Les voyageuses au XIXe siècle/Frédérika Bremer

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Alfred Mame et fils (p. 141-164).


FRÉDÉRIKA BREMER


On peut dire qu’au romancier comme au voyageur une faculté est nécessaire avant tout : celle d’observer avec exactitude et rapidité, de saisir au vol les impressions, et de les rendre d’une manière fidèle. Le talent d’observation, qui se remarque dans les romans de Frédérika Bremer, lui a valu un rang honorable parmi les femmes auteurs du xixe siècle ; on le retrouve dans les récits de voyages qu’elle a publiés, quoiqu’ils soient beaucoup moins connus.

Elle était née au manoir de Tuorla, près d’Abo, en Finlande, le 17 août 1801. Elle avait trois ans lorsque son père acheta le petit domaine d’Arsta, à quelque distance de Stockholm, et alla s’y fixer avec sa famille. Frédérika reçut dans la maison paternelle une éducation soignée ; de bonne heure elle lut et parla très bien le français, et ses facultés littéraires se développèrent si prématurément, qu’à huit ans elle composa une ode à la lune, et à dix conçut le plan d’un poème dont le sujet n’était rien moins que la création du monde. Elle atteignait ses douze ans quand un court changement de séjour l’amena à Nynäs, une vieille maison bâtie dans un site pittoresque, qui éveilla chez Frédérika le sentiment de la nature. Son éducation se continuait ; elle apprenait l’anglais et l’allemand, et faisait d’étonnants progrès en histoire et en géographie.

En 1813, la famille était revenue à Arsta ; la jeune Frédérika commençait à prendre un profond intérêt à tous les grands événements politiques qui se passaient à cette époque, où l’Europe entière s’armait contre Napoléon. La jeune fille pleurait de ne pas être un homme pour prendre part à cette grande lutte ; elle rêvait la destinée du soldat : ce n’était au fond que le besoin d’activité d’une nature ardente, trop jeune pour discerner encore sa voie. Elle forma un jour le projet de quitter secrètement sa famille et, déguisée en homme, de se rendre à l’armée, ce qui lui semblait chose très facile à exécuter, pour tâcher d’entrer comme page au service du prince royal (plus tard le roi Charles XIV), pour lequel elle s’était prise d’un véritable enthousiasme. Ce projet amusa près d’un an son imagination, et ne s’en effaça que par degrés. Son ardeur guerrière et patriotique disparut ; elle sentait son âme partagée entre les vanités mondaines et la ferveur religieuse.

« La simple lecture de certains mots dans un livre : vérité, liberté, gloire, immortalité, suffisait pour faire jaillir en moi des sensations que je serais incapable de décrire, dit-elle quelque part. J’éprouvais un besoin irrésistible de les répandre, et je composais des vers, des drames, mille choses diverses, même de la musique ; je peignais des tableaux, tous plus mauvais les uns que les autres. »

Peu à peu la société de Stockholm commença à découvrir que dans la famille Bremer il y avait une jeune fille d’une intelligence plus qu’ordinaire, qui composait de jolies scènes pour les fêtes intimes. Ces essais attirèrent l’attention du poète Franzon, fréquemment témoin des amusements de ce petit cercle, et il chercha par ses conseils à former le goût et à rectifier le jugement du jeune auteur. Elle avait d’abord écrit en vers, mais bientôt elle tenta d’exprimer ses pensées en prose, et cette prose se trouva très vive et très éloquente.

Sa première nouvelle, Axel et Anna, fut écrite par elle en deux nuits, si grande était déjà sa facilité de composition. Ses poèmes n’ont paru que vingt ans plus tard, soigneusement corrigés par leur auteur, qui, dans l’intervalle, avait acquis l’expérience qui lui manquait au début.

Dans le cercle assez étroit où elle fut enfermée plusieurs années, au milieu de conditions peu favorables au développement de son talent, elle aurait trouvé peu d’occasions de satisfaire ses goûts littéraires, si une dame norvégienne, la comtesse Sonnethjelm, n’était venue à son aide en lui ouvrant sa maison. Ce nouveau milieu développa rapidement ses rares talents, et elle commença à entrevoir que la littérature lui offrait cette sphère d’action à laquelle jusque-là elle aspirait en vain.

Par la suite, elle passa quelque temps comme institutrice dans un pensionnat de Stockholm. Sa jeunesse n’avait pas été heureuse ; la paix domestique était souvent troublée par l’humeur austère, pour ne pas dire les monomanies, du chef de la famille. On entrevoit dans les livres de Frédérika quelque chose de ces ennuis quotidiens, et le récit amèrement plaisant qu’elle met dans la bouche d’une aimable vieille fille des Voisins pourrait bien n’être qu’un souvenir. Dans la préface d’un autre de ses romans, les Filles du président, elle a exprimé sous une forme singulière, exaltée, ces luttes et ces amertumes de sa jeunesse. Elle vit d’elle-même qu’alors un nuage sombre voilà l’éclat de ses premières illusions ; alors un crépuscule précoce descendit sur la route que suivait la jeune voyageuse, en train d’accomplir ce terrible pèlerinage de la vie. L’air s’obscurcit comme à la tombée de la neige ; l’obscurité augmenta, et ce fut la nuit. Et dans les profondeurs de cette nuit sans fin, de cette nuit d’hiver, elle entendit des lamentations venant de l’ouest et de l’est, voix de la plante et de l’animal, de la nature mourante et de l’humanité désespérée ; elle crut voir la vie, sa beauté, ses tendresses, ses cœurs palpitants, enterrés vivants sous un froid linceul de glace.

Cependant tout a une fin, même et surtout la jeunesse, et l’apaisement vient avec les années. En 1831, Frédérika fit un séjour de près d’un an chez une de ses sœurs, récemment mariée et établie à Christianstad. Elle était résolue d’avance à n’accepter aucune invitation et à ne pas se mêler à la société, mais à vivre dans la retraite pour se former à ce qu’elle considérait comme une mission et une vocation, sa carrière d’écrivain, afin de pouvoir ensuite consacrer plus efficacement ses talents à consoler et à aider tous les malheureux, tous les cœurs affligés.

