Lettre 164, 1671 (Sévigné)

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164. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 6e mai.

Je vous prie, ma bonne, ne donnons point désormais à l’absence le mérite d’avoir remis entre nous une parfaite intelligence, et de mon côté la persuasion de votre tendresse pour moi : quand elle auroit part à cette dernière chose, puisqu’elle l’a établie pour jamais, regrettons un temps où je vous voyois tous les jours, vous, ma bonne, qui êtes le charme de ma vie et de mes yeux ; où je vous entendois, vous dont l’esprit touche mon goût plus que tout ce qui m’a jamais plu. N’allons point faire une séparation de votre aimable vue et de votre amitié : il y auroit trop de cruauté à séparer ces deux choses, et quoi que M. de Grignan dise[1], c’est une folie ; je veux plutôt croire que le temps est venu que ces deux choses marcheront ensemble, que j’aurai le plaisir de vous voir sans mélange d’aucun nuage, et que je réparerai toutes les injustices passées, puisque vous voulez les nommer ainsi. Après tout, combien de bons moments que je ne puis assez regretter, et que je regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais finir ! Ce discours même n’est pas bon pour mes yeux, qui sont d’une foiblesse étrange ; et je me sens dans une disposition qui m’oblige à finir cet endroit. Il faut pourtant que je vous dise encore que je regarde le temps où je vous verrai comme le seul que je desire à présent, et qui peut m’être agréable dans la vie. Dans cette pensée vous devez croire que pour mon intérêt et pour diminuer toutes mes inquiétudes, qui vont être augmentées jusqu’à devenir insupportables, je ne trouverois aucun trajet qui ne fût court ; mais j’ai de grandes conversations avec d’Hacqueville ; nous voyons ensemble d’autres intérêts, et les miens le cèdent à ceux-là. Il est témoin de tous mes sentiments ; il voit mon cœur sur votre sujet : c’est lui qui se charge de vous les faire entendre, et de vous mander ce que nous résolvons. Dans cette vue, c’est lui qui veut que j’avale toute l’amertume d’être loin de vous plutôt que de ne pas faire un voyage qui vous soit utile. Je cède à toutes ces raisons, et je crois ne pouvoir m’égarer avec un si bon guide.

Parlons de votre santé ; est-il possible que le carrosse ne vous fasse point de mal ? N’y allez point longtemps de suite ; reposez-vous souvent. Je vis hier Mme de Guise ; elle me chargea de vous faire mille amitiés, et de vous dire comme elle a été trois jours à l’extrémité, Mme Robinet n’y voyant plus goutte, et tout cela pour s’être agitée sur la foi de sa première couche, sans se donner aucun repos. L’agitation continuelle, qui ne donne pas le temps à un enfant de se pouvoir remettre à sa place, quand il a été ébranlé, fait une couche avancée, qui est très-souvent mortelle. Je lui promis de vous donner toutes ces instructions pour quand vous en auriez besoin, et de vous dire tous les repentirs qu’elle avoit d’avoir perdu l’âme et le corps de son enfant. Je m’acquitte exactement de cette commission, dans l’espérance qu’elle vous sera utile. Je vous conjure, mon enfant, d’avoir un soin extrême de votre santé : vous n’avez que cela à faire.

Votre Monsieur, qui dépeint mon esprit juste et carré[2], composé, étudié, l’a très-bien dévidé, comme disoit cette diablesse. J’ai fort ri de ce que vous m’en écrivez, et vous ai plainte de n’avoir personne à regarder pendant qu’il me louoit si bien ; je voudrois au moins avoir été derrière la tapisserie. Je vous remercie, ma bonne, de toutes les honnêtetés que vous avez faites à la Brosse : c’est une belle chose qu’une vieille lettre[3] ; il y a longtemps que je les trouve encore pires que les vieilles gens : tout ce qui est dedans est une vraie radoterie. Vous êtes bien en peine de ce rhume. Ce fut aussi dans cette lettre-là que je voulus vous en parler.

