Les Œuvres de M. Ingres

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Les Œuvres de M. Ingres
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 12 (p. 1119-1135).
BEAUX-ARTS.





LES OEUVRES DE M. INGRES.




M. Magimel vient de réunir en un volume les œuvres de M. Ingres[1]. Bien que plusieurs portraits dessinés à la mine de plomb ne fassent pas partie de cette collection, il est pourtant permis de considérer cette publication comme le résumé d’un demi-siècle de travail. Le volume gravé par les soins de M. Magimel nous présente en effet toutes les pensées de M. Ingres de 1801 à 1851. Ces pensées ne sont pas nombreuses, et les esprits vulgaires pourront accuser M. Ingres de stérilité. Je ne partage pas leur opinion, et je n’ai pas besoin de dire pourquoi. Je n’ai pas à rappeler le vieil adage qui s’applique expressément aux œuvres d’art : je ne les compte pas, je les pèse. Les œuvres de M. Ingres sont de telle nature qu’elles commandent le respect. On peut très bien ne pas tes accepter comme des pensées à l’abri de tout reproche ; de quelque manière qu’on les envisage, on est pourtant forcé de les révérer comme l’expression d’une volonté puissante qui n’a jamais rien négligé pour se manifester pleinement. Ces œuvres, complètes ou incomplètes, nous offrent un spectacle qui ne doit pas être dédaigné : c’est la forme la plus exquise trouvée par un esprit éminent pour la révélation de sa fantaisie.

M. Ingres est élève de David. Or, pour tous ceux qui ont étudié l’histoire de la peinture, il est hors de doute que l’élève est supérieur à son maître. David, obligé de réagir contre le faux goût de son temps, est remonté jusqu’à la statuaire antique pour ramener la peinture dans la voie de la vérité. M. Ingres. tout en acceptant l’enseignement de David, comprit pourtant qu’il y avait autre chose à faire, et toute sa vie est là pour attester qu’il ne s’est pas trompé. David, en présence de Vanloo et de Boucher, que la multitude saluait de ses applaudissemeus comme le dernier mot de l’art, devait pousser la protestation jusqu’aux dernières limites. M. Ingres, sans renier les doctrines de son maître, a senti que, la protestation une fois faite, il y avait lieu de choisir dans l’histoire de l’art un moment capital et de s’y rattacher. C’est le parti auquel il s’est arrêté, et tous les esprits sincères doivent avouer qu’il a choisi avec discernement. Les Sabines, Léonidas, le Serment des Horaces, suffisent à marquer la place de David. Quoi qu’on puisse penser de la valeur de ces œuvres, il est hors de doute qu’elles révèlent une singulière puissance. M. Ingres, en disciple fidèle, a profité des leçons de son maître. Toutefois il n’a pas tardé à comprendre que l’enseignement de Da, id n’offrait pas le dernier mot de la science ; c’est pourquoi il a consulté l’histoire de son art, et, son choix une fois fait, il a marché d’un pas sûr et persévérant.

La foule est aujourd’hui habituée à considérer l’enseignement de David comme une aberration radicale. Quant aux esprits éclairés, ils savent à quoi s’en tenir. Tout en admettant l’exagération des principes posés par David, il faut bien reconnaître que ces principes ont exercé une action salutaire sur le développement de notre école. Et, pour démontrer ce que j’avance, il me suffit d’étudier sommairement les œuvres que j’ai nommées. Je laisse de côté le Serment des Horaces, qui ressemble trop à un bas-relief. Je prends les Sabines et Léonidas. Certes les Sabines de David sont loin de valoir les Sabines de Nicolas poussin, et, lorsque j’établis cette comparaison, je n’entends pas confondre les sujets des deux tableaux. David a voulu représenter le combat de Romulus et de Tatius, tandis que Nicolas poussin a voulu nous offrir l’enlèvement des Sabines. Toutefois, si l’action n’est pas la même, les personnages n’ont pas changé, et c’est par ce côté seulement que j’entends rapprocher l’œuvre de David de l’œuvre de Nicolas poussin. Tous ceux qui sont habitués à regarder d’un œil attentif l’expression de la pensée humaine confiée à la couleur n’hésiteront pas entre poussin et David. Néanmoins il ne faut pas méconnaître le rare mérite qui recommande l’œuvre de David. Je conviens volontiers que l’Enlèvement des Sabines du poussin, que nous possédons au Louvre et que Girardet a si habilement gravé, domine de bien haut les Sabines de David. Il y aurait pourtant de l’injustice à ne pas proclamer comme évidentes les qualités de premier ordre qui distinguent les Sabines de David. Je passe condamnation sur Romulus et sur Tatius. Je reconnais que le roi des Romains et le roi des Albains sont de pures académies dans l’acception la plus étroite du mot ; mais cet aveu ne m’empêche pas de louer comme excellentes le plus grand nombre des figures. Les femmes qui présentent leurs enfans au glaive de l’ennemi, celles qui s’agenouillent et n’hésitent pas à placer sous les pieds des cavaliers les nouveau-nés qui tout à l’heure pendaient à leurs mamelles sont traitées avec un savoir, une précision qui désarme la critique. Reste à savoir si les Sabines sont conçues selon les conditions de la peinture, et la question posée en ces termes ne permet guère deux solutions. J’avouerai franchement que les Sabines de David sont plutôt un souvenir de la statuaire qu’un tableau conçu d’après les données de la peinture. Est-ce à dire que ce tableau, composé contre les lois qui régissent la peinture, ne mérite aucune attention ? Telle n’est pas ma pensée, Il y a beaucoup à louer dans tes Salines de David. Je comprends très bien que M. Ingres, destiné à produire dans le développement de l’art une révolution plus salutaire et plus féconde, se soit soumis aux leçons de David, car il avait reçu du ciel une sagacité rare, et sentait que le talent de Vien, malgré les applaudissemens qu’il avait recueillis, n’effaçait pas la désastreuse influence de Vanloo. Bien que le savoir de David se rattachât à la sculpture plus directement qu’à la peinture, il fallait cependant accepter cette protestation comme une pensée excellente, et c’est ce que M. Ingres a parfaitement compris.