« Frédérika, dit sa sœur, qui a écrit sa vie, découvrit qu’il lui fallait beaucoup apprendre, et que la première chose nécessaire était la solide foi religieuse, qui jusque-là lui avait manqué. »

Le guide dont elle sentait instinctivement le besoin, elle le trouva à Christianstad dans le révérend Peter Boklin, directeur de l’École supérieure ; elle profita beaucoup de ses leçons et de son exemple. Son influence sur elle fut aussi bienfaisante que puissante. Très versé dans l’histoire et la philosophie, il donna une nouvelle impulsion au talent de Frédérika, tandis que ses critiques sages et judicieuses la corrigeaient des erreurs dans lesquelles la faisait tomber son extrême facilité. Il lui démontra que ce n’était pas tout que de composer sans effort ; qu’il fallait apprendre à donner de la netteté et de la solidité à ses pensées, et que la grâce du style et le charme des descriptions étaient peu de chose si le romancier n’y joignait l’idée créatrice.

La vie prenait à ses yeux un aspect nouveau, et son langage avait bien changé. Dans une lettre à sa mère, en octobre 1831, elle écrit :

« L’existence a acquis une grande valeur à mes yeux. Jadis c’était différent. Loin d’être heureuse, ma jeunesse a été une époque de souffrance, et, à la lettre, mes jours se sont alors passés à désirer mourir. Mais maintenant il en est autrement. Comme compensation à cette longue période de peines et d’inaction forcée, une autre période lui a succédé, m’apportant les moyens de me rendre utile, et par conséquent une joie et une vie nouvelles. Mes sœurs et moi, nous n’espérons, nous ne désirons pas autre chose que de faire un peu de bien pendant notre séjour d’exil sur la terre, et, selon les facultés qui nous ont été accordées, de travailler au bien de nos semblables, et de vivre nous-mêmes dans la paix et l’harmonie. Peut-être notre triste jeunesse, en nous privant de beaucoup des plaisirs de l’existence, a-t-elle contribué à donner à nos esprits une tendance vers des aspirations supérieures et un désir plus énergique d’être vraiment utiles en ce monde. »

Sa carrière littéraire était commencée depuis trois ans. En 1828. elle avait publié à Stockholm un volume de nouvelles, Esquisses de la vie journalière, qui avait obtenu du public un accueil favorable. Mais ce fut son vigoureux tableau de la Famille H*** qui le premier fit apprécier toute l’étendue de son talent de romancier. Sa renommée grandit très rapidement, et fut accrue et confirmée par chacun des ouvrages que sa plume infatigable produisit dans l’espace de quelques années. Les Filles du président, les Visions, Guerre et Paix, le Foyer domestique, etc., renferment les mêmes qualités morales, et se font remarquer par une constante élévation de pensée, un esprit vif et observateur, un style singulièrement énergique et clair. Elle aime à chercher ses sujets dans les scènes de la vie domestique, ses joies et ses douleurs, ses devoirs et ses plaisirs. En 1841, ses œuvres furent traduites en allemand, et obtinrent sous cette nouvelle forme un succès aussi durable que celui qu’elles avaient eu dans leur pays natal. L’année suivante, elles passaient en Angleterre ; l’accueil y fut enthousiaste, car leurs mérites étaient de ceux que les lecteurs anglais sont disposés à admirer. Depuis, la plupart de ces romans ont été traduits en français et également appréciés dans notre pays.

Lorsque Frédérika Bremer était arrivée à la pleine conscience de ses facultés hors ligne, le but pratique qu’elle s’était proposé d’atteindre avait été la révision des lois suédoises, qui traitaient les femmes avec une injustifiable dureté. Mlle Bremer désirait ardemment améliorer le sort des femmes, dans son pays en particulier, étendre leurs droits, conquérir pour elles une instruction égale à celle des hommes, et l’entrée de certaines carrières. Ces idées, qui de nos jours font le sujet de tant de discussions, étaient alors absolument nouvelles. Ce fut en partie pour les mûrir et les développer que Mlle Bremer fit son voyage d’Amérique. Dans l’automne de 1848, elle quittait sa patrie, après une visite d’adieu à son maître et ami le révérend Peter Boklin, et se rendait à Copenhague. Dans le cours de l’année suivante, elle fit plusieurs excursions dans les îles danoises ; puis, par Londres, elle prit le chemin de New-York, désirant étudier de près la situation sociale des femmes aux États-Unis. Elle séjourna près de deux ans dans la grande confédération, traversant le pays du nord au sud, et recueillant une foule de renseignements sur des questions sociales, morales et religieuses. Son livre, la Vie de famille dans le nouveau monde, fut peut-être le premier ouvrage sérieux et impartial sur les côtés intimes de la société américaine.

Un coup terrible l’attendait à son retour : la mort de sa sœur Agathe, qu’elle ne put revoir ; deux ans plus tard (1855), elle perdit sa mère, et quitta alors la vieille maison paternelle d’Arsta pour venir habiter Stockholm. Elle y publia son roman d’Hertha, qui s’attaquait directement aux lois dont elle voulait obtenir la révision, et elle eut la joie d’atteindre son but.

Dans l’été de 1853, pendant que le choléra ravageait Stockholm, Frédérika Bremer avait été élue présidente d’une société de nobles femmes qui se chargeaient de recueillir et d’élever les enfants que l’épidémie avait rendus tout à fait orphelins, et de distribuer des secours aux familles dans lesquelles le père ou la mère avait été enlevé par le fléau. En 1855, Mlle Bremer se plaçait à la tête d’une petite association féminine qui se proposait de visiter les prisons de Stockholm, et d’améliorer la situation matérielle des prisonniers, ainsi que de venir en aide, après l’expiration de leur peine, à ceux qui sembleraient disposés à gagner honnêtement leur vie.

Elle consacra ainsi à diverses œuvres de bienfaisance une part considérable de son temps, de ses forces et de ses revenus, et soulager toutes les souffrances devint son devoir le plus cher et le plus sacré.

