Les Écoles à Paris, l’enseignement primaire, secondaire et supérieur

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Les Écoles à Paris, l’enseignement primaire, secondaire et supérieur
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 790-829).
LES ECOLES A PARIS

S’il est une question qui mérite d’être abordée d’une façon abstraite, c’est celle de l’enseignement, car d’elle dépend l’avenir même de notre pays. Cependant elle a fait surgir un chaos d’opinions qui se heurtent avec véhémence, et rappellent les disputes d’où naquirent les guerres de religion. Que sortira-t-il de là ? L’instruction obligatoire sans nul doute, qui est le corollaire forcé du suffrage universel, et dont la nécessité s’impose aux préventions les plus récalcitrantes ; mais sur ce terrain, qui devrait être celui de la concorde générale, il est à craindre qu’on ne soit pas près de s’entendre : — obligatoire et gratuite, — obligatoire seulement, — moralement obligatoire, — obligatoire et cléricale, — obligatoire et laïque ; c’est la tour de Babel. Ceux qui parlent semblent même ne pas se comprendre, car dans ces batailles, où la logomachie tient plus de place que le raisonnement, le grand problème de l’enseignement n’est pas un but, ce n’est qu’un prétexte. Deux partis sont en présence, deux frères ennemis, qui voient dans la direction que prendra l’enseignement la victoire ou la défaite de leur opinion. Pour l’un, le clergé et ce qu’on peut appeler les ordres scolaires représentent « l’obscurantisme, » un vieux mot qu’il serait bon de ne plus jamais employer ; les écoles congréganistes sont « l’enseignement mutuel de l’abrutissement et de l’hypocrisie. » Pour l’autre, l’université est « la bête de l’Apocalypse, elle est la négation de Dieu, l’appel au matérialisme, la grande-prêtresse du néant. » Les esprits calmes savent qu’en matière d’instruction comme en politique le clergé et l’université sont indispensables : tous deux répondent à des besoins parfaitement distincts qu’on a tort de confondre ; mais ce n’est ni le clergé ni l’université qui souffrent et succombent dans ce combat à outrance, c’est l’enseignement. Jamais cependant nous ne ferons assez d’efforts pour le soutenir, pour le fortifier, j’allais dire pour le créer, car, à bien regarder l’état où nous sommes, on reconnaît que la France est atteinte de trois maladies graves qui promptement deviendraient mortelles, si l’on n’y portait un remède énergique et rationnel. Ces trois maladies sont l’ignorance, l’indiscipline et la présomption ; celles-ci sont fatalement engendrées par la première. Or le remède, c’est l’instruction : elle tue l’ignorance, discipline l’âme et rend modeste, car elle apprend à se comparer et non pas à se contempler, ce à quoi, pour notre malheur, nous avons toujours excellé.

L’instruction est le saint même de l’humanité ; elle a pour but et pour résultat d’élever l’homme au-dessus de ses instincts naturels, de lui procurer un instrument de travail général et de le mettre à même de trouver dans ses facultés, fécondées par l’étude, le moyen de subvenir aux exigences de la vie, et de remplir les devoirs qui sont imposés à l’individu dans toute société civilisée. Jamais l’instruction n’est assez répandue, jamais assez multiple, jamais assez profonde : ceux qui en ont peur sont des niais ; la force obtuse de l’ignorance est plus redoutable que les ambitions souvent désordonnées du demi-savoir.


I. — L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE.

Le premier réformateur scolaire est un réformateur religieux, Jean Huss, qui impose à tous ses disciples l’obligation de lire eux-mêmes la Bible traduite en langue vulgaire. C’est l’enseignement primaire élevé à l’état de dogme. Toutes les sectes protestantes issues de Zwingli, de Luther, de Calvin, adoptèrent, sans même le discuter, le principe formulé par celui qui mourut sur le bûcher de Constance. Si la France n’est pas entrée dans cette voie féconde où ses voisins immédiats de la Suisse et de l’Allemagne la précédaient, elle le doit à la Saint-Barthélémy, à l’acte du 15 juillet 1593 et à la révocation de l’édit de Nantes. L’esprit du protestantisme se fait jour en 1560 aux états d’Orléans ; la noblesse y demande qu’il soit levé a une contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier des pédagogues et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l’instruction de la pauvre jeunesse du plat pays, et soient tenus les pères et mères, à peine d’amende, à envoyer lesdits enfans à l’école ; et à ce faire soient contraints par les seigneurs ou les juges ordinaires. » Il est difficile de formuler plus nettement le système de l’enseignement obligatoire.

On devait attendre longtemps avant de voir reprendre ces idées, si simples qu’aujourd’hui elles nous paraissent naturelles. Il fallut la révolution française, la convention et ce grand mouvement théorique qui aborda de front tous les problèmes et n’en sut résoudre que bien peu. Dans un décret du 18 août 1792, l’assemblée législative avait détruit toutes les corporations, « même celles qui, vouées à l’enseignement public, ont bien mérité de la patrie. » En 1793, on proclame la liberté de l’enseignement ; on n’organise pas les écoles, mais on punit les parens qui n’y envoient pas leurs enfans ; en 1794, on déclare que l’enseignement est gratuit, et en 1795 on n’accorde à l’instituteur d’autre traitement que la rétribution consentie par les familles. Un décret neutralisait l’autre : enseignement obligatoire sans écoles, gratuité pour l’élève, gratuité pour le maître. La révolution voulut l’enseignement, ne fit rien pour le créer, et détruisit celui qui existait. On peut penser ce qu’était l’école dans la cacophonie de ces contradictions légales. « D’après les rapports des conseils (en 1796), il est constaté que ces systèmes révolutionnaires et savans d’éducation ne font pas. de progrès, qu’il y a maintenant des districts de 80,000 habitans où l’on ne peut se procurer un maître d’école, et que dans quelques-unes des plus grandes villes de province les précepteurs ne savent pas l’orthographe[1]. »

Sous la restauration et sous le gouvernement de juillet, on commence à s’occuper d’une façon moins platonique de l’enseignement primaire. L’ordonnance du 29 février 1810, la loi du 28 juin 1833, donnèrent aux études élémentaires une impulsion qu’elles n’avaient pas encore reçue ; c’était le temps de la méthode Jacottot, de l’enseignement mutuel, et de bien d’autres systèmes qui n’existent plus guère que dans le souvenir. Lorsqu’on discutait à la chambre des pairs la loi de 1833, Victor Cousin n’hésita pas à déclarer que l’obligation lui paraissait devoir être adoptée ; en effet, il était puéril de s’arrêter devant des considérations spécieuses qui n’ont fait reculer ni la Suisse, ni l’Allemagne, ni la Suède, ni tant d’autres pays. En 1849, on faillit résoudre affirmativement cette grosse question. Une loi fut présentée à cet effet par M. Carnot ; la commission, où siégeaient MM. Boulay de la Meurthe, Jules Simon, Rouher, Wolowski, Conti, avait adopté le principe de l’obligation ; M. de Falloux retira la loi. La matière fut réglée par la loi du 15 mars 1850, qui établissait la liberté de l’enseignement, mais passait l’obligation sous silence, tout en assurant par l’article 14 la gratuité aux enfans indigens. On peut savoir exactement quelle part chacun des gouvernemens qui se sont succédé en France depuis soixante ans a prise à la création des écoles ; on a des documens précis qui, partant de la fin de la restauration, aboutissent aux dernières années du second empire. En 1829, la France possède 30,796 écoles primaires publiques, — 32,520 en 1832, — 43,843 en 1850, — 53,820 en 1868. Donc, en quarante ans, le chiffre n’a augmenté que d’un peu plus des deux tiers. Nous sommes loin encore à cette heure d’avoir atteint le nombre total des écoles qui seraient indispensables pour satisfaire aux besoins qui s’imposent chaque jour avec une intensité croissante.

Pour bien se rendre compte du degré d’instruction — ou d’ignorance — de notre pays, il faut jeter les yeux sur une carte dressée-en 1866, au ministère de l’instruction publique, et représentant les départemens teintés selon le nombre des conscrits illettrés appartenant à la classe de 1864 : sept départemens ou le nombre des illettrés est au-dessous du vingtième, — onze où le nombre varie entre le vingtième et le dixième, — vingt-deux flottant entre le dixième et le quart, — vingt-trois entre le quart et le tiers, — vingt-six où le total des illettrés dépasse le tiers et même la moitié. Sur cette lamentable liste, la Meurthe est au premier rang 2 illettrés 32 sur 100 ; au dernier, je vois l’Ariège : 66.65 sur 100 ; la Seine n’arrive que la treizième avec 7.04 sur 100[2]. Les choses se sont bien peu modifiées depuis cette époque. On a fait de généreuses tentatives pour doter toutes nos communes des écoles primaires dont elles ont besoin, mais on s’est brisé contre l’apathie naturelle aux paysans, contre l’indifférence des municipalités, contre la vieille idée que le temps passé à apprendre est du temps perdu qui ne rapporte rien. Les efforts ont échoué surtout et échoueront infailliblement encore contre des obstacles matériels qu’il est du devoir du pays de vaincre à force d’argent. C’est là le plus pressé, il faut y courir.

On pourra, sans difficultés trop sérieuses, imposer l’instruction à tous les enfans : les parens qui n’obéiront pas à la persuasion céderont à l’amende et aux peines coercitives ; mais, pour exercer l’enseignement, il faut deux choses indispensables, un local pour abriter les élèves et un maître pour les instruire. Or les écoles sont tellement défectueuses que plus d’un paysan hésiterait à y remiser son bétail, et l’on rétribue si misérablement le labeur ingrat des instituteurs, qu’on s’expose à n’en plus trouver et à voir tarir la source de ce recrutement si précieux. Les communes, trop pauvres ou peu intelligentes, refusent de payer ; on s’adresse au département, qui regarde volontiers du côté des dépenses d’apparat et fait la sourde oreille. C’est l’état qu’on sollicite, et il inscrit à son budget une somme destinée à soutenir l’enseignement primaire. En réunissant toutes les ressources que les communes votent en rechignant, celles que les départemens n’osent pas refuser, et celles que le ministère de l’instruction publique est autorisé à consacrer à cet objet, nous arrivons, pour la France entière, à une somme qui n’atteint pas 60 millions. — L’état de New-York, pour une population de 4,382,759 habitans, a donné à l’enseignement 50 millions en 1870[3]. — « Avec cela, m’écrit un homme de bien qui consacre sa vie à l’enseignement primaire et qui mieux que tout autre en a sondé les plaies, avec cela nous avons en France des écoles moins bien entretenues que des chenils, des instituteurs aussi bien payés que les bons valets de ferme, des institutrices souvent au-dessous des femmes de chambre des chefs-lieux d’arrondissement. » Les maîtres congréganistes ont 600 francs par an, mais la vie en commun leur permet de subsister sans trop de peine. Quant aux laïques, qui sont au nombre de 52,000 environ, presque tous mariés, la moitié ne reçoit pas plus de 750 à 800 francs par an, un bon quart a de 550 à 600 francs ; reste un cinquième auquel on donne, — j’ose à peine le dire, — 450 francs. Il ne faut donc pas s’étonner si, sous peine de mourir de faim, ces malheureux se font sonneurs de cloche, tambours pour crier les actes publics, écrivains à l’état civil, — s’ils vont faucher ou fauciller ayant que la classe soit ouverte, — s’ils vont glaner quand elle est close. Et ne méritent-ils pas l’estime publique, ces hommes humbles, supérieurs au milieu où ils vivent, continuant malgré tout leur croisade contre l’ignorance ? Le soir, ils s’en vont gratuitement dans les classes d’adultes et tâchent d’enseigner l’A, B, C, D à des paysans sournois qui leur rient au nez. M. Duruy avait été ému d’un si ardent courage résistant à une telle misère ; il demanda un subside pour récompenser, que dis-je ? pour secourir environ 25,000 instituteurs qui se dévouaient au-delà de leurs forces ; on lui accorda 50,000 francs, — 40 sous par tête.

Il est facile de modifier cette situation et de la rendre enfin tolérable, car ce n’est qu’une affaire d’argent. Pour donner aux instituteurs et aux institutrices un traitement minimum de 1,000 fr., il faudrait que le crédit ordinaire de l’enseignement primaire fût porté à 80 millions. Avec cette somme, régulièrement inscrite aux budgets annuels, on arriverait aisément à disposer d’un personnel excellent ; mais la question du matériel resterait tout entière, celle-là est fort lourde, fort douloureuse, et par cela même elle demande à être résolue immédiatement. Il faut réparer les écoles qui tombent en ruine et les rendre habitables, il faut en construire de nouvelles, les outiller, les meubler, leur fournir les instrumens de travail sans lesquels toute institution est vaine. Pour doter la France des écoles dont elle a besoin, quelle somme est nécessaire ? 180 millions au moins. Or le ministère de l’instruction publique dispose aujourd’hui de 1,200,000 francs pour venir en aide aux communes qui font bâtir des maisons scolaires[4]. Si cet écart énorme n’est pas comblé d’ici à peu d’années par une subvention extraordinaire, c’est à désespérer de l’avenir. Il ne faut pas lésiner en présence d’un tel péril ; l’argent ainsi dépensé rapportera de gros intérêts qui, bien employés, formeront le capital intellectuel de la France.