Ce que j’ai dit des Sabines, je peux le dire du Léonidas. Je n’ai rien à retirer, rien à ajouter. Le système qui a présidé à la composition de ces deux tableaux n’a subi aucune modification : c’est le même amour de la forme, le même respect de la ligne, le même dédain pour les effets qui relèvent du prestige de la couleur. M. Ingres, qui a sans doute suivi cette œuvre importante à travers toutes les phases de l’enfantement, sait mieux que nous tout ce qui manque à la pensée de David pour émouvoir et pour charmer ; mais, en comparant le Léonidas aux œuvres énervées du XVIIIe siècle, il a salué avec enthousiasme, avec ferveur la pensée d’un maître fermement résolu à déraciner le faux goût. Il est facile, en effet, de discuter, de blâmer, de condamner la manière dont David a conçu son œuvre ; il n’est permis à personne de méconnaître les qualités éminentes qui la recommandent. Chaque figure est dessinée avec une pureté qui défie la critique. Jeunesse, élégance, rien ne manque aux héros immortalisés par la légende grecque. Peu importe que l’érudition ait réduit en poussière le combat des Thermopyles ; peu importe que M. Grote, en épluchant les récits des historiens, ait démontré le néant de cette légende, comme on avait démontré quelque temps auparavant le néant de la légende de Guillaume Tell. Les œuvres de David et de Schiller subsisteront malgré les protestations de l’érudition. Ce qui est vrai, ce qu’il faut s’empresser de proclamer, c’est que la pensée de David, modelée en terre, traduite en marbre. ne perdrait rien dans cette transformation. Or il n’y a pas une œuvre de Raphaël, de Léonard de Vinci, de Corrége, de Titien, de Rubens ou de Rembrandt, qui puisse impunément quitter la toile pour le marbre, et c’est là, selon moi, une épreuve décisive. Oui, je reconnais volontiers tous les mérites qui recommandent le Léonidas de David ; je rends pleine justice au savoir qui éclate dans toutes les figures ; j’admire l’harmonie linéaire qui relie tous les personnages, et cependant je ne puis consentir à voir dans cette œuvre un tableau conçu d’après les données de la peinture, car je n’admettrai jamais qu’un tableau puisse passer de la toile au marbre sans rien perdre de sa valeur, et malheureusement le Léonidas de David se trouve placé dans cette condition. Je sais toutes les objections qui peuvent être produites contre mon assertion. Je n’ignore pas que les portes du Baptistère de Florence relèvent de la peinture aussi bien que de la statuaire, je n’ignore pas que le Diogène de Puget est composé comme un tableau ; mais ces objections n’affaiblissent en rien l’évidence et la valeur de ma pensée. Si Ghiberti et Puget nous charment et nous éblouissent, ce n’est pas parce qu’ils se sont trompés, mais quoiqu’ils se soient trompés. Il faudrait fermer les yeux à l’évidence pour méconnaître la vérité de mon affirmation. Si les portes du Baptistère, si le Diogène nous étonnent et nous ravissent, ce n’est pas parce que Ghiberti et Puget ont violé les lois de leur art, mais bien parce que, tout en les violant, ils ont su garder une énergie, un accent de vérité qui impose silence à toutes les récriminations. Si David, en composant ses Sabines et son Léonidas, a trouvé moyen de nous émouvoir, ce n’est pas parce qu’il a violé les lois de la peinture, c’est parce que, tout en les violant, il a trouvé moyen de demeurer fidèle à la vérité, à la pureté de la forme, à l’harmonie linéaire. Or ces qualités exprimées par le marbre ou par la couleur ne manquent jamais de nous charmer, et je comprends très bien que la foule ait salué de ses applaudissemens les Sabines et le Léonidas.

Quant aux esprits préparés à l’analyse de ces œuvres par la méditation, par la comparaison des œuvres de toutes les époques, ils doivent naturellement se montrer plus sévères, et je n’ai pas de peine à comprendre que M. Ingres ait senti tout ceci qui manquait à David. M. Ingres, en effet, professe le culte de la forme, mais il n’ignore pas que la forme modelée par l’ébauchoir et la forme modelée par le pinceau sont soumises à des conditions diverses ; il n’ignore pas que peindre et sculpter sont des tâches profondément distinctes. Il ne pouvait donc accepter l’enseignement de David comme le dernier mot de la peinture, sans se méprendre sur le but spécial assigné à chacun de ces deux arts. Il faudrait ne les avoir pas étudiés pour ne pas deviner, pour ne pas voir, pour ne pas affirmer où la peinture commence, où elle finit. M. Ingres a donc accepté l’enseignement de David comme un point de départ, tout en se réservant de le modifier, de le contredire, de le renier au besoin. Le respect de la forme, l’harmonie linéaire convenaient merveilleusement à son esprit. Quant à subordonner la peinture aux données du bas-relief, c’était une condition qu’il ne pouvait accepter, et toute sa vie est là pour le prouver. Je lui sais bon gré, pour ma part, de sa docilité comme de sa protestation. Il a suivi, peut-être à son insu, le précepte posé par François Bacon : il faut que celui qui étudie ajoute foi à celui qui enseigne ; mais, en se résignant à la docilité pour l’étude des notions élémentaires, il n’a pas abdiqué son indépendance, et c’est à cette résistance qu’il doit son originalité. Oui, je dis son originalité, car j’espère prouver par l’examen de ses œuvres que M. Ingres, qui a voulu, qui a prétendu s’absorber dans l’école romaine, est demeuré lui-même. Il a eu beau faire, il a eu beau s’efforcer de ressusciter le XVIe siècle et de ranimer les cendres du passé ; sa pensée a déjoué tous les efforts de sa volonté. Quoi qu’il ait fait, quoi qu’il ait tenté, il vit par lui-même, et son culte pour l’école romaine ne l’a pas empêché de prendre rang dans l’histoire. Je ne veux pas m’arrêter à discuter ses espérances et ses vœux. Ce qui, pour moi, demeure évident, c’est qu’en se séparant de David pour se ranger sous la discipline de Raphaël, il n’a pas réussi à effacer complètement le type original de sa nature : il a senti que David relevait de la statuaire bien plus que de la peinture, et il s’est réfugié dans l’école romaine comme dans un asile inviolable et salutaire. Il faudrait ne pas connaître l’école romaine pour affirmer que M. Ingres doit à cette école tout ce qu’il a pensé, tout ce qu’il a dit. Pour ma part, je ne l’ai jamais cru et je m’empresse de le déclarer : si la pensée de M. Ingres se fût complètement réalisée, il n’aurait pas de place marquée dans l’histoire. Malgré lui, à son insu, il est demeuré lui-même, et c’est par cela seul qu’il vit, qu’il a pris rang, que ses œuvres ont exercé sur la génération présente une puissante action. Il est facile de le démontrer, et l’analyse des compositions que M. Magimel a réunies ne laissera aucun doute dans l’esprit de la foule ; pourtant, avant d’entamer l’analyse de ces œuvres, il convient de rappeler sommairement les voyages de M. Ingres.