En 1856, elle visita la Suisse, et se rendit de là en Belgique, puis en France et en Italie ; enfin elle poursuivit ses voyages jusqu’en Grèce et en Palestine. Ce ne fut que dans le courant de 1861 qu’elle revit son pays natal. Elle a publié un intéressant récit de ce long séjour à l’étranger. En 1864, elle passa trois mois d’été à Arsta, au milieu de la famille patriarcale qui était devenue propriétaire de son ancienne demeure d’enfance, et le calme et la satisfaction qu’elle y trouva la décidèrent à accepter l’invitation de ses amis de se fixer tout à fait parmi eux. Elle continuait ses travaux philanthropiques, et voyait devant elle une vieillesse utile, sanctifiée par la charité, la confiance en Dieu et la soumission absolue à sa volonté. Mais, le jour de Noël 1865, elle eut un refroidissement à l’église, et il s’ensuivit une grave fluxion de poitrine dont son tempérament affaibli ne put triompher. Elle ne se croyait pas en danger ; aussi, en dépit de ses souffrances croissantes et de la peine qu’elle avait à respirer, elle refusa de rester au lit ; le dernier jour de sa vie, qui se trouva le dernier de l’année, elle était encore debout. Son esprit gardait sa netteté et sa sérénité. Quelques moments avant de mourir, appuyée sur le bras de sa garde-malade, elle alla successivement à chacune des fenêtres de son vaste salon, comme pour dire adieu à ce beau paysage qu’elle avait tant aimé à contempler. Alors, d’une voix basse et faible, elle murmura quelques mots, revenant sans cesse à ces paroles : « La lumière, la lumière éternelle ! » Et, serrant dans ses mains celles de sa garde, elle dit avec émotion : « Ah ! mon enfant, parlons de l’amour de Jésus-Christ, le meilleur, le plus grand des amours ! »

Le lendemain matin, à trois heures, elle rendait doucement le dernier soupir.


À cette courte esquisse de la vie de la grande romancière suédoise doit succéder l’étude de ses récits de voyages.

Elle mit à profit sa visite aux États-Unis, et observa d’un coup d’œil sûr et pénétrant ces mœurs nouvelles pour elle. Elle fit la connaissance de Channing et d’Emerson, alla de ville en ville et de village en village, étudia le caractère et les résultats des institutions, et prit un vif intérêt aux grandes questions morales et politiques qui remuaient les esprits. Elle conçut une vive sympathie pour la grande confédération américaine, et ce sentiment fut assez énergique pour qu’elle lui donnât la préférence sur l’Angleterre, qui jusque-là avait eu toute son admiration. Dans le passage suivant elle caractérise à son point de vue la différence entre l’Anglais et l’Américain :

« Frère Jonathan et John Bull ont le même père, mais ils sont nés de deux mères différentes. John Bull est corpulent, haut en couleur, pénétré de son importance ; il parle très haut. Frère Jonathan, beaucoup plus jeune, est grand, maigre, faible de jambes, peu vantard, mais énergique et décidé. John Bull a passé la quarantaine ; Jonathan n’a guère que vingt ans. Les mouvements de John Bull sont pompeux et un peu affectés ; les pieds de Jonathan trottent aussi vite que sa langue. John Bull rit très haut et longuement ; Jonathan se contente de sourire. John Bull s’assied tranquillement pour déguster son dîner, comme s’il s’agissait d’une affaire d’État ; Jonathan dévore le sien à la hâte pour courir fonder une ville, creuser un canal, construire un chemin de fer. John tient à avoir l’air d’un gentleman ; Jonathan se soucie peu des apparences ; il a tant à faire, que peu lui importe que son habit ait un trou au coude ou un pan arraché, pourvu qu’il avance toujours. John Bull marche, Jonathan court. John est, certes, fort poli avec les dames ; mais quand il a envie de jouir des plaisirs de la table, il les met à la porte, c’est-à-dire qu’il les prie d’avoir l’obligeance d’aller lui préparer le thé dans la pièce voisine, où il les rejoindra incessamment. Jonathan n’agit pas ainsi ; il apprécie la société des femmes et ne veut pas qu’on l’en prive ; c’est l’homme le plus aimable du monde, et si parfois il oublie la politesse, c’est par pure distraction. Quand John Bull a une indigestion ou une mauvaise chance, il se sent pris du spleen et songe à se pendre. Si Jonathan se trouve dans le même cas, il entreprend un long voyage ; de temps en temps il lui prend un accès de folie ; mais il sait rapidement en triompher, et il ne lui vient jamais à l’esprit de mettre fin à son existence. Au contraire, il se dit : N’y pensons plus, en avant !

« Les deux frères se sont mis dans la tête que c’était à eux à civiliser le monde ; mais Jonathan marche avec plus de zèle dans cette voie, et veut aller beaucoup plus loin que John Bull ; il ne craint pas de compromettre sa dignité en mettant la main à la pâte, comme un véritable ouvrier. Tous deux désirent s’enrichir ; mais John Bull garde la plus grosse part pour lui et les siens. Jonathan ne demande qu’à partager avec tout le monde ; il est cosmopolite ; un continent entier lui sert de garde-manger, et il a tous les trésors du globe pour entretenir son ménage. John Bull est aristocrate ; Jonathan est démocrate, c’est-à-dire il le prétend et se l’imagine, mais il lui arrive de l’oublier quand il a affaire à des gens d’une autre couleur que la sienne. John Bull a un bon cœur, qui se cache le plus souvent sous son pardessus bien ouaté et boutonné ; Jonathan aussi a bon cœur et ne le cache pas ; son sang est plus vif, et quelques personnes prétendent même que Jonathan n’est autre que John Bull dépouillé de son pardessus. »

Cette esquisse spirituelle, mais qui trahit sur plusieurs points un jugement inexact, est, on le voit, très partiale pour les Américains. Les coutumes les plus opposées à celles de l’Europe trouvèrent grâce aux yeux de Frédérika Bremer, parce qu’elle s’imaginait y découvrir des éléments de progrès et de liberté. Elle glisse, en effet, avec une touche trop légère sur les plus regrettables défauts du caractère américain, éblouie, fascinée par ce brillant mirage d’indépendance, indépendance de pensée et d’action, qui verse si souvent dans la licence. Elle fait songer à ce patriote yankee, qui, des rives du Mississippi, témoin de l’explosion d’un bateau à vapeur, s’écriait : « Ciel ! les Américains sont une grande nation ! » Cette exclamation, sinon textuelle, du moins sous-entendue, se retrouve à toutes les pages du livre de Mlle Bremer. Il faut dire qu’elle voyageait dans des conditions qui lui rendaient presque impossible de se faire une opinion impartiale des hommes et des choses. Elle recevait partout un accueil si enthousiaste, que son discernement naturel s’en trouvait nécessairement obscurci, et qu’elle voyait tout à travers des lunettes couleur de rose. Par exemple, sur la question de l’esclavage, elle, l’ardent champion de l’émancipation de l’humanité, partie avec la ferme résolution de lancer ses foudres les plus terribles à la tête des propriétaires d’esclaves, elle se laisse circonvenir et n’émet plus qu’une opinion embarrassée. C’est que les astucieux Sudistes s’étaient emparés d’elle, l’avaient fêtée, complimentée, avaient lu ses livres ; comment conserver son impartialité de jugement devant d’aussi puissantes influences ? Un écrivain peut-il dénoncer au monde les gens qui admirent ses ouvrages ? Aussi a-t-on dit avec assez d’à-propos qu’elle combat l’esclavage lorsqu’elle est dans les provinces anti-esclavagistes, et qu’elle critique par contre les gens du Nord lorsqu’elle se trouve dans les États du Sud. Se laissant persuader que la situation des esclaves est moins lamentable qu’elle ne l’avait cru, elle cherche même à la justifier par des arguments trop faibles pour mériter une discussion que l’abolition de cette coutume inhumaine a heureusement rendue inutile.

