de la province venue à Paris pour s’y révéler grande tragédienne et qui rencontre un engagement de café chantant, mais le titre en est piquant et en rajeunit la tristesse. La fortune poursuivie par Angèle et sur laquelle elle met la main, c’est l’amour déçu, l’abandon et la mort. Si la donnée de ce roman n’est pas très neuve, les personnages en revanche en sont originaux, et il s’y rencontre plusieurs scènes réellement fortes. De ce nombre est la scène de nuit, lorsque Angèle, restée seule à Paris, sort de chez elle hallucinée par l’effroi et parcourt en somnambule les rues et les quais ; c’est presque la scène du suicide manqué de Désirée Delobelle dans le Fromont jeune d’Alphonse Daudet. Ces sortes de scènes ne sont pas rares chez André Theuriet, et si elles n’y sont pas plus remarquées, c’est que l’auteur, lorsqu’il les rencontre, sans doute par obéissance à cette modération qui est la qualité régulatrice de son esprit, se refuse le droit de les pousser comme elles veulent être poussées, c’est-à-dire à toute outrance. J’indique encore cette scène de son dernier roman, où Raymonde, folle de désespoir, s’échappe de la maison paternelle et vient sous l’orage frapper de nuit à la porte du vieux Noël pour le supplier de dissiper le malentendu qui lui enlève le cœur de son amant ; elle est d’une invention dramatique excellente et ne demandait qu’un peu plus de violence pour produire tout son effet. Que M. André Theuriet prenne plus de confiance en lui-même, qu’il se rappelle l’exemple d’Octave Feuillet, qui, fatigué de s’entendre toujours louer pour ses qualités d’élégance et de finesse, résolut de prouver un beau jour que sous ce velours souple, et doux son talent cachait une mâle énergie, et qu’il ose.

Si la vigueur a semblé jusqu’ici faire un peu défaut à André Theuriet, en revanche la facilité est au nombre des dons qu’il a le plus pleinement reçus, et de cette facilité ses personnages sont la preuve. Conçus sans prétention, ils sont nés sans effort. Ils ne visent pas à être des types, ils se contentent d’être des individualités très vivantes et des portraits très ressemblans. Il ne se peut que vous n’ayez pas rencontré en quelque réunion de poètes le joyeux Marius Laheyrard du Mariage de Gérard, ivre de poésie plus encore que de vin, déclamant d’une voix de stentor, panachant ses bouffonneries d’hyperboles extravagantes ou assaisonnant de bouffonneries ses tirades lyriques. Nous avons tous connu La Genevraie, de la Fortune d’Angèle, hâbleur sans arrière-pensée et pour le seul plaisir de la hâblerie, cynique sans perversité, débraillé de propos et correct de tenue, misanthrope sans chagrin, pessimiste sans humeur noire, exprimant son mépris par le rire, blasé par l’expérience de la vie et endurci par les intermittences de la misère, sans dévoûment et sans égoïsme, sans foi aux autres et sans souci de lui-même. Joseph Toussaint de cette même Fortune d’Angèle est connu d’un moins grand nombre, mais il existe, et ceux dont quelque gaucherie dans les dehors n’est pas susceptible de détourner l’observation sympathique l’ont fréquemment entrevu. Joseph Toussaint est un Babolain réussi et qui a bien rencontré. De l’amour, il ne connaît que les sacrifices, et cependant il se trouve en fin de compte qu’il a choisi la meilleure part. Cet amour, tout de dévoûment, tourne au bénéfice de son âme, à laquelle il confère un privilège de noblesse que son rival plus heureux a perdu par sa conduite coupable. Pour se présenter sans prétention, le personnage, vous le voyez, n’en a pas moins sa profondeur ; exprimerait-il une meilleure philosophie morale s’il eût été créé moins simplement et avec un plus grand appareil de psychologie et d’analyse ?