M. Ingres a compris sans doute dès l’âge de vingt ans tout ce qu’il y avait de violent et d’exagéré dans l’enseignement de David. Dès l’âge de vingt ans, il a senti la différence profonde qui sépare la peinture de la statuaire. Obligé par les événemens politiques de retarder son départ pour l’Italie, il est probable qu’il savait d’avance tout ce que l’Italie devait bientôt lui révéler en traits éclatans. Les gravures de Marc-Antoine sont en effet, pour tous les esprits délicats, un enseignement assez clair, et d’ailleurs, sans recourir au graveur de Bologne, qui laisse bien loin derrière lui tous ceux qui ont essayé de traduire le génie de Raphaël, il est facile de trouver dans la galerie du Louvre, sinon l’expression complète, du moins l’expression très satisfaisante du génie prédestiné à qui nous devons les loges et les chambres du Vatican. Depuis la Vierge dite Jardinière jusqu’à la grande Sainte Famille achetée par François Ier deux ans avant la mort de l’artiste, depuis la Vierge au voile jusqu’à Saint Michel terrassant Satan, nous avons certes bien de quoi donner un avant-goût très alléchant du peintre d’Urbin. J’ai donc lieu de penser que M. Ingres, même avant de quitter la France, savait à quoi s’en tenir sur l’insuffisance de son maître, et cette conjecture n’a rien de hasardé, car le tableau même qui lui a valu le grand prix de Rome est déjà une première infidélité aux leçons de David. Malgré sa ferme résolution d’accepter et d’appliquer les conseils du maître, il est évident que le jeune élève obéit à son insu à d’autres inspirations. Les lignes sculpturales ne le contentent pas, et il cherche autre chose. Ce tableau, placé aujourd’hui à l’École des Beaux-Arts de Paris, suffit pour établir l’exactitude de mon affirmation.

M. Ingres a passé vingt-cinq ans en Italie ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait cherché dans l’Italie seule le guide unique de toute sa vie. Comme, dans ce long espace de temps, il n’a donné à Florence qu’une attention de quatre années, il est tout simple qu’il ait vu dans l’école romaine le dernier mot de l’art italien. La surprise n’est pas permise ; ce qui est arrivé ne pouvait manquer d’arriver. Le couvent de Saint-Marc, l’église de Santa-Croce, nous offrent sans doute des œuvres pleines de charme et de puissance ; mais, pour apprécier le mérite de ces œuvres, il faut les aborder avec un esprit désintéressé, et quand l’imagination est déjà prévenue par le spectacle de Rome, on est très facilement disposé à condamner le couvent de Saint-Marc au nom du Vatican. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que je veuille mettre fra Giovanni sur la même ligne que Raphaël, je sais depuis long-temps ce que vaut un tel blasphème. Cependant, tout en tenant compte de l’infériorité de fra Angelico sous le rapport scientifique, infériorité depuis long-temps démontrée, que les aveugles seuls peuvent nier, il ne serait pas impossible d’emprunter au cloître et au réfectoire de Saint-Marc de quoi compléter l’enseignement que nous offre Raphaël. L’esprit de M. Ingres ne se prêtait pas à cette large impartialité. Raphaël l’avait séduit, enivré ; il avait pris possession de son ame tout entière, et nul maître désormais ne devait agir sur lui. Je ne parle pas de la sacristie de Santa-Croce ni de la crypte de San-Miniato ; car les fresques de Cimabue, malgré leur fière tournure, ont quelque chose de trop barbare pour attirer les amis de l’art savant et sévère. Je comprends sans peine que M. Ingres ait répudié Cimabue, comme un bégaiement qui n’a rien à démêler avec la parole articulée ; mais je ne lui pardonne pas d’avoir proscrit sans pitié Giotto et fra Angelico. Il y a dans le Stabat Mater du couvent de Saint-Marc une vérité de pantomime, une énergie d’expression, que la science la plus profonde ne réussira jamais à surpasser. La douleur de Marie, sous le pinceau de Léonard, de Michel-Ange, de Raphaël, ne s’élèverait pas au-dessus de l’éloquence que fra Angelico a su lui prêter, et pourtant M. Ingres n’a tenu aucun compte de fra Angelico. Rome tout entière vivait dans son souvenir, et Florence demeura pour lui comme non avenue. Je ne m’en étonne pas, mais je crois sincèrement qu’il eût agi avec plus de sagesse en essayant de concilier Rome et Florence, et quand je parle ainsi, ce n’est pas que je veuille demander pour la peinture, c’est-à-dire pour l’expression de la beauté, but suprême de l’art, ce qui a porté dans le domaine de la philosophie des fruits si pauvres. Non sans doute : je crois que toute œuvre puissante doit naître d’une idée personnelle ; mais, avant de tenter la création, il est permis, il est prescrit de recueillir les avis de tous les esprits ingénieux ou vigoureux qui nous ont précédé dans cette carrière difficile, et je pense que l’avis de fra Angelico n’était pas à dédaigner, même pour celui qui avait vécu dans le commerce familier de Raphaël. Quant à Giotto, bien qu’il soit loin de posséder la ferveur de fra Angelico, bien qu’il ne donne pas à l’expression du sentiment chrétien la même éloquence, je crois cependant qu’un disciple de Raphaël pouvait encore le consulter avec profit.