En ce qui touche l’enseignement primaire, Paris ne grèvera en rien le budget de l’état. Notre grande ville, si injustement calomniée parfois, est une mère inépuisable pour ses enfans ; elle sait qu’elle a charge d’âmes, et, si elle suit l’impulsion qu’elle s’est donnée à elle-même, elle offrira un exemple admirable. Elle ne demande rien au gouvernement ; elle se suffit, et, pour qu’on puisse regagner le temps perdu, elle tient sa caisse toujours ouverte. Les instituteurs et les institutrices ont des émolumens qui leur permettent de vivre, les écoles sont très bien outillées, le service si important de l’inspection fonctionne sans relâche, et les desiderata que nous aurons à signaler tiennent à un ordre de choses imposé par la configuration même de Paris et par l’inégale répartition de sa population dans les différens quartiers. La gratuité dans nos établissemens scolaires est absolue et ne souffre point d’exception ; non-seulement on n’exige aucune rétribution pour l’enseignement, mais on fournit aux élèves le papier, l’encre, les plumes, les livres, les modèles d’écriture et de dessin, les cartes géographiques et tous les objets qui peuvent être utiles aux démonstrations des instituteurs. On ne saurait donner trop d’éloges au conseil municipal et lui témoigner trop de gratitude pour la largeur intelligente et libérale qu’il met à poursuivre la tâche entreprise. Il n’a rien refusé de ce qu’on lui a demandé, il a prévu les exigences avant qu’elles fussent formulées ; mais il convient de dire qu’il a trouvé à la tête de l’enseignement primaire de Paris un homme qui s’est consacré à cette œuvre avec une ardeur et un dévoûment sans bornes. En réunissant les ressources ordinaires et extraordinaires, municipales et départementales, votées pour l’enseignement et généreusement offertes par la ville, on arrive à la somme vraiment imposante de 30 millions ; cela suffit, il ne s’agit que de continuer[5]. Aussi quel excellent usage on a fait immédiatement de cette richesse ! Bien vite on a créé 22,000 places dans les écoles communales, on a soutenu l’enseignement libre par un subside spécial, augmenté le traitement du personnel, développé le matériel classique, qui laissait tant à désirer ; on a divisé les classes trop nombreuses, organisé deux écoles normales, ouvert une école d’apprentis ; enfin, imitant l’exemple que l’Angleterre nous donne depuis plus de trente ans, on a constitué un magasin scolaire qui, centralisant tous les objets nécessaires dans une école, permet de les distribuer rapidement, d’en surveiller l’emploi et de réaliser de grosses économies, grâce à un atelier de réparations qui fonctionne sans désemparer. Il est intéressant de visiter ce magasin, qui est situé sur le boulevard Morland, — c’est l’île Louviers, réunie à la terre ferme depuis 1843, — et qui fait partie du garde-meuble de la ville. Lorsque j’ai pénétré dans la cour, je me suis arrêté avec un battement de cœur involontaire, car elle était pleine de tas de débris noircis et comme carbonisés qui représentent tout ce qui reste des objets d’art et d’orfèvrerie retrouvés sous les décombres de l’Hôtel de Ville incendié. Dans d’immenses galeries divisées par des planchers de sapin entourés de barrières à claire-voie, on a rassemblé tous les gros meubles utiles dans les classes : les chaires réservées aux professeurs, les tableaux noirs et les tables destinées aux élèves. Rien ne paraît plus simple au premier abord que de faire des tables et des bancs pour des écoliers ; c’est pourtant un problème qu’il n’est pas toujours facile de résoudre, car rien n’est plus contraire à l’hygiène, à la discipline, à la morale même et à laponne tenue des classes, c’est-à-dire à tout ce qui facilite l’enseignement, que ces longues tables où les enfans sont pressés les uns contre les autres, comme je l’ai vu dans une école où 12 enfans, assis devant une table longue de 3m,75, n’avaient pas la liberté de mouvemens nécessaire pour écrire. Toutefois il faut tenir compte de l’exiguïté des classes et du nombre des écoliers ; à force de tâtonner et d’étudier là question, on s’est arrêté à un banc-table muni de pupitres qui au maximum pourra recevoir 5 enfans ; mais, toutes les fois que l’emplacement le permettra, on isolera les élèves autant que possible en leur créant à chacun une sorte de petit bureau particulier. Une autre galerie, séparée en un grand nombre de chambrettes, renferme les livres, les cahiers, les plumes de fer, les crayons, les ardoises, les cartes, les sphères, les compendiums métriques, la craie et tout le menu bagage de l’élève. Cependant il ne suffit pas d’outiller l’élève, il faut outiller l’école ; il faut des rideaux aux fenêtres, un christ sur la muraille, une pendule pour indiquer l’heure, des balais pour nettoyer les classes, des arrosoirs pour l’arroser ; s’il y a un jardin, il faut des râteaux, des louchets et des pelles ; je n’en finirais pas, si je voulais énumérer tous les ustensiles qui font partie de ce qu’on appelle le mobilier scolaire. On peut apprécier l’activité de ce service : en 1872, on a livré aux écoles des tables-bancs représentant 16,149 places, 300 bureaux de maître, 300 bibliothèques, 325 tableaux noirs, 2,461 éponges à tableaux, 2,068 paires de rideaux ; pour le seul trimestre de janvier-avril 1873, je compte 98,754 volumes, 448,050 cahiers et 434,100 plumes de fer. Si les enfans de Paris ne s’instruisent pas, ils n’en accuseront pas leur outillage, car on ne le leur marchande guère.

Grâce aux ressources extraordinaires, on a déjà créé 22,000 places, je l’ai dit tout à l’heure ; mais le crédit n’est pas épuisé, et l’on va en avoir 23,000 autres en construisant de nouvelles écoles. Lorsque ce progrès sera réalisé, tous les enfans qui devraient fréquenter les classes trouveront-ils place sur les bancs de l’enseignement primaire ? — Non. — D’après une statistique faite en 1871, Paris possède 341 établissemens scolaires élémentaires, qui se subdivisent ainsi : 94 salles d’asile, dont 65 laïques et 29 congréganistes, — 123 écoles de garçons, dont 69 laïques et 54 congréganistes, — 124 écoles de filles, 65 laïques et 59 congréganistes ; ceux-ci sont donc en minorité, puisqu’ils ne dirigent que 142 établissemens, tandis que les laïques en possèdent 199. Ces 341 salles d’asile et écoles peuvent recevoir 89,012 élèves. Or le nombre des enfans en âge de fréquenter ces deux sortes d’établissemens est de 259,517[6]. La différence est notable, elle dépasse 170,000 ; mais, pour rester dans la vérité, il faut se hâter d’en déduire 102,500 enfans qui reçoivent l’instruction première dans leur famille ou dans les pensionnats, et 22,000 auxquels on a fait place dans les écoles publiques ; reste donc 46,000 enfans qui par suite de l’indifférence des parens ou du défaut de vacances dans les écoles échappent aux bienfaits de l’enseignement. Lorsqu’on aura mené à bonne fin les travaux qui doivent mettre 23,000 places au service des nouvelles générations, qu’on aura construit les 35 écoles ou groupes d’écoles projetées, nous nous trouverons en présence de 23,000 pauvres petits êtres qui ont besoin d’apprendre, et pour lesquels la ville ne se lassera pas de mettre en pratique la maxime divine : Sinile parvulos ad me ventre[7].

L’enseignement primaire distribué dans les salles d’asile et dans les écoles de Paris est excellent : il donne à l’enfant des notions générales suffisantes, et le conduit même assez loin dans l’histoire, le calcul et la géographie. Dans les salles d’asile, où l’enfant peut séjourner de deux à six ans, l’instruction qu’il reçoit est fort embryonnaire ; elle lui apprend à démêler un peu l’écheveau de ses pensées, elle attire son attention sur les objets usuels, elle l’initie aux premiers principes de la lecture et de l’écriture, elle lui fait résoudre de très faciles problèmes qui ne dépassent pas la soustraction ; par la gymnastique cadencée qu’elle lui impose, elle l’amuse, rhythme ses gestes et développe ses mouvemens ; par les vers puérils qu’elle lui fait chanter sur des airs connus, elle met dans sa petite tête des vocables dont il demande l’explication, des préceptes de morale et d’hygiène quotidienne. Ne ferait-elle que le retenir et l’empêcher de courir dans les rues, elle lui rend un service signalé. Rien n’est plus divertissant à voir que ces bambins rangés à la file, les mains sur les épaules les uns des autres, marchant bruyamment en mesure et chantant, sur l’air des Alsaciennes : Nous nettoierons nos chaussures et nous laverons nos mains, ou de les regarder lorsque, guidés par la baguette du moniteur, ils braillent à tue-tête : Ba, bé, bi, bo, bu ! Parfois, lorsqu’ils reniflent trop fréquemment, on interrompt la leçon et on leur dit : Mouchez-vous ! Alors tous à la fois ils tirent de leur poche une loque informe et se mouchent avec un ensemble extraordinaire, puis ils se remettent, crier de plus belle : Ba, bé, bi, bo, bu ! Il faut être là quand ils arrivent de la maison paternelle, le petit panier au bras, la mine fouettée par le froid du matin. La directrice, la sous-maîtresse, une bonne, les reçoivent, les mènent près d’un grand lavoir en marbre, et leur donnent là des soins de propreté dont ils n’ont que trop souvent besoin. Lorsqu’un enfant vient à l’asile, propret, débarbouillé, peigné, il affirme par ce seul fait la moralité de sa famille.

A l’école, c’est plus sérieux : on ne chante plus, on ne marche pas en cadence ; les enfans sont déjà de petits personnages pénétrés de l’importance de leur rôle ; cela ne les empêche nullement de sauter comme des cabris pendant les récréations, lorsqu’il y a une cour, ce qui ne se rencontre pas aussi souvent qu’on pourrait le désirer. Selon que les enfans sont plus ou moins nombreux, l’école est divisée en plus ou moins de classes ; j’en ai compté dix à l’école de la rue Morand. La classe est une grande salle éclairée par des vitrages latéraux ; le maître est dans une chaire assez élevée et domine les écoliers, qui sont assis sur des bancs placés devant des tables munies d’encriers ; sur la muraille se détache l’image de celui qui recherchait les enfans et qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres ; » puis sont accrochés des tableaux noirs, des cartes géographiques, des tableaux d’histoire naturelle élémentaire. Dans un coin, voici la petite bibliothèque, sur laquelle on a placé une sphère terrestre ; plus loin, une armoire contient tous les ustensiles qui peuvent servir à démontrer le système métrique, depuis le litre jusqu’à la chaîne d’arpentage. C’est complet, et un maître intelligent peut tirer bon parti de cet outillage. Dans les classes élémentaires, on se contente de suspendre des tableaux de lecture, dont plusieurs m’ont paru conçus sans méthode et trop au hasard[8]. On est assez silencieux, les devoirs sont bien faits, les dictées sont bonnes, l’orthographe est très souvent irréprochable, et le corps d’écriture nettement formé. On profite de toute occasion pour inculquer aux enfans des idées de morale, de respect, de sobriété. Autant que l’école le permet, on môle à l’enseignement une dose appréciable d’éducation. J’ai entendu un instituteur raconter l’histoire des patriarches ; arrivé à Noé, il sut parler de l’ivresse en termes que n’aurait point désavoués un membre de la Société de tempérance.

En général, la leçon n’est qu’une série d’explications renouvelées qui met le professeur en rapports constans et personnels avec ses élèves ; plût au ciel que ce système fût adopté pour l’enseignement secondaire, car il produit d’excellens résultats. J’ai été très vivement frappé d’entendre des fillettes et des garçonnets de douze à treize ans, interrogés par moi au hasard, répondre très lestement et sans erreur à des questions sur les règnes de Charles VI et de Louis XI. J’ai renouvelé l’expérience dans plusieurs écoles, laïques ou congréganistes, et j’ai emporté cette conviction, qu’une causerie du maître, interrogeant tous ses élèves à la fois, excitant leur émulation, posant la question et disant : Qui veut la résoudre ? est un mode d’enseignement qui anime l’écolier, l’occupe, le réveille et lui apprend, — toute l’éducation est là, — à faire un effort sur lui-même. Le programme d’études rédigé par la direction de l’enseignement primaire, le journal des classes, l’ordre des exercices imposés, sont suivis à la lettre ; mais tant vaut le maître, tant vaut l’école, et les instituteurs qui ne voient dans la pédagogie qu’une besogne rebutante n’auront jamais que de fort médiocres élèves, tandis que ceux qui aiment leur métier, qui sentent qu’ils remportent une victoire toutes les fois qu’ils fécondent les facultés natives de l’enfant, qui en un mot ont le feu sacré, obtiennent de leurs écoliers de véritables tours de force. Dans la Rue-Neuve-Coquenard, au fond d’une impasse, un instituteur laïque a su inspirer la passion de la géographie aux enfans qu’il dirige, et avec eux il a créé un chef-d’œuvre. Sur les murailles du préau de l’école, il a fait peindre par des élèves de douze à quatorze ans dix-neuf grandes cartes géographiques et vingt et une plus petites. On ne s’est pas contenté de figurer les cinq parties du monde, on a pris l’Europe, on a pris la France, et on les a représentées aux différentes phases de leur histoire ; de plus, des tableaux réellement peints et dessinés donnent la hauteur comparative des montagnes et le cours des principaux fleuves du monde. Ce travail est admirable et a dû exiger des études très sérieuses de la part de ceux qui l’ont exécuté. — Les tableaux couvrent les murs du préau, c’est-à-dire de l’endroit où les enfans mangent, où ils déposent leurs casquettes, où ils jouent, car il n’y a pas de cour ; ils sont donc dans l’endroit le plus exposé aux avariés de toute sorte, — eh bien ! toutes ces belles cartes sont indemnes, pas une d’elles ne porte seulement trace d’un coup de crayon ; — me rappelant la façon dont nous traitions les murs du collège, je n’en croyais pas mes yeux.