Le livre de Mlle Bremer sur les États-Unis contient fort peu de ces belles descriptions qui donnent tant de charme à ses romans. Elle voyageait par malheur en philosophe, et non en admiratrice de la nature, et les questions sociales l’ont absorbée au point de l’empêcher de voir les sites magnifiques qu’elle traversait. Cependant elle parcourut la plus grande partie du continent américain ; elle alla par terre de New-York à la Nouvelle-Orléans, vit la vallée du Mississippi, la contrée des lacs, le Canada, l’île de Cuba ; mais elle ne dit presque rien de ces paysages sublimes, gracieux ou pittoresques, qui durent passer sous ses regards. Le majestueux Niagara lui-même l’émeut à peine ; l’immense étendue des prairies ne fait aucune impression sur son imagination. Il faut le regretter, car, surtout dans un pays comme l’Amérique, les questions sociales ont vite fait de changer de face, et les opinions de Mlle Bremer n’ont déjà plus aucune actualité. La nature seule conserve son caractère ; le Niagara verse toujours sa nappe d’eau géante dans le Saint-Laurent, et les prairies sans fin se déroulent toujours sans que le pied de l’homme les ait foulées.

Ce défaut qu’on doit reprocher à la Vie domestique en Amérique n’apparaît pas dans le second ouvrage de Mlle Bremer : Deux Ans en Suisse et en Italie. On y retrouve ce vif sentiment de la nature, cette passion du beau qu’on a droit d’attendre d’une femme qui avait l’imagination d’un poète, sinon le talent poétique. Dès le premier chapitre ou la première station, comme elle les intitule, nous trouvons un tableau plein de couleur et de puissance, que la plume de l’artiste semble s’être complu à tracer. C’est la vallée de Lauterbrunnen (les Eaux bruyantes).

« À partir de Steinbock, la vallée se resserre entre deux hautes murailles ; la voix des ruisseaux et des torrents grandit, car, gonflés par les pluies, ils se précipitent du haut des glaciers jusque dans la vallée et la rivière. Voici le Staubbach, pareil à une pluie d’argent poussée çà et là par le vent sur le champ dont elle entretient la verdure ; là le violent Trommelsbach, qui sort tout écumant d’une brèche des rochers ; plus loin le Rosenbach, plus violent encore, et que la Jungfrau déverse de sa corne d’argent. De tous côtés, de près ou de loin, c’est un bruit de flots, un mugissement de vagues, un jaillissement d’écume, au-dessus, au-dessous, devant moi, produit par cent sources cachées ; et le long de ma route bondit, plus folle encore, la Lutschine grossissante. C’est trop ; je ne puis supporter même mes propres pensées. Je suis la proie d’une ondine sauvage, qui enlace ses admirateurs dans ses bras pour les attirer au fond des ondes ; et les montagnes géantes deviennent toujours plus hautes, la vallée plus étroite, plus sombre, plus désolée. Je me sens oppressée, écrasée, pour ainsi dire, par ce spectacle ; cependant je continue ma route. La scène est mélancolique ; mais grandiose, et cet aspect de la nature exerce une puissante fascination, tout en nous ébranlant. Les ombres du soir descendent déjà, quand j’aperçois devant moi, dans la profondeur obscure, un immense mur d’eau d’une blancheur grisâtre, comme une poussière humide, qui tombe avec un bruit de tonnerre d’une haute montagne. Ce mur semble fermer toute issue. C’en est assez ! Je salue la géante, la grande Schmadrebach, la mère de la Lutschine, et je retourne sur mes pas : il ne fait pas bon rester ici, et, pour une simple mortelle, la société des Titans est plus agréable à distance.

« À mon retour à Interlaken, les Titans me favorisèrent du plus merveilleux spectacle, et ce fut avec une joyeuse admiration que je quittai leur voisinage. Ces grandes puissances, qui terrifient, savent aussi nous enchanter. Les rayons du soleil couchant animaient des couleurs les plus vives les pics et les champs de neige ; la hautaine Jungfrau se teintait de rose ; les glaciers bleus étincelaient, et plus s’abaissait le soleil, plus rayonnaient les sommets des Alpes. Plus tard encore, une nouvelle surprise m’attendait : la tête de la Jungfrau parut environnée d’une auréole suave, dont l’éclat et la beauté grandirent jusqu’au moment où la lune, dans toute sa splendeur, s’avançant lentement, vint se placer comme un diadème sur le front de la géante. »

Malgré ces brillantes descriptions, le livre de Mlle Bremer fut loin d’être un succès ; elle n’avait pas le talent de Mme de Staël ; en outre, elle trahit trop souvent les souffrances de son amour-propre. En Suède, elle était une étoile de première grandeur dans le firmament littéraire, et elle semble s’être imaginé que sa renommée la précéderait partout et lui assurerait une réception triomphale dans toutes les villes où elle séjournerait ; mais en Allemagne elle passa presque inaperçue, ce qui lui fit voir ce pays sous un jour défavorable. En Suisse, il en fut de même ; elle se trouva perdue dans le flot des touristes ; son nom, inscrit sur les registres des hôtels, attira à peine l’attention. Elle qui s’était créé en imagination une Suisse idéale, prête à accueillir à bras ouverts dans sa personne un champion de la liberté en général, et de la liberté des femmes en particulier, trouva tout simplement une nation de bonnes ménagères, préoccupées de tout autre chose que d’émancipation.

De Suisse, elle alla en Belgique, visita avec intérêt les vieilles cités flamandes : Gand, Bruges et Anvers, se rendit ensuite à Paris, d’où elle retourna en Suisse pour passer l’hiver à Lausanne. L’année suivante, elle franchit les Alpes, et par le Piémont se dirigea vers Borne, puis vers Naples, où elle fut témoin d’une éruption du Vésuve ; enfin elle explora les charmants paysages de la Sicile. Elle a esquissé d’un crayon sûr et rapide cette suite de tableaux si variés.