L’école romaine ne contient pas toute la vérité ; je ne l’ai jamais pensé, et tous ceux qui ont étudié avec soin l’histoire de l’art en Italie sont amenés, bon gré mal gré, à partager mon opinion. Cependant M. Ingres n’a vu dans l’Italie entière que l’école romaine. Certes, il se trouve hors de l’Italie des écoles savantes et fécondes. Rubens, Rembrandt, Murillo, Velasquez, méritent bien qu’on leur accorde quelques mois d’attention. Je conçois pourtant que M. Ingres, né deux ans après la mort de Voltaire, et qui a passé vingt-cinq ans dans la patrie de Raphaël, ait concentré toutes ses pensées sur l’Italie, et n’ait jamais voulu interroger l’Espagne, la Flandre ou la Hollande ; je conçois moins facilement qu’il ait vu dans Rome l’idéal souverain, et qu’il ait dédaigné Florence, Venise et Parme. Si je ne parle pas de Milan, c’est que le fondateur de l’académie lombarde procède de Florence, et se confond par ses études, par ses premières œuvres, avec le berceau de Giotto. Il y a dans la conduite de M. Ingres quelque chose qui rappelle la défiance des néophytes. Résolu à réagir énergiquement contre le mauvais goût que Louis David n’avait pas détrôné, convaincu d’ailleurs que son maître faisait fausse route, il a voulu choisir dans le passé un maître nouveau qui fût pour lui une ancre de salut, et Raphaël s’est offert à ses yeux comme le dernier mot de l’art humain, comme l’expression suprême de la science et de l’invention. C’est à Raphaël, qu’il doit l’harmonie et la sévérité de ses travaux, c’est Raphaël qui a écarté de son esprit tous les nuages qui pouvaient encore l’obscurcir, et je n’ai pas de peine à comprendre que M. Ingres lui garde une éternelle reconnaissance. Il a suivi l’exemple des prêtres qui, doutant d’eux-mêmes, doutant de leur ferveur, doutant de la rectitude de leurs croyances, s’attachent à saint Augustin, à saint Ambroise, à saint Thomas, et font vœu de les suivre fidèlement sans jamais tourner le regard en arrière. C’est peut-être une conduite dictée par la prudence ; toutefois il me paraît impossible de l’approuver au nom de l’histoire : il est bien entendu que je demeure dans le domaine exclusif de l’esthétique.

Oui sans doute, l’école romaine est une des écoles les plus importantes de l’Italie ; mais il faut s’aveugler singulièrement pour voir dans l’école romaine l’expression suprême, l’expression complète de la beauté, poursuivie par l’imagination humaine depuis l’invention de la peinture et de la statuaire. J’admets volontiers que l’école romaine réunisse dans un ensemble harmonieux la plupart des qualités qui recommandent les autres écoles d’Italie : est-ce à dire que Rome supprime Florence, Parme et Venise ? Comment le croire ? comment l’affirmer ? Raphaël est sans doute le plus charmant des peintres : est-ce le plus savant ? Que deviennent Léonard et Michel-Ange ? Il possède sans doute le don de la couleur : est-ce que Titien et Paul Véronèse ne dominent pas Raphaël dans le domaine de la couleur et de la lumière ? Raphaël possède le don de la grâce ; qui oserait le contester ? N’est-il pas vrai pourtant qu’en mainte occasion Allegri a dépassé Raphaël, qu’il a donné à ses figures une expression plus tendre et plus passionnée ? pour nier ce que j’avance, il faudrait ne pas connaître les galeries d’Italie, n’avoir jamais contemplé la coupole de Parme et les fresques lumineuses de Saint-Antoine de Padoue. M. Ingres n’ignore pas les merveilles que je signale ; mais, tout entier à sa ferveur pour Raphaël, il les a vues sans les regarder ; il s’en défie comme Ulysse se défiait des sirènes. À ses yeux, je n’en doute pas, l’école vénitienne tout entière, depuis Titien jusqu’à Paul Véronèse, depuis Giorgione jusqu’à Bonifazio, n’est qu’une débauche amnistiée par l’ignorance, une débauche scandaleuse, et que le goût doit condamner comme la violation flagrante de toutes les lois de l’art. Si l’Assomption de la Vierge et la Présentation au Temple ont réuni de nombreux suffrages, c’est que la notion du dessin n’est pour la multitude qu’une notion confuse. Si les Noces de Cana obtiennent l’admiration de la foule, c’est que la foule ne tient compte ni du style ni de l’expression, et se laisse enivrer par la couleur. Quant à Corrége, s’il réussit, c’est par le caractère efféminé de ses œuvres. Qu’y a-t-il en effet dans le Mariage mystique de sainte Catherine ? où sont les contours précis et sévères ? où sont les membres purement dessinés ? où sont les phalanges capables d’étreindre une main amie ? La mollesse n’est-elle pas dans les œuvres de Corrége le signe exclusif de la grâce ? J’ai lieu de penser que M. Ingres a pris au sérieux toutes les objections que je rappelle ici ; j’ai lieu de croire qu’il n’a vu dans ces objections rien d’exagéré, rien de paradoxal, et qu’il les a franchement acceptées comme des articles de foi. À Dieu ne plaise que je veuille contester sa clairvoyance ! à Dieu ne plaise que je lui refuse la faculté de comprendre le génie de Titien et le génie de Corrége ! Il a trop étudié les œuvres des grands maîtres et les modèles variés que la nature lui présentait pour ne pas comprendre que Titien et Corrége prennent rang après Michel-Ange, Léonard et Raphaël ; pour demeurer fidèle aux leçons de l’école romaine, il ferme ses yeux à l’évidence, et dédaigne Venise et Parme, ou plutôt il se détourne avec colère de ces deux écoles dangereuses.

Pour ma part, sans renoncer à mon respect pour les convictions ferventes, je n’accepte pas la doctrine de M. Ingres. J’estime Rome autant qu’il la peut estimer ; je professe pour Raphaël une admiration sincère : je ne crois pas, je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que Raphaël soit le dernier mot de l’art humain. Les chambres du Vatican, malgré les œuvres prodigieuses qu’elles offrent à nos regards, ne réduisent pas à néant les fresques ardentes de Saint-Antoine de Padoue et la coupole de Parme. Une intelligence vraiment équitable, vraiment amoureuse de la vérité, doit accepter, doit admirer avec la même ferveur toutes les manifestations du génie. Et si Titien et Corrége n’ont pas la pureté de Raphaël, il leur est arrivé si souvent de le surpasser par l’éclat de la couleur, par la profondeur de l’expression, qu’il y aurait folie à vouloir ne pas tenir compte de leurs œuvres.