Il nous est plus embarrassant de parler d’Alphonse Daudet que de ses deux confrères, et l’obstacle qui nous arrête, c’est précisément son retentissant succès. A moins de quelqu’une de ces transformations inattendues qui sont toujours dans les possibilités du vrai talent, il est permis de croire que nous possédons dès aujourd’hui la mesure de Gustave Droz, et quant à André Theuriet, tout ce que nous avons à réclamer de lui, c’est le développement de plus en plus large et hardi des qualités qu’il a déjà montrées ; mais il n’y a encore rien de définitif dans le succès d’Alphonse Daudet et même dans le talent dont il a fait preuve. « Bien coupé, mon fils, mais il faut recoudre, » disait Catherine de Médicis à Henri III après le meurtre du duc de Guise ; bien frappé, dirons-nous à l’auteur de Fromont jeune et de Jack ; mais il faut maintenant soutenir le poids de ce succès.

Ce sont de redoutables espérances que celles qu’il a fait naître dans les esprits de ses lecteurs enthousiasmés ; le voilà désormais engagé à produire une longue suite d’œuvres qui répondent à ces premières et les continuent en les dépassant. Il y est engagé de plus d’une façon, car ces deux romans sont de ceux qui peuvent conquérir la célébrité, mais non de ceux qui l’assurent, et il se tromperait s’il croyait pouvoir retenir longtemps sans récidive celle qu’ils lui ont faite. Les œuvres littéraires, surtout les œuvres d’imagination, peuvent se diviser en deux grandes catégories répondant aux deux genres de célébrité qu’elles procurent. Il en est qui se présentent tellement complètes, qui épuisent si absolument leur matière, ou qui sont des rencontres de talent si particulières et si originales, qu’elles dispensent leur auteur de recommencer et qu’elles lui assurent du premier coup une célébrité si fortement assise que toutes les productions faibles ou mal venues qui pourront succéder seront impuissantes à l’effacer. En voulez-vous un exemple tout contemporain ? voyez M. Gustave Flaubert. Il aura beau multiplier les productions imparfaites ou mal conçues, il restera jusqu’à la fin de ses jours l’auteur de Mme Bovary, et toutes les Tentations de saint Antoine ou les Éducations sentimentales du monde n’y feront rien. Déplaisante ou sympathique, l’auteur a fait son œuvre, et il n’importe pas qu’il l’ait faite à ses débuts plutôt qu’à tout autre moment de sa carrière, il peut s’en tenir là. Il est au contraire d’autres œuvres, et celles-là sont les plus nombreuses, qui sont comme des promesses dont on attend la réalisation, ou encore des commencemens dont on attend la suite. Que l’auteur ne réalise pas ces promesses, qu’il ne donne pas suite à ces commencemens, et ces œuvres, quelques qualités qui les distinguent ou quelques belles parties qu’elles contiennent, ne le soutiendront pas contre les insuccès de l’avenir ou contre les défaillances ou les erreurs de son talent. Si la suite de la carrière de M. Daudet répond à ses deux succès des dernières années, une bien haute place lui est destinée dans notre nouvelle littérature d’imagination ; mais cette place, il serait peut-être téméraire de la lui assigner dès aujourd’hui, et, laissant au temps ce soin, nous nous contenterons de lui signaler le genre de péril que lui crée le succès qu’il a obtenu.