Il est impossible d’étudier attentivement les écoles primaires sans reconnaître que la femme possède des facultés pédagogiques bien supérieures à celles de l’homme ; chez elle, c’est comme un instinct : tout concourt à le développer, sa mission naturelle et ses goûts. Pendant que le petit garçon casse le nez de son pantin et lui ouvre le ventre pour voir ce qu’il y a dedans, la petite fille dorlote sa poupée, la couche, la soigne, la gronde, l’instruit, et bien souvent lui fait une morale dont elle aurait besoin elle-même. Cette sorte de maternité latente apparaît chez des institutrices de vingt ans et chez des sœurs de charité. Les Américains et les Suédois ne l’ignorent pas, car c’est aux femmes qu’ils confient l’éducation des enfans des deux sexes jusqu’à l’âge de douze ans, et ils font bien. Du reste, comme écolières, les petites filles sont plus intéressantes que les petits garçons ; bien plus que ceux-ci, elles sont ambitieuses, ardentes, primesautières, elles veulent tout apprendre et demandent toujours à répondre, même quand elles ne savent rien. Elles ont de jolies mines effarouchées lorsqu’on les gronde, et pendant les récréations elles causent entre elles, se groupent comme pour se recevoir mutuellement, et se divertissent fort à jouer à « la madame. »

Lorsqu’on pénètre dans une école de filles, qu’on voit les escaliers cirés, les vitres bien transparentes, les tables frottées à la cire, il est inutile de demander si l’on est chez des congréganistes ou des laïques ; on est dans une maison dirigée par les sœurs de Saint-Vincent de Paul. Elles n’ont pas d’autre coquetterie, mais elles savent la pousser jusqu’aux extrêmes limites du possible ; la classe est moins morose, les cuivres reluisent, des rideaux éclatans de blancheur tombent le long des fenêtres, chaque encrier est entouré d’une rondelle de drap qui épargne bien des taches au pupitre, et contre la muraille, à la place d’honneur, s’élève une statuette de la Vierge environnée de fleurs en clinquant. Elles sont charmantes avec les enfans, ces saintes filles, et s’en font adorer, ce qui rend le travail de la classe singulièrement facile ; alertes, fort jeunes pour la plupart, assez fières de la bonne tenue des salles, elles vont et viennent à travers les bancs avec une prestesse élégante que leur gros vêtement de laine n’alourdit pas, donnant un conseil, corrigeant une faute, très gaies, toujours souriantes et fort occupées de leur jeune troupeau. Dans une de ces maisons, j’ai été reçu par la supérieure ; j’ai vu une femme d’une cinquantaine d’années, de façons exquises, aux traits fins, aux yeux spirituels et doux. Je l’ai regardée, et j’ai reconnu une personne que j’avais rencontrée jeune fille dans le monde au temps de ma jeunesse. Son entrée dans les ordres avait fait un certain bruit jadis ; elle s’est consacrée au dur labeur de soigner les malades, de secourir les pauvres, d’élever les enfans. Il y a dans la pâleur profonde de son visage et dans son sérieux sourire la sérénité d’une âme appuyée sur des réalités inébranlables ; sous l’humble cornette et sous la robe de bure de la religieuse, elle cache un grand nom et un cœur que la charité dévore. Je me suis éloigné sans lui laisser soupçonner que je l’avais reconnue ; ai-je besoin de dire que son école mérite d’être citée comme modèle ?

Le personnel enseignant employé dans les établissemens communaux de Paris ne mérite que des éloges : il y a bien par-ci par-là quelque directrice qui ne serait pas fâchée de laisser entrevoir qu’elle descend directement des Mérovingiens, ou quelque directeur qui n’a d’autres moyens de discipline que « la majesté du regard, » — le mot m’a été dit ; — mais ce sont là des défauts qui n’altèrent en rien la qualité réelle, le dévoûment sans relâche dont les instituteurs et les institutrices font preuve à tous les degrés. Si les maîtres sont bons, si pour la plupart les écoliers sont attentifs, si l’enseignement est très bien combiné et habilement donné, que manque-t-il donc à beaucoup de nos écoles pour être parfaites ? Il leur manque tout simplement d’être appropriées à l’objet en vertu duquel elles ont été créées, — il leur manque d’être des écoles. Celles qui ont été construites exprès dans les quartiers nouvellement annexés, ou dans ceux qu’on a vivifiés en y traçant de larges voies de communication, sont excellentes. Elles ont été bâties en vue d’un but défini qui a été parfaitement atteint. Les écoles de la rue de Puebla, de la rue Malesherbes, de la place de la Mairie au XIVe arrondissement, la salle d’asile de la rue Leclerc, de la Tombe-Issoire, sont irréprochables ; on y trouve des préaux, des cours plantées, de vastes classes, de l’air et de l’espace, c’est-à-dire, de l’hygiène et une surveillance possible. Il n’en est point ainsi partout. Rue Morand, dans le populeux quartier de la Roquette, où les enfans anémiques et faibles ont besoin de soleil et de verdure, l’école, remarquablement tenue du reste, renfermait 985 enfans le jour où je l’ai visitée, — j’en ai compté 98 dans une seule classe, — et pour toute cette marmaille turbulente et joueuse, qu’on entasse dans des salles étroites, mal distribuées, insuffisantes à tous les points de vue, on dispose de deux petites cours dont l’ensemble représente 447 mètres carrés, emplacement bon pour la récréation de 25 ou 30 enfans.

Mais il est un arrondissement de Paris, — le plus riche peut-être, — où les écoles, les salles d’asile sont vraiment lamentables ; c’est le 2e, qui forme une sorte de triangle dont la base est le boulevard Sébastopol, et dont le sommet aboutit au point d’intersection des boulevards de la Madeleine et des Capucines, par la rue aux Ours, la rue Neuve-des-Petits-Champs, les boulevards des Italiens, Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Certes, dans les groupes parisiens, c’est là un des plus actifs, un des plus commerçans, un des mieux peuplés ; c’est précisément cela qui fait les écoles si défectueuses. En effet, s’il n’a pas été difficile de trouver de vastes terrains dans les quartiers excentriques, où la propriété n’a qu’une valeur très restreinte, il n’est point aisé de découvrir les emplacemens convenables pour une école dans cet immense écheveau de rues étroites, où les maisons à cinq et six étages sont si pressées qu’elles semblent empiéter les unes sur les autres : aussi a-t-on été obligé d’utiliser les locaux que la ville possédait, et ils sont affreux. Rue de la Lune, dans une maison de physionomie douteuse, on pousse une porte bâtarde, on gravit un escalier fermé d’une petite barrière, et l’on arrive à une école telle qu’il faut le génie de sœurs de Saint-Vincent de Paul pour en tirer parti. Rue du Sentier, grandes salles il est vrai, mais pas de cour, pas de jardin pour les enfans ; un préau sans lumière, qu’on est forcé de consacrer à une classe supplémentaire, car il y a plus d’écoliers que de places normales. Cour des Miracles, dans cette ancienne truanderie du moyen âge, où Louis XVI avait voulu établir le marché à la marée et aux salines, le spectacle est navrant ; il est vraiment cruel de retenir des enfans dans des conditions pareilles. La maison scolaire occupe tout le fond de la place : au rez-de-chaussée une salle d’asile, au second étage deux écoles, les garçons d’un côté, les filles de l’autre. La salle d’asile n’a pas de jardin, pas même une de ces petites cours de souffrance comme il en existe souvent à Paris entre les maisons mitoyennes ; dans un préau sans jour et sans lumière, infecté, malgré tous les soins imaginables, on réunit 150 enfans de deux à six ans. On a beau les débarbouiller constamment, ils sont toujours malpropres ; on dirait que cette vieille masure les salit d’elle-même. Les exercices qu’on leur fait faire, les mouvemens gymnastiques dont on cherche à les amuser, ne remplacent pas le jeu au grand air, qui est indispensable à des bambins de cet âge. Ils sont tristes, ils s’ennuient, ils s’endorment malgré eux dans la lourde atmosphère qui les oppresse. Il y a plus, le danger du séjour dans ce mauvais local se révèle parfois d’une façon redoutable. Un enfant a mal aux yeux, puis un second, puis un troisième, tout à coup une épidémie ophthalmique se déclare, et l’on ne voit plus que de pauvres petites paupières rouges et tuméfiées. On appelle un médecin, on le consulte ; il répond : « Démolissez votre salle d’asile et construisez-en une autre. » Comme ce sont là des remèdes qu’on ne trouve pas chez l’apothicaire du coin, les petits continuent à souffrir. Les écoles sont dans des conditions semblables. On gravit deux étages pour arriver à celle des filles, et quand on demande où jouent les enfans, on vous conduit dans un vaste grenier dont on a jeté les murs de refend par terre pour en faire une seule pièce, si grande maintenant, si disproportionnée, que le plancher a trop de volant, et qu’il s’effondrerait sur l’étage inférieur, si les enfans, toujours surveillés, n’étaient forcés de modérer leurs ébats. La directrice demeure dans la maison ; j’ai traversé son appartement, il y pleuvait. Il y a là un danger permanent dont il est temps de se préoccuper ; une telle école ne peut plus subsister dans Paris, elle est en contradiction flagrante avec les efforts généreux que l’on fait chaque jour pour développer l’enseignement primaire. Il faut tout simplement prendre cette laide Cour des Miracles et y créer un groupe scolaire modèle, qui est dû à un quartier très laborieux, très intéressant et dont les contributions s’élèvent à une somme considérable.

Les enfans reçoivent donc dans nos écoles, malgré l’état défectueux de quelques-unes d’entre elles, une instruction très sérieuse et vraiment bonne ; — je ne parle que de Paris, presque tout est à faire dans les départemens. Beaucoup n’en profitent pas encore : nous avons cité des chiffres ; il suffit du reste de parcourir certains arrondissemens, de voir les gamins jouer dans les rues, pour se convaincre que toutes les familles n’ont pas compris la nécessité de l’enseignement ; mais cet enseignement profite moins qu’on ne pourrait le croire à ceux qui l’ont recherché. Vers quatorze ou quinze ans, l’enfant quitte les classes et entre à l’atelier. D’autres objets sollicitent son attention, d’autres soucis l’occupent, et bien souvent, trop souvent, le bénéfice des années scolaires est anéanti, le souvenir s’efface, et de ce qu’on avait appris jadis il ne reste plus rien. Quelques-uns, plus perspicaces ou plus ambitieux que les autres, suivent les classes d’adultes, ouvertes le soir pour les ouvriers ; mais le cabaret et le reste ont tant de sollicitations qu’il faut presque admirer les jeunes gens qui, libres, ne désertent pas tout à fait l’école. Pourtant la ville de Paris ne marchande guère les encouragemens ; si elle a trouvé un écolier studieux et bon sujet, elle l’admet à l’école Chaptal, d’où il peut entrer à l’École centrale ou même à l’École polytechnique. Dans les deux cas, la ville n’abandonne pas son pupille ; conjointement avec le ministre de l’agriculture et du commerce ou le ministre de la guerre, elle lui fournit une bourse qui lui permet de sortir de ce long apprentissage gratuit avec le diplôme ou le grade d’ingénieur. Mercier écrivait de son temps : « Avec des nourrices, des gouvernantes, des précepteurs, des collèges et des couvens, certaines femmes ne s’aperçoivent presque pas qu’elles sont mères. » Mercier ne pouvait parler que des femmes riches ; que dirait-il aujourd’hui en voyant que Paris accepte, recherche cette délégation de maternité ? A l’enfant qui vient de naître, elle ouvre les crèches[9] et l’y garde jusqu’à l’âge de deux ans ; de deux à six ans, elle le prend dans ses salles d’asile ; de six ans à quatorze, elle lui donne l’enseignement dans ses écoles ; plus tard, elle peut l’initier à l’enseignement secondaire à Turgot, à Chaptal, à Rollin, et le suivre, en subvenant à ses besoins, sur les bancs des écoles supérieures. En réalité, on ne peut mieux faire.

Les maires de leur côté ne sont pas restés oisifs, ils se sont associés dans la mesure des ressources dont ils pouvaient disposer aux efforts accomplis par l’autorité dirigeante. Dans presque tous les arrondissemens, on est parvenu à créer, à l’aide de dons volontaires, une caisse des écoles. Cette institution, si elle est développée avec persistance, rendra de grands services. Grâce à elle, on pourra augmenter l’outillage scolaire et distribuer partout ces tableaux d’histoire naturelle élémentaire dont j’ai déjà parlé ; on pourra donner aux enfans des vêtemens, des chaussures et certains médicamens, tels que l’huile de foie de morue et le vin de quinquina, dont ils n’ont que trop besoin pour combattre leur débilité constitutive, et leur remettre, au lieu de livres de prix, des livrets de caisse d’épargne, qui seront un encouragement pour eux et pour leurs parens, on les fera soigner gratuitement lorsqu’ils seront malades, on arrivera même à leur ouvrir des carrières industrielles que la pauvreté leur interdit. Malheureusement, pour remplir la caisse, c’est à l’initiative individuelle qu’on s’adresse, — avec discrétion, afin de ne point l’effaroucher, car on sait qu’elle est volontiers récalcitrante. C’est là cependant une œuvre sérieuse et très bonne à laquelle il est généreux et opportun de s’associer ; il m’est pénible de dire qu’elle est accueillie avec indifférence, et que dans certains arrondissemens, malgré le dévoûment et l’appel réitéré des maires, elle ne produit pas ce qu’on est légitimement en droit d’attendre. Je prendrai pour exemple le VIIIe arrondissement, — je le connais spécialement, et je n’avance rien d’excessif en disant que c’est un des plus riches de Paris ; — en 1872, on n’y a récolté que 20,390 francs, offerts par 231 donateurs ; c’est fort médiocre et peu en rapport avec les grandes habitations des Champs-Elysées, du boulevard Haussmann, du boulevard Malesherbes et du faubourg Saint-Honoré.

