Les voyageuses au XIXe siècle/Madame Ida Pfeiffer

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Alfred Mame et fils (p. 73-106).


MADAME IDA PFEIFFER


Les motifs qui déterminent à entreprendre de grands et périlleux voyages varient, pour ainsi dire, avec les tempéraments. Chez les uns, c’est l’impulsion de la curiosité ; chez d’autres, la soif du changement ; pour un certain nombre, un puissant et sincère amour de la science ; ou bien encore une impatience naturelle de l’inaction, une rébellion contre la banalité et la monotonie de l’existence ordinaire ; enfin le goût des aventures. Cependant on peut diviser en général les voyageurs en deux classes : ceux qui découvrent et ceux qui observent ; ceux qui pénètrent dans des régions que n’a pas encore foulées le pied de l’homme civilisé et enrichissent de nouvelles contrées les cartes géographiques, et ceux qui suivent simplement les traces de précurseurs plus hardis ou plus heureux, recueillant à la suite de ceux-ci des données qui complètent les leurs propres et les surpassent parfois en précision.

C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent nos voyageuses, parmi lesquelles on ne saurait trouver d’émule ni de rivale aux grands pionniers comme Livingstone, Barth ou Franklin, à une seule exception près, et cette exception est la femme extraordinaire dont nous allons parler. On peut dire de Mme Ida Pfeiffer qu’elle a droit de figurer au premier rang des voyageurs célèbres, et que les résultats scientifiques de ses explorations sont aussi curieux qu’intéressants. Quelqu’un a fait à son sujet cette observation, que si une nature douée d’autant de persévérance, de courage, de ténacité, avait eu à son service des forces masculines, l’histoire compterait un capitaine Cook ou un Magellan de plus. Mais ce qui nous paraît le plus remarquable, c’est l’extrême simplicité de son caractère et de sa conduite, l’absence de prétention avec laquelle elle accomplit ses grands travaux, et sa réelle modestie. Elle se promène à travers le monde comme dans les rues de Vienne, avec autant de réserve et de sang-froid, sans paraître se douter qu’elle s’expose à la mort ou à des périls pires que la mort. Son courage est si calme et si naturel, qu’on en oublie presque à quel point son héroïsme fut grand, sa patience sublime et son audace extrême. La même réserve se devine à chaque page des livres qu’elle a publiés ; elle ne prétend à aucun talent littéraire ; elle ne tente pas de descriptions poétiques ; elle dit elle-même qu’elle n’a pas assez d’esprit pour que ses livres soient amusants ; elle raconte ce qu’elle a vu de la façon la plus simple et la plus sincère. Par suite de cela, elle nous communique la conviction qu’elle n’a entrepris ces voyages extraordinaires ni sous l’empire de la vanité ni par l’ambition d’une vaine renommée, mais par goût et par un insatiable désir d’accroître ses connaissances. « Absolument, écrit-elle, comme l’artiste sent une invincible impulsion de peindre, et le poète de donner un libre essor à sa pensée, ainsi j’étais entraînée par un invincible désir de voir le monde. » Et elle le vit comme aucune autre femme ne l’a jamais vu.

Ida Reyer naquit à Vienne le 15 octobre 1797 ; elle était le troisième enfant d’un riche négociant, et l’unique fille au milieu de sept garçons. Aussi, dès sa première enfance, manifesta-t-elle une extrême antipathie pour les occupations et les divertissements propres à son sexe : ils semblaient trop tranquilles à sa nature ardente, et elle leur préférait les jeux bruyants de ses frères. Jusqu’à neuf ans elle vécut constamment en leur compagnie, portant des habits semblables aux leurs, partageant tous leurs jeux et dédaignant les poupées pour les fusils et les tambours. Elle dit elle-même qu’elle était plus vive et plus hardie que ses frères aînés, qui surpassaient pourtant sous ce rapport les garçons de leur âge. Leur père les élevait à la spartiate, leur refusant parfois les choses les plus justes pour leur apprendre à se dominer ; elle acquit à ce rude système ce courage, cette persévérance, cette indifférence à la douleur et au dénuement qui lui permirent d’accomplir tant de choses difficiles. La nature l’avait douée d’une forte constitution, aussi robuste au physique qu’au moral ; sa volonté héroïque lui faisait aimer d’instinct tout ce qui était héroïque dans l’histoire ou la poésie. Guillaume Tell fut une de ses idoles, et un jour on la trouva au jardin, une pomme sur la tête, servant, sans sourciller de but aux flèches de ses frères ; tels étaient la solidité de ses nerfs et son mépris du danger. Pleine d’enthousiasme patriotique, elle détestait dans Napoléon l’envahisseur de sa patrie ; elle avait vu, en 1809, les Français entrer à Vienne et s’y installer en vainqueurs. Sa mère l’ayant forcée d’assister à une revue, elle ferma résolument
Vue de Trieste.
les yeux, et put dire ainsi qu’elle n’avait jamais vu l’oppresseur de son pays.

Lorsqu’on voulut lui faire quitter ses costumes de garçon, elle tomba malade de chagrin, et ses parents durent lui rendre la blouse et la casquette auxquelles elle tenait tant ; cette concession la guérit comme par magie. Ce ne fut qu’à treize ans qu’elle comprit, bien à contre-cœur, qu’il fallait y renoncer. Les travaux féminins, avoue-t-elle, excitaient son mépris. L’étude du piano surtout lui semblait une occupation tellement odieuse, que, pour échapper à ces « exercices », qui ont du reste désespéré plus d’une pensionnaire, il lui arrivait de se couper les doigts et de se blesser sérieusement. Nous avons parlé de son goût pour l’histoire ; elle ne dévorait pas avec moins d’avidité les récits de voyages, et tous les livres d’ailleurs qui satisfaisaient son goût pour les aventures. Tout enfant, elle s’échappait pour voir partir les chaises de poste, enviait le sort du postillon, et rêvait des heures, après les avoir suivies des yeux aussi loin que possible ; elle pleurait à la vue des montagnes se perdant dans un lointain où elle ne pouvait atteindre.

Une telle organisation, offrant des ressources remarquables, avait besoin d’être redressée par une direction sage. Elle avait perdu son père en 1806. Quand elle eut quatorze ans, sa mère confia son éducation à un jeune professeur qui reconnut ses grandes qualités, et, avec une bonté et une délicatesse infinies, se donna la tâche de les développer et de les mûrir. Ida finit par être sensible à son dévouement ; elle chercha à répondre à ses soins, et ne fut désormais heureuse que lorsqu’il était satisfait de ses efforts. Ses caprices disparurent ; elle s’occupa des travaux qu’elle avait dédaignés jusque-là, et apprit même à coudre et à tricoter. L’enfant volontaire était devenue une jeune fille modeste et charmante ; elle découvrit à dix-sept ans qu’elle ne pourrait aimer et épouser que celui qui l’avait ainsi transformée. Leur affection étant mutuelle, il la demanda en mariage ; mais la mère d’Ida lui refusa sa fille, alléguant qu’il n’avait pas assez de fortune. Ils persistèrent quelque temps ; alors le jeune homme sentit que le devoir les obligeait à respecter la volonté maternelle, et il rompit tous rapports entre eux. Ida fut trois ans sans le revoir ; au bout de ce temps, ils se rencontrèrent par hasard ; leur émotion les empêcha d’échanger une parole, et la secousse fut si forte, qu’Ida fut prise d’une fièvre cérébrale dont elle faillit mourir.

À vingt-deux ans, cédant enfin à la volonté de sa mère, elle consentit à se marier, et parmi les nombreux prétendants qu’attirait sa fortune, elle choisit, ne voulant faire qu’un mariage de raison, un homme déjà mûr, veuf et père d’un fils de vingt ans, le docteur Pfeiffer, avocat distingué de la ville de Lemberg ; elle se maria en 1820. Cette union ne fut pas heureuse. Son mari était un homme estimable et intelligent, mais dont l’intégrité sévère lui fit des ennemis ; sa carrière se trouva entravée, son humeur s’en ressentit ; il mena grand train, administra mal la dot de sa femme, et finit par réduire celle-ci à la gêne. Elle dut donner des leçons, travailler en secret pour nourrir ses fils, à l’éducation desquels elle se livrait avec un dévouement passionné. Malgré le prosaïsme de sa vie journalière, elle parvenait à se distraire de ses soucis en continuant en secret ses rêves de voyages et d’aventures. Dans un séjour à Trieste, la vue de la mer réveilla ses anciennes aspirations, et les fantaisies de l’enfant devinrent la résolution fixe et sérieuse de la femme.