Il y a dans le talent d’Alphonse Daudet un contraste singulier dont il est assez malaisé de trouver l’explication. Voici maintenant quinze ans environ que l’auteur a fait ses débuts littéraires, débuts modestes, remarqués d’abord seulement des dilettanti avides de se tenir au courant du mouvement intellectuel, et qui se sont continués pendant bien longtemps sous cent formes gracieuses. Nous l’avons vu tâtonner longuement et en apparence cherchant sa voie, sans cesse en travail sur lui-même, mais toujours dans de petits genres, multipliant les courtes nouvelles, les miniatures de récits, les esquisses, les impressions descriptives, les fantaisies ; si bien que pendant des années il put sembler aux plus clairvoyans qu’il était fait surtout pour les petites compositions qui demandent de la grâce et du sentiment ; quant aux grandes compositions, à celles qui réclament longue haleine, énergie de suite dans le travail et puissance de concentration des facultés, la supposition qu’il pût y être propre ne leur traversa même pas l’esprit. Si l’on nous eût interrogé nous-même à son égard, nous n’aurions pas rendu d’autre réponse, car nous ne connaissons pas de talent contemporain qui nous ait trompé d’une manière plus complète et plus heureuse. Sa première œuvre de longue étendue, le petit Chose, n’était pas faite pour nous détromper, car qu’était-ce que ce gentil livre, série d’esquisses ramenées à l’unité par le sujet le plus simple du monde, sinon le résumé de ses aimables tâtonnemens antérieurs, la synthèse de ses premiers efforts, l’élixir condensé de toutes les qualités de grâce, de sensibilité et de mélancolie éparses dans ses nombreux croquis ? S’il était un genre de grande composition à laquelle il pût prétendre, le petit Chose en présentait donc le modèle parfait, aurait-on pu assurer sans être pour cela trop myope ; ce livre marquait bien la limite extrême des facultés dont l’auteur avait jusqu’alors fait preuve, et il était permis de croire qu’en l’écrivant il avait rencontré son grand livre, le Gil Blas ou le Tom Jones dont il était capable. Il n’en était rien ; tous ces tâtonnemens, toutes ces fantaisies de sentiment, toutes ces flâneries de rêveur et d’artiste, toutes ces descriptions de poète humoriste, n’étaient point les preuves que les préférences de l’auteur le, portaient vers les petits genres ; c’étaient autant d’acheminemens progressifs vers la grande composition, qu’il travaillait pour ainsi dire à conquérir partie par partie, détail par détail, s’exerçant à la peinture des caractères dans ses nouvelles de courte étendue, à l’art de la description dans ses paysages et ses flâneries humoristiques, à la grâce dans ses fantaisies, au pathétique dans ses histoires de sentiment.

Ces essais, ces récits, étaient comme les ébauches, les études et les dessins que l’artiste multiplie dans l’atelier pour étudier séparément chacune des figures de la toile qu’il médite. Le talent de Daudet est donc une conquête du travail, et d’un travail lent, assidu, opiniâtre, patient ; comment se fait-il cependant qu’en lisant ses deux romans de Fromont jeune et de Jack nous éprouvions précisément les sensations que donnent les talens spontanés et prime-sautiers ? Rien qui trahisse l’odeur de la lampe, qui porte la marque de la chaîne du travail ; les tons les plus variés s’y succèdent avec la plus parfaite aisance, et il y règne d’un bout à l’autre une liberté et une souplesse extrêmes. Un souffle à la fois doux, soutenu et puissant fait circuler un air vivifiant à travers ces pages d’où sentimens, images, descriptions, sortent et s’échappent de tous côtés comme les jaillissemens d’une sève abondante à l’excès. Si complet a été le labeur qu’il est parvenu à effacer ses propres traces. C’est donc à l’étude seule qu’il faut attribuer la conquête de ces facultés de spontanéité et de prime-saut qui nous frappent chez Alphonse Daudet, c’est-à-dire des qualités directement contraires à celles qu’on lui arrache d’ordinaire, et c’est bien là un des miracles les plus faits pour étonner qu’elle ait jamais accomplis.

