Lettre CLXXIV (Saint Bernard)
Texte établi par Monseigneur l’Évêque de Versailles, Louis Guérin, (Histoire de Saint Bernard. — Lettres de Saint Bernard, p. 455-458).
Que la fête de la Conception est nouvelle, et ne s’appuie sur aucun fondement légitime ; que d’ailleurs elle n’aurait pas dû être instituée sans qu’on eût consulté le Siége apostolique, auquel saint Bernard soumet son avis.
1. Il est certain que, parmi les églises de France, celle de Lyon a occupé jusqu’ici le premier rang, et par la dignité de son siége, et par la pureté de ses sentiments, et par le mérite de ses institutions. Où ont jamais brillé autant que chez elle, la sévérité de la discipline, la gravité des mœurs, la prudence des conseils, le poids de l’autorité, le respect de l’antiquité ? C’est surtout dans les solennités ecclésiastiques, qu’on n’a jamais vu cette église pleine de jugement accéder aisément à des nouveautés soudainement introduites, ni se laisser déshonorer par une légèreté puérile. C’est pourquoi nous sommes fort surpris qu’en ce temps-ci, quelques-uns d’entre vous aient jugé à propos de vouloir ternir votre brillant éclat, en introduisant une fête nouvelle que la liturgie de l’Église ne connait pas, que la raison n’approuve pas, que l’ancienne tradition ne recommande pas. Sommes-nous plus savants que nos pères, ou plus religieux qu’eux ? Il y a danger pour nous à aborder ce qu’en ces matières, leur prudence a laissé de côté. Car ce point est de telle nature, que, s’il n’avait pas dû être écarté, il n’eût pu échapper à leur attention.
2. Mais il faut, direz-vous, grandement honorer la Mère du Seigneur. Votre avis est sage, mais la gloire de cette Reine est amie de la justice. La Vierge royale, comblée de titres d’honneur véritables et revêtue d’éclatantes dignités, n’a pas besoin d’une fausse gloire. Honorez la pureté de son corps, la sainteté de sa vie ; admirez sa virginité féconde, vénérez sa maternité divine. Exaltez-la pour n’avoir pas connu la concupiscence dans la corruption, ni la douleur dans l’enfantement. Publiez qu’elle a droit au respect des anges, qu’elle a été désirée des nations, pressentie par les patriarches et par les prophètes, choisie entre tous, préférée à tous. Glorifiez-la comme source de la grâce, comme médiatrice du salut, comme réparatrice des siècles. Exaltez enfin celle qui a été exaltée au-dessus des chœurs des anges dans les royaumes célestes. Voilà ce que chante l’Église en son honneur, et ce qu’elle m’enseigne à chanter. Pour moi, je conserve avec assurance et je transmets ce que j’ai reçu de cette source ; mais ce que je n’en ai pas reçu, j’aurais, je l’avoue, plus de scrupules à l’admettre.
3. J’ai donc appris de l’Église qu’il faut célébrer, avec la plus grande vénération, le jour où la Vierge, retirée de ce siècle méchant, a porté dans les cieux les joies d’une fête solennelle. J’ai encore appris dans l’Église et de l’Église à reconnaître sans hésiter comme solennelle et sainte la naissance de la Vierge, et je crois très-fermement avec l’Église qu’elle a reçu dans le sein de sa mère, la grâce de naître sainte. Je lis, en effet, de Jérémie qu’il a été sanctifié avant de naître ; j’ai la même pensée sur Jean-Baptiste qui, du sein de sa mère, a senti le Seigneur dans le sein de la sienne[1]. Voyez vous-même, s’il est permis d’en penser autant du saint David, en raison de ce qu’il disait à Dieu : Je me suis appuyé sur vous avant ma naissance et vous êtes mon protecteur dès le sein de ma mère[2] ; et encore : Vous êtes mon Dieu dès le sein de ma mère, ne vous éloignez pas de moi[3]. Et de même il a été dit à Jérémie : Avant que je ne te formasse dans le sein de ta mère, je t’ai connu ; et je t’ai sanctifié avant que tu n’en sortisses[4]. Que l’oracle divin distingue bien la formation dans le sein maternel de l’enfantement ! Il montre ainsi que la formation a été seulement prévue, mais que l’enfantement a été orné du don de la sainteté, afin qu’on ne s’imaginât pas qu’il fallût borner les priviléges du prophète à la seule prédestination ou à la prescience.