Bien des années s’écoulèrent avant qu’elle pût la mettre à exécution. Enfin l’avenir de ses fils fut assuré ; son mari, séparé d’elle d’un commun accord, s’était retiré à Lemberg ; sa mère était morte quelque temps auparavant, et l’héritage qu’elle lui avait laissé, quoique
Rio-Janeiro.
modeste, permettait à Mme Pfeiffer de suffire aux dépenses qu’entraînait l’accomplissement de ses projets, d’autant mieux, elle le disait elle-même, qu’une somme qui aurait à peine suffi à un voyageur comme Chateaubriand ou Lamartine pour une excursion de quinze jours, lui suffisait, à elle, et elle le prouva, pour faire en trois ans le tour du monde. Elle avait quarante-cinq ans, et pouvait, ajoutait-elle en souriant, voyager seule en effet, quoique une femme ait rarement à cet âge l’idée de quitter son foyer, cela simplifiait une entreprise qu’entouraient encore assez de difficultés.

Ayant achevé ses préparatifs, elle commença son premier grand voyage en mars 1842, et pour cacher son dessein, elle dit seulement qu’elle allait à Constantinople visiter une amie. Il était naturel que la terre sainte attirât une personne vraiment pieuse ; elle visita les lieux sacrés, et l’impression qu’ils lui produisirent prouve que l’âge et les soucis n’avaient pas refroidi sa nature enthousiaste. Elle revint d’Égypte par la Sicile et l’Italie. Sur les instances de ses amis, elle consentit à écrire le récit de son pèlerinage : Voyage d’une Viennoise en terre sainte. Le livre eut du succès, quoique ses mérites n’aient rien de littéraire et que tout son charme soit dans la simplicité et la vérité de la relation ; le lecteur se rend compte que l’écrivain auquel il a affaire ne cherche pas à le tromper, à diminuer ou à exagérer les faits, pas plus qu’à les adapter à des notions préconçues. Il faut dire cependant que si les observations de Mme Pfeiffer sont exactes, elles manquent de profondeur.

De l’Orient brûlant elle passa aux régions glaciales du Nord, et le résultat de sa promenade en Suède, en Danemark et en Norvège fut un livre intéressant : Voyage dans le nord de la Scandinavie et en Islande, où elle raconte avec un plaisir d’une sincérité évidente des aventures accompagnées de dangers que beaucoup d’hommes ne se soucieraient pas d’affronter.

Mais ces voyages n’étaient que les préliminaires de sa grande entreprise, et lui servaient seulement à essayer ses forces. Elle résolut d’employer son expérience acquise, et l’argent que ses livres lui avaient rapporté à faire le tour du monde, et elle n’eut de repos que lorsqu’elle l’eut commencé.

En 1846, dans sa cinquantième année[1], elle s’embarqua pour Rio-Janeiro, laissant croire à ses fils qu’elle n’allait qu’au Brésil. Elle arriva dans cette capitale au mois de septembre, et y séjourna assez longtemps. Faisant de nombreuses excursions dans l’intérieur du pays. Dans une de ces excursions, elle faillit tomber sous le couteau d’un meurtrier. Elle et son compagnon, le comte Berchtold, furent attaqués dans un lieu solitaire par un nègre qui s’élança sur eux, cherchant à les entraîner avec son lasso pour les tuer dans la forêt. Ils n’avaient aucune arme, car on leur avait dit que la route était sûre ; leurs seuls moyens de défense étaient leurs parasols et un couteau de poche que Mme Pfeiffer tira, résolue à vendre chèrement sa vie si c’était possible. Ils parèrent d’abord les coups de leur adversaire avec leurs parasols, mais celui de Mme Pfeiffer se cassa bientôt dans la lutte ; la courageuse femme fit un effort pour saisir le couteau du nègre qui venait de tomber à terre ; il la repoussa, et, reprenant son arme, lui porta deux coups furieux dans le bras gauche. Elle se crut perdue, et de désespoir chercha à faire usage de son propre couteau, dont elle réussit à blesser grièvement l’agresseur à la main, tandis que le comte, blessé lui-même, saisissait le meurtrier par derrière et permettait à Mme Pfeiffer de se relever. Tout cela se passa en moins d’une minute. Le nègre grinçait des dents comme une bête féroce ; il brandissait son couteau, et la lutte inégale se serait probablement terminée par la mort des deux voyageurs si des pas de chevaux ne s’étaient fait entendre. Le nègre s’enfuit aussitôt ; deux cavaliers étant apparus au détour de la route et ayant entendu le récit des victimes, que leurs blessures confirmaient trop éloquemment, se jetèrent dans la forêt à la poursuite du meurtrier et le ramenèrent avec l’aide de deux autres nègres, l’accablant de tant de coups, que Mme Pfeiffer avait peur de voir le crâne du misérable se briser. Elle apprit plus tard le motif de cette agression : l’esclave, châtié pour quelque délit, voulait se venger des blancs, et s’était imaginé qu’il pouvait le faire avec impunité en attaquant ces voyageurs isolés.

Les beautés de la nature tropicale impressionnèrent vivement Mme Pfeiffer. En faisant une de ses excursions, elle s’enfonça dans les profondeurs de la forêt vierge, suivant un étroit sentier qui longeait les rives d’un cours d’eau. De majestueux palmiers élevaient leur couronne au-dessus des autres arbres, qui entrelaçaient leurs inextricables branches, formant les plus délicieux bosquets ; chaque tige, chaque rameau était enguirlandé de fantastiques orchidées, qui faisaient de vraies murailles de fleurs où voltigeaient des oiseaux inconnus à nos pays. Il lui semblait être dans un parc de fées. Accompagnée d’un seul guide, elle se risqua même jusque dans les villages indigènes, y dîna de rôti de singe, qu’elle déclare excellent, et passa la nuit au milieu des Indiens sans la moindre frayeur.

De Rio-Janeiro, Mme Pfeiffer s’embarqua pour Valparaiso sur un bâtiment anglais. En descendant vers le sud, le navire toucha à Santos, où les voyageurs célébrèrent la nouvelle année, et atteignit le 11 janvier l’embouchure de la Plata. Dans ces latitudes, la constellation de la Croix du Sud resplendit au ciel et sert de point de repère pour le regard. Vers la fin du mois, Mme Pfeiffer voyait les rochers stériles et les montagnes nues de la Patagonie, les rocs volcaniques, battus des vents et usés par les vagues, de la Terre-de-Feu. Par le détroit de Lemaire, le bâtiment dépassa la pointe extrême du continent américain et doubla le fameux cap Horn, dernier éperon de la puissante chaîne des Andes, masse énorme de rochers basaltiques, entassés dans un gigantesque désordre comme par la main d’un Titan.

Une tempête furieuse les assaillit pendant plusieurs jours dans les environs du cap Horn, et ils expérimentèrent à leur tour à quel point le grand Océan méridional mérite peu son nom de Pacifique. « Une tempête semblable, écrit Mme Pfeiffer, suggère bien des réflexions. Vous êtes seul sur l’Océan sans bornes, loin de tout secours humain, et vous sentez plus que jamais que votre vie est entre les mains du Très-Haut. L’homme qui dans ces moments solennels et terribles peut soutenir encore qu’il n’y a pas de Dieu doit être atteint d’un aveuglement moral vraiment incurable. En face de ces convulsions de la nature, je me sens toujours envahie par un sentiment de paix et de confiance. Il m’est arrivé de me faire attacher sur le pont et de laisser les vagues énormes se briser sur moi, pour ne rien perdre de ce spectacle grandiose : jamais je n’ai éprouvé de frayeur ; mais j’ai toujours été remplie de calme et de résignation à la volonté de Dieu. »

Elle arriva le 2 mars à Valparaiso. L’aspect de cette ville lui déplut ; deux grandes rues s’allongent au pied de tristes collines qui se composent de rochers recouverts d’une mince couche de terre et de sable. Quelques-unes sont chargées de maisons ; sur une autre est situé le cimetière ; les dernières sont stériles et désertes. Les deux principales rues sont larges et très fréquentées ; le Chilien naît cavalier, et on le voit presque toujours sur une monture digne de lui. Les maisons de Valparaiso sont de style européen, avec des toits plats à l’italienne. De larges degrés conduisent à un vaste vestibule, duquel, par de belles portes vitrées, on passe dans le salon et les autres appartements. Le salon est l’orgueil, non seulement du colon européen, mais du Chilien indigène ; les pieds s’y enfoncent dans d’épais et coûteux tapis ; les murs sont tendus de belles tapisseries ; les meubles et les glaces viennent d’Europe et sont d’un luxe extrême.

Le 18 mars, la voyageuse, résolue à poursuivre son tour du globe, s’embarqua pour la Chine sur un bateau hollandais. Le 26 avril, la vue de « l’Éden des mers du Sud », Tahiti, la plus grande et la plus belle des îles de la Société, venait la dédommager d’une traversée longue et assez monotone. Depuis l’époque où Bougainville la découvrit jusqu’à la récente visite « du Comte et du Docteur[2] », Tahiti a fait l’admiration des voyageurs par les charmes de ses paysages. Sa masse pyramidale se dresse au sein d’une végétation luxuriante, qui descend jusqu’au bord d’une mer aussi bleue que le ciel ; de fraîches vallées vertes s’enfoncent dans ses montagnes, et leurs pentes sont chargées de bosquets d’arbres à pain et de cocotiers. Les habitants, physiquement parlant, sont dignes de leur demeure ; c’est une belle et robuste race, dont les traits seraient agréables sans leur habitude d’aplatir le
Chiliens.
nez des enfants aussitôt après leur naissance ; ils ont des cheveux noirs et très épais et de beaux yeux noirs ; la couleur de leur peau est cuivrée. Les deux sexes, à l’époque du voyage de Mme Pfeiffer, conservaient encore la coutume du tatouage ; les dessins qu’ils traçaient sur leur corps étaient souvent ingénieux et très finement exécutés.