On a souvent décrit le carnaval romain ; personne peut-être n’en a mieux rendu la physionomie et l’entrain que Mlle Bremer. On retrouve dans ce passage ce qui fait le charme de ses romans, et les détails en sont touchés avec autant de finesse et d’exactitude que ceux de ses intérieurs suédois.

« La fête commençait à trois heures de l’après-midi. Le Corso se remplit de gendarmes et de gens du peuple. Des militaires, à cheval ou à pied, étaient postés au coin de toutes les rues, ainsi que sur la place. Une foule de gamins déguenillés flânaient sur le Corso, poursuivant avec des cris chaque masque plaisant qui venait à passer. Les fenêtres et les balcons se garnissaient d’hommes et de dames en domino, quelques-uns costumés ; on voyait beaucoup de charmants visages… Tout le Corso, depuis la place de Venise jusqu’à la place du peuple, ressemblait à une arène décorée pour une fête. Mais, pour la première fois depuis plusieurs semaines, le ciel était gris, les rues humides, car la pluie n’avait cessé de tomber toute la nuit, et menaçait encore, quoique la température fût douce et calme. Le vent du nord s’était apaisé, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Quelques voitures, avec des masques costumés et des dominos, commençaient à monter ou à redescendre le Corso ; la guerre de bouquets et de confetti s’entamait entre les voitures et les piétons, les gens de la rue et les spectateurs aux fenêtres et aux balcons. Ils cherchaient à se poudrer de farine, quelques-uns à offrir un présent de cette façon originale ; des bouquets superbes et des bonbons coûteux étaient lancés au milieu d’une foule d’autres qui n’avaient rien de splendide. Les habitants sont obligés de se tenir devant le visage un fin masque de toile d’acier, pour échapper aux risques d’un coup malencontreux. Notre balcon était décoré de rouge et de blanc, et tout le long de la balustrade étaient suspendues de petites boîtes pour les bouquets et les confetti. Notre aimable hôtesse faisait l’un des ornements de son balcon, vers lequel étaient lancés une quantité énorme de bouquets.

« À cinq heures, une troupe de gardes à cheval en ligne serrée galopèrent d’un bout à l’autre du Corso pour dégager la rue, car la course de chevaux allait commencer. La foule se pressa le long des maisons ; il y eut un moment d’attente, puis un bruyant cri de joie, qui courut comme une fusée jusqu’au bout du Corso, et l’on vit arriver à toute vitesse de la place du Peuple un groupe de petits chevaux décorés de drapeaux et d’ornements de papier doré. Ils ne s’arrêtèrent qu’à la place de Venise, où les juges de la course décernèrent les prix attribués à leurs propriétaires respectifs. Les chevaux étaient à peine passés, que la foule se refermait derrière eux comme une fourmilière. Ce fut la fin de cette journée…

« Mais, le lundi suivant, le Corso était encore plus animé que le samedi, et la bataille de fleurs et de confetti continuait gaiement. On se jetait des fleurs de balcon à balcon, de fenêtre à fenêtre ; des gens s’amusaient à présenter à leurs connaissances, d’un étage à l’autre, de gros fruits confits, suspendus comme un hameçon à de longues lignes de pêche ; ils agaçaient les enfants dans la rue avec cette proie tentante, qui se retirait dès qu’on voulait la saisir. Les gens qui veulent être aimables suspendent à la ligne une belle fleur ou un bibelot et le laissent prendre par la dame à laquelle ils le destinent ; mais ce sont les gamins qui gagnent le plus à ce jeu, car tout ce qui tombe dans la rue leur appartient de droit.

« Le vendredi, le Corso se couvrit de masques de tout genre ; les costumes les plus variés apparaissaient aux fenêtres ; une pluie de bouquets traversait l’air ; deux files serrées de voitures parcouraient lentement le Corso, s’assaillant sans relâche, lançant vers les balcons et soutenant un feu ininterrompu de projectiles. Quelquefois un


Cascade du Slaubbach.

masque voulait offrir à une dame un beau bouquet ; mais, si celle-ci ne se hâtait pas de le prendre, il était escamoté par un gamin qui avait sauté sur la roue ou le marchepied de la voiture… Il arrive souvent que la foule empêche les voitures d’avancer ; malheur à celles qui se trouvent arrêtées sous un grand balcon : elles reçoivent une telle grêle de confetti, que les vêtements sont poudrés à blanc et tout à fait gâtés ! On peut s’estimer heureux si on arrive à protéger ses yeux, car beaucoup de gens du peuple s’amusent à jeter de la poudre blanche au visage des passants, et si les yeux sont atteints, il peut en résulter de longues souffrances. D’autres fois, vous recevez un grand coup sur la tête par le choc d’un bouquet ou d’un gros gâteau aussi dur qu’une pierre, et tout ce qui arrive ne fait qu’accroître la gaieté et la surexcitation… Une des choses qui m’intéressèrent le plus fut de voir les belles paysannes romaines en grand costume de fête, assises dans des loges ouvertes, au rez-de-chaussée des maisons, recevant avec une résignation stoïque l’averse de bouquets et de confetti sans cesse dirigés vers leurs têtes parées d’or. Des paysannes, vêtues comme elles le sont pour les mariages, leur tête nue parée de rubans rouges et d’énormes bijoux, figuraient également dans les voitures et attiraient beaucoup l’attention.

« Les rues débordaient d’arlequins, de polichinelles et de fous, qui sautaient, dansaient, interpellant les passants, les invitant à boire, feignant d’être ivres et versant la limonade ou l’eau à droite et à gauche ; des foules de danseurs et de joueurs de castagnettes, dans tous les costumes imaginables, souvent en fort mauvais état, battaient du tambour et faisaient la plus horrible cacophonie… Au milieu de cette confusion s’avança enfin un superbe cortège, le gouverneur de la ville et le sénat dans de magnifiques voitures, avec des chevaux splendides et des domestiques en somptueuses livrées ; de tous côtés brillent l’or et l’argent. Ce cortège passe avec une grande dignité à travers la masse mouvante… »

Ce fut dans l’été de 1859 que miss Bremer partit pour l’Orient. Ce voyage devait avoir l’intérêt le plus vif pour une femme aussi profondément religieuse et aussi enthousiaste. Elle passa de longues heures solitaires sur le vaisseau qui l’emportait, et laissa à son imagination libre champ à travers cette mer aux mille souvenirs historiques, la Méditerranée. D’un œil attentif elle suivait les vagues aux crêtes écumeuses, les lumières et les ombres qui se chassaient infatigablement sur cette surface empourprée chaque fois que les nuages ou le soleil y alternaient.