Ce grand mouvement qui part de la direction de l’enseignement primaire, à la ville, qui est noblement encouragé par le conseil municipal et favorisé par les maires, atteindra-t-il son entier développement sans rencontrer d’obstacles ? Je voudrais pouvoir l’affirmer, mais nous avons vu poindre une question qui peut paralyser tant de beaux efforts. Beaucoup d’esprits sérieux veulent que l’instruction soit exclusivement laïque. Il ne faut pas se faire illusion, il ne s’agit pas seulement de rapporter la loi du 15 mars 1850 et de déposséder les congréganistes du droit d’enseigner ; on veut aller beaucoup plus loin, et supprimer de l’éducation tout ce qui a trait à la religion catholique, car l’enseignement laïque actuel comporte l’étude de l’histoire sainte et du catéchisme. Or je crois qu’à tous degrés l’enseignement doit être libre, parce que là liberté crée la concurrence, que la concurrence détermine l’émulation, et que l’émulation engendre le progrès. Tout corps privilégié s’endort fatalement dans ce qu’il appelle la tradition, c’est-à-dire dans la paresse, et ne produit plus ; on sasse, on ressasse, et l’on tourne dans le même cercle où les esprits les plus vifs ne tardent pas à s’étioler. Il est donc fort utile que l’université et le clergé se trouvent face à face, ne serait-ce que pour se réveiller mutuellement ; mais à un autre point de vue on peut être surpris que cette question ait été soulevée. Car il y a autant d’intolérance à empêcher un homme d’aller à la messe qu’à le forcer d’y aller. Ce qu’il y a d’inconcevable, c’est que ceux qui demandent l’enseignement exclusivement laïque se disent volontiers libres penseurs. La liberté est une ; on fait acte de libre pensée en croyant à une religion quelconque tout aussi bien qu’en ne croyant à rien du tout. On semble n’avoir jamais compris en France que la liberté est le droit qui appartient à chacun de se conduire selon ses inspirations intimes en se conformant aux lois. Décréter un enseignement spécialement laïque ou spécialement religieux, c’est commettre un attentat contre la liberté de conscience, la plus précieuse de toutes, car c’est elle qui forge l’homme pour le grand combat de la vie.


II. — L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.

L’enseignement secondaire ressemble en ce moment à certains malades : il subit une crise ; il en sortira vivifié, nous l’espérons. Si l’enseignement primaire est destiné à développer l’enfant, le but de l’enseignement secondaire est de former l’homme ; on peut reconnaître, sans être pessimiste, qu’il remplit fort mal sa tâche depuis longtemps déjà. Souvent on a essayé d’y introduire des modifications importantes ; il faut croire que l’on a fait fausse route, car les tentatives n’ont abouti à rien. Ce qui pèse sur l’enseignement secondaire, c’est un système, une tradition si lourde, qui paraît si imposante qu’elle neutralise tous les efforts. En effet, si dans ce siècle-ci on a pu créer l’enseignement primaire, qui n’existait réellement pas, on a reçu du passé une méthode d’enseignement secondaire qui avait fait merveille, qui a été aveuglément suivie, et qui est absolument insuffisante aujourd’hui.

Lorsque de 1806 à 1808 Napoléon reconstitua l’université, il n’y avait plus de corps enseignant en France ; les ordres religieux scolaires, détruits et dispersés par la révolution, n’avaient point été relevés ; on avait ouvert par-ci par-là de médiocres pensions libres où l’on apprenait quelques bribes de latin et de français. On se souvint alors que les pères jésuites avaient eu de grands succès dans l’enseignement pendant le XVIIIe siècle, et que tout ce qui avait eu une valeur quelconque était sorti de leurs mains. En effet, ils avaient excellé à faire ce qu’on appelait des sujets brillans, fils de la noblesse, de la finance, de la robe, de la bourgeoisie enrichie, qui, devant entrer fort jeunes dans le monde et parler de tout sans dire trop de sottises, effleuraient la surface des choses et n’approfondissaient rien. C’est aux jésuites qu’on doit les résumés, les conciones, les excerpta, les selectœ, qu’il suffit d’avoir lJus attentivement pour avoir l’air de savoir quelque chose : méthode tirès facile, mais décevante au premier chef, car elle est tout extérieure. Ce système d’éducation sembla une merveille dans un pays où le « pour paraître » du baron de Fœneste a toujours été le mot d’ordre le mieux obéi. Par ce moyen, les professeurs et les élèves trouvent leur besogne toute mâchée dans les livres et dans une série de dictionnaires qui excellent à résoudre les difficultés. Ce mode d’enseigner fut imposé à l’université ; il a prévalu, il prévaut encore. En définitive, c’est l’enseignement mécanique et machinal, qui substitue l’action de la mémoire à celle du raisonnement. La grammaire, la syntaxe, l’histoire, le grec, le latin, les sciences exactes même, tout fut « appris par cœur. » La mémoire, surchargée de mots, de règles abstraites, de phrases isolées, de faits dégagés des causes et des conséquences, compte sur elle-même et se fait défaut ; l’enfant auquel on n’a pas enseigné que toute éducation doit avoir pour principe trois termes corrélatifs qui sont attention, comparaison, raisonnement, l’enfant oublie à mesure qu’il apprend, et en général les élèves sortent du collège dans un état d’ignorance qu’on ne soupçonne pas, et que nous aurons à constater en parlant des examens du baccalauréat ès-lettres.

C’est là le vice fondamental de notre enseignement secondaire, il surmène la mémoire et ne développe ni l’esprit, ni l’intelligence. Aussi, au lieu de former des hommes ayant des notions générales et pouvant en tirer les conséquences logiques, il fait des savantasses qui ne savent rien et sont souvent incapables, deux ans après leur sortie des écoles, d’expliquer un vers de Virgile ou de citer une date d’histoire. Si la méthode générale est vicieuse, la méthode particulière appliquée à l’enseignement des différentes facultés que l’enfant doit s’approprier n’est pas meilleure ; est-il croyable que l’on apprenne encore la règle dite du que retranché, c’est-à-dire une règle en vertu de laquelle les Latins supprimaient un vocable qui n’existait pas dans leur langue ?

La conséquence du système adopté est assez singulière ; personne ne fait rien, ni l’élève, ni le maître d’étude, ni le professeur. On sait comment les choses se passent : pendant les classes, le professeur dicte les devoirs à faire et indique les leçons à apprendre ; pendant l’étude, les élèves apprennent leurs leçons et font leurs devoirs. Donc le professeur leur donne à travailler, le maître les regarde travailler, mais en réalité, sauf quelques honorables exceptions, personne ne les fait travailler, ce qui pourtant est le but suprême de l’enseignement. Ah ! combien la méthode usitée dans les écoles primaires est meilleure et plus féconde ! Au lieu de laisser l’enfant en présence d’une dictée maussade, de leçons dont il retient les mots sans en pénétrer le sens, de livres dont la vue seule l’ennuie, on cause avec lui, on l’interroge, on le met tout doucement sur la voie des réponses, on excite son jeune esprit à la recherche, au raisonnement, on le force, pour ainsi dire, à faire constamment des découvertes personnelles dont il est très fier, qui l’encouragent et lui prouvent qu’avec de la réflexion on parvient à dénouer bien des difficultés.

Il y a dans les apocryphes, au chapitre XLVIII de l’Êvangile de l’enfance, un passage qu’il est bon de citer, car il renferme une méthode complète d’enseignement. Jésus veut aller à l’école, on l’y conduit. « Quand le maître vit Jésus, il écrivit un alphabet et lui dit de prononcer Aleph ; quand il l’eut fait, il lui dit de prononcer Beth. Le seigneur Jésus lui dit : Dis-moi d’abord quelle est la signification d’Aleph, et alors je prononcerai Beth. » C’est là en effet l’élément même de l’instruction : expliquer à l’enfant ce qu’il est en train d’apprendre, et s’assurer qu’il a bien compris avant de passer à une autre démonstration. Pour parvenir à ce but, les classes, les études de nos lycées, devraient être des sortes de conférences où le professeur, le maître d’étude, les élèves, toujours en communication, en conversation, tiendraient sans cesse les esprits en alerte, et éclairciraient ensemble les points obscurs de toutes les matières enseignées. Loin de fatiguer les écoliers, on les reposerait de la crèche discipline, de l’uniformité de la vie de caserne, par ces exercices intellectuels combinés de manière à ne faire entrer dans la mémoire que ce qui aurait déjà passé par le raisonnement. Ce qu’un enfant a raisonné, il le retient, et plus tard, devenu homme, il s’en souvient encore.

Une autre cause a eu sur l’enseignement secondaire une influence désastreuse, c’est ce que l’on appelle le concours général. Tous les ans, les différens lycées de Paris envoient leurs élèves les plus forts à la Sorbonne ; là ils composent ensemble, et les plus habiles reçoivent des prix dans une cérémonie solennelle, publique, qui s’ouvre invariablement par un discours latin dont la rédaction est confiée à un professeur de rhétorique. L’origine de cet usage mérite d’être rapportée. Un ancien chanoine de Notre-Dame de Paris, nommé Louis Legendre, mort en 1733, fit donation au chapitre d’une somme dont la rente devait être employée à donner tous les quatre ans des prix aux écoliers auteurs des meilleures pièces de vers latins et français ; dans le cas où le chapitre n’accepterait pas, les cordeliers de Paris devaient lui être substitués. Le chapitre et les cordeliers refusèrent, et le testament fut attaqué par des collatéraux ; le parlement débouta ceux-ci et accorda la jouissance du legs à l’université, qui fut chargée d’exécuter les volontés du testateur. — Le procès avait duré longtemps, car la première distribution eut lieu le 23 août 1747 ; elle se renouvela sans interruption, excepté de 1794 à 1800. En 1793, chaque lauréat reçut une couronne de chêne et — un exemplaire de la constitution ! Depuis 1801, cette cérémonie s’est régulièrement continuée tous les ans. C’est la grande fête de l’enseignement secondaire, et c’est de là malheureusement que les maisons scolaires publiques ou privées tirent leur bonne ou leur mauvaise réputation. Les conséquences sont fort graves.

Plus une institution ou un lycée obtient de prix au concours général, plus il voit de familles lui confier d’enfans. Aussi ce n’est pas entre les élèves, c’est entre les chefs d’établissemens que le concours excite plus que de l’émulation ; les proviseurs de collège et les chefs de pension rivalisent de zèle, car pour les uns c’est une question de gloriole, pour les autres c’est une question d’argent. A cela, il n’y aurait pas grand mal, si, afin de parvenir à ces prix tant enviés, on ne négligeait absolument la masse des élèves pour ne s’occuper exclusivement que de ceux qui, par leur intelligence plus développée ou leur travail plus assidu, sont aptes à être couronnés par la main du ministre lui-même, au son de la musique, dans la grande salle de la Sorbonne. Dans une classe composée en moyenne de cinquante élèves, le professeur en soigne attentivement, en chauffe sept ou huit qui ont chance de réussir dans les compositions solennelles. « Aller au concours » est une locution qui revient incessamment dans le langage de tous les pédagogues de l’enseignement secondaire. Les autres élèves, pendant qu’on bourre leurs camarades favorisés de grec et de latin, lisent de mauvais romans[10]. Pour les maîtres de pensions particulières, avoir des prix au concours devient l’affaire vitale, et, plus encore que dans les collèges, tout y est sacrifié. L’âpreté au gain les surexcite à tel point qu’il n’est pas d’efforts dont ils ne soient capables, afin de pouvoir faire insérer des réclames retentissantes à la troisième page des grands journaux, où ils énumèrent complaisamment tous les succès que leurs élèves ont remportés. C’est pour eux une sorte de nécessite, ils y gagnent leur vie, et bien souvent y font fortune. Cette excessive ambition a du moins un bon côté qu’on ne soupçonne guère ; comme il faut que leur maison soit célèbre, du moins qu’elle ait meilleur renom que la maison voisine, ils ont des racoleurs qui sont aux aguets, voyagent en province et leur amènent des enfans intelligens, ouverts à l’étude, mais dont les parens ne sont pas assez riches pour acquitter le prix de la pension et les frais universitaires. Ces jeunes phénix sont reçus, élevés, instruits pour rien ; ils paient en prix et en accessits. Certes c’est un grand bienfait pour eux ; mais quel labeur, et à quelle existence sont-ils condamnés ! Pas de sortie le dimanche, pas de promenade le jeudi ; du grec, du latin, du latin, du grec, toujours et sans trêve ! Un jour, un de ces malheureux demandait à passer la fête de la Pentecôte dans sa famille ; on lui répondit : « Y pensez-vous ? Le concours approche ; sachez au moins reconnaître les sacrifices qu’on fait ici pour vous. » J’en ai connu plusieurs qui sont devenus célèbres et qui ne parlent de ce temps-là qu’avec horreur. Parfois cela tourne assez mal pour le chef d’institution. Une mère fort adroite et peu scrupuleuse avait fait entrer son fils au pair, — cela se dit ainsi, — dans un établissement privé ; l’enfant, dès la première année, obtint trois prix au concours général. La mère fit Mme de vouloir le placer dans une maison rivale, et elle joua si bien son rôle que le directeur lui constitua une pension annuelle de 1,200 fr. à la condition de ne pas retirer son fils.