4. Accordons cependant qu’il en soit ainsi pour Jérémie. Que répondra-t-on pour Jean-Baptiste, dont un ange annonça par avance que le Saint-Esprit le remplirait, quand il serait encore dans le sein de sa mère ? Je ne pense pas qu’on puisse rapporter cette parole à la prédestination ni à la prescience. Car les paroles de l’ange furent sans doute accomplies au moment même qu’il avait prédit, et il n’est pas permis de croire que celui qui avait été annoncé comme devant être rempli du Saint-Esprit, ne l’ait pas été au temps et au lieu fixés par la prophétie. Or, le Saint-Esprit a très-certainement sanctifié celui qu’il a rempli. Du reste, je n’aurais pas la témérité d’indiquer jusqu’à quel point cette sanctification a pu prévaloir contre le péché originel, soit dans le Précurseur, soit dans le Prophète, soit dans quelqu’autre, s’il y en a d’autres qui aient été prévenus par la même grâce. Cependant je n’hésiterais pas à dire que ceux que Dieu a sanctifiés sont sanctifiés, et qu’ils sont sortis du sein maternel avec la sainteté qu’ils y ont reçue ; le péché qu’ils ont tiré de leur conception, n’a pu en aucune façon, empêcher ni ravir à l’avance la bénédiction qui était attachée à leur naissance. Qui pourrait dire, en effet, que celui qui a été rempli du Saint-Esprit est demeuré néanmoins un enfant de colère et que, s’il lui était arrivé de mourir dans le sein maternel avec une telle plénitude de grâce, il eût encouru les peines de la damnation. Cela serait dur. Cependant je n’ose là-dessus rien décider d’après mon sentiment. Mais, quoiqu’il en soit, l’Église qui juge et proclame précieuse la mort, et non pas la naissance des autres saints, par une exception unique, célèbre avec raison par de joyeuses fêtes et vénère la naissance de celui-là seul dont l’ange ait annoncé, comme on le lit dans l’Écriture, que beaucoup se réjouiraient à sa naissance[5]. Pourquoi, en effet, la naissance de celui qui a pu bondir dès le sein de sa mère, ne serait-elle pas sainte et fêtée avec allégresse ?
5. Il n’est certes pas permis de douter que ce qui a été accordé, même à un petit nombre de mortels, ait été refusé à une si grande Vierge, par qui toute chair mortelle s’est élevée à la vie. La Mère du Seigneur, elle aussi, a été sainte sans nul doute avant que de naître, et la sainte Église ne se trompe pas quand elle considère comme saint le jour de sa Nativité, et qu’elle en accueille chaque année le retour avec une fête solennelle et une allégresse universelle. Pour moi, je pense qu’une mesure même plus abondante de sanctification est descendue sur elle, et a, non-seulement sanctifié sa naissance, mais encore préservé sa vie pure de tout péché ; ce qu’on ne croit pas avoir été jamais accordé à aucun autre enfant de la femme. Il convenait, en effet, que la Reine des Vierges, par le privilége d’une sainteté singulière, passât toute sa vie sans aucun péché, puisque, mettant au monde le destructeur du péché et de la mort, elle obtenait à tous les hommes le don de la vie et de la justice. Sa naissance a donc été sainte, parce qu’elle a été sanctifiée par la sainteté infinie qui devait sortir de son sein.
6. Que pensons-nous qu’il faille encore ajouter à ces honneurs ? Il faut honorer aussi, dit-on, la conception qui a précédé cette naissance glorieuse ; car, si elle ne l’avait précédée, on n’aurait pas à honorer la naissance elle-même. Mais que répondra-t-on, si un autre, pour la même raison, soutient qu’il faut rendre les mêmes honneurs solennels à chacun de ses parents. On pourrait encore les demander par un semblable motif pour ses aïeuls et ses bisaïeuls ; on irait ainsi à l’infini et les fêtes seraient sans nombre. Cette abondance de joies est bonne pour la patrie, non pour l’exil, et cette multiplicité de fêtes convient à des citoyens, non à des bannis. Mais on produit un écrit[6], qui est, dit-on, de révélation supérieure ; comme si chacun ne pouvait pas produire un écrit semblable, où la Vierge semblerait ordonner la même chose pour ses parents, selon le précepte du Seigneur qui dit : Honorez votre père et votre mère[7]. Pour moi, je ne me laisse pas facilement émouvoir ni persuader par de tels écrits, que la raison ne paraît pas approuver et qu’aucune autorité certaine ne confirme. Comment conclure que la conception doive être considérée comme sainte, de ce qu’elle a précédé la naissance qui était sainte elle-même ? Est-ce qu’en la précédant, elle l’a sanctifiée. En la précédant, elle a amené son existence, non sa sainteté ; car d’où lui serait venue à elle-même cette sainteté qu’elle devait transmettre après elle ? N’est-ce pas plutôt parce que la conception a commencé sans la sainteté, qu’il a fallu sanctifier l’enfant conçu, afin qu’il fût saint à sa naissance ? Mais peut-être la conception aurait-elle emprunté sa sainteté au fait qui devait suivre ? Sans doute, la sanctification qui a eu lieu après la conception, pouvait passer à la naissance qui était postérieure ; mais elle n’a pu en aucune façon remonter à la conception qui l’avait précédée.
