Lettre 144, 1671 (Sévigné)

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144. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, ce vendredi 13e mars.

Me voici à la joie de mon cœur, toute seule dans ma chambre à vous écrire paisiblement ; rien ne m’est si agréable que cet état. J’ai dîné aujourd’hui chez Mme de Lavardin[1], après avoir été en Bourdaloue[2], où étoient les Mères de l’Église : c’est ainsi que j’appelle les princesses de Conti et de Longueville[3]. Tout ce qui est au monde étoit à ce sermon, et ce sermon étoit digne de tout ce qui l’écoutoit. J’ai songé vingt fois à vous, et vous ai souhaitée autant de fois auprès de moi ; vous auriez été ravie de l’entendre, et moi encore plus ravie de vous le voir entendre.

M. de la Rochefoucauld a reçu très-plaisamment, chez Mme de Lavardin, le compliment que vous lui faites ; on a fort parlé de vous. M. d’Ambres[4] y étoit avec sa cousine de Brissac ; il a paru s’intéresser beaucoup à votre prétendu naufrage. On a parlé de votre hardiesse ; M. de la Rochefoucauld a dit que vous aviez voulu paroître brave, dans l’espérance que quelque charitable personne vous en empêcheroit ; et que n’en ayant point trouvé, vous aviez dû être dans le même embarras que Scaramouche.

Nous avons été voir à la foire[5] une grande diablesse de femme, plus grande que Riberpré de toute la tête ; elle accoucha l’autre jour de deux gros enfants qui vinrent de front, les bras aux côtés : c’est une grande femme tout à fait. J’ai été faire des compliments pour vous à l’hôtel de Rambouillet ; on vous en rend mille. Mme de

Montausier est au désespoir de ne vous pouvoir venir voir. J’ai été chez Mme du Puy-du-Fou ; j’ai été pour la troisième fois chez Mme de Maillanes[6]. Je me fais rire en observant le plaisir que j’ai de faire toutes ces choses.

Au reste, si vous croyez les filles de la Reine enragées, vous croirez bien. Il y a huit jours que Mme de Ludres, Coëtlogon et la petite de Rouvroy furent mordues d’une petite chienne, qui étoit à Théobon[7]. Cette petite chienne est morte enragée ; de sorte que Ludres, Coëtlogon et Rouvroy sont parties ce matin pour aller à Dieppe, et se faire jeter trois fois dans la mer[8]. Ce voyage est triste ; Benserade en étoit au désespoir. Théobon n’a pas voulu y aller, quoiqu’elle ait été mordillée. La Reine ne veut pas qu’elle la serve, qu’on ne sache ce qui arrivera de toute cette aventure. Ne trouvez-vous point, ma bonne, que Ludres ressemble à Andromède ? Pour moi, je la vois attachée au rocher, et Tréville[9] sur un cheval ailé, qui tue le monstre. « Ah, Zésu ! matame te Grignan, l’étranze sose t’être zetée toute nue tans la mer[10]. » En voici une, à mon sens, encore plus étrange : c’est de coucher demain avec M. de Ventadour, comme fera Mlle d’Houdancourt. Je craindrois plus ce monstre que celui d’Andromède, contra il quai non val’elmo ne scudo[11].

Voilà bien des lanternes, et je ne sais rien de vous. Vous croyez que je devine ce que vous faites ; mais j’y prends trop d’intérêt, et à votre santé, et à l’état de votre esprit, pour n’en savoir que ce que je m’imagine. Les moindres circonstances sont chères de ceux qu’on aime parfaitement, autant qu’elles sont ennuyeuses des autres : nous l’avons dit mille fois, et cela est vrai. La Vauvineux vous fait cent compliments ; sa fille a été bien malade ; Mme d’Arpajon l’a été aussi : nommez-moi tout cela, à votre loisir, avec Mme de Verneuil. Voilà une lettre de M. de Condom, qu’il m’a envoyée avec un billet fort joli. Votre frère entre sous les lois de Ninon ; je doute qu’elles lui soient bonnes. Il y a des esprits à qui elles ne valent rien ; elle avoit gâté son père[12]. Il faut le recommander à Dieu : quand on est chrétienne, ou du moins qu’on le veut être, on ne peut voir ces dérèglements sans chagrin. Ah ! Bourdaloue, quelles divines vérités nous avez-vous dites aujourd’hui sur la mort[13] ! Mme de la Fayette y étoit pour la première fois de sa vie, elle étoit transportée d’admiration. Elle est ravie de votre souvenir et vous embrasse de tout son cœur. Je lui ai donné une belle copie de votre portrait ; il pare sa chambre, où vous n’êtes jamais oubliée. Si vous êtes encore de l’humeur dont vous étiez à Sainte-Marie[14], et que vous gardiez mes lettres, voyez si vous n’avez pas reçu celle du 18e février. Adieu, ma très-aimable bonne. Vous dirai-je que je vous aime ? C’est se moquer d’en être encore là ; cependant, comme je suis ravie quand vous m’assurez de votre tendresse, je vous assure de la mienne, afin de vous donner de la joie, si vous êtes de mon humeur : et ce Grignan, mérite-t-il que je lui dise un mot ?