L’assimilation des élémens fournis par l’étude n’a pas été cependant tellement complète qu’on ne puisse distinguer parfois la trace des influences subies. J’aperçois çà et là dans le style un peu de Victor Hugo, dans certaines coupes de phrases beaucoup de Michelet. Ailleurs de petites bizarreries de sentiment trahissent la lecture des humoristes anglais ; plusieurs fois, par exemple dans le si touchant et si original épisode du petit roi nègre Madou, du roman de Jack, certaines interjections introduites quelque peu artificiellement dans le récit révèlent la lecture de Sterne. Ce ne sont là, il est vrai, que des imitations de détail ; mais il est deux hommes dont l’influence est aisément reconnaissable dans les deux romans principaux de M. Daudet, Gustave Flaubert et Charles Dickens. Il y a plus de Flaubert que de Dickens dans Fromont jeune et Risler aîné ; il y a plus de Dickens que de Flaubert dans Jack.

Il ne faut pas cependant exagérer la part qui peut revenir à M. Flaubert dans le roman qui a fondé la réputation d’Alphonse Daudet. Certainement M. Daudet a eu Mme Bovary présente au souvenir pendant qu’il écrivait Fromont jeune, mais je ne saurais trouver aucune ressemblance entre les sujets des deux livres. Il s’en faut aussi de beaucoup, malheureusement pour Alphonse Daudet, que son très dramatique et très émouvant récit ait la valeur de l’œuvre, déplaisante peut-être mais si forte, de Gustave Flaubert. Vingt ans se sont écoulés depuis l’apparition de Mme Bovary, et cependant personne encore, à notre avis, n’a porté sur ce livre remarquable un jugement sérieux. Osons exprimer le nôtre en toute franchise, aussi bien il n’engage que nous seul. Savez-vous bien que ce livre est de ceux qui font date non-seulement dans une littérature, mais dans l’histoire morale d’une nation, parce qu’ils mettent fin à certaines influences longtemps souveraines et qu’en y mettant fin ils changent les conditions de l’optique et de l’hygiène de l’esprit public ? Mme Bovary a été en toute réalité, pour le faux idéal mis à la mode par l’école romantique et pour la dangereuse sentimentalité qui en était la conséquence, ce que le Don Quichotte a été pour la manie chevaleresque trop longtemps prolongée de l’Espagne, ou encore ce que les Précieuses ridicules et les Femmes savantes de Molière ont été pour l’influence de l’hôtel de Rambouillet. Je préfère cependant le premier de ces deux tenues de comparaison, quoiqu’il soit le plus élevé, comme étant le plus exact et le plus étroit, car de même que Cervantes a porté le coup de mort à la manie chevaleresque avec les armes mêmes de la chevalerie, c’est avec les procédés mêmes de l’école romantique que Gustave Flaubert a ruiné le faux idéal mis au monde par elle, c’est avec les ressources mêmes de l’imagination qu’il a peint les vices et les erreurs de l’imagination. Cette portée puissante, qui ne pouvait s’apercevoir au lendemain de l’apparition de Mme Bovary, apparaît clairement aujourd’hui. Gustave Flaubert a donné le coup de mort à la sentimentalité sensuelle et à l’idéalisation du vice, et par le succès de son roman il a pour ainsi dire exigé de ses confrères l’imitation de sa crudité brutale. Si Alphonse Daudet en particulier a mis tant de franchise dans la peinture des déportemens de Mlle Chèbe, femme Risler, c’est certainement l’exemple de Mme Bovary qui lui a poussé la main, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, qu’il est un imitateur de Gustave Flaubert. Quant aux aventures de son héroïne, elles sont impuissantes à produire un résultat littéraire analogue à celui qui est sorti de Mme Bovary ; par la portée, l’œuvre de M. Daudet est inférieure à celle de Gustave Flaubert.