Mme Pfeiffer entreprit une excursion au lac Vahiria, et pour cette circonstance elle adopta un costume masculin plus pratique qu’élégant, composé de forts souliers, de pantalons et d’une blouse tombant jusqu’aux genoux. Ainsi équipée, elle partit avec son guide, et, comme début, il lui fallut passer soixante-deux fois un torrent assez large, où souvent elle perdait pied, et qu’elle devait traverser en nageant ; elle se déchirait les mains et les pieds en tombant sur les pierres des étroits ravins qu’il fallait franchir. On se sent rempli d’admiration devant l’énergie de cette femme résolue, qui persistait à continuer sa route quoique les difficultés allassent croissant. En avançant, elle remarqua que les arbres fruitiers disparaissaient, et que les pentes étaient couvertes d’arbustes tellement touffus, que l’on avait peine à s’y frayer un chemin. En huit heures, marchant, nageant ou grimpant, elle avait franchi une distance d’environ trente kilomètres, et atteint une élévation de six mille mètres. Le lac n’est visible que lorsqu’on arrive sur ses bords, car il est tout au fond d’une sorte de cratère dominé par des montagnes vertes et escarpées, qui descendent à pic dans ses eaux sombres. Quant à la traversée, il faut la faire à la nage, ou se confier à un fragile bateau que les naturels construisent sur-le-champ avec une extraordinaire rapidité. Ce n’était pas l’audace qui manquait à Ida Pfeiffer, et, sur son ordre, le guide arracha plusieurs troncs de bananiers, qu’il lia ensemble avec des herbes et recouvrit de feuilles ; alors il mit ce radeau à flot et engagea Mme Pfeiffer à s’y embarquer. Elle avoue qu’elle eut une légère hésitation mais elle aurait eu honte de la laisser voir, et monta « à bord » sans mot dire. Son guide entra dans l’eau comme un canard, et poussa le singulier esquif, qui fit cependant la traversée du lac, aller et retour, sans accident.

Après avoir, du sommet de la montagne, contemplé longuement le lac et ses environs, elle redescendit par le même sentier jusqu’à un endroit abrité, où le guide construisit un toit de feuillage et alluma du feu en frottant deux morceaux de bois qui ne tardèrent pas à s’enflammer, et qu’il jeta dans un tas d’herbes sèches. Une flamme brillante jaillit ; Mme Pfeiffer sécha ses habits transpercés, et fit un maigre souper de bananes grillées ; puis elle se coucha sur un amas de feuilles, et s’efforça d’y dormir de son mieux. La nuit se passa sans accident, et, le lendemain, elle refit pour le retour le même pénible trajet.

Le 17 mai, elle quitta Tahiti, le navire hollandais où elle avait pris passage repartant pour les Philippines. Ils abordèrent le 1er juillet à ce merveilleux groupe d’îles, et dès le lendemain ils entraient dans la dangereuse mer de la Chine. Bientôt ils arrivèrent à Hong-Kong, qui, depuis 1842, était devenu une dépendance anglaise. Mais Mme Pfeiffer voulait voir les Chinois chez eux ; et, malgré les conseils qu’on lui donna, car la Chine était encore fermée aux Européens, elle prit ses pistolets et s’embarqua tranquillement sur une petite jonque chinoise, pour se rendre à Canton par la voie du fleuve. Aucun de ses compagnons de voyage ne parut irrité de sa présence ; le long du rivage, elle observa avec étonnement les immenses champs de riz et les jolies maisons de campagne, avec leurs toits dentelés, couverts de tuiles de toutes les couleurs. En approchant de la ville commerçante, l’animation devint très grande ; la rivière était presque couverte de vaisseaux et de bateaux-habitations, parmi lesquels on voyait les formes les plus étranges : des jonques aussi vastes que les vieux galions espagnols, et dont la poupe s’élevait au-dessus de l’eau à la hauteur d’une maison, ayant des fenêtres et un toit ; des navires de guerre chinois, larges et plats, portant vingt à trente canons ; des bateaux de mandarins, si jolis, avec leurs portes et leurs fenêtres peintes, leurs galeries découpées et leurs petits pavillons de soie flottant de tous côtés ; et enfin les bateaux de fleurs, décorés de guirlandes et d’arabesques ; autour de tout cela, des milliers de petits canots se croisant dans tous les sens. En quittant la jonque, Mme Pfeiffer se rendit tranquillement à pied chez le commerçant européen pour lequel elle avait une lettre de recommandation. Ce ne fut qu’en lui parlant qu’elle comprit le danger auquel elle s’était exposée ; il ne pouvait comprendre qu’elle eût traversé toute la ville sans être insultée ou même lapidée par la populace. Elle avait bien remarqué qu’on la montrait du doigt en criant, et qu’une foule peu à peu grossissante se mettait à la suivre ; mais elle s’était dit que la seule chose à faire était de continuer bravement, et sans doute on ne lui fit rien précisément parce qu’elle ne montra aucune crainte.

Ce qui la caractérise du reste, c’est qu’elle obtint l’accès d’endroits que nulle femme d’Europe n’avait visités avant elle. Elle pénétra même dans un temple bouddhique, celui de Honan, réputé l’un des plus beaux de la Chine. Un mur élevé ferme l’enceinte sacrée ; dans une première cour, un portique énorme conduit à une cour intérieure. Sous ce portique, les statues des dieux de la guerre se dressent, hauts de dix-huit pieds, avec des visages hideux et des attitudes menaçantes, pour défendre le sanctuaire de l’approche des mauvais génies. Ce sanctuaire, dans lequel on est introduit par un second portique, a cent pieds de long et autant de large ; son toit plat repose sur des piliers de bois, et du plafond pendent des lampes, des lustres, des guirlandes de rubans et de fleurs artificielles ; tout autour on voit des statues, des candélabres, des vases merveilleux. Mais l’œil est surtout attiré par la triple statue peinte de Bouddha, symbolisant le passé, le présent et l’avenir.

Quand Mme Pfeiffer visita le temple, on y célébrait les funérailles de la femme d’un mandarin. Le veuf lui-même était prosterné devant l’autel, ayant à ses côtés deux porteurs d’éventails ; il baisait fréquemment la terre, et chaque fois on lui mettait dans les mains de minces bougies de cire parfumée, qu’il élevait en l’air et remettait ensuite aux prêtres pour les éteindre et les placer devant les idoles. Le temple résonnait du bruit des instruments de trois musiciens, dont l’un frappait sur une boule de métal, l’autre pinçait une sorte de guitare, et le dernier tirait d’une flûte des sons perçants.

Le temple principal est entouré de nombreux sanctuaires plus petits, décorés d’idoles grossièrement taillées, mais éclatantes d’or et de vives couleurs ; ces dernières ont quatre, six et même huit bras. Les visiteurs furent aussi conduits à la demeure des pourceaux sacrés : il n’y en avait alors qu’un seul couple, logé dans une vaste salle dont l’atmosphère n’avait cependant rien d’agréable. Durant le cours de leur paisible existence, ces pourceaux sont soignés avec respect, abondamment nourris, et jamais le couteau du boucher ne vient trancher le fil de leurs jours.

De la Chine Mme Pfeiffer fit voile vers l’Hindoustan, donnant au passage un coup d’œil à Singapour, établissement britannique qui est le rendez-vous des commerçants de l’Asie méridionale. Le pays environnant est d’un aspect riche et agréable, et l’île entière est extraordinairement fertile. Le voyageur trouve fort agréable de s’y promener dans les plantations de girofle et de muscade, en respirant un air chargé d’un parfum tout particulier, qui est la condensation de mille odeurs délicieuses. Les plantations de poivre sont aussi une des curiosités de l’île, qui en outre est un splendide verger ; on y obtient des mangoustes exquises, des ananas de quatre livres, des saucroys aussi gros que l’ananas, verts à l’extérieur, blancs ou jaune pâle au dedans, et ayant le goût et le parfum de la fraise. De Singapour à Pointe-de-Galles, dans l’île de Ceylan, la traversée fut de dix jours. L’aspect ravissant de cette île excita l’admiration de Mme Pfeiffer, comme elle excite celle de tous les voyageurs. « Je n’ai rien vu de plus magnifique, écrit-elle, que cette île s’élevant graduellement de la mer, et nous montrant d’abord ses hautes montagnes dont les sommets éclairés par le soleil se détachaient sur le ciel, tandis que les épais bois de cocotiers, les collines et les plaines restaient ensevelis dans l’ombre. » Partout où le regard se porte, il rencontre le feuillage le plus touffu, des vallons couverts de verdure, des pentes semées de fleurs. Ce paradis terrestre est dominé par la masse énorme et violette du pic d’Adam, au sommet duquel on prétend retrouver l’empreinte d’un pied de deux mètres de long, que les mahométans et les bouddhistes disent être celui du premier homme.