Il est vrai que j’aime votre fille ; mais vous êtes une friponne de me parler de jalousie ; il n’y a ni en vous ni en moi de quoi la pouvoir composer. C’est une imperfection dont vous n’êtes point capable, et je ne vous en donne non plus de sujet que M. de Grignan. Hélas ! quand on trouve en son cœur toutes les préférences, et que rien n’est en comparaison, de quoi pourroit-on donner de la jalousie à la jalousie même ? Ne parlons point de cette passion ; je la déteste : quoiqu’elle vienne d’un fonds adorable, les effets en sont trop cruels et trop haïssables.

Je vous prie de ne point faire des songes si tristes de moi : cela vous émeut et vous trouble. Hélas ! ma bonne, je suis persuadée que vous n’êtes que trop vive et trop sensible sur ma vie et sur ma santé ; vous l’avez toujours été, et je vous conjure aussi, comme j’ai toujours fait, de n’en être point en peine. J’ai une santé au-dessus de toutes les craintes ordinaires ; je vivrai pour vous aimer, et j’abandonne ma vie à cette occupation, et à toute la joie, et à toute la douceur, à tous les égarements, et à toutes les mortelles inquiétudes, et enfin à tous les sentiments que cette passion me pourra donner.

Je vous enverrai des mémoires pour la fondation ; vous avez raison de ne la point encore prendre légèrement. Je vous remercie du soin que vous aurez de cela.

Mme de Verneuil a été très-mal à Verneuil de sa néphrétique. Elle est accouchée d’un enfant que l’on a nommé Pierre, car ce n’est pas Pierrot[4], tant il étoit gros. Faites-lui des compliments par l’abbé.

Mon royaume commence à n’être plus de ce monde. Nous trouvâmes l’autre jour aux Tuileries Mme d’Aumont[5] et Mme de Ventadour. La première nous parut d’une incivilité parfaite en répondant comme une reine aux compliments que nous lui faisions sur sa couche, en lui disant que nous avions été à sa porte ; pour l’autre, elle nous parut d’une sottise si complète, que je plaignis M. de Ventadour, et je trouvai que c’étoit lui qui étoit mal marié. Que toutes les jeunes femmes sont sottes, plus ou moins ! je n’en connois qu’une au monde ; eh bon Dieu ! qu’elle est loin !

Je me jette à corps perdu dans la bagatelle pour me dissiper. Quand je m’abandonne à parler tendrement je ne finis point et je m’en trouve mal. J’ai vu Gacé ; j’ai dîné avec lui chez Mme d’Arpajon. J’ai pris un plaisir extrême à le faire parler de vous. Il m’a dit que M. de Grignan lui avoit parlé d’une espèce de grossesse qui commençoit à se faire espérer ; il m’a dit que vous étiez belle, gaie, aimable, que vous m’aimiez, enfin jusqu’à vos moindres actions. Je me suis tout fait expliquer. Au reste, ma bonne, vous n’êtes pas seule qui aimez votre mère. Mme de Soubise[6] écrit ici des lettres qui surpassent sa capacité ordinaire. Elle sait que Mme de la Troche a eu soin de divertir et de consoler sa mère ; elle l’en a remerciée par une lettre d’une manière qui m’a surprise. Mme de Rohan m’a bien fait souvenir d’une partie de mes douleurs dans la séparation de sa fille. Elle croit qu’elle est grosse : c’est un paquet bien commode dans un voyage de la cour.

Mais, ma bonne, pourquoi avez-vous été à Marseille ? Monsieur de Marseille mande ici qu’il y a de la petite vérole : puis-je avoir un moment de repos que je ne sache comme vous vous portez ? De plus on vous aura tiré du canon qui vous aura émue : cela est très-dangereux. On dit que de Biez accoucha l’autre jour d’un coup de pistolet, qu’on tira dans la rue. Vous aurez été dans des galères, vous aurez passé sur des petits ponts, le pied peut vous avoir glissé, vous serez tombée : voilà les horreurs de la séparation ; on est à la merci de toutes ces pensées ; on peut croire sans folie que tout ce qui est possible peut arriver : toutes les tristesses des tempéraments sont des pressentiments, tous les songes sont des présages, toutes les prévoyances sont des avertissements ; enfin c’est une douleur sans fin.

