Lettre 253, 1672 (Sévigné)

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1672

253. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Livry, mardi 1er mars.

Je commence ma lettre aujourd’hui, ma fille, jour de mardi gras ; je l’achèverai demain. Si vous êtes à Sainte-Marie, je suis chez notre abbé, qui a depuis deux jours un petit dérèglement qui lui donne de l’émotion. Je n’en suis pas encore en peine ; mais j’aimerois mieux qu’il se portât tout à fait bien. Mme de Coulanges et Mme Scarron me vouloient mener à Vincennes ; M. de la Rochefoucauld vouloit que j’allasse chez lui entendre lire une comédie de Molière[1] ; mais en vérité, j’ai tout refusé avec plaisir ; et me voilà à mon devoir, avec la joie et la tristesse de vous écrire : il y a longtemps en vérité que je vous écris. Vous êtes donc à Sainte-Marie, ne voulant pas laisser échapper un moment de la douleur que vous avez de la mort du pauvre Chevalier. Vous la voulez sentir à longs traits, sans en rien rabattre, sans aucune distraction. Cette application à faire valoir et à vouloir sentir toute votre tristesse, me paroît d’une personne triste, qui n’est pas si embarrassée qu’une autre[2] d’avoir des occasions de s’affliger ; j’en prends à témoin votre cœur.

Voilà donc votre carnaval échappé de la fureur des réjouissances publiques. Sauvez-vous aussi de l’air de la petite vérole : je la crains pour vous beaucoup plus que vous. Nous avons ici Mme de la Troche. Il est vrai qu’elle sait arriver à Paris : son arrivée de l’année passée fut bien abîmée à mon égard, dans l’extrême douleur de vous perdre. Depuis ce temps, ma chère enfant, vous êtes arrivée partout, comme vous dites ; mais point du tout à Paris. Vos réflexions sur l’espérance sont divines. Si Bourdelot[3] les avoit faites, tout l’univers le sauroit ; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des merveilles : le malheur du bonheur est tellement bien dit, qu’on ne peut trop aimer une plume qui dit ces choses-là. Vous dites tout sur l’espérance, et je suis si fort de votre avis, que je ne sais si je dois aller en Provence, tant j’ai de crainte d’en repartir. Je vois déjà comme le temps galopera ; je connois ses manières ; mais ensuite de cette belle réflexion, mon cœur décide comme le vôtre, et je ne souhaite rien tant que de partir. Je veux même espérer qu’il peut arriver de telles choses, que je vous ramènerai avec moi. C’est là-dessus qu’il est difficile de parler de si loin. Du moins, ma fille, il ne tiendra pas à une maison et à des meubles. — Je ne songe qu’à vous : les pas que je fais pour vous sont les premiers ; les autres viennent après comme ils peuvent.

J’ai donné vos lettres au faubourg. Elles sont bien faites : on y trouve la réflexion de M. de Grignan admirable : on l’a pensée quelquefois ; mais vous l’avez habillée pour paroître devant le monde. Je n’ai pas dit ce que vous avez trouvé de la maxime[4] qui ressemble à la chanson. Pour moi, je suis de votre avis : je saurai s’ils ont eu un autre dessein que de vouloir louer les fantaisies, c’est-à-dire, les passions. Si cela est, l’exacte philosophie s’en offense ; si cela n’est pas, il faut qu’ils s’expliquent mieux.

Je soupai hier chez Gourville avec les la Rochefoucauld, les Plessis, les Fayette, les Tournai[5]. Nous attendions le grand Pompone ; mais le service de ce cher maître que vous honorez tant l’empêcha de se retrouver avec la fleur de ses amis. Il a bien des affaires, à cause des dépêches qu’il faut écrire partout, et à cause de la guerre.

L’archevêque de Toulouse[6] a été fait cardinal à Rome ; et la nouvelle en est venue ici dans le temps qu’on attendoit celle de Monsieur de Laon[7]. C’est une grande douleur pour tous ses amis. On tient que Monsieur de Laon s’est sacrifié pour le service du Roi, et qu’afin de ne point trahir les intérêts de la France, il n’a point ménagé le cardinal Altieri[8], qui lui a fait ce tour. On espère que son rang pourra revenir, mais cela est long, et c’est toujours ici un dégoût.

Benserade a dit plaisamment à mon gré que le retour du chevalier de Lorraine réjouissoit ses amis, et affligeoit ses créatures ; car il n’y en a point qui lui ait gardé fidélité.

J’ai su, sans en pouvoir douter, qu’il ne tiendra encore qu’à nous d’avoir la paix. La reine d’Espagne n’a point précisément répondu comme on le disoit : elle a dit simplement qu’elle se tenoit au traité de paix, qui permet d’assister ses alliés. Nous avons pris la même liberté pour le Portugal. Elle promet même présentement de ne point assister les Hollandois. Elle ne le veut pas signer : voilà le procès. Si on s’opiniâtre à vouloir qu’elle signe, tout est perdu ; sinon, la paix sera bientôt faite, quand nous n’aurons pas l’Espagne contre nous. Le temps nous en apprendra davantage. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je crains bien qu’aimant la solitude comme vous faites, vous ne vous creusiez les yeux et l’esprit à force de rêver.


  1. Lettre 253. — 1. Il est vraisemblable que c’était la comédie des Femmes savantes, dont la première représentation eut lieu sur le théâtre du Palais-Royal le 11 mars 1672. Voyez l’Histoire du Théâtre françois, tome XI, p. 208, et la note 16 de la lettre 255.
  2. 2. Mme de Sévigné songeait peut-être à la comtesse de Fiesque, qui avait perdu sa fille au mois de janvier précédent. Mme de Scudéry écrivait à Bussy, le 15 janvier : « La comtesse de Fiesque s’est mise dans un couvent à celle (à la mort) de Mme de Guerchi, sa fille… La Comtesse est bien embarrassée d’une affliction ; » et Bussy lui répondait le 22 : « Je plains bien la pauvre Comtesse d’avoir perdu sa fille et d’être obligée d’être triste ; je crois que sa joie lui est bien aussi chère que ses enfants. »
  3. 3. Pierre Michon, dit l’abbé Bourdelot, médecin du père du grand Condé et ensuite de la reine Christine. Mme de la Baume et Bourdelot avaient écrit une diatribe contre l’Espérance, et la Princesse palatine y fit une réponse, publiée dans la Correspondance de Bussy et dans le tome II de l’édition de 1818 des Lettres de Mme de Sévigné.
  4. 4. Voyez la lettre 247, p. 496, et la fin de la lettre 254.
  5. 5. C’est-à-dire, l’évêque de Tournai, Gilbert de Choiseul, qui occupa ce siége de 1671 à 1689.
  6. 6. Pierre de Bonzi, né en 1631 d’une ancienne famille de Florence, archevêque de Toulouse de janvier 1672 à octobre 1673, mort archevêque de Narbonne le 11 juillet 1703. Il avait été évêque de Béziers (1659-1669), et ambassadeur en Toscane, à Venise et en Pologne. — Sur ce cardinal, « longtemps roi de Languedoc par l’autorité de sa place, son crédit à la cour et l’amour de la province, » voyez Saint-Simon, tome I, p. 404, et tome IV, p. 133 et suivantes.
  7. 7. César d’Estrées (évêque de Laon de 1655 à 1681) fut déclaré cardinal peu de temps après. Il l’étoit in petto depuis le mois d’août 1671. (Note de Perrin.)
  8. 8. Paluzzo Paluzzi Albertoni, Romain, adopté par le pape Clément X (Émile Altieri) ; mort en juin 1698.