À Pointe-de-Galles on remarque un curieux mélange de races : Cingalais, Kanditores, Tamils venus du sud de l’Inde, Maures avec
Singapour.
leurs caftans rouges et leurs têtes rasées constituent la masse de cette foule qui se presse dans les rues ; mais à côté d’eux il y a des Portugais, des Chinois, des Juifs, des Arabes, des Parsis, des Malais, des Hollandais, des Anglais, sans parler des métis ; et de temps à autre passe à travers les groupes une femme arabe soigneusement voilée. Sir Charles Dilke parle quelque part de « ces groupes silencieux qu’au premier regard nous prîmes pour de grandes et élégantes jeunes filles, vêtues de jupes et de camisoles blanches, et dont les cheveux passés dans un anneau de bijouterie étaient relevés très haut derrière la tête avec un peigne d’écaille. En approchant, nous leur découvrîmes des moustaches, et nous aperçûmes, circulant au milieu d’eux, les vraies femmes, nues jusqu’à la ceinture, sans peigne et sans bijoux, et beaucoup plus vigoureuses et plus « mâles » que leurs époux. Les jupes et les chignons sont, à Ceylan, la propriété du sexe fort. »

Avec une infatigable énergie d’esprit et de corps, Mme Pfeiffer visita Colombo et Candy, les deux principales cités de l’île. Dans cette dernière, elle obtint de pénétrer dans le temple de Dagoba, où l’on garde précieusement une dent de Bouddha. Le lieu sacré qui la renferme est une étroite chambre plongée dans l’obscurité, car elle n’a pas de fenêtres, et un rideau retombe sur la porte pour exclure le moindre rayon du jour ; de belles tapisseries couvrent toutes les parois ; l’autel étincelle de plaques d’argent incrustées de pierres précieuses. Une riche boîte, en forme de cloche, en renferme successivement six autres de plus en plus petites, et dans la dernière est la fameuse dent, aussi grosse que celle d’un bœuf, ce qui laisse à supposer que le grand philosophe des Indous avait une monstrueuse mâchoire.

Le 30 octobre, Mme Pfeiffer arriva à Madras, et elle se rendit à Calcutta, la ville des palais, en remontant l’Ougly, un des sept bras du Gange. Sur Calcutta, cette ville de palais, elle ne nous apprend que ce que tant de voyageurs ont dit depuis. Pendant tout son voyage dans les Indes, elle éprouva une grande répugnance à se faire transporter en palanquin ; il lui semblait honteux de traiter les hommes comme des bêtes de somme. À l’opposé de la plupart des touristes dans l’Inde, elle voyageait sans suite, avec un seul domestique ; cependant elle put aller partout et voir tout ce qu’il y avait de curieux. On peut dire qu’elle réduisit ses dépenses à l’extrême minimum, en se soumettant, il est vrai, à des privations que d’autres trouveraient insupportables, mais qui ne lui paraissaient pas pouvoir entrer en balance avec les jouissances que ses voyages lui donnaient ; et elle vit du reste, grâce à cela, beaucoup de choses qui lui auraient échappé si elle avait suivi la méthode ordinaire des voyageurs plus exigeants dans leurs habitudes.

À Bénarès, elle vit les bazars, les temples et les palais, les colossals escaliers de pierre que descendent chaque matin cinquante mille fidèles pour aller se baigner dans le Gange en invoquant Brahma ; elle vit brûler les morts sur les rives du fleuve sacré ; mais ce qui la frappa le plus, ce furent les horribles tortures que s’imposaient volontairement les fakirs. Elle passa à Allahabad, à la jonction de la Djemnah et du Gange. Le fort de cette ville a une légende. Lorsque le sultan Akbar le commença, un oracle déclara qu’on ne l’achèverait que si un homme se dévouait à la mort ; il s’en trouva un pour accomplir ce sacrifice, et on consacra à sa mémoire un temple souterrain que des pèlerins visitent en foule chaque année. À Agra, Mme Pfeiffer vit le Taj-Mahal, ravissant monument élevé par le sultan Djihan à la mémoire de son épouse préférée, et dont les splendeurs font mieux comprendre les merveilleuses descriptions des Mille et une Nuits. Elle visita aussi les célèbres temples d’Adjunta et d’Ellora, creusés dans la montagne, et non moins remarquables par leur architecture étrange que par les sculptures et les restes de peintures qui les décorent.

« Les temples (d’Adjunta), au nombre de vingt-sept, sont taillés dans des pans de rochers élevés à pic et à moitié circulaires. Ils forment deux étages superposés. On y arrive par des marches pratiquées dans le roc, mais si étroites et si dégradées, que souvent on sait à peine où poser le pied. Au-dessous de soi sont béants de profonds abîmes dans lesquels vient s’engloutir un torrent rapide. Au-dessus on voit encore les flancs des rochers perpendiculaires dépasser cent mètres. En général, les temples forment des carrés à l’intérieur desquels on pénètre par des arcades et de beaux portails qui semblent porter des montagnes de pierre. Les murs des temples sont couverts de gigantesques statues de bons et de mauvais génies. Les sculptures et les bas-reliefs taillés dans le roc, qui ornent à profusion les colonnes, les chapiteaux, les frises et même les plafonds, sont du goût le plus pur et d’une beauté extraordinaire ; la variété des dessins et des sujets est inépuisable. Il paraît incroyable que des hommes aient pu produire ces chefs-d’œuvre et en même temps ces constructions colossales ; aussi les brahmanes les attribuent-ils à des êtres surnaturels. »

Mme Pfeiffer mit sept semaines à aller de Delhi à Bombay. Elle s’embarqua le 23 avril 1848 pour Bassora, remonta le Tigre, et arriva à Bagdad, cette vieille cité d’Asie, dont le seul nom rappelle tant de légendes merveilleuses et tant de récits de voyageurs non moins merveilleux ; l’antique capitale du grand Haroun Al-Raschid, dont les contes arabes nous ont fait connaître la sagesse et l’équité. C’est une ville riche et populeuse ; ses minarets et ses coupoles, revêtus de briques de couleur, jettent un vif éclat au soleil ; la plupart de ses maisons sont entourées de jardins en fleur ; ses bazars sont remplis des marchandises de tout l’Orient, et ses terrasses descendent jusqu’aux rives du Tigre jaunâtre, bordé de dattiers et de palmiers ; au-dessus se déploie un ciel d’un bleu étincelant.

De Bagdad Mme Pfeiffer fit une excursion aux ruines de Babylone, masses énormes de décombres où l’on retrouve de gigantesques fragments de murs et de piliers. Le 17 juin elle se joignait à une caravane qui partait pour Mossoul ; c’était un voyage de douze à quatorze jours à travers une contrée inhospitalière et déserte ; une mule devait la porter, elle et son bagage. Elle avait la perspective d’être rôtie par le soleil et de coucher la nuit sur le sol brûlant, se contentant pour nourriture d’un peu de pain et de quelques dattes. Elle avait appris plusieurs mots arabes, et se faisait mieux encore comprendre par signes. Ce trajet fut très pénible ; un jour, poussée par la faim, elle parcourut un petit village, et parvint à s’y procurer un peu de lait et trois œufs, qu’elle fit cuire sous la cendre ; elle remplit au Tigre sa gourde de cuir et regagna fièrement le camp ; ce repas, conquis avec tant de peine, lui parut le meilleur qu’elle eût fait de sa vie. Le lendemain, pendant que tous se reposaient par les heures les plus chaudes de la journée, le conducteur de la caravane, pour lui procurer un peu d’ombre, étendit une couverture sur des pieux enfoncés en terre ; mais la place était si étroite, et cette tente improvisée si peu solide, qu’elle fut obligée d’y rester sans bouger pour ne pas la faire crouler au moindre mouvement. La chaleur croissant toujours, elle ne trouva pour se rafraîchir que de l’eau tiède, et son dîner se composa d’un concombre et d’un morceau de pain si dur, qu’elle dut absolument le faire tremper. Pourtant elle ne se repentit pas un instant de s’être exposée à ces privations excessives.