« Les cieux, s’écrie-t-elle, racontent la gloire de Dieu, et le firmament montre l’ouvrage de ses mains ! Les paroles sont impuissantes à décrire la beauté du jour, celle de la scène qui se développait devant moi. Nous naviguions vers l’est, sur la mer de Syrie, et quel éclat nous environnait ! Je n’ai jamais vu le soleil si flamboyant, le ciel et la mer d’une pareille transparence. Cette dernière était d’un bleu profond, ondulant légèrement ; çà et là de petites vagues, blanches d’écume, montaient, comme autant de lis blancs, des profondeurs infinies. L’air était doux et suave ; les nuages se réunissaient parfois pour glisser vers l’ouest, tandis que la partie orientale de la voûte céleste restait sereine et pure. Tout autour de nous il n’y avait que le ciel et la mer, mais leur beauté calme était incomparable. »

La terre sainte apparaît, et un flot d’émotions envahit l’âme de la voyageuse. « Comme David, dit-elle, je me levai avant le jour pour voir les côtes de la Palestine. Un nuage de feu s’étendait ainsi qu’une arche au-dessus des collines couvertes de palmiers et d’autres arbres verdoyants. Une masse de maisons grises, aux coupoles basses, se groupaient sur une hauteur voisine de la mer, dominées çà et là par un palmier. C’était Jaffa, l’ancienne Joppé, une des plus vieilles cités du monde. Dans le lointain s’élevait une chaîne de montagnes bleu foncé, perpendiculaires comme un mur c’étaient les monts de la Judée. Plus loin, à l’ouest, une autre grande chaîne s’abaissait vers la mer c’était le Carmel. À une plus grande distance encore, dans la même direction et dans l’intérieur des terres, on aperçoit une haute montagne couronnée de neige ; et derrière ce mur de roc, invisible à nos yeux, se trouve Jérusalem. »

Abordant à Jaffa, Mlle Bremer et ses compagnons de voyage louèrent des chevaux pour les porter jusqu’à la cité sainte ; mais ce ne fut pas sans de graves inquiétudes intérieures que la romancière, dont les talents d’équitation étaient médiocres, se vit à la merci d’un coursier jeune et vif. Elle remporta deux victoires en cette occasion une sur elle-même et une sur sa monture, dont elle parvint à maîtriser l’ardeur impatiente.

La petite caravane dont Mlle Bremer faisait partie comprenait une princesse russe, deux boyards et plusieurs Anglais, entre autres un professeur à l’esprit sarcastique, qui possédait le talent de caractériser par un mot piquant, et à la minute opportune, les traits les plus remarquables des mœurs indigènes. Pendant que les autres cheminaient en avant, M. Levison restait à l’arrière-garde, à côté de Mlle Bremer ; ces deux esprits cultivés sentaient entre eux un lien

de sympathie, et leur conversation animée leur raccourcissait la

longueur du voyage. Le professeur s’amusait à appeler sa compagne Sidi, titre arabe qu’on ne donne qu’aux femmes de haut rang, et qui équivaut presque à celui de princesse chez nous. Abdhul, le guide, en l’entendant, s’informa si la Sidi Frédérika était une parente du sultan de la Prusse, Frédéric.

« Oui, répondit avec beaucoup de sérieux M. Levison, c’est sa parente, mais un peu éloignée. » Et il informa alors sa compagne de voyage de la dignité nouvelle qu’il venait de lui conférer. Elle suffit pour faire d’Abdhul son esclave dévoué ; il était extrêmement fier d’accompagner une princesse de sang royal et de la servir. Il se serait volontiers mis à genoux devant elle ; il la poursuivait de ses attentions. Le titre imaginaire dont on l’avait leurré faisait beaucoup plus d’effet sur son esprit que si on lui avait parlé de la célébrité de cette femme modeste et des livres qu’elle avait écrits.

Cependant Frédérika Bremer n’oublia pas, malgré cette grandeur improvisée, qu’elle était avant tout écrivain et femme de lettres. En entrant à Jérusalem, elle laissa libre cours à son imagination et écrivit sous sa dictée une de ces lettres délicieuses qui devinrent par la suite la base d’un ouvrage complet sur ses voyages d’Orient. « J’élève mes mains vers la montagne où est la maison du Seigneur, et je ressens une indescriptible joie d’y être arrivée sans encombre. Je suis à Jérusalem ! j’habite sur la colline de Sion, la colline de David ! De ma fenêtre j’embrasse toute la ville, berceau antique et vénéré des plus grands souvenirs du monde, motif de tant de luttes sanguinaires, de tant de pèlerinages, d’hymnes de joie et de douleur. »

Chacun sait ce qu’est la vie du voyageur en Palestine : une suite de visites aux différents lieux auxquels se rattache un souvenir de l’Ancien Testament ou de la vie de Notre-Seigneur ; sans cesse se renouvellent les touchantes impressions qui se gravent si profondément dans le cœur et le cerveau de tous les chrétiens. Ni la Grèce, avec ses souvenirs historiques, ses mystérieuses vallées et ses sommets consacrés ; ni l’Italie, avec toutes les gloires de l’art et de la nature, avec les traces d’un peuple guerrier, jadis maître de tout le monde connu, ne produisent sur l’esprit du penseur un effet approchant de celui de la terre sainte, la demeure mortelle de Jésus-Christ.

Cependant les lieux sanctifiés qui l’environnaient n’absorbaient pas toute l’attention de Mlle Bremer. Dans l’Orient comme en Occident, elle en revenait toujours à la question de l’indépendance légitime et naturelle de la femme. Ce qu’elle voyait n’était pas fait pour l’encourager. Nulle part la situation des femmes n’est aussi déplorable, moins parce qu’elles sont privées de leur liberté que parce qu’elles sont condamnées à la plus honteuse ignorance et à la vie abrutissante des harems. Mlle Bremer demanda à plusieurs jeunes filles qu’elle avait distinguées par leur air vif et animé si elles n’avaient pas le désir de voyager et de voir la belle terre qu’Allah a créée. « Oh ! non, répliquèrent-elles ; pour des femmes ce serait un péché ! » Des femmes maintenues dans un état d’esprit aussi borné ne joueront jamais un grand rôle dans la régénération de l’Orient.


Jaffa.