Si j’essaie maintenant de caractériser en termes généraux la doctrine de M. Ingres, c’est que, cette tâche une fois accomplie, il nous sera plus facile d’apprécier l’expression de sa pensée. Une fois assurés de bien connaître ce qu’il a voulu, ce qu’il a tenté, ce qu’il a espéré, nous jugerons avec plus de sécurité la forme qu’il a donnée aux rêves de son imagination. Ce qui demeure établi, ce que personne ne saurait révoquer en doute, c’est que M. Ingres non-seulement a répudié l’Espagne, la Flandre et la Hollande pour s’en tenir à l’Italie, mais a fait, dans l’Italie même, un choix sévère, un choix que je ne crains pas d’appeler exclusif, et pris Rome pour le dernier mot de l’art. Florence est un bégaiement, Venise est une espièglerie, Parme un symptôme d’énervement. Raphaël est le froment pur. Titien et Allegri sont la paille et la poussière que le vanneur doit détacher du grain. À quoi bon étudier la paille et la poussière ? À quoi bon user ses yeux dans la contemplation de ces œuvres déréglées ? Que l’Assomption de la Vierge éblouisse les badauds, peu importe ! Que la coupole de Parme ravisse en extase tous ceux qui ont eu le bonheur de la voir face à face, c’est-à-dire sans autre éloignement que le diamètre même de la coupole : que signifie un tel argument ? Titien et Corrégc sont des peintres dépravés. Raphaël seul résume toutes les conditions de la beauté ; Raphaël n’est pas moins que la vérité complète, et, pour marcher d’un pas sûr dans le domaine de l’invention, il faut le consulter à toute heure.

Telle est, si je ne me trompe, la doctrine de M. Ingres. C’est à cette doctrine qu’il faut rapporter toutes ses œuvres. Si parfois il s’en est écarté, si. malgré la ferveur de sa croyance, il lui est arrivé de violer les lois qu’il avait acceptées comme supérieures à toute discussion, ces exceptions sont trop peu nombreuses pour qu’il soit besoin d’en tenir compte. C’est au nom de Raphaël que nous devons le juger, et vouloir estimer l’expression de sa pensée au nom de Rubens ou de Rembrandt, au nom de Murillo ou de Velasquez, au nom de Vecelli ou d’Allegri, serait de notre part une souveraine injustice. Nous savons ce qu’il a voulu, nous connaissons le modèle qu’il a choisi dans le passé. C’est donc d’après ce modèle qu’il nous faut l’estimer. Reste, il est vrai, une question qui domine l’histoire entière de l’art : — Est-il sage de vouloir ressusciter le passé ? Est-il glorieux de s’identifier avec une figure, si grande qu’elle soit, dont l’œuvre est accomplie ? pour laisser trace dans l’histoire, n’est-ce pas une nécessité impérieuse de vivre par soi-même, de vivre d’une vie distincte, d’une vie qui n’ait rien à démêler avec le passé ? Cette question n’est pas à dédaigner. Je crois sincèrement que M. Ingres a échoué dans l’accomplissement de son dessein ; je crois qu’il n’a pas réussi à s’absorber tout entier dans le souvenir et l’imitation de Raphaël. S’il représente aujourd’hui quelque chose, s’il doit occuper une place éminente dans l’histoire de l’école française, c’est qu’il n’a pas réussi à réaliser le plan de vie impersonnelle qu’il avait rêvé. S’il eût réussi, il ne serait rien ; c’est pour avoir échoué qu’il mérite l’attention, et j’espère qu’une rapide analyse de ses œuvres établira la vérité de mon affirmation. Sans doute il procède de Raphaël, mais il a plus d’une fois déserté les traces de son maître, et son infidélité lui a porté bonheur.

M. Ingres, dans sa longue et laborieuse carrière, a successivement abordé presque tous les genres. Cependant, pour estimer la valeur de son talent, il suffit de voir comment il a compris les sujets chrétiens et les sujets antiques. Je choisis, parmi les œuvres qui se rapportent à ces deux grandes divisions, quelques morceaux de premier ordre ; après l’étude attentive de ces différens morceaux, il me semble impossible de ne pas saisir nettement la mission que M. Ingres s’est donnée. Dans les sujets chrétiens, je prends le Martyre de saint Symphorien, Saint Pierre recevant les clés des mains de Jésus-Christ, et la Vierge à l’Hostie ; dans les sujets païens, Virgile lisant l’Enéide, l’Apothéose d’Homère et Stratonice. C’est bien peu, sans doute, puisque les œuvres gravées de l’auteur ne comprennent pas moins de cent deux sujets, et pourtant je pense que les six compositions dont je viens de rappeler les noms nous montrent le savoir et le talent de M. Ingres dans toute leur profondeur, dans toute leur variété.

Personne ne saurait nier que le Martyre de saint Symphorien ne soit empreint de grandeur et d’énergie. Le visage du personnage principal exprime très bien l’extase et l’abnégation. Chacun comprend que le héros marche au supplice avec joie. La mère, placée à la gauche du spectateur, dans le fond du tableau, et qui d’un geste ardent encourage son fils à mourir pour son Dieu, est une heureuse conception. Peut-être vaudrait-il mieux que la foule qui se presse autour du saint fût un peu moins drue et permît à l’œil de comprendre plus facilement le mouvement des figures. Toutefois ce n’est pas, à mon avis, le seul reproche qui puisse être adressé à cette composition d’ailleurs si grave, si imposante, et qui excite dans tous les cœurs une émotion profonde. Si l’on passe, en effet, de l’étude poétique à l’étude technique, on ne tarde pas à s’apercevoir que l’auteur, malgré son culte pour Raphaël, n’a pas suivi fidèlement les leçons du maître, ou du moins n’a pas consulté la partie la plus harmonieuse de ses œuvres. Le Martyre de saint Symphorien ne rappelle en effet, dans l’exécution, ni l’École d’Athènes, ni le Parnasse, ni l’Héliodore, mais l’Incendie du Borgo et les Sibylles de Sainte-Marie-de-la-Paix, c’est-à-dire les œuvres où Raphaël a engagé la lutte avec Michel-Ange. Or tous ceux qui connaissent le peintre d’Urbin savent à quoi s’en tenir sur l’issue de cette lutte. L’Incendie du Borgo, les Sibylles de Sainte-Marie-de-la-Paix, l’Isaïe de Saint-Augustin, malgré le mérite éclatant qui les recommande, sont très loin de pouvoir se comparer pour la beauté, pour la spontanéité, pour l’abondance, pour l’harmonie, à l’École d’Athènes, au Parnasse, à l’Héliodore. M. Ingres ne l’ignore pas sans doute ; et pourtant, dans l’exécution de son tableau, il a suivi les fresques de Sainte-Marie et de Saint-Augustin, au lieu de suivre les fresques du Vatican. C’est une erreur facile à expliquer, et que le goût pourtant ne saurait amnistier. L’auteur, voulant répondre à ceux qui l’accusaient de ne pas modeler avec assez de puissance, a pris pour guide la période impersonnelle, la période exagérée de Raphaël. Il a pleinement révélé tout son savoir ; mais il a mis dans cette révélation tant d’ostentation et de fierté que la composition a perdu en harmonie ce qu’elle a gagné en précision. Cependant, malgré ces réserves, le Martyre de saint Symphorien est assurément une des œuvres les plus considérables de notre temps. Pour concevoir un tel sujet, pour en ordonner l’économie avec cette grandeur, il faut posséder tout à la fois une imagination ardente, un esprit habitué à la réflexion. Quant à l’erreur purement technique dont je parlais tout à l’heure, pour s’y laisser aller, il est nécessaire de s’appuyer sur un savoir profond. Il n’est permis qu’aux hommes vraiment forts de s’égarer sur les traces de Raphaël luttant avec Michel-Ange.