La caravane séjourna deux jours dans une bourgade ; Mme Pfeiffer logea chez le conducteur, qui avait un domicile en cet endroit. Le premier jour, sa patience fut mise à une rude épreuve : les femmes du voisinage accoururent toutes pour contempler l’étrangère. Elles commencèrent par inspecter ses vêtements, puis elles voulurent lui ôter son turban. Mme Pfeiffer, pour circuler à Bagdad sans attirer l’attention, avait pris le costume des femmes de cette ville. Enfin, excédée de leurs importunités, elle en prit une par le bras et la mit si vivement à la porte, que celle-ci n’eut le temps de faire aucune résistance. Après cette mesure énergique, elle fit comprendre aux autres qu’un traitement semblable les attendait si elles ne s’éloignaient pas sur-le-champ, et traça autour du siège qu’elle occupait un cercle qu’elle leur défendit de franchir. Cette défense fut scrupuleusement respectée ; mais il fallut encore faire entendre raison à la femme du conducteur, qui l’accablait de demandes de cadeaux et l’aurait totalement dépouillée. Heureusement son mari rentra, et Mme Pfeiffer lui adressa ses plaintes, feignant de vouloir quitter sa
Le Tigre à Bagdad.
maison ; car elle savait que l’Arabe regarde le départ d’un hôte comme le plus grand des déshonneurs. Il ordonna aussitôt à sa femme de la laisser tranquille. « Partout, dit à ce propos Mme Pfeiffer, je suis parvenue à faire respecter ma volonté, tant il est vrai que l’énergie et le sang-froid en imposent aux hommes, qu’ils soient Arabes, Bédouins ou autres. » Vers le soir, elle vit, à sa grande joie, une marmite contenant de la viande de mouton bouillir devant le feu ; son estomac réclamait une nourriture plus fortifiante que celle qu’elle avait eue depuis son départ. Mais cet appétit diminua en voyant préparer le ragoût : la vieille mère du guide mit à tremper dans un pot d’eau plusieurs poignées de graines rouges et une quantité d’oignons ; puis elle pressa le tout avec ses mains sales, mâcha les graines, qu’elle remit dans le pot, et, saisissant un chiffon malpropre, fit passer cette sauce et la versa sur la viande de la marmite. Mme Pfeiffer résolut de ne pas toucher à un pareil plat ; mais, quand elle sentit l’agréable odeur qu’il répandait, la faim fut la plus forte, et elle regretta seulement que la cuisine se fût faite sous ses yeux. La soupe, d’une couleur bleu foncé et d’un goût assez aigre, la ranima et la réconforta ; elle aurait beaucoup donné pour en avoir une pareille le lendemain avant le départ. Mais l’Arabe ne connaît pas de telles prodigalités, et il fallut se contenter de quelques concombres sans vinaigre ni sel.

Le 28 juin, la caravane s’arrêta à Erbil (Arbèle), lieu de la fameuse victoire d’Alexandre, et deux jours après elle passa le Sab sur des radeaux dont l’origine devait remonter à une haute antiquité : ils se composaient d’outres en cuir, gonflées, reliées au moyen de quelques perches, et sur lesquelles on pose des planches et une couche de roseaux. Les bêtes passaient à la nage, traînées avec une longe par un homme à califourchon sur une outre gonflée. Une dernière nuit de marche forcée les conduisit, à travers les solitudes nues de la Mésopotamie, jusqu’à Mossoul. Lorsqu’elle fut un peu reposée, Mme Pfeiffer alla visiter près de cette ville les ruines de Ninive. On commençait alors les fouilles qui ont mis au jour les superbes bas-reliefs, les grands taureaux ailés, et ces inscriptions nombreuses qui ont permis à la science de reconstituer l’histoire et la civilisation assyriennes.

Une caravane partait pour Tauris en faisant de grands détours. Mme Pfeiffer s’obstina cependant à s’y joindre, quoique le consul anglais qui l’avait reçue à Mossoul l’avertît qu’elle ne rencontrerait pas un Européen dans le pays qu’elle devait traverser. Nous avons vu qu’elle ne connaissait pas la crainte, et que rien ne pouvait la détourner d’une résolution prise. Elle voulait aller en Perse ; elle irait à tout prix ! Craignant d’être dévalisée et tuée en route, elle expédia à ses fils ses papiers et ses notes. La caravane franchit d’abord les collines qui séparent la Mésopotamie du Kurdistan. Cette dernière contrée n’a jamais joui d’une bonne réputation pour les voyageurs, et Mme Pfeiffer en fit l’expérience. Pendant une marche de nuit au clair de lune, la caravane, peu nombreuse, traversait un champ récemment moissonné. Une demi-douzaine d’hommes, armés de bâtons, surgirent de derrière les tas de blé, et, arrêtant les chevaux par les brides, proférèrent des exclamations violentes et effrayantes. Heureusement un des voyageurs sauta de cheval, saisit un des brigands à la gorge, et le menaça avec son pistolet chargé. Cet acte de vigueur eut un effet immédiat ; les voleurs renoncèrent à leur attaque, et, au bout de quelques instants, ils engageaient une conversation pacifique avec ceux qu’ils avaient voulu dépouiller, et auxquels, moyennant un pourboire, ils indiquèrent le meilleur campement.

Quelques jours plus tard, la caravane, partie à deux heures du matin, traversa un imposant défilé que les eaux d’un torrent avaient creusé dans la montagne. Un étroit sentier en suivait le cours, et heureusement la lune brillait de tout son éclat, car, quoique leur pied fût sûr, les chevaux auraient eu peine à gravir ce sentier périlleux, encombré d’énormes rochers. Cependant ils grimpaient comme des chamois sur les rebords aigus, et faisaient passer leurs cavaliers le long d’horribles abîmes que ceux-ci ne pouvaient regarder sans frissonner. Cette scène avait quelque chose de si saisissant, avec les contrastes de lumière et d’ombre, que les grossiers compagnons de Mme Pfeiffer en subirent l’influence ; tous se turent, et on n’entendit que les pas sonores des chevaux et les pierres roulant dans le ravin. Tout à coup la lune se voila, et ils furent environnés de ténèbres si épaisses, que chacun d’eux ne pouvait voir celui qui le précédait. Le guide battait le briquet pour faire jaillir des étincelles qui éclairassent un peu la route, mais les bêtes trébuchaient à chaque pas. Il fallut rester dans une immobilité complète jusqu’au point du jour. Dès que les voyageurs purent distinguer les objets qui les entouraient, ils se virent au milieu d’un cercle de grandes montagnes s’entassant les unes au-dessus des autres, et dominées par un colosse puissant coiffé de neiges. La marche fut reprise ; mais bientôt le chemin se montra semé de taches de sang, et, en plongeant leurs regards dans l’abîme, ils purent voir deux cadavres, l’un à cent pieds au-dessous d’eux, l’autre qui avait roulé plus bas encore, à demi caché par un énorme roc. Ils se hâtèrent de quitter ce lieu sauvage, et, après avoir monté et redescendu bien des pentes, ils arrivèrent à Ravandus, vrai nid d’aigle, construit sur un cône et entouré de montagnes. Mme Pfeiffer eut l’occasion d’y étudier les mœurs des Kurdes. Les maisons de Ravandus étaient construites en terrasse, et leurs toits plats servaient de rues aux maisons supérieures. Elle logea chez le principal négociant de la ville, dont le logis était un vrai taudis sombre et malpropre. Les femmes lui parurent paresseuses et ignorantes ; les hommes travaillaient le moins possible et volaient autant qu’ils pouvaient. Malgré leurs défauts grossiers, elle les trouva doux et hospitaliers ; tous s’empressèrent de fournir à l’étrangère ce qu’ils pensaient lui être agréable. Ayant fait honte aux femmes de leurs vêtements déchirés, elle leur montra à les raccommoder, et eut bientôt une école de couture rassemblée autour d’elle. Le costume des femmes se compose de larges pantalons et de bottes rouges ou jaunes ; elles jettent sur elles une longue robe bleue qui tomberait plus bas que la cheville si elle n’était retroussée dans la ceinture, et un large châle également bleu ; elles tournent des châles noirs en turban autour de leurs têtes, ou portent le fez rouge, bordé d’un petit mouchoir de soie et surmonté d’une courte frange noire formant diadème ; les cheveux retombent sur les épaules en nattes fines et nombreuses ; une grosse chaîne d’argent est rattachée au turban. Cette coiffure est très gracieuse, et il faut ajouter qu’elle accompagne souvent de très beaux visages, des traits réguliers et des yeux pleins d’éclat.

Ce fut avec les difficultés et les mésaventures les plus pénibles que Mme Pfeiffer arriva au lac salé d’Ourmiah, qui, sous certains rapports ressemble à la mer Morte. Elle y reçut l’hospitalité chez des missionnaires protestants qui lui fournirent un guide pour achever son voyage, et enfin elle arriva à Tauris, ayant été attaquée encore une fois par des voleurs, qui la laissèrent passer, lui trouvant une mine trop pauvre pour exciter leur cupidité. Les Européens de cette ville ne pouvaient comprendre comment une femme isolée, sans savoir la langue du pays, avait pu traverser de telles contrées. Tauris, résidence d’un vice-roi, est une belle ville, avec de nombreuses manufactures de soie et de cuirs ; ses rues sont propres, mais le passant n’y voit rien de plus que dans toutes les villes d’Orient ; les maisons ne présentent que de grands murs sans ouvertures, car les fenêtres donnent sur une cour intérieure garnie d’arbres et de fleurs, à laquelle s’adjoint un beau jardin.