Elle lui est inférieure sous d’autres rapports encore. Il n’y a pas que cette satire du faux idéal dans Mme Bovary, il y a une peinture de la vie provinciale faite avec les lunettes noires d’un pessimiste, il est vrai, mais très complète à ce point de vue ; avec quelques personnages et quelques scènes, l’officier de santé Bovary, le pharmacien Homais, le curé Bournisien, la scène des comices agricoles, celle du pied-bot, Gustave Flaubert a su faire la synthèse comique de tout ce que la vie provinciale peut contenir de vulgarités, de sottises et de niaiserie. Fromont jeune et Risler aîné, au contraire, est une simple anecdote parisienne, une peinture d’une simple fraction de la société parisienne, et d’une fraction très limitée. Enfin l’héroïne de Gustave Flaubert est très supérieure en intérêt à l’héroïne de Daudet. En dépit de toutes ses sottises et de tous ses vices, c’est cependant une créature humaine que cette petite bourgeoise de province affligée d’une imagination chaude et fausse et de sens riches et faibles ; elle possède malgré tout une nature morale qui lui ouvre accès à la sympathie du lecteur, elle a une âme capable de regretter le bien qu’elle abandonne et de redouter le mal qui la séduit ; elle se sait malade et cherche les remèdes qui pourraient la guérir, — se rappeler la scène du curé Bournisien, — elle lutte pour redevenir vertueuse, pour rentrer dans la voie du devoir, — se rappeler la scène du pied-bot et les scènes de la convalescence. Il n’y a rien de cet intérêt dans Mme Risler, créature vide de toute pensée, châtrée de tout sentiment, amputée de toute nature morale, produit artificiel et monstrueux d’une vie sociale surchauffée, recouverte pour toute séduction des loques volées d’une élégance acquise par imitation envieuse. La peinture est certainement très vraie, mais elle vaut mieux que son sujet, et tout l’intérêt qu’elle inspire va sans partage à l’art du peintre qui a su faire vivre un pareil néant.

Ni pour la force de la conception première, ni pour l’ampleur de la peinture générale, ni pour la vigueur et l’étendue de l’analyse psychologique, ni pour le choix du personnage principal, le roman de Daudet ne peut donc se comparer à celui de Flaubert ; mais il est au moins un point sur lequel il prend sa revanche avec éclat, le développement de l’action. Alphonse Daudet possède des dons dramatiques tels que n’en a jamais montré l’auteur de Mme Bovary, et tels qu’il est douteux pour nous qu’il en montre jamais. C’est dans cette puissance dramatique que consiste la principale valeur de Fromont jeune. Rarement action a été conduite d’une main plus sûre, et je dirai volontiers plus savante. Ralentie avec calcul pendant toute la première moitié du roman, elle prend au milieu une énergie torrentueuse et se précipite vers le dénomment dans un crescendo dramatique opéré avec la fidélité, j’oserai dire la plus classique, aux lois de progression exigées par les doctrines de la plus sévère critique. De la trahison de Frank Risler au suicide de Désirée Delobelle, à la scène du bal, à la scène du café chantant, quelle succession de situations violentes ! il n’en est pas une qui ne fût suffisante pour épuiser la capacité d’émotion du lecteur, et pour le laisser ensuite languissant et distrait. Combien de fois il nous est arrivé, dans nos lectures de romans, de laisser notre émotion pour ainsi dire en route, arrêtée à telle scène du milieu ou du commencement, parce que l’auteur n’avait pas su employer cet art des gradations, qui est aux œuvres de l’imagination et du sentiment ce que la déduction logique est aux œuvres de la pensée pure. Le suicide de Désirée Delobelle, — un des épisodes les plus dramatiques qu’il y ait dans aucune littérature d’imagination, — était bien fait pour marquer ce point culminant de l’intérêt, après lequel il n’y a plus pour le lecteur qu’à se refroidir, et un instant nous avons craint qu’il n’en fût ainsi ; l’auteur a senti, dirait-on, le péril, et il a su le tourner avec l’art le plus ingénieux, au moyen d’un intermède fantastique d’une invention excellente. La légende du petit homme bleu a été blâmée comme une imitation trop directe des fantaisies de Dickens ; nous ne saurions partager cet avis. Imité ou non, cet intermède est ici à sa juste place. C’est trop d’émotion après le suicide de Désirée Delobelle, il ne nous en restera pas assez pour les scènes qui vont suivre ; il faut donc s’arrêter. Alors apparaît le petit homme bleu, malicieux génie qui préside aux faillites commerciales ; avec cette apparition, le lecteur reprend haleine en même temps que les tintemens lugubres de la sacoche fantastique préparent son imagination à la catastrophe qui approche. Celui qui a su conduire une action avec une telle habileté est absolument maître de ses effets, et je ne sais trop d’où pourrait lui venir la maladresse qui le ferait frapper à faux.