Saint Pierre recevant les clés des mains de Jésus-Christ, destiné d’abord à la Trinité du Mont, et placé aujourd’hui dans la galerie du Luxembourg, est une composition empreinte d’une admirable sérénité. Ici le souvenir de Raphaël n’enlève rien à l’originalité de l’auteur. Toutes les têtes expriment une foi ardente, et le peintre a su varier avec une étonnante habileté la manifestation d’un sentiment unique. Chaque physionomie porte un caractère particulier, et l’étude approfondie de l’Évangile a pu seule révéler à M. Ingres l’air de visage qui appartient à chacun des apôtres. Si j’avais à déterminer la période de la vie de Raphaël à laquelle se rapporte cette belle composition, je nommerais sans hésiter les tapisseries du Vatican. C’est en effet la même simplicité, la même grandeur. Le caractère individuel des têtes n’exclut pas l’idéal. Tous les détails sont traités avec un soin persévérant. Les draperies et les mains sont étudiées d’après nature, et cette lutte courageuse avec la réalité n’ôte rien à la puissance de la pensée. Il ne faut pas croire d’ailleurs que M. Ingres ait copié les tapisseries du Vatican ; il n’en rappelle que le style, et son imagination a gardé toute sa liberté. Bien peu d’hommes aujourd’hui comprennent ainsi la peinture religieuse ; les uns copient seulement les maîtres du XIVe siècle et ne croient pas pouvoir associer la science du dessin à l’expression du sentiment chrétien, d’autres croient faire preuve d’indépendance en copiant la nature telle qu’ils la voient, sans se préoccuper du caractère religieux des personnages. Doué d’une rare sagacité, M. Ingres a su demeurer original tout en s’efforçant d’écrire sa pensée dans le style de Raphaël. C’est à nos yeux la seule manière de comprendre limitation. Aussi le Saint Pierre peut-il servir de modèle à tous ceux qui se proposent de traiter des sujets de même nature. Simplicité de composition, étude attentive de la nature, élévation et pureté de style, tout se réunit pour captiver l’attention, pour émouvoir le cœur, pour charmer les yeux. Pour ma part, je préfère le Saint Pierre au Saint Symphorien, car j’y trouve la même puissance de pensée et le même savoir traduit sous une forme plus modeste.

La Vierge à l’hostie, sans avoir la simplicité du Saint Pierre, mérite cependant les plus grands éloges, car le visage du personnage principal respire une ferveur que les maîtres italiens du meilleur temps ne dédaigneraient pas. Les yeux baissés de la Vierge contemplent avec humilité l’hostie qui pour elle représente le fruit de ses entrailles. Le peintre, désespérant sans doute de trouver pour le regard de Marie une expression assez sublime, l’a caché presque tout entier sous les paupières. Le masque est d’une beauté vraiment divine. Quant aux mains, je l’avoue franchement, je les voudrais jointes d’une manière plus naïve. Marie adorant l’hostie, c’est-à-dire l’image symbolique de son fils mort pour racheter les fautes du genre humain, ne devrait pas étaler à nos yeux ses belles phalanges avec tant de coquetterie. Ses mains devraient s’unir et s’étreindre mutuellement au lieu de se toucher du bout des doigts. Et puis il y a dans la manière même dont les mains sont modelées quelque chose de trop mondain. La plus jeune, la plus séduisante de toutes les madones de Raphaël, la madone du palais Pitti, connue vulgairement sous le nom de Vierge à la chaise, n’offre pas à nos yeux des mains si délicates. Bien que le peintre d’Urbin n’ait pas négligé d’accuser les fossettes placées à la naissance des phalanges, il a su pourtant concilier l’élégance et la naïveté. Dans la Vierge à l’hostie, les mains, belles sans doute, ne sont pas d’une beauté assez simple. Marie a trop l’air de savoir que ses mains sont belles et de vouloir les montrer, et cette coquetterie est d’autant plus frappante qu’elle ne s’accorde pas avec l’expression du visage. Ces mains qui se touchent à peine, qui s’effleurent doucement comme si elles craignaient de se froisser, contrastent singulièrement avec la piété ardente du personnage. M. Ingres, sans doute, en donnant aux mains de la Vierge une beauté si délicate, n’a conçu aucune des intentions mondaines que je viens d’indiquer : je le crois volontiers, mais je pense que mon étonnement est partagé par un grand nombre de spectateurs. Parmi les admirateurs les plus sincères de cet artiste si franchement dévoué à son art, plus d’un se demande comment la Vierge, adorant la victime divine, peut avoir tant d’humilité dans le regard, tant de coquetterie dans le geste consacré à l’expression de la prière. Ici, je le crois, M. Ingres s’est laissé emporter par le désir de bien faire. Résolu à chercher pour Marie la beauté la plus complète, la plus pure, il n’a pas su s’arrêter à temps et sacrifier, dans l’exécution des mains, la délicatesse à la simplicité. Une telle faute assurément n’est pas sans gravité, mais elle est bien rachetée par la ferveur du visage, et la Vierge à l’hostie, qui malheureusement a quitté la France, fait le plus grand honneur au savoir, au talent, à l’imagination de l’auteur. Plus simple, elle serait plus belle encore ; telle qu’elle est pourtant, on ne saurait la confondre avec les compositions du même genre qui chaque jour liassent devant nos yeux. C’est une œuvre long-temps méditée, conçue avec amour, long-temps caressée, exécutée avec ardeur, retouchée avec patience, une œuvre qui exprime nettement une pensée sincère. C’est pourquoi je regrette qu’elle ait quitté la France.