Mme Pfeiffer partit pour Natschivan dans une voiture de poste ; à Arax, elle franchit la frontière russe, et à Natschivan se joignit à une caravane qui se rendait à Tiflis. Les conducteurs étaient Tartares ; elle observa qu’ils n’avaient pas la même frugalité que les Arabes : chaque soir un savoureux pilau, fréquemment garni de pruneaux ou de raisins secs, était préparé pour leur repas. La route de la caravane traversait les fertiles et larges vallées qui s’étendent à la base de l’Ararat ; entre les deux pics de sa plus haute cime existe une petite plaine où l’arche de Noé s’est arrêtée, et où on la trouverait encore,
Un caravansérail.
prétendent les légendes, si on pouvait déblayer la neige sous laquelle elle est ensevelie, et qui ne fond jamais.

Dans le voisinage d’une ville nommée Sidin, Mme Pfeiffer eut une étrange aventure. Elle revenait d’une promenade quand elle entendit le bruit de chevaux de poste et vit passer une voiture découverte où se trouvaient un Russe et un Cosaque armés. La voiture s’arrêta brusquement, et le Cosaque, sautant à terre, la prit par le corps, l’y fit monter de force malgré ses protestations, et repartit au galop ; tout s’était passé si rapidement, qu’elle ne put donner l’alarme à ses compagnons de voyage, qui campaient tout près de là. Bâillonnée, retenue brutalement, la vaillante femme rassembla ses idées, et comprit qu’on avait dû la prendre pour un espion déguisé. Enfin ils atteignirent la maison de poste ; elle fut enfermée dans une chambre, le Cosaque montant la garde à sa porte. Elle y passa toute la nuit sans nourriture, et le lendemain, lorsqu’elle eut pu se faire apporter ses bagages et montrer son passeport, on la congédia sans explication et sans excuse de cet injurieux traitement. « Oh ! mes bons Arabes ! Turcs ! Persans ! Hindous ! ce n’est pas chez vous que pareille aventure me serait arrivée ! » s’écrie-t-elle en ajoutant des remarques peu flatteuses sur la grossièreté russe. À travers la Géorgie elle gagna Kertch, sur la mer d’Azof, puis Odessa, et enfin Constantinople. Elle n’y séjourna que quelques jours et se hâta de se rendre à Athènes. Là elle foulait une terre de souvenirs. Chaque ruine, chaque temple, chaque colonne brisée lui rappelait une action héroïque ou un nom illustre. Mme Pfeiffer n’était pas une femme savante, mais elle avait assez lu pour contempler avec intérêt, du haut de l’Acropole, les plaines de l’Attique et les flots de la mer Égée. Elle n’était pas artiste, mais elle avait le sentiment du beau, et elle admira avec une vive jouissance le Parthénon et tant d’autres monuments célèbres. Enfin, par Corfou, elle rentra à Trieste. Son entreprise hardie s’achevait le 30 octobre 1848, et elle pouvait se glorifier justement d’être la première femme qui eût fait le tour complet du globe. Son voyage avait duré deux ans et demi. Elle obtint toute l’admiration qu’elle méritait, et son très simple récit du Voyage d’une femme autour du monde fut favorablement accueilli du public.

Après son retour, elle déclara tout d’abord que ses expéditions lointaines étaient achevées, et qu’à l’âge de cinquante et un ans elle ne désirait plus que la paix et le repos. Mais son activité, sa soif de science, son besoin de voir des scènes nouvelles, ne purent longtemps être réprimés ; et comme elle se sentait toujours forte et bien portante, aussi énergique que dans sa jeunesse, elle résolut de recommencer un second voyage de la même importance que le premier. Le gouvernement autrichien lui accorda une somme de quinze cents florins pour l’aider à subvenir à ses dépenses, et, après deux ans et demi d’intervalle, elle se remit en route le 18 mars 1851, alla à Londres, et se rendit de là au Cap, d’où elle avait pensé pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique jusqu’au lac Ngami. Mais elle changea d’intention, ce projet étant d’exécution trop difficile, et se décida à visiter une partie de l’Océanie. Elle rembarqua donc pour Sarawac, dans l’île de Bornéo, où un riche Anglais, d’une héroïque énergie et doué d’extraordinaires capacités d’organisation, le rajah Brooke, s’était créé, dans un but de civilisation, une principauté indépendante qui prospérait, sous son gouvernement équitable et ferme, depuis une dizaine d’années. Son neveu, aujourd’hui son successeur, reçut fort bien Mme Pfeiffer, et, dès qu’elle se fut procuré les moyens nécessaires, elle s’enfonça au cœur même de l’île, région presque inconnue des Européens. Cette entreprise, la plus audacieuse de sa vie, suffirait à prouver que son courage égalait celui des explorateurs les plus hardis ; car, pour endurer les souffrances et les périls qu’elle dut subir, il lui fallut non seulement une remarquable énergie physique, mais une force morale non moins grande. Que de nuits elle passa dans les profondeurs de l’immense forêt de Bornéo, n’ayant qu’un peu de riz pour toute nourriture, marchant tout le jour à travers des buissons épineux qui lui lacéraient les pieds, traversant à la nage des rivières, ne reculant devant aucun genre de danger, si inattendu fût-il, et étonnant les sauvages eux-mêmes par son courage et sa patience. Elle s’était vêtue d’un costume fort simple et très commode, marchait pieds nus, et se couvrait la tête d’une large feuille de bananier par-dessus son chapeau de bambou, pour se garantir du terrible soleil des tropiques. Les circonstances les plus critiques ne la prirent jamais au dépourvu, et l’histoire des découvertes et des voyages n’a peut-être pas de chapitre plus étonnant que celui des explorations de Mme Pfeiffer dans le centre de Bornéo.

Nous lui devons des détails intéressants sur les usages et les mœurs des Dayaks ou population indigène. Leur férocité est proverbiale en Asie ; ils ont un goût particulier pour les têtes humaines, trophées dont ils décorent leurs demeures ; et, s’ils ont juré de s’en procurer une, il la leur faut à tout prix, celle d’un ami ou d’un ennemi. Leur œil est aussi perçant que celui d’un tigre ; leur flèche ne manque jamais son but. Quand nous aurons ajouté que ces sauvages sont cannibales, qu’ils n’avaient jamais vu de femme européenne, et qu’Ida Pfeiffer s’aventura parmi eux sans escorte, on pourra se faire une idée des risques qu’elle courait. L’audace est souvent récompensée. Cette femme seule, sans défense, excita le respect et l’admiration de ses étranges hôtes ; elle put circuler de village en village avec une complète sécurité. Aussi, à part les petits défauts que nous avons signalés, fait-elle l’éloge des Dayaks, qu’elle déclare bons et honnêtes. Les Battaks, avec lesquels elle fit ensuite connaissance à Sumatra après avoir parcouru dans l’intervalle l’île de Célèbes, sont bien plus cruels encore ; ils se désaltèrent de sang humain et pratiquent le cannibalisme comme un art. On dit que certaines tribus achètent des esclaves en guise de bétail, pour les dévorer ; il est bien entendu que les prisonniers de guerre ou les naufragés qu’une tempête jette sur leurs côtes sont aussitôt victimes de ces barbares. Les voyageurs ajoutent qu’ils mangent également
Une forêt de Bornéo.
les vieillards qui ont cessé d’être utiles à la tribu. Ils attachent leur proie à un arbre, et la découpent vivante sans manifester la moindre émotion à la vue de son affreuse agonie. Cependant les Battaks sont supérieurs sous plusieurs rapports aux autres Malais ; leurs demeures sont plus belles et mieux construites ; ils paraissent plus intelligents. Dans le cours de ses explorations, Mme Pfeiffer s’arrêta dans leurs villages, et assista à leurs fêtes et à leurs occupations habituelles ; sa présence excitait une certaine curiosité ; les Battaks accouraient et se rassemblaient autour d’elle en poussant des cris aigus, mais sans manifester d’intentions hostiles. Cependant une ou deux fois les choses auraient mal tourné sans sa présence d’esprit. Un jour, elle se vit barrer le chemin par une troupe de quatre-vingts hommes à l’air féroce, dont les gestes et les cris ne lui montraient que trop qu’ils la regardaient comme une ennemie. Ces sauvages avaient six pieds, et leur laideur naturelle était encore accrue par la rage qui contractait leurs traits ; leurs grandes bouches aux mâchoires saillantes ressemblaient à la gueule d’une bête fauve. Mme Pfeiffer domina une frayeur trop naturelle, et s’assit tranquillement sur une pierre. Les chefs s’avancèrent, la menaçant, si elle ne retournait pas en arrière, de la tuer et de la manger ; leurs gestes étaient très clairs, car ils
Habitations flottantes des Dayaks.
lui touchaient la gorge de leurs couteaux et faisaient aller leurs mâchoires comme s’ils la dévoraient déjà. Elle avait appris quelques mots de leur langue, et savait que les sauvages sont comme des enfants ; la moindre chose suffit pour détourner leurs idées. Elle se leva, et, frappant amicalement sur l’épaule de celui qui était le plus près d’elle, elle lui dit sur le ton de la plaisanterie, moitié en malais, moitié en battak : « Vous n’allez pas tuer et manger une femme, surtout une vieille femme comme moi, dont la chair est dure et coriace. » Puis elle leur fit comprendre qu’elle n’avait pas peur d’eux, et qu’elle consentait à renvoyer son guide et à se mettre sous leur protection. Sa pantomime les désarma en les faisant rire ; son audace lui conquit leur amitié. Mais elle ne put aller beaucoup plus loin, et elle-même comprit qu’elle avait commis une terrible imprudence en se hasardant parmi ce peuple, où chaque jour elle courait risque d’être massacrée. Elle se décida donc à rebrousser chemin ; les sauvages parurent vouloir s’y opposer, comme si l’étrangère qui avait pénétré parmi eux ne devait plus revoir son pays. On forma un cercle autour d’elle ; un Battak fit un discours véhément, et, la saisissant par le bras, lui ordonna de le suivre. Mme Pfeiffer vit pâlir la figure jaune de son guide, qui obtint enfin qu’on leur laissât continuer leur route. Ce fut à marches forcées qu’ils traversèrent les merveilleuses forêts de Sumatra, jusqu’à ce qu’ils fussent rentrés dans la partie de l’île occupée par les Hollandais. Sans son courage extraordinaire et l’énergique dévouement de son guide malais, elle ne serait jamais revenue de cette dangereuse expédition.