Parmi les dons qu’a reçus Alphonse Daudet, il en est un d’origine divine qui manque entièrement au romancier robuste qu’on a voulu lui donner pour maître, la tendresse. Il y a de l’amour dans l’observation de M. Daudet, et de ses qualités il n’en est pas qui nous assure aussi pleinement de son avenir que celle-là, car il n’en est pas qui soit plus invariablement associée au vrai génie. Là où l’amour n’existe pas, soyez sûrs que le génie, quelque vigoureux qu’il vous paraisse, n’est qu’à l’état de mutilé ; là où vous sentez palpiter l’amour, soyez sûrs que le génie existe, quelque incertain qu’il vous ait semblé. C’est là le signe auquel on reconnaît ceux qui sont destinés à vaincre aussi bien dans l’art de peindre les hommes que dans l’art de les gouverner. On peut beaucoup par le mépris, mais on ne peut qu’une fois et pour une seule place ; on peut davantage et plus longtemps par l’amour, car il se métamorphose et se rajeunit avec chaque sujet qu’il touche. Le mépris ne peut connaître qu’un petit nombre de choses, l’amour au contraire peut les embrasser toutes, même celles qui ressortent du mépris, et c’est là ce que M. Daudet a montré dans son second roman, Jack, dédié à Gustave Flaubert comme une inspiration d’ironie et de colère et une vengeance de la sensibilité blessée. Il aurait pu mieux encore le dédier à la mémoire de Charles Dickens, non-seulement parce qu’en écrivant ce livre, consacré à la peinture de l’enfance malheureuse, il s’est certainement souvenu de l’auteur d’Olivier Twist et de Dombey and son, mais à cause de cette qualité de sympathie qui distingue sa faculté d’observation morale et qui lui est commune avec l’illustre romancier anglais.

Jack, inférieur comme composition et unité de plan à Fromont jeune, lui est très supérieur par la sensibilité générale et la variété des épisodes et des personnages. Dans Fromont jeune, toute l’action est partagée entre un petit nombre de personnages appartenant tous à la même sphère sociale très restreinte ; Jack au contraire nous promène à travers des groupes sociaux plus divers et plus étendus : les ouvriers des brûlantes usines, les ratés, — c’est le mot pittoresque de l’auteur, — de la bohème lettrée et les marchands d’éducation de la capitale, les campagnards aux passions voisines du crime, les victimes de l’amour excentrique, tout cela très vivant, très animé, très remuant, passant et se succédant sur un fond de solitude rustique, peint avec amour dans toute la douceur de son silence. Cependant un de ces groupes domine sur tous les autres, celui dont M. Daudet avait déjà montré dans Fromont jeune une connaissance si complète et tracé des portraits presque voisins de la perfection. On se rappelle Delobelle, le comédien en expectative, décorant sa paresse du nom d’amour de l’art, exploiteur naïf de sa femme et de sa fille, et qu’est-ce que le père Chèbe lui-même, avec ses démangeaisons de négoce et ses locations de boutiques aux rayons destinés à rester vides, sinon un raté du commerce ? Épisodique dans Fromont jeune, ce monde à l’agitation stérile et à la bizarrerie banale fait invasion dans Jack et le remplit tout entier de sa malfaisance. Ils sont là toute une bande de poètes aux rimes difficiles et n’arrivant jamais, de savans aux recettes merveilleuses et aux découvertes sans cesse avortées, de chefs d’institution et de professeurs sans élèves se rabattant sur la clientèle exotique des mulâtres égyptiens et des rejetons de races royales nègres, de chanteurs condamnés à donner leur note dans des soirées interlopes, qui font frémir et qui font pleurer. Un seul suffirait pour empoisonner la vie du pauvre petit Jack, et il y en a une horde ! Alphonse Daudet a réussi à tracer de la misère morale propre à cette tribu, la misère de l’impuissance, une peinture magistrale. Pédans avec des allures de bobèches, grotesques sévères, railleurs