Je ne suis point encore partie ; vous vous moquez : je ne suis qu’à deux cents lieues de vous. Je partirai entre ci et la Pentecôte[7] ; je la passerai, ou à Chartres, ou à Malicorne[8] ; mais sûrement point à Paris. Je serois partie plus tôt ; mais mon fils m’a arrêtée pour savoir s’il viendroit avec moi. Enfin il y vient, et nous attendons les chevaux qu’il fait venir de Lorraine. Ils arriveront aujourd’hui, et je pars la semaine qui vient. Vous êtes aimable d’entrer comme vous faites dans la tristesse de mon voyage ; elle

ne sera pas médiocre de l’esprit dont je suis. Vous voudriez quitter votre splendeur pour être une simple bergère auprès de moi dans mes grandes allées. Hélas ! je le crois, pour quelques heures seulement. Vous pouvez penser combien de souvenirs de vous entre la Mousse et moi, et combien de millions de choses nous en feront souvenir, sans compter cette pensée habituelle qui ne me quitte jamais. Il est vrai que je n’aurai point Hébert ; j’en suis fâchée, mais il faut se résoudre à tout : il est revenu de Chantilly, il est désespéré de la mort de Vatel, il y perd beaucoup ; Gourville l’a mis à l’hôtel de Condé pour faire cette petite charge dont je vous ai parlé. M. de la Rochefoucauld dit qu’il prend des liaisons avec Hébert, dans la pensée que c’est un homme qui commence une grande fortune : à cela je lui réponds que mes laquais ne sont pas si heureux que les siens[9]. Ce duc vous aime, et m’a assurée qu’il ne vous renverroit point votre lettre toute cachetée. Mme de la Fayette me prie toujours de vous dire mille choses pour elle : je ne sais si je m’en acquitte bien. Ne m’écrivez, ma chère bonne, qu’autant que cela ne fera point de mal à votre santé, et que cela soit toujours de l’état où vous êtes. Répondez moins à mes lettres et me parlez de vous : plus je serai en Bretagne, plus j’aurai besoin de cette consolation ; ne m’expédiez point là-dessus, et si vous ne le pouvez, faites écrire la petite Deville, et empêchez-la de donner dans la justice de croire, et dans les respectueux attachements. Qu’elle me parle de vous, et quoi encore ? de vous et toujours de vous.

Vous êtes plaisante avec vos remerciements. Enfin vous êtes au point de faire des présents des gazettes de Hollande et des lettres que je vous écris : c’est être à vide de reconnoissances comme vous l’étiez il y a un an de désespoirs.

Ne jetez pas si loin les livres de la Fontaine. Il y a des fables qui vous raviront, et des contes qui vous charmeront : la fin des Oies de frère Philippe, les Remois, le petit Chien, tout cela est très-joli ; il n’y a que ce qui n’est point de ce style qui est plat. Je voudrois faire une fable qui lui fît entendre combien cela est misérable de forcer son esprit à sortir de son genre, et combien la folie de vouloir chanter sur tous les tons fait une mauvaise musique. Il ne faut point qu’il sorte du talent qu’il a de conter[10].

Brancas est triste à mourir ; sa fille partit hier avec son mari pour le Languedoc ; sa femme pour Bourbon. Il est seul et tellement extravagué que nous ne cessons d’en rire, M. de Coulanges et moi.

Monsieur de Marseille a mandé à l’abbé de Pontcarré[11] que vous étiez grosse : j’ai fait assez longtemps mon devoir de cacher ce malheur ; mais enfin l’on se moque de moi.

Pour votre coiffure, elle doit ressembler à celle d’un petit garçon. La raie qui est poussée jusqu’au milieu de la tête est tournée jusqu’au-dessus des oreilles. Tout cela est coupé et tourné en grosses boucles qui viennent au-dessous des oreilles. On met un nœud entre le rond et ce coin qui est de chaque côté ; il y a des boucles sur la tête. Cela est jeune et joli, cela est peigné, quelquefois un peu tapé, bouclé, chiffonné, taponné, et toujours selon que cela sied au visage. Mme de Brissac et Mme de Saint-Géran, qui n’ont pas encore voulu faire couper leurs cheveux, me paroissent mal, tant la mode m’a corrompue. Quand on est bien coiffée de cette manière, on est fort bien. Quoique ce ne soit pas une coiffure réglée, elle l’est pourtant assez pour qu’il n’y en ait point d’autre pour les jours de la plus grande cérémonie. Écrivez à Mlle du Gué qu’elle vous envoie une poupée que M. de Coulanges lui a envoyée. Vous verrez par là comme cela se fait.

