Aller au contenu

Les vertus du républicain/05

La bibliothèque libre.
Charles Furne Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 25-30).


v.

LA POLITESSE.


Messieurs,

N’oublions pas, s’il est possible, que le peuple Français a été proclamé, il y a longtemps déjà, le peuple le plus poli du monde.

Ne souriez pas, c’était un magnifique éloge. Le plus poli, c’est-à-dire le plus sympathique, le plus aimant. Toute notre supériorité est là.

La politesse est une vertu. C’est une forme de l’amour. C’est l’amour appliqué aux relations de la vie privée, c’est-à-dire aux choses : qui tiennent le plus de place dans la vie.

L’homme poli peut avoir la main rude et la voix rauque, à tout prendre. Permis à lui d’aller en blouse et en sabots, s’il n’est pas assez riche pour avoir des bottes et un habit. Permis à lui d’être fort ignorant, s’il a été privé, pauvre homme, du bienfait de l’éducation. Il ferait peur aux enfants de loin, qu’il resterait encore pour moi l’homme poli, s’il aime à se rendre agréable à ceux qui l’entourent, s’il parle avec douceur aux gens, s’il se dérange pour laisser passer une femme, un vieillard, s’il évite de blesser son monde en l’écrasant brutalement du poids tyrannique de sa manière de voir.

Toutes ces choses-là sont compatibles avec l’aspect le plus hérissé. Nous venons d’en avoir des preuves.

On s’est beaucoup moqué de la politesse des salons. Fausse politesse, si vous voulez, politesse hypocrite ; mais, on l’a redit bien souvent, l’hypocrisie est un hommage rendu par le vice à la vertu. La politesse des cœurs peut se passer de tant de formes, mais elle vit de ce qu’il y a dessous. Tout ce monde poli, où la première place était partout aux femmes, aux vieillards, aux infirmes, où l’usage comblait les lacunes du Code, où la brutalité était un crime, l’indécence qui fait rougir les jeunes filles, une chose sans nom, où le sot lui-même était respecté, chacun retenant son sourire, de peur de l’offenser, tout ce monde-là, Messieurs, était depuis longtemps, sans se l’avouer, un monde républicain. Que pensez-vous de la fraternité, si ce n’est pas cela ?

Si j’ai foi en la République nouvelle, c’est que du haut en bas je trouve en nous le sens de la politesse, du savoir-vivre et du bon goût. Or, ce que nous venons de faire n’a pas eu d’autre but que de faire entrer, tambour battant, dans la loi, et d’installer à tout jamais au grand air, ce qui errait, méconnu peut-être, dans la société, ce qui habitait au fond des cœurs.

Il était impoli de faire sentir à un homme sa pauvreté : la loi a dit qu’elle ne savait plus ce que c’était que le pauvre, qu’elle ne connaissait que des citoyens.

Il était impoli de gêner, en s’étalant, ses voisins, de vider un plat dans son assiette : la loi a dit qu’il y avait de la place et du pain pour tout le monde.

Il était impoli de faire taire un homme qui parlait, de froisser une opinion, de s’adjuger le monopole de la conversation : la loi a dit que la parole était libre. Je la défie du moins de dire aujourd’hui le contraire.

Politesse française, tu ne saurais périr, pour avoir triomphé !

Ô progrès splendide vers lequel nous tendons ! Il n’y aura plus une classe polie, et une classe qui était supposée ne pas l’être. Nous serons tous des hommes polis. La bonne compagnie, ce sera la foule.

Sera-ce demain ? Non sens doute, pas encore. Laissez aux hommes le temps d’entrer en possession, non pas des idées nouvelles, mais des faits nouveaux. L’égalité est la mère de la politesse : donnez-lui le temps d’enfanter.

Autrefois, pour établir violemment le niveau, on avait mis la rudesse à l’ordre du jour. Nous, qui n’avons pas eu un grand effort à faire pour prouver aux incrédules que le niveau était établi, il nous sera facile de décréter la politesse.

Et vous aussi, les gens polis, vous y gagnerez en savoir-vivre. L’homme bien mis qui, à sa droite, faisait descendre du trottoir une pauvre vieille n’était pas plus poli que le charbonnier ou le maçon qui le barbouillait, sans crier gare, à sa gauche. J’attends de vous, et de votre bon goût, que vous allez laisser là cette distinction, inconnue au bon Dieu, entre une dame et une femme.

Ne cherchez pas de fiel dans ce que je dis là. Les idées reçues, on les subit, on ne les fait pas. Et vous d’ailleurs, qui étiez après tout l’élite de notre pays, n’allez pas croire que ce reproche fraternel s’étende à tous, ni même à la majorité.

Pour dire le vrai, à quelques exceptions près, nous étions tous polis. La loi ne l’était pas. Elle a entendu raison. Qui oserait voir du mal à cela ?