Virgile lisant l’Enéide est une composition pleine de sagesse et de sobriété. C’est bien là le Virgile que nous voyons au musée du Capitole, avec son beau profil d’adolescent. Il lit en ce moment le sixième livre de son poème et rappelle en quelques mots pathétiques la cruelle destinée du jeune Marcellus. L’impératrice s’évanouit : l’image de ce jeune héros moissonné à la fleur de l’âge ne lui laisse pas la force d’en entendre davantage. Le poète, témoin de sa douleur, semble partagé entre le respect et l’orgueil. Il s’incline devant cette douleur muette et s’applaudit de son triomphe. Peut-être la douleur de l’impératrice ne se traduit-elle pas avec toute la simplicité que nous pourrions souhaiter ; mais il y a tant de noblesse dans l’affaissement de ce beau corps, que je n’ai pas le courage de chicaner l’auteur sur l’arrangement symétrique de la draperie. Quel que soit le mérite de la naïveté, et je suis loin de le contester, nous sommes habitués à nous représenter les personnages de l’antiquité gardant, au milieu même des plus poignantes émotions, une dignité majestueuse. Aussi je pense que M. Ingres a très bien fait de traiter la douleur de l’impératrice autrement que la douleur d’un personnage moderne. Sans doute, il eût été facile de donner à l’impératrice une pantomime plus énergique ; mais l’énergie pouvait-elle se concilier avec la noblesse des mouvemens ? Il est au moins permis d’en douter ; et j’ajoute qu’elle me paraît contraire à la nature même de la scène que l’auteur a voulu représenter ; car il ne faut pas confondre la douleur d’une femme qui s’évanouit avec le désespoir d’une femme qui garde l’usage de sa raison. Ainsi, tout en admettant que la pantomime de l’impératrice pourrait avoir plus de simplicité, je la trouve cependant très vraie. Quant à l’architecture, elle est traitée avec une richesse qui ne laisse rien à désirer. C’est bien là le palais qui convient au poète et à ses auditeurs. M. Ingres, avec trois mots de Virgile, a composé un tableau pathétique. Or l’émotion est le triomphe de l’art, et je n’ai pas à louer ce qui émeut tous les cœurs délicats.

L’Apothéose d’Homère jouit depuis long-temps d’une légitime célébrité. Tous ceux qui aiment les grandes pensées noblement exprimées s’accordent à reconnaître dans cette composition l’union d’un savoir profond et d’une imagination ingénieuse. M. Ingres a groupé autour du poète divin tous les esprits qui ont puisé à cette source féconde : poètes, musiciens, peintres, statuaires. Je ne veux pas m’arrêter à discuter le choix des personnages ; ce serait un enfantillage. La discussion dût-elle donner tort à l’auteur sur plus d’un point, il ne faudrait pas y attacher trop d’importance. Que l’auteur de la Jérusalem soit quelque peu dépaysé dans le temple d’Homère, c’est une vérité facile à démontrer. Il serait puéril d’insister. Que Dante prenne place entre Phidias et Mozart, à la bonne heure ; car il est de la même famille que le chantre d’Achille. Que Gluck et Shakspeare se trouvent rangés au pied du trône d’Homère, personne ne peut s’en étonner. Il suffit d’ailleurs que la plupart des personnages soient judicieusement choisis. Or, on ne peut contester à M. Ingres le mérite du discernement. Le style de l’Apothéose est vraiment héroïque. Pureté des lignes, grandeur de l’expression, noblesse de l’altitude, rien ne manque à ces glorieux fils d’Homère. La sobriété même de la couleur ajoute encore à la sérénité de la composition. Tous ces génies qui se pressent devant le trône du poète divin sont tellement supérieurs aux hommes que nous coudoyons chaque jour que nous ne cherchons pas dans leurs traits l’image fidèle de la réalité vivante. Nous regardons sans étonnement ces membres si purement dessinés que le sang ne colore pas. Placés dans la région réservée aux demi-dieux, ils ne vivent pas, ne respirent pas comme nous. Pourvu que leur visage exprime clairement le caractère des œuvres qu’ils nous ont laissées, nous demeurons satisfaits. Aussi l’Apothéose d’Homère a-t-elle réuni les suffrages de tous les juges compétens. Toutes les objections sont réduites à néant par la grandeur de la pensée, par la grandeur du style. L’auteur a tiré un excellent parti du sujet qu’il avait accepté. N’eût-il écrit que cette page, il serait sûr de garder long-temps un rang glorieux.

La Stratonice est, à coup sûr, traitée avec une rare délicatesse. Tout le monde rend justice à la finesse des détails, à l’expression des physionomies. Le dirai-je pourtant ? cette composition si justement applaudie me paraît pécher par l’exagération des qualités les plus excellentes. Stratonice, si gracieusement drapée, détourne la tête avec autant de malice que de pudeur. Erasistrate, qui tâte le pouls du malade, regarde le fils et la femme du roi avec une attention très vraie sans doute, mais que le peintre aurait pu exprimer plus simplement. Quant au roi agenouillé devant le lit de son fils, sa pantomime a quelque chose de théâtral. Il y a dans sa douleur autant de pompe que d’énergie. Ainsi ces trois personnages, plus simplement conçus, seraient beaucoup plus vrais, et le défaut que je signale nous frappe d’autant plus vivement, qu’il se rencontre dans une scène empruntée à l’histoire de l’antiquité. Pour tous ceux qui ont vu les Noces aldobrandines et les peintures d’Herculanum et de Pompeï, il demeure prouvé que les peintres grecs, quelle que fût la nature des sujets, ne s’écartaient jamais de la simplicité. Lors même que nous n’aurions pas le témoignage de Pline, le musée de Naples suffirait pour établir victorieusement ce que j’avance. Je m’étonne que M. Ingres, qui a vécu si long-temps dans le commerce de l’antiquité, ait pu traiter le sujet de Stratonice dans un style si éloigné du style grec. Les détails de l’ameublement et de l’architecture, excellons en eux-mêmes, sont beaucoup trop multipliés, et détournent l’attention des personnages. Il faut être archéologue pour se complaire dans l’étude de ces détails : le goût le plus indulgent conseillait d’en sacrifier au moins la moitié.