Frédérika Bremer est avant tout philosophe, poète ensuite, rarement peintre ; son talent consiste dans la finesse des détails, et elle échoue lorsqu’il lui faut rendre par la parole la nature luxuriante et splendide de l’Orient. Aussi les descriptions dans lesquelles elle excelle sont celles des scènes de mœurs et des types variés qui encombraient les rues de la cité sainte.

« Je diviserais la population de Jérusalem en trois classes : fumeurs, les crieurs, les fantômes. Les premiers fument par groupes au dehors des cafés, pendant que des enfants, qui portent le joli costume grec, courent de l’un à l’autre avec une cafetière endommagée et versent le café dans de très petites tasses ; plus il est noir, plus il est apprécié. Les fumeurs le dégustent goutte à goutte, avec une mine de vive satisfaction. Souvent l’un d’entre eux entame une histoire avec grand accompagnement de gestes ; les autres écoutent attentivement, mais vous les voyez à peine rire. On entend souvent dans les cafés le son d’une guitare accompagnant un chant monotone, qui célèbre des exploits, guerriers ou des aventures romanesques ; les Arabes écoutent avec une attention ravie. Dans les bazars, dans les boutiques, partout où règne la vie publique, on retrouve les fumeurs. Ceux qui portent le turban vert descendent de la famille de Mahomet, ou du moins ils ont fait le pèlerinage de la Mecque, et savent le Coran par cœur, ce qui leur donne droit au rang de saint homme.

« La classe des crieurs se compose, à Jérusalem, de tous ceux qui vendent dans les rues, des conducteurs d’ânes et de chameaux, et des paysannes qui apportent chaque jour du combustible, des légumes et des œufs. Elles stationnent en général avec leurs marchandises sur la place de Jaffa et crient d’une façon effrayante ; on croirait qu’elles se querellent : pas du tout, elles ne font que causer. Ces femmes laissent pendre sur leur dos leurs voiles ou manteaux malpropres, et ne se couvrent pas le visage ; elles sont toujours parées et quelque fois surchargées d’ornements d’argent. Des monnaies d’argent, suspendues à un ruban, s’attachent autour de leur tête et retombent sur leurs joues ; leurs doigts sont chargés d’anneaux, et leurs poignets de bracelets. Souvent vous voyez de très jeunes filles dont le visage est encadré de monnaies d’argent ; pour correspondre avec leur coiffure, une petite toque brodée de piastres turques, aussi serrées que les écailles d’un poisson. J’ai entendu dire que cette toque représentait la dot de la jeune fille. On remarque parfois chez ces campagnardes des types de sauvage beauté ; mais le plus souvent elles sont laides, avec une expression grossière et méchante ; c’est une vraie collection de sorcières qui m’inspiraient plus de terreur que les hommes de la même classe, quoique je n’eusse pas assurément trop de confiance en ces derniers.

« Les femmes arabes de haut rang, enveloppées de leur long manteau blanc, et le visage caché sous un voile épais de gaze noire, jaune ou bleue, forment ma troisième catégorie. Elles marchent péniblement à travers les rues en groupes nombreux ; elles sont chaussées de souliers jaunes, et s’en vont faire une promenade


Une rue de Smyrne.

au delà de la porte de Jaffa. Vous ne leur entendez jamais dire une parole ; vous ne les voyez pas un instant s’arrêter. Si ce paquet noir ou jaune s’approche de vous, caché sous son voile, et se tourne de votre côté, vous sentez un regard expressif, perçant, questionneur, mais vous ne pouvez distinguer ni même deviner le visage caché sous la gaze. Ces pauvres fantômes muets, d’autant plus à plaindre qu’elles ne se savent pas dignes de pitié, se rendent le plus souvent aux cimetières, où, assises sous les oliviers, elles passent leur temps à ne rien faire. »

Après avoir vu les lieux les plus remarquables de la terre sainte, Mlle Bremer étendit son voyage jusqu’aux côtes de la Turquie d’Asie, et visita Beyrouth, Tripoli, Rhodes, Smyrne, et enfin Constantinople. En disant adieu à l’Orient, elle exprime sa joie d’avoir appris à le connaître ; mais elle ajoute que tous ses trésors ne la décideraient pas à passer sa vie dans cette atmosphère indolente. Elle aimait l’activité intellectuelle, la vie morale de l’Occident ; et l’inertie orientale irrite presque jusqu’à la folie un esprit énergique.

Mais elle allait porter ses pas dans la Grèce classique, la patrie de Solon, de Périclès et de Sophocle, le pays aimé de Byron et de Shelley, la terre du patriotisme et de la poésie : terre de laquelle sont nés les mythes des dieux et les légendes des héros, terre que l’art et la nature, en s’unissant, se sont plu à embellir de leurs plus rares trésors. L’impression qu’elle en reçut fut profonde. Elle écrit d’Athènes :

« Je confesse que l’effet produit sur moi par l’existence et les objets qui m’entourent me fait craindre que mon séjour ici n’ait plus de fin ; c’est pour moi une crainte, car sous ce limpide ciel olympien, au milieu de cette fête délicieuse de tous les sens, on pourrait arriver, non pas à oublier, mais à sentir moins fortement le grand but de cette vie que l’Homme-Dieu a rachetée pour nous, par sa naissance, sa mort et sa résurrection. C’est pourquoi je quitterai bientôt la Grèce pour retourner vers mon pays du Nord, vers ses cieux voilés et ses longs hivers, qui ne me feront par courir le danger de trouver trop de charmes à cette existence terrestre. Pourtant je suis heureuse de pouvoir dire à mes compatriotes : Si quelqu’un de vous souffre dans son corps ou son âme du froid cuisant du Nord ou du lourd fardeau de la vie, qu’il vienne ici ; qu’il n’aille pas en Italie, où l’on trouve le sirocco, et où la pluie, quand elle commence, tombe comme si elle devait tomber toujours, mais ici, où l’air est limpide, où les temples, encore debout, attirent le regard vers les hauteurs, où les montagnes et la mer font aux yeux un vaste horizon, riche de couleur, de pensée et de sentiment ; que sous les colonnades sacrées ou sous les ombrages classiques il écoute de nouveau le divin Platon ; qu’il se nourrisse le regard et l’esprit, l’âme et le corps, de cette beauté antique et toujours nouvelle, qui était jadis et qui renaît maintenant à la vie, et sa vigueur lui sera rendue ; ou, s’il meurt, il remerciera Dieu de permettre à la terre de devenir parfois le vestibule de la demeure du Père qui est aux cieux. »


Nauplie.