Je[15] vous écris peu de nouvelles, ma chère Comtesse ; je me repose sur M. d’Hacqueville, qui vous les mande toutes. D’ailleurs je n’en sais point ; je serois toute propre à vous dire que M. le chancelier[16] a pris un lavement.

Je vis hier une chose chez Mademoiselle qui me fit plaisir. La Gêvres[17] arrive, belle, charmante et de bonne grâce ; Mme d’Arpajon étoit au-dessus de moi. Je pense qu’elle s’attendoit que je lui dusse offrir ma place ; ma foi, je lui en devois de l’autre jour, je lui payai comptant, et ne branlai pas. Mademoiselle étoit au lit ; elle[18] fut donc contrainte de se mettre au bas de l’estrade ; cela est fâcheux. On apporte à boire à Mademoiselle, il faut donner la serviette. Je vois Mme de Gêvres qui dégante sa main maigre ; je pousse Mme d’Arpajon : elle m’entend et se dégante ; et d’une très-bonne grâce, elle avance un pas, coupe la Gêvres, et prend, et donne la serviette. La Gêvres en a toute la honte, et est demeurée toute penaude.

Elle étoit montée sur l’estrade, elle avoit ôté ses gants, et tout cela pour voir donner la serviette de plus près par Mme d’Arpajon. Ma bonne, je suis méchante, cela m’a réjouie ; c’est bien employé. A-t-on jamais vu accourir pour ôter à Mme d’Arpajon, qui est dans la ruelle, un petit honneur qui lui vient tout naturellement ? La Puisieux s’en est épanoui la rate. Mademoiselle n’osoit lever les yeux ; et moi, j’avois une mine qui ne valoit rien. Après cela on a dit cent mille biens de vous, et Mademoiselle m’a commandé de vous dire qu’elle étoit fort aise que vous ne fussiez point noyée, et que vous fussiez en bonne santé.

Nous fûmes de là chez Mme Colbert[19], qui me demanda de vos nouvelles. Voilà de terribles bagatelles ; mais je ne sais rien. Vous voyez que je ne suis plus dévote. Hélas ! j’aurois bien besoin des matines et de la solitude de Livry. Si est-ce que je vous donnerai ces deux livres de la Fontaine[20], quand vous devriez être en colère. Il y a des endroits jolis et très-jolis, et d’autres ennuyeux : on ne veut jamais se contenter d’avoir bien fait ; en croyant mieux faire, on fait mal.