Mme Pfeiffer visita également les autres îles des Moluques, et vécut parmi leurs peuplades sauvages ; puis elle s’embarqua pour San-Francisco. Elle passa plusieurs mois en Californie, pays qui s’est transformé depuis cette époque, et où de grandes villes s’élèvent dans les lieux où la voyageuse vit encore des villages indiens. À la fin de l’année elle partit pour Lima, avec le dessein de traverser les Andes et de pousser à l’est, par l’intérieur, jusqu’à la côte brésilienne. Une des fréquentes révolutions du Pérou la força de modifier ce projet ; elle franchit le col de Chimborazo, fut témoin d’une superbe éruption du Cotopaxi, et, satisfaite de cette ascension, elle revint à Guyaquil après avoir couru le plus grand danger en tombant d’une barque dans le Guaya, fleuve rempli d’alligators. Pas un des mariniers ne vint à son secours, et sans un passager elle n’aurait pu regagner le bord. Elle déclare que dans aucune partie du monde elle ne trouva, du reste, si peu de sympathie et si peu de politesse que dans l’Amérique espagnole ; aussi fut-elle très pressée de la quitter, et, traversant l’isthme de Panama, elle se rendit par mer à la Nouvelle-Orléans, vers la fin de mai 1854. De là elle remonta le Mississippi, puis l’Arkansas, et gagna le pays des lacs. Après une courte pointe en Canada, elle repassa la frontière des États-Unis, et de New-York s’embarqua pour l’Angleterre, où elle arriva à la fin de 1854. Le récit de ses aventures parut deux ans après sous le titre : Mon second voyage autour du monde.

On pourrait croire qu’à l’âge de cinquante-neuf ans, et après tant de fatigues, Mme Pfeiffer n’aurait plus demandé qu’à passer en paix les dernières années de sa vie ; mais elle avait une nature qui ne souffrait pas l’inaction. Il y a dans les voyages quelque chose qui stimule la curiosité au lieu de la satisfaire, et ceux qui se sont engagés dans cette voie n’ont plus le pouvoir ni la volonté de s’arrêter ; le besoin de mouvement perpétuel s’empare d’eux comme du Juif errant. Au mois de mai 1856, Ida Pfeiffer reprenait son bâton de voyageuse. Elle se rendit d’abord à Berlin, à Amsterdam, à Paris, qu’elle ne connaissait pas, et à Londres. Partout le monde scientifique l’accueillit de la façon la plus flatteuse. À Paris, le président de la Société de géographie, M. Jomard, l’invita à une séance où elle fut conduite par Malte-Brun. Après avoir brièvement énuméré ses titres à cette distinction, M. Jomard ajouta que la Société était fière de faire en sa faveur une infraction à ses règlements en la nommant membre honoraire, à côté de ses illustres compatriotes Humboldt et Karl Ritter, et, rappelant un mot connu, il termina par cette parole : « Rien ne manque à votre gloire, Madame, mais vous manquiez à la nôtre. »

Elle retourna alors, ce qui était pour elle une promenade, au cap de Bonne-Espérance, et là hésita quelque temps sur la direction qu’elle prendrait. Enfin elle revint au projet, un moment abandonné, de visiter Madagascar, et, en attendant que la saison lui permit de s’y rendre, elle passa dans l’île Maurice. Elle trouva de nombreux sujets d’admiration dans l’aspect de cette belle et riche colonie. Ses montagnes volcaniques présentent les lignes les plus hardies et les plus pittoresques ; sa végétation atteste la prodigalité de la nature ; chaque gorge est tapissée de feuillage ; de rocher en rocher tombent des cascades en miniature. Mme Pfeiffer fit l’ascension du mont Orgueil, qui domine une grande partie de l’île, et visita le Trou-du-Cerf, cratère parfaitement régulier, rempli d’arbustes en fleur, et d’où le voyageur voit s’étendre à ses pieds un magnifique panorama, des montagnes majestueuses revêtues de forêts presque jusqu’au sommet, de vastes plaines que verdissent les plantations de cannes à sucre, et, tout autour de soi, la mer étincelante. C’est du sucre, et rien que du sucre, prétend Mme Pfeiffer, que l’on voit à Maurice ; toute entreprise et toute conversation s’y rapportent. Elle partit donc avec plaisir pour Madagascar. Le port de Tamatave, qui est aujourd’hui un centre de commerce important, était à cette époque un grand village fort pauvre, de quatre à cinq mille habitants. Ayant obtenu de la reine la permission d’entrer dans ses États, Mme Pfeiffer se fit transporter dans une légère chaise à porteurs, qui était le seul véhicule en usage, jusqu’à Tananarive, la capitale du pays. La ville lui apparut pittoresquement située sur une haute colline qui s’élevait brusquement au milieu d’une vaste et fertile plaine. Les faubourgs qui l’environnent avaient été d’abord des villages ; mais ils s’étaient étendus, et avaient fini par se rejoindre. La plupart des maisons étaient construites en terre ou en argile, tandis que celles de la ville même devaient, par ordonnance royale, être bâties en planches, ou du moins en bambou. Toutes étaient plus grandes que celles des villages, plus propres et mieux entretenues ; les toits étaient très hauts et pointus, et presque tous pourvus de paratonnerres ; la plupart des maisons, et parfois des groupes de trois ou quatre maisons, étaient entourées de remparts de terre qui les isolaient des constructions voisines. Les rues et les places étaient fort irrégulières ; les maisons n’étaient pas alignées, mais groupées sur le penchant de la colline, au sommet de laquelle s’élevait le palais, également construit en bois, à deux étages, avec de larges balcons, et entouré d’énormes colonnes d’un seul morceau, fournis par les arbres géants des forêts de l’île, et sur lesquelles reposait le toit.

Madagascar était alors gouvernée par la reine Ranavalo, que sa cruauté, sa haine des Européens et les persécutions que subirent sous son règne les chrétiens indigènes ont trop fait connaître. Le récit de la présentation de Mme Pfeiffer à la cour malgache est assez curieux. L’entrée principale du palais était surmontée d’une grande aigle d’or aux ailes déployées. Conformément à l’étiquette, il fallut franchir le seuil du pied droit ; de même, pour une seconde porte qui introduisit dans une cour très vaste, où la reine était assise sur le balcon du premier étage. Dans la cour, des soldats exécutaient des manœuvres guerrières. On fit placer les étrangers en ligne en face de Sa Majesté. Ranavalo était enveloppée d’un large simbou de soie, et portait une lourde couronne d’or ; quoiqu’elle fût à l’ombre, on n’en tenait pas moins déployé au-dessus de sa tête un immense parasol cramoisi, signe de la dignité royale. Avec un teint assez foncé et une forte complexion, elle était, malgré ses soixante-quinze ans, encore alerte et robuste, pour le malheur de ses sujets. Ses fils se tenaient à ses côtés, et derrière elle toute la famille royale et les dignitaires de la cour. Le ministre, en présentant Mme Pfeiffer et un Français de l’île Maurice, nommé Lambert, qui joua, à cette époque, un rôle dans les affaires politiques de Madagascar, adressa à la reine un petit discours après lequel les étrangers durent s’incliner trois fois en répétant en malgache : « Nous te saluons de notre mieux. » Elle répondit : « Nous te saluons. » Et il fallut renouveler les mêmes révérences devant le tombeau du feu roi Radamo, construit à gauche de la cour. M. Lambert éleva alors en l’air une pièce d’or de cinquante francs, qu’il remit au ministre : don obligatoire, mais qui n’était pas fixé à ce chiffre, la reine se contentant, pour cette formalité, même d’une pièce de cinq francs. Elle daigna alors adresser quelques mots à ses visiteurs, et demanda à Mme Pfeiffer si elle n’avait pas eu la fièvre ; les nouveaux arrivants, en effet, échappent rarement aux fièvres intermittentes qui sévissent dans ce pays. La réception se termina sur de nouveaux saluts, et en sortant on rappela aux étrangers qu’il ne fallait pas franchir le seuil du pied gauche.


