Lettre *380, 1674 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 405-407).
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1674

380. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT.

[Paris, avril ou mai[1].]

C’est une plaisante chose que de recevoir une de vos lettres datée d’Aix, et que ma pauvre fille se trouve fâchée de n’y être pas pour vous y recevoir. Vous aurez bientôt M. de Grignan ; mais pour elle, je vous la garde. Revenez la voir tout aussitôt que le service du Roi votre maître vous donnera la liberté de quitter vos îles[2]. Je ne sais si elles sont inaccessibles ; je crois que vous devriez le souhaiter, car le bruit ne court pas que vous ayez beaucoup d’autre défense, au cas que les ennemis fussent assez insolents pour vous faire une visite.

Je laisse à notre cher d’Hacqueville à vous parler de la Franche-Comté et de toutes les armées que nous avons sur pied aux quatre coins du monde. Je veux vous dire ce que les gazettes ne disent point. Monsieur le Premier[3], prenant congé du Roi, lui dit : « Sire, je souhaite à Votre Majesté une bonne santé, un bon voyage et un bon conseil. » Le Roi appela M. le maréchal de Villeroi et M. Colbert, et leur dit : « Écoutez ce que Monsieur le Premier me souhaite. » Le maréchal répondit de son fausset : « En effet, Sire, tous les trois sont bien nécessaires. » Je supprime la glose.

Je veux parler aussi de Mme la duchesse de la Vallière. La pauvre personne a tiré jusqu’à la lie de tout, elle n’a pas voulu perdre un adieu ni une larme : elle est aux Carmélites, où, huit jours durant, elle a vu ses enfants[4] et toute la cour, c’est-à-dire ce qui en reste[5]. Elle a fait couper ses beaux cheveux, mais elle a gardé deux belles boucles sur le front ; elle caquète et dit merveilles. Elle assure qu’elle est ravie d’être dans une solitude ; elle croit être dans un désert, pendue à cette grille[6]. Elle nous fait souvenir de ce que nous disoit, il y a bien longtemps, Mme de la Fayette, après avoir été deux jours à Ruel[7], que pour elle, elle s’accommoderoit parfaitement bien de la campagne. Mandez-nous comme vous vous trouvez de la vôtre. Si j’avois l’hippogriffe à mon commandement, je m’en irois causer avec vous de toutes les farces qui se sont faites ici entre les Grignans et les Fourbins[8] : les ruses de ceux-ci, les droitures des autres, et le reste ; mais il faudroit être à Époisse pour parler cinq heures de suite. Je n’oublierai jamais cette aimable maison, ni les douces et charmantes conversations, ni les confiances de mon seigneur. Je les tiens précieuses, et je prétends, par le bon usage que j’en fais, avoir une part dans son amitié, dont je lui demande la continuation préférablement à toutes ses autres sujettes et servantes.

Mon oncle l’abbé vous fait mille compliments. Il a reçu les ordres de Madame votre femme, qu’il exécutera avec grand plaisir.


  1. Lettre 380. — 1. Cette lettre est de mai ou des derniers jours d’avril : il y est parlé des visites que Mme de la Vallière a reçues huit jours durant ; et Mademoiselle nous apprend (tome IV, p. 358 et p. 396) que la duchesse était entrée aux Carmélites le jour même que le Roi partit pour la seconde conquête de la Franche-Comté, c’est-à-dire le jeudi 19 avril : voyez la Gazette du 21 avril, et ce que dit Bussy à la suite de la lettre 714 de sa Correspondance.
  2. 2. Les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, dont le comte de Guitaut était gouverneur.
  3. 3. Le premier écuyer du Roi, Henri de Beringhen. Voyez sur « ce Caton, » tome II, p. 185, note 3 ; la lettre du 19 août 1675 ; et la fin de la lettre du 3 juillet 1676.
  4. 4. Mademoiselle de Blois et le comte de Vermandois. Voyez plus haut, p. 358, note 18, et p. 365, notes 10 et 11.
  5. 5. Le Roi était parti, comme nous l’avons dit, le 19 avril, pour se rendre dans le comté de Bourgogne. La Reine et le Dauphin l’avaient accompagné. Monsieur était parti le 28 pour aller le rejoindre.
  6. 6. Environ un mois après, le dimanche 3 juin, Mme de la Vallière prit l’habit ; elle fit profession le 4 juin de l’année suivante. Voyez la lettre du 5 juin 1675, et le chapitre v du tome V de Walckenaer.
  7. 7. Sur les bords de la Seine, entre Saint-Germain et Paris ; Richelieu y eut sa résidence d’été, et après lui sa nièce la duchesse d’Aiguillon. « L’art régnait à Ruel, » dit M. Cousin. Voyez Madame de Longueville, tome I, p. 162 et suivantes.
  8. 8. Le nom de l’évêque de Marseille se trouve sous cette forme dans l’acte authentique du 27 janvier 1669 (Notice, p. 329) ; mais on peut croire que Mme de Sévigné jouait parfois sur le mot : voyez la Notice, p. 128.