7. D’où viendrait donc la sainteté de la conception ? Dira-t-on que la Vierge a été prévenue par la sanctification, afin qu’elle fût conçue, étant déjà sainte, et qu’ainsi la conception elle-même fût sainte ; de même qu’on dit qu’elle a été sanctifiée dans le sein maternel, afin que sa naissance fût sainte ? Mais la Vierge n’a pas pu être sainte avant que d’être ; or, elle n’était pas avant d’être conçue. Est-ce que par hasard la sainteté se serait mêlée à la conception elle-même au milieu des caresses conjugales, de façon que la sanctification et la conception eussent lieu en même temps ? Mais la raison n’admet pas cela. Comment, en effet, la sainteté eût-elle été possible sans l’Esprit qui sanctifie ? Ou, comment le Saint-Esprit s’est-il trouvé mêlé au péché ? Ou enfin comment le péché ne s’est-il pas trouvé là où la concupiscence n’a pas fait défaut ? Dira-t-on par hasard qu’elle a été conçue du Saint-Esprit, et non pas d’un homme ; mais on n’a encore entendu dire rien de semblable. Je lis, en effet, que le Saint-Esprit est venu en elle, et non qu’il est venu avec elle, selon la parole de l’Ange : Le Saint-Esprit surviendra en vous[8]. S’il est permis de dire ce que pense l’Église, qui pense toujours la vérité, je dis que la Vierge a la gloire d’avoir conçu du Saint-Esprit, mais qu’elle n’en a pas été conçue. Elle a enfanté vierge, elle n’a point été enfantée par une vierge. Autrement, où serait cette prérogative de la Mère du Seigneur, en vertu de laquelle on croit pouvoir la glorifier seule et d’avoir été mère et d’être restée vierge, si vous accordez le même privilége à sa mère ? Ce n’est point là honorer la Vierge, mais c’est amoindrir sa gloire. Si donc elle n’a pu en aucune façon être sanctifiée avant sa conception, parce qu’elle n’était pas encore, ni pendant sa conception elle-même, à cause du péché qui y était attaché, il reste à croire qu’elle a été sanctifiée après avoir été conçue, quand elle était déjà dans le sein de sa mère, et que cette sanctification, bannissant le péché, a sanctifié sa naissance, mais non sa conception.
8. C’est pourquoi, bien qu’il ait été accordé à un nombre, très-petit d’ailleurs, d’enfants des hommes de naître sanctifiés, il ne leur a cependant point été donné d’être conçus de la même façon, afin sans doute que la prérogative d’une sainte conception fût réservée à Celui-là seul qui devait sanctifier tous les autres, et qui seul, venant en ce monde en dehors du péché, devait purifier les pécheurs. Ainsi le Seigneur Jésus a été seul conçu du Saint-Esprit, parce que seul il a été saint, même avant sa conception. Excepté lui, tous les enfants d’Adam peuvent s’appliquer cette parole que l’un d’eux confesse de lui-même avec humilité et vérité en disant : J’ai été engendré dans l’iniquité, et ma mère m’a conçu dans le péché[9].
9. Puisque les choses sont ainsi, quelle raison y a-t-il donc de fêter la Conception ? Quel moyen, dis-je, y a-t-il ou de soutenir que cette conception est sainte, quand elle ne vient pas du Saint-Esprit, pour ne pas dire qu’elle dérive du péché, ou d’en célébrer la fête, quand elle n’a rien de saint ? La Vierge glorieuse se passera volontiers de cet honneur qui semble ou honorer le péché, ou la revêtir d’une sainteté mensongère. Rien ne pourra lui plaire dans cette nouveauté entreprise contre le rit de l’Église, et qui est mère de la témérité, sœur de la superstition, fille de la légèreté. Mais, si l’on en jugeait autrement, il faudrait consulter d’abord l’autorité du Siége apostolique et ne pas suivre avec tant de précipitation et d’irréflexion la simplicité de quelques ignorants. J’avais déjà constaté cette erreur auprès de quelques personnes, et je dissimulais, épargnant une dévotion qui venait de la simplicité du cœur et de l’amour de la Vierge. Mais, trouvant la superstition parmi les sages et dans une église noble et célèbre dont je suis spécialement le fils[10], je ne sais si j’aurais pu me taire sans vous faire, même à vous tous, une grave offense. Cependant que ce que j’ai dit, soit dit sans préjudice d’un avis plus sage. Surtout je réserve toute cette affaire, comme celles qui sont de la même nature, à l’examen et à l’autorité de l’Église romaine. Si je pense autrement qu’elle, je suis prêt à réformer mon sentiment sur le sien.
- ↑ Luc, i, 41.
- ↑ Ps. lxx, 6.
- ↑ Ps. xxi, 11.
- ↑ Jérém., i, 5.
- ↑ Luc, 14.
- ↑ Cet écrit est attribué à Elsin, abbé d’Angleterre. (Voyez sanct. Anselm., oper. pag. 507.)
- ↑ Exode, xx, 12.
- ↑ Luc., i, 35.
- ↑ Ps. l, 7.
- ↑ Saint Bernard était enfant de l’église de Lyon ; parce qu’il était né à Fontaine, près de Dijon, et que son monastère de Clairvaux était dans le diocèse de Langres, qui dépendait de la métropole de Lyon. (Voy. encore lettre 172.)