On voit le résultat le plus clair du concours général ; l’instruction des neuf dixièmes des écoliers est outrageusement négligée au profit du très petit nombre qui peut augmenter la réputation ou la vogue d’un établissement scolaire ; mais qui oserait parler de le supprimer ? On peut affirmer que les 7,500 élèves qui suivent les cours de nos six grands lycées et du petit lycée de Vanves, que les 13,000 qui sont dans les pensions particulières et les 2,200 qui sont répandus dans les institutions relevant de l’autorité ecclésiastique, donnent un contingent studieux singulièrement restreint. Ceux-là seuls travaillent qui se destinent aux écoles spéciales, et encore ils se limitent strictement aux connaissances exigées par les examens. Les autres traînent une enfance oiseuse et pervertie sur les gradins des classes, où ils peuvent végéter à la condition de ne pas trop troubler la discipline. Quand l’âge d’avoir terminé leurs études aura sonné, ils apprendront par cœur un manuel de baccalauréat, afin de subir sans échec cette formalité aussi facile que superflue, puis ils entreront dans la vie, et Dieu seul peut savoir à quoi leur servira cet enseignement, dont ils n’auront retiré qu’un ennui qui a duré huit ans.

Plus d’une fois on a cherché à modifier les méthodes, à les rendre plus pratiques, plus vivantes, et à donner une sérieuse utilité au long apprentissage de l’enfance. Une tentative surtout est restée célèbre : c’est la fameuse bifurcation entreprise par M. Fortoul en 1852. Cet essai paraissait rationnel cependant et de nature à satisfaire aux exigences des différentes carrières qui s’ouvrent devant les jeunes gens au sortir du collège. Vers le milieu de leurs études scolaires, il leur était permis de bifurquer, c’est-à-dire de choisir la voie des lettres ou celle des sciences, en prévision de la fonction sociale qu’ils voulaient exercer plus tard. Rien n’était plus simple ni plus légitime, et il faut se reporter aux passions latentes de l’époque pour comprendre l’opposition presque générale que souleva cette mesure. On n’y alla pas de main morte, on accusa M. Fortoul d’avoir porté un coup mortel à l’université.

Loin de là, il la sauva peut-être, car à ce moment précis et très troublé de notre histoire elle était condamnée à disparaître. Les trois principaux acteurs du drame où se joua l’existence d’une des plus respectables institutions de notre pays sont morts, et l’on peut raconter des faits qui alors furent ignorés. Après le coup d’état du 2 décembre 1851, le comte de Montalembert fut un des premiers à se rallier à la politique nouvelle, et il eut de fréquens entretiens avec le président. Il obtint de lui que l’université, qu’il lui représentait comme un foyer d’opposition permanente, comme la pépinière où se recrutaient les adversaires de tout pouvoir régulier, serait supprimée, que les collèges même deviendraient des institutions particulières, et l’on devine le parti que pouvaient en tirer ceux qui se croient exclusivement appelés à diriger l’enseignement en vertu de l’axiome : ad eum qui régit christianam rempublicam, scholarum regimen pertinet. Jamais l’université n’avait couru un danger pareil, et l’on pouvait -croire que c’en était fait de cette vieille mère dont nous sommes tous les enfans. Le décret de confiscation des biens de la famille d’Orléans éloigna M. de Montalembert de Louis-Napoléon ; avec une grande habileté, M. Fortoul profita de cet incident. Il déclara, il prouva que l’université seule était en mesure de donner l’enseignement scientifique, vers lequel se portaient tous les esprits ; il démontra que, si on la supprimait, toutes les écoles spéciales allaient être bientôt désertes, au grand détriment de la jeunesse. Il invoqua le souvenir du premier empire, qui avait recréé l’université ; il proposa, comme moyen terme, la bifurcation, qui fut acceptée, et parlé fait il sauvegarda un ordre de choses si gravement en péril qu’il fallait « changer ou mourir, » — le mot a été dit. Les adversaires immédiats de l’université ont deviné ce qui s’était passé ; ils se sont mis en mesure de profiter d’une occurrence pareille, si jamais elle se représentait, et avec un succès croissant, que nul ne peut nier, ils donnent l’enseignement spécial qui ouvre l’entrée de nos grandes écoles scientifiques.

M. Fortoul fit plus. La loi de 1850 avait singulièrement amoindri l’influence de l’université en détruisant les académies de province pour constituer un rectorat départemental dont les 89 titulaires n’avaient qu’une importance administrative presque infime. Par la loi de 1854, il rétablit 16 académies provinciales et en plaça les recteurs dans une situation élevée qui leur permit de marcher de pair avec les autres agens supérieurs de l’autorité. Les préfets, les procureurs-généraux, les évêques, se plaignirent ; le ministre ne se laissa pas émouvoir, et maintint la haute position qu’il avait faite aux fonctionnaires qui représentaient l’université. On accusa M. Fortoul d’avoir porté préjudice à ces lettres classiques qui jusqu’à présent sont le fond même de l’éducation française ; je voudrais que ceux qui témoignent ainsi contre lui pussent lire l’Instruction générale sur l’exécution du plan d’étude des lycées du 15 novembre 1854. C’est un cours complet de pédagogie, à la rédaction duquel ont contribué les plus hauts personnages de l’enseignement ; si cette instruction avait été suivie, les humanités et les sciences n’auraient plus rien laissé à désirer.

Aujourd’hui, avec d’autres formules et par d’autres moyens, le ministre de l’instruction publique reprend les idées de M. Fortoul. J’ai bien peur que la circulaire du 27 septembre 1872 n’ait le sort de l’instruction du 15 novembre 1854. Il faut peut-être une nouvelle génération pour qu’une révolution sérieuse et féconde soit accomplie dans l’enseignement secondaire. Cette circulaire a soulevé bien des animosités. Dès qu’elle eut paru, un évêque qui doit beaucoup à ses succès pédagogiques déclara dans une lettre publique qu’il fallait a n’en tenir aucun compte. » Il y a là un désarroi, je le répète, dont l’enseignement a cruellement à souffrir et qui, pendant de longues années, peut lui causer un mal irréparable. Il est inutile d’analyser cette circulaire ; elle est connue, tous les journaux s’en sont occupés, et la tribune de l’assemblée en a violemment retenti. Elle poursuit le but que M. Fortoul avait tenté de toucher ; elle ne laisse pas aux élèves la liberté de bifurquer, mais, en décidant que nul ne pourra passer d’une classe inférieure dans une classe supérieure sans avoir subi un examen d’aptitude, elle arrive naturellement au même résultat, car l’effet de cette mesure, si toutefois elle est appliquée, — ce qui est douteux, — sera de rejeter hors des humanités les enfans pour lesquels elles n’ont point d’attrait et de les pousser vers les sciences, où peut-être ils rencontreront une voie qu’ils chercheraient en vain ailleurs. De ceci, on n’a trop rien dit, peut-être parce qu’on n’a pas vu jusqu’où s’étendaient les conséquences des prémisses ; mais la circulaire supprime les vers latins, et il n’y a pas assez d’anathèmes contre le ministre qui ose porter la main sur l’arche sainte, en débarrassant les écoliers d’un exercice purement mécanique et fastidieux. On n’a point ménagé les expressions, on a parlé de « la ruine des humanités et du renversement de la haute éducation intellectuelle en France : » ce n’est que puéril ; le sort du pays n’est compromis en rien parce que des enfans ne feront plus de vers latins boiteux et inintelligibles.

Loin de trouver cette circulaire trop radicale, quelques réformateurs ont estimé qu’elle était trop timide, qu’elle ne va pas jusqu’au but, et qu’au moment de l’atteindre elle hésite, se détourne et s’arrête. En effet, elle passe devant le discours latin, mais elle n’ose pas le renverser, et cependant elle laisse deviner ce qu’elle en pense. On dit que c’est se payer de mots, et qu’en réalité le discours latin, qui pouvait avoir sa raison d’être au siècle dernier à cause des vieux usages universitaires si longtemps conservés pour les examens, n’a plus rien à faire de notre temps ; on dit encore qu’il soumet l’élève à une sorte de casse-tête chinois sans profit, et que le dernier des portefaix romains de l’époque césarienne se pâmerait de rire en écoutant nos meilleures phrases latines. Sans être aussi absolu, on peut reconnaître que de nos jours il est bien difficile de parler latin. En effet, si le discours reproduit des idées modernes, on ne peut le faire raisonnablement, par l’excellente raison que les vocables font défaut[11], puisqu’il exprime des pensées, des considérations, des découvertes scientifiques que l’antiquité n’a point connues ; si au contraire le discours porte sur des idées anciennes, c’est nous qui sommes pris au dépourvu, car ces idées ne sont pas nôtres, nous ne pouvons nous en pénétrer, ni même nous les assimiler, par suite d’un fait dont on ne semble tenir aucun compte, à savoir que le christianisme a modifié la morale, la philosophie, la logique, c’est-à-dire la manière d’être de l’entendement humain. Aussi les métaphores imaginées par les élèves ne sont plus qu’une sorte de jeu d’esprit ; la télégraphie électrique devient « le fil forgé par Vulcain, tendu par Iris, sur lequel glisse la foudre, enfin domptée et obéissante, » et la montre est « l’aiguille intelligente qui répète les pulsations du cœur de Chronos. » Il est probable que l’université elle-même finira par renoncer à ce vieil usage ; tôt ou tard on reconnaîtra que, si la translation du français en latin est indispensable pour fixer dans l’esprit de l’enfant l’économie de certaines règles grammaticales, c’est la translation du latin en français qui doit être l’occupation principale de l’écolier, car elle tiendra son esprit éveillé, lui apprendra des faits qu’il ignore et lui révélera des idées qu’il ne connaît pas.

Notre enseignement secondaire a un défaut matériel qu’il faut signaler, car il en reçoit un préjudice grave : je veux parler de l’agglomération. 700 ou 800 élèves et plus dans un seul collège, c’est beaucoup trop. La vie a beau être réglée comme celle d’un couvent, les maîtres ont beau se promener pendant la récréation au milieu de ces cours si tristes, si dénudées, entourées de hautes murailles à fenêtres grillées qui évoquent l’idée de prison, le veilleur a beau parcourir la nuit les dortoirs où 60 enfans sont réunis ; tout souffre d’un tel encombrement, l’émulation, la discipline, la morale. Sans insister sur des périls qui ne sont que trop réels, on peut affirmer que ce serait un grand bienfait pour les élèves admis à l’enseignement secondaire, s’ils étaient dispersés dans des maisons ne contenant pas plus de 50 écoliers, dont il serait facile de surveiller la conduite et de diriger le travail, ce qui est impossible avec la population de nos lycées. Je prendrai pour exemple le plus célèbre de nos collèges, Louis-le-Grand, qu’aujourd’hui on nomme le lycée Descartes. Il y a 29 classes quotidiennes pour 1,179 élèves, dont 527 internes ; il est inadmissible que 29 professeurs, quels que soient leur mérite et leur bon vouloir, puissent donner un enseignement suffisant à près de 1,200 enfans. Pour sa part, le collège n’a rien négligé ; les dortoirs sont très aérés, les quartiers bien disposés ; l’infirmerie est un modèle de propreté, le gymnase couvert est outillé presque avec luxe, la nourriture est plus qu’abondante, le recrutement des maîtres d’étude a lieu dans des conditions irréprochables ; mais tout cela ne fait pas qu’un seul homme puisse s’employer utilement auprès d’un nombre trop considérable d’élèves[12].

On ne peut bien pénétrer les résultats du système d’études suivi jusqu’à ce jour qu’en assistant aux examens du baccalauréat ès-lettres. L’enseignement secondaire s’y montre dans toute sa stérilité. Ce n’est pas sans émotion que j’ai vu des hommes du plus sérieux mérite, professeurs en Sorbonne, membres de l’Institut, perdre un temps précieux, qu’ils emploieraient si bien ailleurs, à interroger des enfans ahuris qui semblent même ne pas savoir ce qu’on leur demande. Dans cette petite salle si humble, si terne, j’ai vu défiler ces jeunes gens « qui ont, dit-on, fini leurs études, » et qui semblaient ne pas les avoir commencées. Les matières de l’examen ne sont pas bien compliquées cependant : quelques fragmens de latin et de grec, quelques auteurs français, qui sont toujours Corneille, Boileau, Racine, La Fontaine et Molière, un peu de philosophie, quelques mots d’histoire et de géographie, des mathématiques, assez pour prouver qu’on sait compter. L’histoire est limitée à celle de la France et ne commence qu’à Louis XIV, de sorte que, si l’on demande à l’un de ces enfans quel est le roi qui eut l’honneur d’avoir Sully pour ministre, il peut refuser de répondre, car la question est en dehors du programme fixé par un règlement.

J’ai vu le doyen des lettres françaises, un vieillard dont la vie entière a été consacrée au travail et qui retrouve chaque jour une vigueur nouvelle dans le culte des grandes choses de l’esprit, faire des efforts inimaginables, multiplier les questions, aider les candidats, les encourager, les « souffler » lui-même, sans réussir à tirer d’eux une réponse passable. J’ai appris là, dans la même journée, bien des choses que j’ignorais, par exemple que, dans la conquête de la toison d’or, Jason fut aidé par Andromède, qu’Amphitryon est une pièce de Racine, et que le Lutrin est une comédie de La Fontaine ; je sais maintenant que le vers de l’Art poétique d’Horace, ne… vertatur Cadmus in anguem, signifie que Cadmus ne doit pas être changé en poisson !

Faut-il plaindre ou blâmer ces jeunes gens ? Il faut les excuser, car ils apportent là le fruit des méthodes d’enseignement qui les ont fatigués sans les instruire. On les reçoit néanmoins malgré leur médiocrité en toutes choses et leur flagrante ignorance, d’abord parce que l’examen de bachelier ès-lettres n’est qu’une simple formalité qui équivaut à un certificat d’études, et qui n’ouvre la porte d’aucune carrière, — ensuite parce qu’aujourd’hui la loi militaire. les talonne, que le régiment va les prendre, les éloigner de tout travail intellectuel, qu’ils sont arrivés à la limite d’âge fixée pour les débuts du service, qu’il faut leur assurer le bénéfice du volontariat d’un an, et qu’en présence de ces motifs, qui se fortifient l’un par l’autre, les examinateurs ont une indulgence excessive.