mornes, misanthropes sans trait, ils sont si particulièrement la proie de l’impuissance qu’ils ne parviennent même pas à être amusans, qu’ils ne peuvent accoucher ni d’une franche saillie ni d’une boutade facétieuse, et que comme D’Argenton, leur chef, ils sont condamnés à rater même les mots que leur méchanceté voudrait mais ne peut pas leur inspirer. Ennuyeux comme s’ils n’étaient pas des excentriques, ces personnages sont au fond sans danger, comme ils sont sans séduction ; mais livrez-leur une femme sans bon sens et un enfant sans défense, et leur banalité va devenir homicide, leur impuissance semer la ruine, et leur néant évoquer le malheur. C’est avec un tact fin et juste qu’Alphonse Daudet a choisi les victimes de ses mal faisans ratés ; son histoire ne serait pas aussi touchante et surtout ne serait pas aussi vraie avec une femme d’un caractère plus ferme qu’Ida de Barancy, et avec un enfant d’instincts plus énergiques et d’âme plus éveillée que le doux, triste et bon petit Jack. Rarement satire a été plus originale et coup frappé mieux à fond : rendre ses malfaiteurs odieux eût été facile, mais les représenter insipides et, pour employer le mot trivial qui est ici à sa place, embêtans, c’est le dernier degré de l’ironie. Si la bohème parisienne a jadis été l’objet de dithyrambes poétiques et de panégyriques déclamatoires, il faut avouer qu’elle expie bien depuis quelques années ses triomphes passés ; déjà M. Theuriet l’avait peinte par deux fois avec mépris, un mépris contenu par cette modération judicieuse qu’il porte en toutes choses, et voilà maintenant que M. Daudet l’écrase avec une impitoyable éloquence. Que conclure de cette rencontre presque simultanée de deux esprits si différens, sinon qu’il y a des sujets comme des sentimens qui sont dans l’air, et que la défaveur de la bohème est sans doute du nombre.

Le monde peint par M. Daudet jusqu’à présent est bien restreint ; son observation ne s’est portée, semble-t-il, que sur les faubourgs de la grande cité sociale et n’en a pas encore abordé le centre et le cœur ; cependant, en dépit de cette observation limitée, il est peut-être de tous nos romanciers de date nouvelle celui dont les tableaux nous dépaysent le moins et qui rejoint le plus directement la vraie et large nature humaine. Nous croyons qu’il doit ce mérite peu commun à l’absence d’un défaut trop ordinaire aujourd’hui à nos jeunes écrivains. M. Daudet ne fait pas abus de l’analyse et de la psychologie. Il ne décrit pas ses personnages, il les raconte, il ne les dissèque pas, il les montre agissans. Cet emploi modéré de l’analyse le maintient nécessairement dans le domaine du vrai, car, se refusant le bénéfice d’expliquer ses personnages autrement que par leurs actions, ces actions sont tenues d’être toujours compréhensibles et leurs mobiles toujours aisément saisissables. Quelque excentriques et bizarres qu’ils soient, les acteurs de ses récits ne s’éloignent donc jamais beaucoup du terrain commun où se rencontrent les diverses variétés de la nature humaine. Trop soumis au microscope, trop détaillés par l’analyse, la plupart d’entre eux n’auraient rendu que des curiosités malsaines, des cas d’infirmités sociales, ou des échantillons exceptionnels d’entomologie morale. Livrés à l’action, ce sont des individus bien vivans, souvent des caractères, quelquefois presque des types. Vingt pages d’analyse, pour prendre un seul exemple, auraient-elles jamais mieux éclairé le caractère, d’Ida de Barancy, la mère de l’infortuné Jack, que les actions sans suite où se révèle d’emblée au lecteur cette inconsistance de pensées et par suite de conduite qui fait les héroïnes de la vie de désordre ? Qu’Alphonse Daudet continue à se préserver, comme il l’a fait jusqu’ici, de cet abus trop régnant de la psychologie et de l’observation minutieuse, car il est doué pour la peinture large, franche et dramatique.