« Je quitterai bientôt la Grèce, » écrivait-elle ; mais le charme magique de cette contrée s’empara d’elle avec tant de puissance, qu’elle y demeura près d’une année. Elle était arrivée à Athènes au commencement d’août 1859, et ce ne fut qu’au mois de juin 1860 qu’elle se retrouva enfin à Venise. Dans l’intervalle, elle avait visité Nauplie, Argos et Corinthe ; elle avait navigué au milieu des îles délicieuses de l’Archipel, parcouru la classique vallée de l’Eurotas et les ruines de Sparte, traversé la Thessalie et contemplé le fameux défilé des Thermopyles ; enfin elle avait médité sous les ombrages mystérieux de Delphes, admiré de loin les sommets du Parnasse, et vu tout ce qui reste de la florissante Thèbes. Il est impossible de la suivre pas à pas sur une terre si riche de traditions et de souvenirs. Partout où elle allait, elle portait ces dons supérieurs : un goût délicat et un esprit cultivé, de sorte que ses jouissances étaient accrues par une juste appréciation de tout ce qu’elle voyait, et par les souvenirs sans cesse évoqués dans son esprit. C’est ainsi seulement qu’un voyage peut être une source de profit ou de plaisir, de même qu’une nature sensible à l’harmonie apprécie seule tout le charme de la musique.

Il y a des pages délicieuses dans la Grèce et les Grecs. Mlle Bremer sait communiquer à ses lecteurs le vif intérêt qu’elle éprouve pour les lieux décrits par sa plume, et son talent littéraire les fait apparaître devant nous avec tout leur éclat de couleur et leur transparence d’atmosphère. Telle est cette description de Naxos :

« La villa Sommariva est située sur le penchant de la montagne, ou plutôt sur une des nombreuses terrasses qui s’étagent jusqu’à son sommet. Derrière et un peu au-dessus de la villa, un petit groupe de maisons basses, blanchies à la chaux, et une église encore plus blanche ; au-dessus du village, une tour carrée du moyen âge, la tour de Pyrgos. Au-dessus et des deux côtés de notre villa se développe une étendue sans fin de jardins particuliers, séparés par des murs qui disparaissent sous les arbres et les buissons qui y croissent en liberté et avec la merveilleuse luxuriance de la nature abandonnée à elle-même. Les vignes grimpent jusqu’au sommet des grands oliviers, et en retombent en légers festons verts chargés de grappes qui ondulent au vent. Des cyprès élancés montent au milieu des bouquets d’orangers, de figuiers, de grenadiers et de pêchers. D’énormes mûriers, des platanes au vaste ombrage, des bouleaux dominent les haies et les buissons de myrtes, de lauriers et de cactus en fleur. Au milieu de ce jardin féerique, qui occupe toute la partie supérieure de la vallée, s’élèvent çà et là des maisons blanches avec des toits et des balcons décorés, ainsi que de petites tours qui révèlent une origine vénitienne. Autour de la vallée, des montagnes couvertes de pâles bois d’oliviers presque jusqu’à leurs sommets, qui sont arrondis et peu élevés, tracent un vaste circuit. Les plus gros villages, comprenant l’église et une demi-douzaine de maisonnettes, s’élèvent sur les terrasses des collines, entourés d’oliviers encore et de champs cultivés. De nos fenêtres et de nos balcons, ouverts à l’ouest, notre regard s’étend sur toute cette grande vallée, et une dépression du cercle de montagnes nous laisse apercevoir le tympanum gris-blanc de Paros et ses deux coupoles sœurs, enveloppées de cette vapeur bleue et transparente qui nous rappelle que la mer s’étend entre eux et notre île. Du côté opposé étincelle le plus haut sommet de l’intérieur de Naxos, planant au-dessus de la montagne de Mélanès : une tête géante sur des épaules géantes, qu’on appelle Bolibay et qui a un singulier aspect.

« Et je n’ai pas nommé la Fontaine de beauté dans la vallée de Mélanès, et la source de sa fertilité, le Fleurio, qui se répand en mille petits canaux à travers les jardins, et fournit l’eau la plus délicieuse. Il bondit au milieu de la vallée ; il serpente et murmure sur un lit profond de blocs et de cailloux de marbre ; ses rives sont enguirlandées de lauriers-roses en fleur, sans parler des magnifiques platanes qui l’ombragent par endroits, et étendent leurs grandes branches l’une vers l’autre à travers le petit cours d’eau qui, dans sa calme mais fraîche carrière et ses méandres capricieux, semble l’image d’une vie paisible et heureuse. »

Une des excursions les plus intéressantes de Mlle Bremer est celle qu’elle fit à la plaine de Marathon, ce lieu témoin de la première grande victoire de l’Occident sur l’Orient. La partie inférieure de la plaine, celle qui longe la côte, était couverte d’abondantes moissons de froment et de seigle qui ondulaient doucement au vent. « Quel monument, demande Mlle Bremer, pouvait être plus beau et plus digne de ces braves dont la poussière s’est depuis longtemps mêlée à la terre ? » Depuis, un monument a été érigé en cet endroit. La romancière suédoise et ses compagnons se reposèrent et dînèrent sur l’herbe à la place où quelques dalles de marbre blanc indiquaient qu’un édifice antique s’était jadis élevé. Tout autour s’étendaient des champs dorés, et des myriades de fleurs étoilaient l’herbe. Dans l’après-midi, ils allèrent en se promenant jusqu’au village de Viana, l’ancien Marathon, pittoresquement situé au pied du Penthélique. Vieux et jeunes accoururent et les entourèrent, pauvre population ignorante à demi sauvage mais aucun d’eux ne demandait l’aumône ; ils se montrèrent même aussi hospitaliers et généreux que le permettait la situation. Ils allèrent chercher des nattes et des matelas de paille, qu’ils étendirent à l’ombre des arbres. Dans une fente de la montagne, juste au-dessus du village, apparaît un petit monastère dont l’effet est singulièrement pittoresque. Ce panorama de la plaine, des détroits étincelants et des rochers de l’île d’Eubée est fait pour enflammer l’imagination. Les touristes qui viennent à Marathon chercher des souvenirs tâchent, en général, de trouver une flèche comme on en ramasse parfois encore sur le sable ; Frédérika Bremer emporta un souvenir préférable un bouquet d’épis et d’immortelles sauvages.

Il serait agréable de suivre Mlle Bremer dans toutes ses excursions classiques, car une compagne comme elle leur donne de nouveaux charmes : c’est étudier un beau poème en s’aidant de l’interprétation d’un poète.