Il me semble que cet examen de bachelier ès-lettres, qui met fin à l’enseignement secondaire, est bien mal combiné ; il n’est pas à détruire, il est à modifier. Tout le monde paraît d’accord aujourd’hui pour reconnaître que, si l’étude des langues mortes, — des langues immortelles, comme on les a nommées, — est excellente, celle des langues vivantes est indispensable, et qu’elle doit occuper une place importante dans l’instruction de la jeunesse. On a déjà commencé à les introduire dans nos lycées ; mais ce n’est là encore qu’un germe qui recevra certainement plus tard le développement qui lui est nécessaire. Je voudrais que le baccalauréat fût divisé en deux examens parfaitement distincts et indépendans l’un de l’autre. L’enfant reste en moyenne pendant huit ans au collège. Six années suffisent amplement pour lui faire apprendre ce qu’il doit savoir de grec, de latin et d’histoire, surtout si l’on consent à diminuer le nombre des jours de congé, qui est excessif, car il dépasse celui des jours de travail : anomalie singulière qui s’explique par cette considération assez médiocre et peu avouée, que, pendant que l’élève n’est pas au lycée ou à la pension, son entretien et sa nourriture sont à la charge de sa famille. Au bout de six ans, vers la seizième année, l’écolier passerait un premier examen portant sur les matières des humanités, et à dix-huit ans il aurait à subir une seconde épreuve, qui constaterait sa force en histoire naturelle, dans les langues vivantes et en géographie. J’insiste sur les langues, qui sont un instrument de travail et d’avenir rigoureusement nécessaire à notre époque ; nous les avons toujours trop négligées, négligées à ce point que nous possédons l’Algérie depuis quarante ans, que c’est là malheureusement notre école de guerre, que tous nos officiers y séjournent à tour de rôle, et qu’on n’a pas encore eu l’idée d’installer un cours de langue arabe à l’école militaire de Saint-Cyr.

Ce n’est pas seulement aux examens de la Sorbonne que l’on peut apprécier les résultats de notre enseignement secondaire ; cet arbre de la science, tel que nous le cultivons, a eu des fruits amers. Il n’y a qu’à voir le degré d’instruction et les goûts des « classes éclairées » qui ont passé par les collèges ou par des institutions analogues pour s’en convaincre et devenir modeste. Il y a longtemps qu’un homme d’un grand bon sens et de beaucoup d’esprit, Edouard Thouvenel, me disait avec tristesse : « Le succès d’Orphée aux enfers me fait douter de l’avenir de la France. » Il avait raison ; répudier l’amour du beau, se complaire au médiocre, rechercher l’amusant, rire de tout, ne croire à rien, c’est entrer dans la voie au bout de laquelle il n’y a pas de salut.

III. — L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR.

Il en est de l’enseignement comme de la distribution des eaux en agriculture. Il est bon de faire des canaux d’irrigation dans les prairies, il est utile de protéger la pente du ruisseau, mais il est indispensable d’entretenir avec un soin spécial la source qui surgit en haut de la montagne, car c’est d’elle que vient toute fécondité : si on la néglige, elle s’oblitère et se tarit ; les terrains traversés par le ruisselet deviendront stériles, la prairie ne sera plus qu’un marécage. — La source, c’est l’enseignement supérieur ; on n’a d’élèves qu’à la condition d’avoir des professeurs. Ce ne sont pas les grandes institutions qui nous manquent ; nos facultés sont nombreuses et les établissemens scientifiques ne nous font pas défaut : faculté de théologie, faculté des lettres, faculté des sciences en Sorbonne faculté de droit, faculté de médecine, École supérieure de pharmacie École pratique des hautes études, Collège de France, Muséum d’histoire naturelle, École de langues orientales vivantes, École des chartes, École des mines, École des ponts et chaussées, École de médecine et de pharmacie militaires, École polytechnique, École normale supérieure, d’où sortent les professeurs des enseignemens littéraire et scientifique. C’est complet, et il y a là de quoi féconder le cerveau de la France, afin qu’il puisse agir sur le corps tout entier. Il est triste d’avouer que, dans cette douloureuse question de l’instruction publique, plus on s’élève, plus on est exposé aux désillusions. L’enseignement primaire à Paris est très bon, l’enseignement secondaire est médiocre, l’enseignement supérieur s’engourdit progressivement, il paraît atteint d’anémie ; il meurt de pauvreté. Les hommes d’élite semblent l’abandonner, l’argent lui manque ; il ne vit plus que d’expédiens.

Il a été brillant jadis, sous la restauration, pendant les premières années de la dynastie de juillet ; il a fait parler de lui ; il a réuni autour de ses chaires les intelligences du pays et les savans étrangers. Certaines voix parties de la Sorbonne, du Collège de France, de l’École de médecine, ont éveillé des échos jusqu’au bout du monde ; quel vent mauvais a donc desséché cette moisson superbe ? La politique, qui s’est infiltrée dans l’enseignement, l’a pénétré, l’a vicié en son principe même, et lui a enlevé le caractère d’utilité générale, quoique abstraite, qu’il doit toujours conserver sous peine de s’altérer et de périr. A qui la faute ? Je n’hésite pas à répondre : aux professeurs qui de leur chaire ont absolument voulu faire une tribune au pied de laquelle les partis adverses se donnaient rendez-vous pour applaudir ou pour siffler, et bien souvent, — je l’ai vu jadis, — pour échanger des injures qui le lendemain amenaient des rencontres meurtrières. Les gouvernemens, qui après tout sont dans leur droit de légitime défense en ne voulant pas se laisser renverser, ont réagi avec excès en sens contraire. Bien des hommes de haut mérite, dont la place était indiquée, n’ont point été appelés à l’enseignement supérieur parce que l’on se méfiait d’eux. Tout individu suspect, quelle que fût du reste sa capacité personnelle, se vit éloigné des cours. Les élèves ou, pour mieux dire, les auditeurs ont regimbé, et ils ont sifflé a priori des professeurs de la valeur de Sainte-Beuve ; la jeunesse ne voulait accepter que les adversaires du pouvoir, et le pouvoir se refusait à les admettre. On a pris un moyen terme, qui n’a satisfait personne et dont l’enseignement surtout a pâti : on a choisi des hommes neutres, effacés, qui n’inspiraient ni crainte aux uns, ni enthousiasme aux autres. L’indifférence générale leur a répondu. Le dernier effort libéral de la part du gouvernement a été fait en faveur de M. Renan, qu’il y avait un certain courage à installer dans une chaire du Collège de France. Une phrase anodine en elle-même, mais hétérodoxe en son essence, commentée, grossie, amplifiée outre mesure, souleva l’exaspération de tout le parti religieux. Le professeur de langue hébraïque paya pour l’auteur de la Vie de Jésus : il avait fait une maladresse inutile, on commit un abus de pouvoir peu généreux ; personne n’y a gagné, et les auditeurs studieux ont perdu un cours qui eût été très remarquable et très intéressant.

Pour éviter qu’on ne leur imposât des professeurs dont les doctrines leur eussent été hostiles, les gouvernemens ont renoncé à la voie des concours et se sont réservé le droit de nommer péremptoirement aux chaires vacantes, de sorte que les candidats à ces hautes fonctions de l’enseignement ont plutôt cherché, pour parvenir à leur but, à se créer des relations influentes qu’à augmenter la somme de leur savoir, et cela n’a pas peu contribué à empêcher les hautes études de s’élever au-dessus d’une moyenne insuffisante. Cependant, si le concours est mauvais et périlleux pour l’enseignement secondaire, qui avant tout doit façonner la masse des écoliers, il est excellent lorsqu’il s’agit de déterminer une sélection parmi les chefs de l’enseignement supérieur, car il force au travail, il donne par la publicité du débat une émulation très vive, et il arrive à ce résultat inappréciable de faire surgir les individualités : aussi je crois que l’on fera bien d’y revenir. La Sorbonne, le Collège de France, les facultés en général sont affaissées et comme somnolentes ; le rétablissement du concours pour les chaires réveillerait bien du monde et donnerait un coup de fouet salutaire à plus d’une ambition ; mais ce serait à cette condition expresse, que toute politique serait absolument bannie du cours sous peine d’interdiction immédiate, car elle n’a rien à y faire, et ne peut qu’y créer des dangers sans compensation.

La politique a eu également sur le recrutement des professeurs une influence prépondérante ; la gloire de M. Cousin et de M. Guizot, la fortune parlementaire de M. Royer-Collard et de M. Villemain, étaient faites pour tenter bien des hommes qui, parce qu’ils ont eu quelques prix au grand concours et qu’ils ont passé trois ans à l’École normale, se croient volontiers aptes et destinés à gouverner le monde. Cette idée n’a rien d’excessif chez des jeunes gens qui par les succès qu’ils ont obtenus ont prouvé une supériorité sérieuse sur leurs condisciples, et elle est naturelle en France, où, tout en reconnaissant qu’il faut un apprentissage pour être maçon ou cordonnier, on admet qu’il n’est besoin d’aucune éducation préalable pour être un homme politique. Une telle ambition, qui n’a rien que de légitime, éloigne de la carrière pédagogique ceux qui auraient pu y rendre des services signalés. Tout ce qui se sentait ou se croyait une valeur quelconque, tout ce qui se trouvait mal à l’aise dans les liens étroits de la direction administrative se jeta dans le journalisme, dans la politique militante, et l’enseignement ne garda que les esprits les moins aventureux. Nous y avons gagné des écrivains de talent, des polémistes remarquables, et en lisant leurs œuvres la jeunesse regrette peut-être de n’avoir pas été dirigée par eux. Ceux qui ont résisté aux tentations de cette sorte sont entrés dans la route tracée ; ils s’y sont engagés avec résignation, cherchant dans le culte des lettres, dans les joies intimes et profondes qu’on y trouve, une compensation au désagréable métier, ingrat entre tous et mal rétribué, qu’ils sont obligés de faire, à moins que, pris de dégoût à leur tour pour une carrière qui a toutes les déceptions, ils n’aient ouvert sur une place fréquentée une boutique où l’on débite des boîtes de croquets, ornées d’une étiquette où l’on peut lire : X…, ancien élève de l’École normale supérieure, section des sciences.

Les cours du Collège de France ne conduisent à rien celui qui les écoute. Entre qui veut ; il n’y a point d’inscriptions préalables, et, comme ces cours ne servent à l’obtention d’aucun diplôme, ils sont fort peu suivis par la jeunesse studieuse ; les auditeurs sont en général des oisifs, quelques femmes, quelques rares personnes ayant conservé le goût des choses de l’esprit. On y a remarqué un fait déjà observé pour les bibliothèques publiques : quand il fait mauvais temps, l’auditoire est plus nombreux, car les passans sont venus se mettre à l’abri. Il faut retenir ce personnel mobile et chez qui la futilité domine ; on tâche alors de rendre la leçon « amusante, » on multiplie les anecdotes, et ces cours, qui devraient toujours se tenir sur les hauteurs voisines de l’abstraction, finissent par devenir ce que les Anglais appellent des « lectures » et ressemblent à d’agréables causeries dont un seul interlocuteur tiendrait le dé. Il n’y a pas à morigéner les professeurs, ni à les rappeler à la grandeur très réelle de leur mission : ils savent à quoi s’en tenir à cet égard ; mais, pour ne pas voir leur amphithéâtre absolument désert, ils ont été forcés d’abaisser successivement le degré de leur enseignement, afin de se mettre au niveau du public qui les écoute. L’étude des sciences mathématiques n’attire qu’un nombre d’étudians bien restreint, car elle n’ouvre aucune voie aboutissant à une carrière certaine : cela se comprend ; tous les jeunes gens qui se sentent des aptitudes spéciales sont accaparés par l’École polytechnique.

Dans les facultés qui délivrent des diplômes pour la licence et le doctorat, il y a un empressement nécessité par les exigences mêmes de la carrière choisie ; il est impossible de déterminer le nombre des auditeurs que mille circonstances étrangères aux études font incessamment varier, mais on connaît le nombre des élèves inscrits, qui s’est élevé en 1868 au chiffre de 25 pour la théologie, de 1,480 pour les sciences, de 2,566 pour les lettres, de 2,657 pour le droit et de 2,928 pour la médecine, ce qui donne un total de 9,650 jeunes gens se destinant à passer des examens. — Si, pour enseigner les lettres, il n’est besoin que d’une chaire et de quelques bancs, s’il suffit, à cet ameublement rudimentaire, d’ajouter un tableau noir pour démontrer des problèmes de mathématiques, il n’en est plus de même dès qu’on touche à ces grandes sciences qui ont pour but de pénétrer, de révéler les secrets de la nature, et qui chaque jour, aidées par la méthode expérimentale, font des découvertes nouvelles. La chimie, la physique, la physiologie, l’histoire naturelle, demandent un grand attirail, et sous peine d’être réduites à l’état de théorie platonique, inutile et décevante, doivent posséder des laboratoires, des instrumens, des matières à expérience, des collections, en un mot un outillage particulier et fort dispendieux. Quand au commencement de ce siècle on a organisé à Paris la plupart de ces instituts de haut enseignement, l’appareil de la science était fort modeste ; il en est de cela comme du rouet de nos grand’mères, qui est devenu l’énorme machine à filer que l’on sait. Si Lavoisier revenait aujourd’hui, reconnaîtrait-il dans la chimie, telle qu’elle est professée à cette heure, la science qu’il a fondée avant de mourir ?