Nous voici arrivé maintenant au bout de la tâche que nous nous étions proposée, et cherchant une conclusion, nous l’emprunterons en partie à un de nos amis, bien connu du monde littéraire, et aussi un peu, — trop peu, — des lecteurs de la Revue. Nous le rencontrâmes un jour comme nous venions d’acheter Fromont jeune, et, nous trouvant ce livre à la main, notre conversation s’engagea sur nos nouveaux romanciers, et en particulier sur Alphonse Daudet, dont il loua le talent avec justesse. « C’est égal, me dit-il en me quittant, le romancier qui sera pour la France ce que les grands romanciers anglais, Richardson et Fielding, ont été pour l’Angleterre, est encore à venir. » Ces deux noms expliquent d’eux-mêmes ce qu’il entendait par ce romancier à venir : il voulait parler d’un écrivain qui serait un peintre de la nature humaine éternelle, en même temps qu’un peintre de la nation française, et qui serait capable de faire apparaître une image de la vie sociale tout entière dans le tableau de quelques existences individuelles. Nous acquiesçâmes à son opinion sans répondre ce que nous ajoutons à cette heure, c’est qu’il était douteux que ce romancier arrivât de bien longtemps, et même incertain qu’il parût jamais. Les dates historiques suffisent à m’expliquer comment l’Angleterre a pu avoir de tels peintres de sa vie sociale. Lorsque Richardson et Fielding sont venus, ils ont trouvé une société pleine de cohésion dont les élémens, longtemps désunis, s’étaient enfin fondus ou réconciliés, où la vieille substance de la nature morale anglaise, restée sans altération en dépit de toutes les vicissitudes, avait enfin trouvé ’sa forme nouvelle façonnée par deux longs siècles de domination, de discipline et de culture protestantes. Un regard sommaire jeté sur notre état social nous dit assez combien nous sommes loin de cette situation heureuse, capable de faire plus et mieux encore que de grands romanciers. Je vois parmi nous des élémens en lutte, des partis rivaux et hostiles, des oppositions irréconciliables, des groupes sans rapports communs, mais y a-t-il encore dans tout cela une société générale ? Où est l’unité, où est la cohésion, où est la foi commune, où est la forme nouvelle reçue par la substance séculaire française, et cette vieille substance elle-même où toujours la saisir ? Peut-être un jour cette société née si tragiquement, élevée avec tant d’instabilité par des maîtres si nombreux et si divers, aura-t-elle enfin réussi à trouver l’équilibre qui lui permettra de commencer et de connaître une vie morale nouvelle, une vie où elle sera et se sentira en harmonie avec elle-même. Le jour où luira cet heureux destin, le luxe d’un Richardson et d’un Fielding ne lui manquera certainement pas ; en attendant, je crains qu’il ne faille nous contenter longtemps de romanciers qui ne nous présentent de notre état social actuel que des tableaux partiels, fragmentaires, dissemblables, mais fidèles après tout, puisqu’ils offrent précisément par ces caractères une image assez exacte de notre anarchie morale. Nous nous en consolerons aisément d’ailleurs, pourvu que ces peintures partielles continuent à être aussi amusantes que les anecdotes parisiennes de Gustave Droz, aussi gracieuses que les scènes provinciales d’André Theuriet, et aussi dramatiques que les récits des diverses bohèmes d’Alphonse Daudet.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1868.