Les vertus du républicain/04

La bibliothèque libre.
Charles Furne Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 19-24).


iv.

LA GÉNÉROSITÉ.

Français,

Noble fille du courage et de l’amour, la générosité est aujourd’hui la vertu-reine : c’est elle qui va nous sauver.

La générosité est la vertu des forts. L’homme qui le premier s’est aperçu que le lion était le plus terrible des animaux, est le même, bien sûr, qui a découvert que le lion était généreux. Si cela n’est pas vrai, cela doit être vrai.

C’est parce que le pauvre s’est senti fort d’un fait, qu’il vient d’être généreux.

C’est parce que le riche se sent fort d’un droit, qu’il va être généreux.

Oui, un droit ! mes sympathies voudraient en vain me défendre d’écrire ce mot : ma raison me l’ordonne. Un droit de possession, un vieux droit enraciné dans les têtes et les cœurs, un droit vis-à-vis les individus.

Je sais que la société tient ici en réserve son droit à elle, son droit d’intervention.

Son action s’arrête au seuil du domicile privé, du temple domestique, enceinte sacrée en ce jour, si elle le fut jamais. Mais le domaine public est à elle. Nul ne peut lui tenir tête sur ce terrain. Elle a le droit de concurrence, que nous accordons à tous, et au bout duquel tout se trouve, si vous voulez bien regarder, Elle ne peut toucher aux réservoirs particuliers : elle peut en tarir les sources.

Or, cela n’arrivera pas. Cela me gâterait notre bonheur, s’il fallait qu’il s’élevât sur des ruines amoncelées, dans un conflit douloureux de luttes inégales, où tous les intérêts privés viendraient se faire broyer en détail sous la roue implacable de l’intérêt commun.

Rien ne sera broyé par elle, parce que tout viendra s’attacher à ses rayons. J’en ai pour garant cette explosion merveilleuse de sentiments généreux, échappés en un jour de tant de cœurs bouchés ; qui ont fait, on ne sait par où, invasion dans l’air, et que toutes les poitrines aspirent délicieusement.

Ô mes rêves impossibles, soyez les bienvenus ! Ce qui était impossible hier est nécessaire aujourd’hui.

Je ne sais ce qu’ont senti ceux qu’on a nommés les prophètes, et nous autres, les fils de Voltaire, il nous paraît plaisant de parler de prophéties. Mais, en vérité, en vérité, je vous le dis, je sens en moi une voix impérieuse contre laquelle le vieil homme sceptique et moqueur voudrait en vain lutter, une voix d’en haut qui me crie et me force de dire que le jour est proche où le pauvre, les yeux mouillés de larmes de joie, dira au riche : « Assez, frère, assez, j’en ai trop », et où le riche reprendra tout ému : « Encore cela, frère, pour l’amour de moi. »

Verrons-nous ce jour ? Oui, mon Dieu. La vice à tous, la vie assurée, heureuse, honorable ! La vie et l’honneur, cela suffit pour un jour. Ne nous inquiétons pas du reste, nous tous qui avons fait des théories. Le grand théoricien, c’est Dieu, et chaque chose viendra à son heure. La grande égalité rêvée, ceux qui vont venir en sauront plus long que nous sur son compte. Laissons quelque chose à faire à nos enfants : ce sera là leur véritable héritage.

Pendant que nous parlons de générosité, osons ne reculer devant aucune pensée généreuse, en ce jour qui appartient à tous les bons instincts de l’homme.

Frères, ce serait une belle chose à nous, une chose inouïe dans l’histoire du monde, une chose qui frapperait de mort tous les pouvoirs établis au-dessus des nations, si, quand nous aurons fini notre tâche, quand la République, désormais inébranlable, aura pour base de granit une nation armée tout entière, armée surtout de paix et de bonheur, nous ouvrions à deux battants les portes de la patrie, fermées sur tous les prétendants.

Voyez quelle noble et bonne fierté il y aurait à leur dire : « Venez parmi nous, vous qui avez voulu être nos maîtres ; venez voir combien il est doux de vivre en frères. Venez écrire vous-mêmes vos noms proscrits sur le grand ivre d’or des citoyens. »

Et ils viendraient, j’en suis sûr. Ils viendraient sans une arrière-pensée, qui serait une folie. Et d’où pourrait ensuite nous venir la foudre, puisque nous aurions déchargé le nuage qui la portait ?

Frères, si j’ai mal vu, excusez-moi. Si j’ai pris pour une révélation d’en haut les élans aveugles d’une imagination brisée par un excès d’enthousiasme, pardonnez-moi. L’ivresse qui m’aurait emporté, l’ivresse, si c’en est une, c’est l’ivresse d’un triomphe qui est le vôtre et le mien.