Angélique et Roger, Françoise de Rimini, compositions pleines de grâce et d’énergie, attestent chez M. Ingres une souplesse de talent qui se prête à tous les genres. Je sais qu’on peut reprocher à Angélique d’exprimer plutôt une langueur voluptueuse que la souffrance et le désespoir ; mais il y a dans son beau corps tant de mollesse et d’abandon, que le regard enchanté oublie de chercher la trace de ses angoisses. Quant à Roger, c’est un chevalier bien digne de délivrer la belle Angélique. À cheval sur le fabuleux hippogriffe, armé d’une épée plus longue qu’une lance, il est merveilleux d’élégance et d’énergie. — Je regrette que M. Ingres n’ait pas traduit littéralement le récit de la Divine Comédie, et n’ait pas exprimé avec le pinceau les paroles si touchantes du poète florentin. Françoise, en racontant sa mort et la mort de son amant à Dante conduit par Virgile, dit simplement : « Tout tremblant, il me baisa la bouche, et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage. » M. Ingres, au lieu de réunir les deux amans dans un mutuel baiser, nous offre une jeune femme qui détourne à demi la tête et abandonne son cou aux lèvres de son amant. Combien les simples paroles du poète florentin sont plus éloquentes ! La vengeance terrible qui menace les deux amans, facile à comprendre dans le texte de la Divine Comédie, a lieu de nous étonner dans le tableau. Françoise ne paraît pas assez coupable pour mériter la mort.

Il me reste à parler des portraits de M. Ingres. Le portrait de M. Bertin, si habilement gravé par M. Henriquel Dupont, est un chef-d’œuvre de vérité. Il est permis de blâmer l’attitude du modèle ; mais, l’attitude une fois acceptée, il faut admirer sans restriction l’énergie de l’expression : les yeux regardent, la bouche parle, les mains frémissent en se contractant sur les genoux. Le portrait de M. Molé n’est pas moins fidèle. Le portrait de Mme d’Haussonville, bien que traité avec une grande habileté, donne lieu à deux reproches : le modèle n’est pas heureusement posé, et puis le ton de la robe est trop voisin du ton de la cheminée. En pareil cas, si la réalité n’est pas harmonieuse, le peintre ne doit pas hésiter à la modifier. Le portrait de Mme de Rothschild est charmant de tous points. Le visage et les mains sont d’une vérité frappante ; la figure est bien posée, et l’étoffe n’est pas moins vraie que la chair. Ainsi dans ce genre, que la foule prend pour un genre secondaire, M. Ingres a prouvé que l’imitation d’une figure unique peut s’élever jusqu’aux proportions d’une véritable création. Titien et Van Dyck l’avaient prouvé depuis long-temps ; mais il n’était pas inutile de renouveler la démonstration, car, de nos jours, la plupart des peintres ne voient dans un portrait que la transcription servile de la réalité, et ne comprennent pas qu’il est possible d’agrandir le modèle sans le dénaturer.

Quelle sera la place de M. Ingres dans l’histoire de l’école française ? A-t-il marqué son passage par une action salutaire ? a-t-il réussi à s’absorber dans récole romaine ? Trois questions qui se présentent naturellement et qu’il est facile de résoudre en peu de mots. M. Ingres occupe dès à présent et gardera sans doute une place glorieuse dans l’histoire de l’art français ; car ses compositions, sans être nombreuses, nous ont donné la mesure de ses facultés. Il n’a épargné ni temps ni veilles pour exprimer complètement sa pensée, et peu d’hommes parmi nous peuvent se vanter d’un tel courage, d’une telle persévérance. Son passage a été marqué par une action salutaire ; car il a soutenu le culte de la beauté, le culte des lignes harmonieuses contre ceux qui voulaient réduire la peinture à l’imitation de la pantomime et ne tenir aucun compte des leçons du passé. Sans accepter dans toute sa rigueur la doctrine qu’il professe depuis un demi-siècle, je crois fermement qu’il a servi les intérêts de l’art par l’énergie, par l’exagération même de sa volonté. Il n’a jamais fléchi, jamais varié. Ce qu’il rêvait, ce qu’il souhaitait il y a cinquante ans, il le souhaite, il l’enseigne encore aujourd’hui, La beauté conçue selon les données de Phidias et de Raphaël, voilà le but de son enseignement. Est-il possible d’en marquer un plus noble et plus glorieux dans le domaine esthétique ?

Qu’il ait méconnu Titien et Rubens, je ne songe pas à le contester ; mais je le remercie d’avoir persévéré dans la voie qu’il avait choisie et d’avoir entraîné sur ses traces plus d’un esprit ingénieux qui, faute d’un guide sûr, se serait fourvoyé. Ceux mêmes qui n’acceptent pas, qui n’appliquent pas sa doctrine, sont obligés de reconnaître l’élévation de ses principes. Si cette doctrine en effet ne contient pas la peinture tout entière, il faut bien avouer qu’elle renferme une des parties les plus difficiles de l’art, et peut-être la seule qui se puisse enseigner ; car le maître peut guider la main, et ne peut indiquer la vraie couleur du modèle à l’œil qui ne sait pas voir. M. Ingres a-t-il réussi à s’absorber dans le chef de l’école romaine ? L’analyse de ses œuvres répond à cette question. Dans la peinture chrétienne comme dans la peinture païenne, il n’a pu abdiquer l’indépendance de sa pensée. Il avait beau s’humilier, s’agenouiller devant le maître : sa pensée personnelle prenait possession de la toile et menait son pinceau hors des lignes déjà tracées. Il voulait recommencer le passé, vivre d’une vie qui ne fût pas la sienne, et sa pensée le ramenait malgré lui dans le présent. C’est un étrange spectacle et qui pourtant s’est déjà présenté plus d’une fois. M. Ingres n’est pas le premier qui, dans le domaine de l’art, ait voulu rebrousser chemin au lieu de marcher en avant ; mais un tel projet ne peut s’accomplir, lorsqu’il est conçu par un esprit capable de vivre par lui-même. Il n’est permis qu’aux esprits médiocres de s’absorber dans le passé : c’est pourquoi M. Ingres, malgré sa ferme volonté de suivre pas à pas le chef de l’école romaine, n’a pas réussi dans son entreprise. En dépit de sa docilité, il est demeuré lui-même, et cet échec glorieux n’était pas difficile à prévoir.


GUSTAVE PLANCHE.

  1. Chez Firmin Didot, rue Jacob, 56.