Vue de Madagascar (Tananarive).

Cependant Mme Pfeiffer avait probablement plu à la reine, car celle-ci l’invita à un grand banquet après lequel elle lui intima l’ordre de donner un échantillon de son talent musical sur un piano, étonné sans doute de se trouver là.

« Dans ma jeunesse, écrit Mme Pfeiffer, j’avais été passable musicienne ; mais il y avait longtemps de cela ! Depuis trente ans je n’avais pas ouvert un piano. Qu’est-ce qui m’aurait dit que je serais un jour appelée à m’exécuter devant une reine et sa cour, à soixante ans, quand mes doigts étaient plus rebelles que ceux d’une enfant après quelques mois de leçons ? Je m’assis devant l’instrument et commençai à jouer ; mais quel fut mon effroi en m’apercevant que pas un son n’était juste, et que la plupart des touches répondaient à la pression la plus énergique par un silence obstiné ! Et il fallait jouer sur un pareil piano ! Mais le vrai génie de l’artiste s’élève au-dessus de telles difficultés, et, excitée par la pensée de faire apprécier mon talent à des juges aussi éclairés, je me mis à exécuter les gammes les plus extraordinaires, à taper de toutes mes forces sur les touches rebelles, et à jouer sans rime ni raison. J’eus la satisfaction de m’apercevoir que mon talent excitait l’admiration générale, et Sa Majesté daigna me remercier. Le jour suivant, comme marque signalée de sa faveur, je reçus en présent plusieurs beaux poulets et un grand panier d’œufs. »

Mais Mme Pfeiffer eut le malheur de se trouver à Tananarive au moment où se formait une conspiration pour renverser la reine et élever au trône son fils, le prince Radama ; elle se trouva même confidente involontaire de ce complot, dont M. Lambert, avec lequel elle était venue, était le principal auteur. Malheureusement il fut découvert avant l’exécution. La vengeance de la reine fut terrible ; les chrétiens soupçonnés d’y avoir pris part furent jetés en prison, et les Européens se trouvèrent captifs dans leurs demeures et menacés du sort le plus affreux. « Aujourd’hui, écrit Mme Pfeiffer, un grand conseil a été tenu dans le palais de la reine ; il a duré six heures, et a été fort orageux ; il s’agissait de décider de notre sort. Suivant la règle ordinaire, presque tous nos amis, du moment où ils virent notre cause perdue, nous abandonnèrent, et la majorité d’entre eux, pour éviter tout soupçon d’avoir pris part au complot, demandèrent notre condamnation avec plus d’animosité que nos ennemis mêmes. On tomba promptement d’accord que nous méritions la peine de mort ; la discussion ne porta que sur le supplice par lequel on se débarrasserait de nous, les uns votant pour notre exécution publique sur la place du marché, les autres pour attaquer notre maison pendant la nuit, d’autres enfin pour nous inviter à un banquet pendant lequel nous pourrions, au choix, être égorgés ou empoisonnés. La reine hésitait entre ces divers partis ; mais elle en aurait certainement adopté un si le prince n’était pas intervenu comme notre génie tutélaire. Il protesta fortement contre une sentence de mort, et supplia la reine de ne pas céder aux conseils de la colère, appuyant sur ce fait que les puissances européennes ne laisseraient pas un tel meurtre impuni. Jamais, m’a-t-on dit, le prince n’avait osé exprimer son opinion devant la reine avec tant de force et d’éloquence. Les nouvelles nous parvinrent par quelques rares amis qui nous étaient demeurés fidèles.

« Notre captivité dura près de quinze jours, nous en avions passé treize dans la plus terrible incertitude, nous attendant à tout moment à un arrêt fatal, et tremblant jour et nuit au moindre son. Ce furent des moments pénibles à passer. Un matin, j’étais assise à mon pupitre, je venais de déposer la plume, et je me demandais si depuis le dernier conseil la reine n’avait pas pris une décision, lorsque j’entendis un bruit extraordinaire dans la cour. Je sortis de ma chambre pour voir ce que c’était, quand M. Laborde (un autre des conspirateurs) vint m’informer qu’on allait tenir un autre grand kabar dans la cour du palais, et qu’on réclamait notre présence.

« Nous trouvâmes réunies plus de cent personnes : juges, officiers et dignitaires, assis sur des chaises et des bancs, quelques-uns par terre, et formant un large demi-cercle. Derrière eux, un détachement de soldats était sous les armes. Un des officiers nous assigna nos places en face des juges. Ces derniers étaient enveloppés de grands simbous blancs ; leurs yeux s’attachaient sur nous avec une expression féroce, et ils gardaient un silence de mort. J’avoue que la frayeur me gagna ; je dis tout bas à M. Laborde : « Je crois que notre dernière heure est venue. » Il me répondit : « Je suis prêt à tout. »

Heureusement la balance pencha du côté de la miséricorde ; sept Européens qui se trouvaient à Tananarive reçurent l’ordre d’en partir immédiatement. Trop heureux d’obéir, ils étaient au bout d’une heure sur la route de Tamatave, escortés de soixante-dix soldats malgaches, et ils pouvaient se féliciter d’en être quittes pour si peu ; car, le matin même de leur départ, deux chrétiens furent mis à mort dans les plus horribles tortures.

Le voyage de Tamatave ne fut pas sans danger ni sans difficultés pour Mme Pfeiffer, qui avait été atteinte des fièvres du pays, auxquelles de telles émotions, en ébranlant son système nerveux, donnaient plus de gravité encore. L’escorte retarda à dessein la marche des prisonniers, et au lieu de huit jours ils en mirent cinquante-trois à gagner la côte. Ces arrêts dans un pays malsain n’eurent pas le résultat désiré sans doute du gouvernement malgache ; les Européens, forcés de séjourner huit à dix jours dans les lieux où la maladie endémique sévissait avec le plus de force, contraints de reprendre leur route quand ils tremblaient de fièvre, faillirent périr avant de gagner le port ; mais ils arrivèrent vivants à Tamatave. Mme Pfeiffer, arrachée plusieurs fois presque mourante de sa misérable couche par de barbares soldats, voulut s’embarquer sans plus attendre pour Maurice. Les souffrances morales et physiques qu’elle avait endurées, les ravages de la fièvre l’avaient réduite à un tel état de faiblesse, que sa guérison parut d’abord impossible. Des soins assidus conjurèrent le danger ; les médecins la déclarèrent sauvée. Mais sa santé avait subi un ébranlement fatal les accès de fièvre, de moins en moins violents, ne la quittèrent jamais tout à fait. Cependant son esprit recouvra toute son élasticité, et, ressaisie de son besoin de mouvement, elle recommença à former de nouveaux projets. Ses préparatifs étaient faits pour aller en Australie, quand une rechute la força à renoncer à ce dessein et à rentrer dans sa patrie.

On serait disposé à s’imaginer que, pour accomplir de pareils miracles d’audace et d’énergie, il fallait une femme douée d’une force exceptionnelle et de l’apparence la plus robuste. C’était tout le contraire : sa taille ne dépassait pas la moyenne, et elle n’avait rien de masculin dans son extérieur. « Je souris, écrivait-elle à un de ses amis, en songeant à tous ceux qui, ne me connaissant que par mes écrits, s’imaginent que je dois ressembler plus à un homme qu’à une femme. Vous qui me connaissez, vous savez que ceux qui s’attendent à me voir avec six pieds de haut, des manières hardies et le pistolet à la ceinture, trouveront en moi une femme aussi paisible et aussi réservée que la plupart de celles qui n’ont jamais mis le pied hors de leur village. »

Ses forces déclinaient rapidement, quoiqu’elle parût n’en pas avoir conscience, ou du moins regarder son état comme temporaire, et qu’elle continuât à manifester son aversion caractéristique pour le repos. Pourtant, vers le mois de septembre, elle témoigna soudain une vive impatience de rentrer chez elle, et ses amis de Berlin, chez qui elle s’était arrêtée, s’aperçurent qu’elle éprouvait le pressentiment de sa mort prochaine. On la transporta à Vienne chez son frère Charles Reyer, et pendant les premiers jours l’influence de l’air natal parut la rétablir ; mais cette amélioration ne dura pas ; sa maladie, un cancer au foie, suite probable des terribles fièvres de Madagascar, se manifesta avec une violence nouvelle. Durant les derniers jours de son existence, on lui administra des narcotiques pour atténuer ses souffrances aiguës, et, dans la nuit du 27 octobre 1858, elle expira doucement, comme si elle ne faisait que s’endormir.





  1. Mme Ida Pfeiffer, Voyage d’une femme autour du monde. (Hachette.)
  2. The Earl and the Doctor. South sea Bubbles.