Votre fille embellit tous les jours. Je vous manderai vendredi sa destinée pour cet été, et, s’il se peut, celle de votre appartement que jusques ici tout le monde admire et que personne ne loue.

J’embrasse mille fois M. de Grignan, malgré toutes ses iniquités ; je le conjure au moins que, puisqu’il fait les maux, il fasse les médecines[12], c’est-à-dire qu’il ait un soin extrême de votre santé, qu’il soit le maître là-dessus, comme vous devez être la maîtresse sur tout le reste.

Je crains votre voyage de Marseille. Si Bandol est avec vous, faites-lui mes compliments. Guitaut m’a montré votre lettre : vous écrivez délicieusement. On se plaît à les lire comme à se promener dans un beau jardin. M. d’Harouys vous adore. Il est plus loin d’être fâché contre vous que cette épingle qui étoit à Marseille n’étoit loin de celle qui étoit à Vitré. Jugez par là combien il vous aime ; car je m’en souviens, cet éloignement nous faisoit trembler. Hélas ! nous y voilà ; je ne suis point trompée dans ce qu’il me fait souffrir. Mon oncle l’abbé a vu ce matin ce d’Harouys. Vous pouvez disposer de tout son bien, et c’est pour cela que vous avez très-bien fait de lui renvoyer honnêtement sa lettre de crédit. Adieu, ma bonne, je vous baise et je vous embrasse.


  1. Lettre 164 (revue sur une ancienne copie). — 1. L’édition de la Haye (1726) s’est risquée à compléter ainsi la pensée : « Quoique M. de Grignan dise que les absents ont toujours tort auprès de vous. » Perrin a retranché les mots : « Quoi que M. de Grignan dise, c’est une folie. »
  2. 2. On lit dans l’édition de la Haye : « Mon esprit vite et carré. »
  3. 3. La lettre du 10 mars précédent ne fut rendue que six semaines après la date. (Note de Perrin.)
  4. 4. Allusion au prénom du chancelier Seguier, dont Mme de Verneuil était fille. — Voyez la note 4 de la lettre 59.
  5. 5. Françoise-Angélique, fille aînée du maréchal de la Mothe Houdancourt, sœur de la duchesse de Ventadour et de Mlle de Touci (en 1675 duchesse de la Ferté). Elle était seconde femme, depuis le 28 novembre 1669, de Louis-Marie-Victor, fils du maréchal et duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre. Veuve en 1704, elle mourut le 5 avril 1711, à soixante et un ans. Elle était accouchée le 30 mars précédent d’un fils, Louis-François, marquis de Chapes, qui devint duc d’Humières. —Dans l’édition de la Haye, il y a Mme de la Ferté, au lieu de Mme d’Aumont ; dans celle de Rouen (1726), les noms propres ont été supprimés. Tout l’alinéa manque dans les éditions du chevalier de Perrin.
  6. 6. Anne de Rohan Chabot, femme de François de Rohan, prince de Soubise. Elle fut aimée en secret de Louis XIV. Ce crédit voilé fit la fortune de sa maison. Sa mère était Marguerite, duchesse de Rohan. Voyez la note 3 de la lettre 121 et la note 10 de la lettre 152.
  7. 7. La Pentecôte, en 1671, était le 17 mai.
  8. 8. Voyez la note 3 de la lettre 170.
  9. 9. Gourville avait été valet de chambre de la Rochefoucauld. Voyez la note 3 de la lettre 158.
  10. 10. Cette phrase (Il ne faut point, etc.) n’est pas dans notre manuscrit. — Comparez à ce jugement de Mme de Sévigné sur la Fontaine celui de Bussy Rabutin dans une lettre à Furetière du 4 mai 1686.
  11. 11. Pierre Camus de Pontcarré, fils et frère de conseillers au parlement de Paris, prieur de Saint-Trojan, conseiller, aumônier du Roi ; mort en mai 1684. Il était ami du cardinal de Retz et d’Hacqueville.
  12. 12. Voyez la note 5 de la lettre 110.