  1. LETTRE 144 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez la note 7 de la lettre 131.
  2. 2. Voyez la note 4 de la lettre 136.
  3. 3. Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin, mariée en 1654 à Armand de Bourbon, prince de Conti, frère cadet du grand Condé, mort en 1666. Elle mourut elle-même le 4 février 1672, âgée de trente-cinq ans. Voyez sur cette sainte princesse, comme l’appelle Mme de Sévigné, la lettre du 5 février 1672. — Anne-Geneviève de Bourbon, sœur du grand Condé et du prince de Conti, veuve (1663) de Henri II, duc de Longueville, et toute à la piété et à la pénitence depuis longues années. Elle mourut le 15 avril 1679.
  4. 4. François Celas de Voisins, marquis d’Ambres, colonel du régiment de Champagne, et le mois suivant (avril 1671) lieutenant général au gouvernement de la haute Guyenne, dont le maréchal d’Albret était gouverneur. Il mourut en 1721, à quatre-vingt-deux ans.
  5. 5. La foire Saint-Germain, qui se tenait sur l’emplacement du marché actuel de ce nom. Elle s’ouvrait le 3 février et se prolongeait jusqu’à la semaine sainte, et souvent même au delà.
  6. 6. Antoine des Porcellets, marquis de Maillanes, d’une des plus anciennes familles de Provence, était en 1672 procureur pour la noblesse à l’Assemblée des Communautés. Sa seconde femme était Gabrielle de Gianis de la Roche. Est-ce d’elle que Mme de Sévigné parle ici ?
  7. 7. Marie-Elisabeth de Ludres, chanoinesse de Poussay, qui fut aimée du Roi : voyez la lettre du 1er avril suivant. — Louise-Philippe de Coëtlogon, qui fut mariée au marquis de Cavoie. — Jeanne de Rouvroy, qui fut mariée au comte de Saint-Vallier. — Lydie de Rochefort Théobon, qui fut mariée au comte de Beuvron. Toutes quatre filles d’honneur de la Reine. Voyez la lettre du 27 novembre 1673.
  8. 8. On croyait que l’on guérissait une personne mordue d’un chien enragé en la plongeant dans la mer. « Les autres asseuroyent, dit Guillaume Bouchet (dans sa VIIe Serée, intitulée des Chiens), que l’eau de la mer guerissoit les enragez, si on les jette dedans ; et de faict on les mene maintenant à la mer, comme le plus asseuré remede. » (1re édition des Serées, Paris, 1585.) — M. Floquet a trouvé à la Bibliothèque impériale un ordre du Roi du 13 mars 1671, adressé à Blavet, maître des coches d’Orléans, pour conduire Mme de Ludres (du Ludre) et Mlles  de Coëtlogon et de Rouvroy, de Paris à Dieppe.
  9. 9. Henri-Joseph de Peyre, comte de Tréville (Troisville), cornette de la 1re compagnie des mousquetaires, colonel d’infanterie et gouverneur de Foix, « si célèbre au dix-septième siècle par son esprit, sa galanterie et ses perpétuels changements. » (M. Cousin, dans Mme de Sablé, p. 267.) C’est l'Arsène, dit-on, des caractères de la Bruyère. Il mourut en 1708, à l’âge de soixante-sept ans. Voyez la lettre de Noël 1671, où il est parlé de sa conversion, celle du 17 novembre 1688, et la Notice, p. 94.
  10. 10. Manière de prononcer de Mme de Ludres. « Elle parle d’une façon très-désagréable, dit Madame de Bavière, mettant partout des z pour des j ou des g. »
  11. 11. Contre lequel ni heaume ni bouclier ne peut rien.
  12. 12. Voyez la Notice, p. 47, et Walckenaer, tome I, p. 235.
  13. 13. Dans le Carême de Bourdaloue, le sermon pour le vendredi de la quatrième semaine, lequel tombait cette année au 13 mars, roule tout entier sur la mort de Lazare, figure de la mort d’une âme par le péché.
  14. 14. Mlle de Sévigné fut mise quelque temps au couvent de Nantes, et peut-être aussi à la Visitation du faubourg Saint-Jacques. Voyez les lettres du 29 janvier 1672 et du 6 mai 1676, et la Notice, p. 89.
  15. 15. Ce qui suit, jusqu’à la fin de la lettre, forme un morceau à part dans notre manuscrit, et y est daté du 30 mars. C’est très-probablement une lettre séparée, ou un fragment qui n’appartient pas à celle du 13 mars.
  16. 16. Le chancelier Seguier n’alloit jamais au conseil sans avoir pris cette précaution. (Note des éditions de 1726.)
  17. 17. Marie-Françoise-Angélique du Val, fille unique du marquis de Fontenai Mareuil, première femme de Léon Potier, duc de Gêvres, d’une ancienne famille de robe, dont étaient les Blancménil et les Novion. Elle mourut en 1702, à soixante-dix ans. Son mari fut nommé gouverneur de Paris en 1687. Le père de celui-ci avait fait ériger (1648) le comté de Tresme en duché-pairie, sous le nom de duché de Gêvres.
  18. 18. Mme de Sévigné, quand le sens ressort clairement de la suite et de l’ensemble de son récit, redoute fort peu les amphibologies et emploie les pronoms au lieu des noms avec la plus grande liberté. Ici Perrin, dans l’édition de 1754, a remplacé elle par Mme de Gêvres. Dans des éditions postérieures, on a fait, trois lignes plus haut, une correction semblable et plus nécessaire peut-être : je pense que la duchesse s’attendoit. Dans son texte de 1734, Perrin s’était montré moins exigeant pour la clarté ; il n’avait été blessé que du sans-façon de Mme de Sévigné, et, au lieu de la Gêvres, il avait mis poliment, une fois Mme de Gêvres et une autre fois la duchesse.
  19. 19. Marie Charon, sœur de Jean-Jacques Charon, seigneur de Menars, qui devint président au parlement de Paris. Elle avait épousé Colbert en 1648 et mourut en 1687.
  20. 20. La Fontaine publia en 1671 la Troisième partie des contes (achevée d’imprimer le 27 janvier), et un recueil intitulé Fables nouvelles et autres poésies (achevé d’imprimer le 12 mars).