C’est en étudiant l’École de médecine et le Muséum d’histoire naturelle qu’on détermine avec le plus d’évidence le mal dont souffre, l’enseignement supérieur ; on reconnaît qu’il est non pas neutralisé, mais étrangement amoindri par sa pauvreté excessive. Là où il faudrait de vastes salles, de grandes galeries, des laboratoires spacieux, nous trouvons des chambrettes sans jour et radicalement insuffisantes. Sauf le grand amphithéâtre, tout est à reconstruire à l’École de médecine ; la place est tellement mesurée, qu’on passe des thèses et qu’on fait des cours dans le cabinet du doyen. Entrons à la bibliothèque : elle est fort riche et possède plus de 40,000 volumes ; mais elle ne les renferme pas, car on ne saurait où les y mettre. Dans des chambres voisines de la salle de lecture, qui est trop basse et où l’on n’y voit goutte, on a mis des casiers les uns près des autres, laissant à peine entre eux un espace suffisant pour livrer passage au bibliothécaire. Il me semblait revoir les magasins du mont-de-piété : les volumes ont été fourrés partout où l’on a pu les caser ; il y en a derrière les portes, il y en a devant les fenêtres. Ce n’est pas tout, on a été obligé de faire cinq dépôts extérieurs : chez le conservateur, dans des greniers, dans un ancien bûcher. Où placera-t-on la partie de la très intéressante bibliothèque du docteur Daremberg qui doit revenir à l’école ? On se le demande avec inquiétude, car nulle réponse raisonnable n’a encore été formulée.

La chimie joue un rôle considérable dans la thérapeutique actuelle, elle est indispensable aux médecins, et notre École de médecine, qui a eu si grande réputation dans le monde savant il y a une quarantaine d’années, devrait être à cet égard organisée de main de maître ; c’était le vœu de tous les intéressés, des élèves, des professeurs, des ministres. Pas de place, pas d’argent ! Au petit laboratoire où Orfila a distillé tant de poisons, on a annexé une grande chambre où brûlent les fourneaux à gaz, où les cornues sont suspendues aux murailles, où les baguettes de verre brillent sur les tables. Cela est suffisant pour faire des expérimentations à huis-clos, mais ce n’est point ainsi qu’il faut procéder dans l’enseignement. Préparer une expérience dans le laboratoire et l’apporter aux élèves comme preuve d’une démonstration théorique, c’est pour ainsi dire faire un tour de passe-passe ; les étudians doivent suivre toutes les phases de l’expérience, et, s’ils peuvent y mettre la main, cela ne vaudra que mieux, car on accordera que la manipulation chimique est, dans bien des cas, d’une importance exceptionnelle. Le laboratoire d’une école de médecine sérieuse doit se composer de trois parties parfaitement distinctes, quoique concourant au même but : un laboratoire pour les commençans, dans lequel le professeur expérimente en leur présence, — un laboratoire pour les élèves plus avancés, où ils font eux-mêmes les manipulations, enfin un laboratoire de recherches réservé au professeur et à ses préparateurs, qui y trouvent le recueillement nécessaire pour opérer les découvertes dont les nations s’enrichissent. Dans l’état actuel des choses, on montre bien plus le résultat de l’expérience que l’expérience elle-même aux étudians entassés dans un amphithéâtre dont le dernier gradin touche presque le plafond. J’ai fort mal cherché le laboratoire de physique sans doute, car je ne l’ai point trouvé. La moitié de la collection très complète de tous les instrumens de chirurgie inventés en France est dans des tiroirs, faute de place. On a mis où on a pu des pièces pathologiques, des animaux empaillés, quelques-uns dans une sorte de musée, d’autres dans des couloirs ; j’en ai vu le long des murs d’un escalier de service. Telle est notre école théorique de médecine, où 3,000 jeunes gens environ se pressent chaque jour.

Quant à l’école pratique, c’est un charnier. Établie sur une petite portion de l’ancien couvent des cordeliers, elle s’ouvre sur la rue de l’École-de-Médecine et s’étend jusqu’aux Cliniques, dont elle est mitoyenne. La chapelle a été utilisée tant bien que mal, et on y a installé un musée pathologique extrêmement intéressant, mais où les objets sont tellement entassés qu’ils échappent forcément à l’observation. Dans une cour qui n’est pas plus ample qu’il ne faut, on a construit des pavillons destinés aux nécropsies et aux dissections ; sur les tables, les cadavres en décomposition ou conservés à l’aide d’injections d’acide phénique répandent une épouvantable odeur qui empoisonne le quartier, et va souvent troubler jusque sur leur lit de souffrance les malades couchés dans l’hôpital voisin. Mettre un tel établissement, particulièrement insalubre, dans une rue très populeuse, au milieu d’un groupe de maisons qui le dominent et qu’il infecte, c’est une idée tellement singulière qu’elle est inexplicable. Deux ou trois professeurs ont là leurs laboratoires de physiologie, dont l’un est situé au second étage ; on peut se figurer ce que c’est que le transport des cadavres et des débris humains dans des conditions pareilles. Ces inconvéniens ne sont ignorés de personne ; tout le monde sait qu’un laboratoire de physiologie doit être de plain-pied avec le sol, orienté au nord, muni de larges fenêtres et ventilé à outrance. Soit, mais lorsqu’on n’a pas de place pour mettre une salle au rez-de-chaussée, on la construit sur une autre ; où la superficie fait défaut, on a recours à la superposition. Dans ces sortes d’endroits où la décomposition rapide offre le double danger de nuire à la santé publique et de paralyser les études des élèves, il est utile d’obtenir une atmosphère froide, maintenue, autant que possible, à une température invariable. L’agent réfrigérant par excellence, c’est la glace. Il n’est pas un laboratoire de physiologie d’outre-Rhin qui n’ait une ou plusieurs glacières ? je ne vois rien de semblable à notre école de médecine pratique, et, quand même on voudrait y organiser une glacière, je cherche en vain où l’on pourrait la mettre.

Le Muséum d’histoire naturelle est plus à plaindre encore ; il est littéralement paralysé, et, dans les conditions qu’il est obligé de subir, il ne végète même plus, il meurt. Ici nous avons, pour nous guider, un document officiel de la plus haute importance. C’est la collection des Procès-verbaux de la commission chargée d’étudier l’organisation du Muséum d’histoire naturelle. Cette commission, instituée par M. Rouland, ministre de l’instruction publique, en vertu d’un arrêté du 21 mai 1858, était composée de personnages compétens, choisis dans les sciences, dans le haut enseignement et dans les grands corps de l’état. Tout ce qui a été constaté alors dans ces pages douloureuses existe encore à l’heure qu’il est ; il est facile d’aller s’en assurer. Dans la salle des pachydermes, le local est tellement humide qu’en hiver il est nécessaire d’éponger les animaux empaillés tous les matins ; les madrépores sont placés dans un ancien couloir, au printemps et en automne l’eau ruisselle sur les vitres des armoires qui les contiennent ; dans un cabinet situé sous les combles et où l’on est forcé de remiser des réserves et des parties de collection, il pleut en hiver et l’on suffoque en été ; « la conservation des objets est impossible dans un pareil milieu. »

En 1851, l’assemblée nationale, en voie d’économie, supprime 35,000 francs sur la subvention du Muséum ; l’alcool coûtait cette année-là plus cher que d’habitude, on ne peut en acheter ; les collections en bocaux se perdent, deviennent inutiles, et ne servent plus qu’à encombrer les rayons des casiers. La ménagerie des reptiles est moins bien disposée que les baraques foraines où l’on montre des serpens : tous les boas y meurent promptement, atteints par le croup, maladie qui paraît inhérente au local qui leur est affecté, car on ne la rencontre pas dans les établissemens zoologiques de l’étranger ; l’espace réservé aux animaux y est tellement restreint qu’ils ne peuvent atteindre leur développement normal. Partout il en est ainsi. « La commission, avant de quitter ces locaux, croit devoir en constater l’insuffisance et le délabrement. Les planchers et plafonds ont fléchi, des infiltrations pluviales tachent et détériorent les murs. Les employés et les collections sont également à l’étroit. » Dans la salle de l’herbier général, en hiver, la toiture vitrée laisse pénétrer la neige, qui alors couvre les tables de travail ; 100,000 espèces de plantes sont renfermées dans 2,336 cases ; il n’existe ni inventaire ni catalogue. La bibliothèque a vu en 1848 son budget de 10,000 francs réduit à 7,500 francs ; cette somme misérable doit suffire aux achats et à la reliure. Quant aux cultures, on jugera du travail surhumain qu’elles exigent : aux en, virons de Paris, un hectare maraîcher occupe quotidiennement six ouvriers ; le Muséum est tellement pauvre que pour la même étendue de terrain il ne peut employer que trois hommes, payés de 2 francs à 3 francs par tête. Pour le service des serres, le budget des achats est de 600 francs par an ; il n’est donc pas étonnant que nos collections soient singulièrement dépassées par celles des industriels qui font métier de vendre des plantes rares. Ces cages vitrées, si vastes qu’elles soient, ne sont pas assez élevées ; on a été forcé d’étêter des palmiers qui, avant d’avoir atteint leur taille normale, allaient défoncer les vitrages supérieurs ; les fougères sont grillées par le soleil ou déformées par la pression contre la toiture. Les appareils de chauffage sont bons, « mais ces appareils quadrangulaires, placés au-dessous du niveau du sol, en sont isolés, des deux côtés seulement, par une tranchée si étroite, que l’on conçoit malaisément d’abord comment un homme peut s’y introduire, et moins encore comment il peut s’y mouvoir. Le remaniement de ces réduits serait un acte d’humanité. » Tous les professeurs, interrogés les uns après les autres, répondent invariablement : ce qui manque au Muséum, c’est de la place et de l’argent ; si l’on ne vient sérieusement à son secours, il périt.

Une nouvelle commission, instituée en 1863, reproduit dans des termes moins accentués toutes les observations présentées dans le rapport de 1859 ; rien n’était changé, rien n’est changé. On éponge encore les pachydermes empaillés ; l’eau tombe encore du plafond, coule le long des murailles, suinte sur le plancher. Cependant on a acheté de l’alcool : en parcourant les salles en décembre 1872, j’ai vu qu’on remplissait les bocaux ; mais les collections sont invisibles, tant les animaux sont pressés les uns contre les autres. Les ruminans sont littéralement en troupeaux, tassés comme des moutons qui sentent le loup ; les oiseaux, si plaisans à regarder, si intéressans à étudier, sont placés en retrait sur dix rangs de profondeur ; les sauriens, conservés en bocaux, sont empilés dans d’admirables armoires sculptées qui jadis ont contenu la bibliothèque de Buffon, mais dont les larges cadres de bois empêchent de voir ce qu’ils renferment. La collection d’anthropologie toute récente, si curieuse, formée à grand’peine par un savant amoureux des belles notions qu’il professe, est non pas réunie, mais dispersée, dans une vingtaine de pièces situées à différens étages, dans trois corps de logis distincts ; elle est d’hier, et déjà elle manque d’espace. En somme et d’un mot, les galeries sont des magasins ; il n’y a pas de collections, il n’y a que des entassemens. Qui croirait que le Muséum d’histoire naturelle, ce grand établissement scientifique que Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, ont illustré à jamais, qui plus que tout autre doit se tenir au courant des découvertes nouvelles et les provoquer, n’a qu’une somme de 25,000 fr. inscrite à son budget pour « voyageurs naturalistes ? »

C’est assez ; le lecteur doit être édifié et comprendre que, si les instituts de l’enseignement supérieur sont dans cet état, l’enseignement supérieur lui-même ne vaut guère mieux. Ne pas donner aux professeurs les moyens matériels de démonstration, ou livrer bataille sans être armé, c’est tout un. Si le laboratoire de l’université de Heidelberg n’avait pas été convenablement outillé, MM. Bunsen et Kirchhoff n’auraient point découvert l’analyse spectrale, à laquelle oh doit déjà deux nouveaux métaux, et M. Helmholtz n’aurait pas pu faire les expériences qui déterminent les lois de l’acoustique. — A Paris, je ne vois que trois laboratoires convenables et munis d’appareils sérieux : un pour la physique à la faculté des sciences, deux pour la chimie à l’École normale supérieure et au Jardin des Plantes. Il est question, et depuis très longtemps déjà, d’agrandir le Muséum d’histoire naturelle et l’École de. médecine. Ces deux établissemens ne sont pas à modifier, ils sont à remplacer. On ne peut augmenter l’un qu’en faisant des constructions dans les jardins, qui lui sont indispensables ; on ne peut accroître l’autre qu’en le laissant dans un quartier d’où il devrait disparaître, et en lui donnant les terrains occupés actuellement par les Cliniques, qu’on reporterait alors à Necker, à Saint-Antoine ou à Saint-Louis. Il y aurait mieux à faire et un parti radical à prendre. Il ne faut pas se dissimuler cependant que l’heure est douloureuse, qu’elle est mal choisie pour demander à la France un grand sacrifice ; mais le jour viendra où, rentrés dans notre richesse normale, nous pourrons nous tourner tout entiers vers les fécondes entreprises de la paix. Il sera bon alors de regarder du côté de ces grands instituts scientifiques dont nous avons été si fiers, qui ont été, qui doivent redevenir notre honneur même, et peut-être ferions-nous bien de commettre la sage folie de ne rien réparer et de tout reconstruire. Ce n’est pas l’emplacement qui manquera : il est tout indiqué, je l’ai déjà signalé ; j’y insiste de nouveau en prévision de temps plus prospères. L’entrepôt des vins et liquides n’a plus de raison d’être, puisqu’il est remplacé par l’immense entrepôt créé à Bercy ; la Salpêtrière, qui contient 31 hectares, abrite des folles que l’on peut bien transporter ailleurs, et des vieilles femmes qui seraient beaucoup mieux dans un hospice établi à la campagne. C’est là, sur l’emplacement de l’entrepôt et sur celui du vieil hôpital, qu’on devrait construire un institut pour les sciences naturelles et physiologiques qui n’aurait point de rival au monde ; les collections, les ménageries, les serres, les cultures du Muséum trouveraient enfin l’espace qui leur manque ; l’École de médecine pourrait avoir l’ampleur qui est nécessaire à ses amphithéâtres, à sa bibliothèque, à ses musées, à ses pavillons de dissection, à ses laboratoires de chimie, de physique, de pathologie, même à ses cliniques, qui, au lieu d’être comme aujourd’hui une sorte d’infirmerie banale, devraient réunir, pour l’instruction des étudians, tous les cas curieux et particuliers disséminés dans nos différens hôpitaux. On créerait là facilement une sorte de cité scientifique[13] où les élèves trouveraient tous les élémens qui rendent l’enseignement fécond et le travail attrayant. On verrait alors quel beau développement nous prendrions, et comme promptement nous ressaisirions ce rôle d’initiateurs, qui a été le nôtre pendant si longtemps, car ce ne sont ni l’esprit d’invention, ni les hommes, ni le bon vouloir qui nous ont manqué, ce sont tout simplement les ressources matérielles. Parfois on a pu croire que nous allions enfin nous élancer sur cette voie où d’autres nous précèdent aujourd’hui, mais nous nous arrêtions tout à coup sans cause apparente. Il en a été de cela comme de la reconstruction de la Sorbonne, qui avait été décidée ; solennellement en 1855 on posa la première pierre, la première pierre attend toujours la seconde.

L’exemple nous a été donné par nos adversaires eux-mêmes ; il faut savoir le suivre, et leur disputer, au grand bénéfice de l’esprit humain, une supériorité que nous saurons peut-être leur ravir. Le 5 juin 1868, M. Duruy, alors ministre de l’instruction publique, chargea M. Wurtz, membre de l’Académie des Sciences et doyen de la Faculté de médecine, d’aller étudier les établissemens scientifiques des principales universités allemandes. Le rapport de l’éminent professeur fut publié en 1870[14]. Il nous montre ce que nous avons à faire. Partout dans l’Allemagne du sud, comme dans l’Allemagne du nord., chez les catholiques et chez les protestans, il trouve la science à l’œuvre, poursuivant les recherches dont le champ est illimité, ne descendant pas des hauteurs abstraites où elle doit toujours planer, honorée par les gouvernemens, qu’elle honore, encouragée par eux et mise en état de ne pas rester une stérile spéculation de l’esprit. A Heidelberg, à Munich, à Berlin, à Leipzig, à Bonn, à Gœttingue ; à Vienne, il voit des laboratoires de chimie, de physique, de physiologie, construits exprès et outillés sur les indications des professeurs eux-mêmes. Ce rapport a précédé la déclaration de guerre ; j’y lis cette phrase, dont les événemens allaient si douloureusement consacrer la vérité : « il s’agit d’un intérêt de premier ordre, car la vie intellectuelle d’un peuple alimente les sources de sa puissance matérielle, et son rang est marqué aussi bien par l’ascendant qu’il sait prendre dans les choses de l’esprit que par le nombre et la valeur de ses défenseurs. » Dès le printemps de 1867, les chambres saxonnes, après les désastres qui avaient anéanti l’autonomie de leur pays, votent sans hésiter les sommes nécessaires à la construction du laboratoire de Leipzig, qui s’élève aujourd’hui sur une superficie de 5,000 mètres carrés ; l’Autriche cherche à se relever de Sadowa, et consacre 5 millions de florins (12 millions 1/2 de francs) à la construction de ses instituts scientifiques. De tels faits ne sont-ils pas propres à exciter notre émulation ? Nous n’avons rien de semblable même à ce que je vois dans une pauvre petite ville de Poméranie, située tristement sur les bords de la Baltique : Greifswald, qui n’a guère plus de 10,000 habitans, possède un institut anatomique et physiologique, un laboratoire de chimie, un hôpital académique ; ce n’était pas assez, on vient d’y organiser un institut pathologique. Après avoir énuméré toutes ces richesses, qu’il envie et qu’il voudrait trouver en France, M. A. Wurtz conclut : « C’est la science qui féconde aujourd’hui le travail des nations. Ce sont donc des dépenses productives que ces sommes consacrées au perfectionnement des études scientifiques ; c’est un capital placé à gros intérêt, et le sacrifice, comparativement léger, qu’il aura imposé à une génération vaudra aux générations suivantes un surcroît de lumières et de bien-être. » Les générations contemporaines en profitent les premières, et l’on aurait tort de croire que les découvertes abstraites restent longtemps dans le domaine de la science pure. Toutes les découvertes qui ont enrichi notre commerce et développé notre industrie sont sorties de l’enseignement supérieur ; c’est là un fait qu’on semble négliger, et qui est d’une extrême importance. Les travaux des Dumas, des Chevreul, des Pasteur, Wurtz, Berthelot, Sainte-Claire Deville, ont amené dans la fabrication des teintures, des vins, des bières, des corps gras, dans l’exploitation des vers à soie, dans les combinaisons métallurgiques, des modifications qui rapportent à la France un revenu net de plus de 100 millions. En regard de ce chiffre énorme, il convient de remarquer que les chaires expérimentales ont pour frais de cours un crédit annuel qui varie de 200 à 1,500 fr. La situation faite aux savans désintéressés n’est vraiment pas digne d’envie : on ne les paie pas, on leur dispute les moyens de travail, et on les invective volontiers ; dès qu’ils ne commencent pas leur leçon par une profession de foi orthodoxe, on les traite de matérialistes, et on les accuse d’attaquer la morale chrétienne, — comme-si la religion et la science n’étaient point choses essentiellement distinctes, comme si elles ne pouvaient marcher parallèlement sans se heurter dans des champs-clos où elles ne font que se blesser mutuellement sans profit pour personne.

Par ce qui précède, on a pu juger de la misère qui accable notre enseignement supérieur ; il est bon néanmoins de citer quelques chiffres, car les facultés rendent au trésor une partie de l’argent qu’elles en reçoivent. En effet, les rétributions versées par les étudians pour inscriptions, examens, certificats d’aptitude, diplômes, n’appartiennent pas à l’instruction publique, elles sont versées dans les caisses de l’état. J’ai sous les yeux les comptes des dix dernières années ; ils sont intéressans à étudier. En admettant que le budget moyen de l’enseignement soit de 4 millions, et en défalquant le total des sommes reçues par les facultés, on trouve que la France a dépensé pour cet objet :


En 1863 595,356 fr. En 1868 80,061 fr.
En 1864 490,896 fr. En 1869 171,554 fr.
En 1865 180,849 fr. En 1870 891,951 fr.
En 1866 231,274 fr. En 1871 1,200,278 fr.
En 1867 258,552 fr. En 1872 80,311 fr.


Donc un peu plus de 1,200,000 francs dans une année exceptionnelle où nos facultés sont désertes, c’est là le maximum ; le minimum ne s’élève pas à 81,000 francs. Cela est de nature à nous faire réfléchir. Le ministre de l’instruction publique, visitant l’École pratique de médecine le 3 février 1864, disait : « Il faut que le budget cède à la science, et non la science au budget. » Voilà un conseil auquel désormais il serait sage d’obéir. Faut-il procéder par annuités, faut-il au contraire avoir le courage de faire une large dépense immédiate ? C’est ce que les pouvoirs publics auront à décider. Qu’ils sachent bien seulement qu’ils se trouvent en présence d’une vieille construction qui se lézarde, qui menace de s’écrouler, qui ne tient plus qu’à force d’étançons, et qu’il est urgent de la reprendre depuis les fondations jusqu’au faîtage. Dans cette grosse question, j’ai peur qu’on ne sacrifie l’enseignement supérieur à l’enseignement primaire, et qu’on ne lâche la proie pour l’ombre. Il en est de l’instruction comme des pluies fécondantes, elle tombe de haut et ne remonte jamais. Après Iéna, lorsque la Prusse n’existait réellement plus, elle n’alla pas chercher des maîtres d’école, elle fit venir Fichte, et lorsqu’elle vit que le grand philosophe acceptait la direction de l’enseignement supérieur, elle se crut sauvée, et elle l’était.

La solution du problème se pose aujourd’hui devant la France avec une énergie redoutable. Tous ceux qui par fonction ont la main à la manœuvre sont pleins d’ardeur ; ils sentent très nettement que c’est affaire de vie ou de mort, et ils sont prêts. Partout j’ai constaté, à tous les degrés de l’échelle, un élan sérieux et réfléchi. Ces hommes savent parfaitement que notre pays va livrer sur ce terrain-là sa suprême bataille, celle dont on sort réellement régénéré ou vaincu pour toujours : ils ne doutent pas de la victoire ; mais leur donnera-t-on les moyens de la remporter et comprendra-t-on, comme disent les bonnes gens, qu’il faut se saigner aux quatre membres ? Ne retombons pas dans les fautes que nous avons commises, et que nous expions si rudement. Lorsqu’en 1867 on a discuté la loi militaire présentée par le maréchal Niel, il n’a pas manqué d’hommes très autorisés qui disaient : Prenez garde, vous désorganisez l’armée : telle qu’elle est, elle suffit à toutes les éventualités ; n’y touchez pas ! — On les a écoutés ; où en sont les petits-fils des vainqueurs d’Iéna et d’Auerstaedt ? Si en matière d’enseignement l’on veut conserver les vieilles méthodes, ne pas rajeunir les matières d’instruction et la discipline, ne pas faire aux professeurs une situation qui leur permette de résister sans peine aux sollicitations des éducations particulières ou de l’industrie, si nous ne rendons pas le ministère de l’instruction publique absolument indépendant de la politique, si l’incohérence et l’hésitation continuent à fatiguer les élèves tout en paralysant les maîtres, si la France ne consent pas un sacrifice considérable en faveur de ce qui constitue en somme les plus grandes gloires de l’esprit humain, si nous ne rompons pas avec les habitudes prises, si nous n’appelons pas l’intelligence de tous au goût des choses sérieuses, si nous continuons à nous contenter de savoir « un peu de tout, à la française, » comme a dit Montaigne, nous courrons risque de nous endormir de nouveau dans la satisfaction de nous-mêmes et de ne pas reconquérir le rang que nous avaient fait nos anciennes destinées.


MAXIME DU CAMP.

  1. Taine, Lettres d’un témoin de la révolution, p. 235.
  2. Elle est précédée par la Meurthe, la Haute-Marne, le Doubs, la Meuse, les Vosges, le Bas-Rhin, l’Aube, le Jura, le Haut-Rhin, les Hautes-Alpes, la Côte-d’Or et la Haute-Saône. La situation de la Seine est meilleure aujourd’hui ; elle deviendra tout à fait bonne, si l’on persiste dans la voie où l’on est entré.
  3. Emile de Laveleye, l’Instruction du peuple, p. 369.
  4. Le chiffre de 1,200,000 francs se rapporte à l’année 1872 ; le budget de 1873 a inscrit 1,700,000 francs pour cet article.
  5. La part du département est de 1,500,000 francs.
  6. Ces chiffres sont empruntés au dernier dénombrement général de la population fait en 1866.
  7. Voyez l’Instruction primaire à Paris et dans le département de la Seine (1871-1872). C’est la meilleure page de l’histoire de la ville de Paris.
  8. Notamment ceux-ci, que j’ai relevés dans une salle d’asile : « le merle noir et le bel insecte ; — Martin, tu es leste, ôte ta veste et saute à la mer ; — il faut aimer la vertu ; — le brave monte à la grande brèche ; — le nègre prépare le sucre si bon ; — Clémentine a du chagrin. » Autant que possible les exemples de lecture doivent être composés de façon à donner à l’enfant une notion utile quelconque.
  9. Les crèches sont une fondation due à l’initiative individuelle ; la ville ne leur donne qu’une modeste subvention annuelle de 600 francs. Cette œuvre a été établie à Paris en 1844 par M. Marbeau.
  10. En 1817, M. Saisset, professeur de philosophie au collège Henri IV, quittait sa chaire, venait s’asseoir devant le premier gradin, où il avait réuni les six plus forts, et leur faisait la leçon à voix basse ; quand les autres écoliers parlaient trop haut, il s’interrompait pour leur dire : « Ne faites pas tant de bruit, vous nous empêchez de causer. »
  11. M. Michel Bréal, dans son excellent livre, cite à ce sujet le début d’un thème qui mérite d’être rapporté. « L’humanité était un sentiment si étranger au peuple romain, que le mot qui l’exprime manque dans la langue. » Quelques mots sur l’instruction publique en France, p. 207.
  12. Je prends la liberté d’appeler l’attention de M. le ministre de l’instruction publique sur l’état de ce qu’on nomme « les arrêts » au lycée Descartes. Il serait à désirer qu’il prit la peine de les visiter lui-même, car nulle description ne peut rendre l’aspect de ces cabanons, tous situés au nord, où le plâtre n’a même pas été récrépi, où l’on voit à peine et où l’on grelotte. Il est cruel et dangereux, pour bien des causes, d’y enfermer des enfans ; on peut les isoler et les condamner à un pensum sans leur infliger une souffrance matérielle. Que le ministre se souvienne de l’orateur qui, le 13 juin 1865, plaida la cause des jeunes détenus de la Roquette devant le corps législatif. Les cellules de la maison de correction sont moins pénibles que celles des arrêts de Descartes.
  13. La valeur considérable des terrains occupés par l’École de médecine, l’École pratique et les Cliniques, arriverait naturellement en défalcation d’une partie des dépenses nécessitées par les reconstructions que nous proposons.
  14. Les Hautes études pratiques dans les universités allemandes, par Adolphe Wurtz ; Paris 1870.