Lettre 261, 1672 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 1-4).
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1672

261. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 1er avril.

Vous avez écrit, ma chère fille, des choses à Guitaut, sur l’espérance que vous avez de me voir en Provence, qui me transportent de joie : vous pouvez penser quel plaisir c’est de les apprendre indirectement, quoiqu’on les sache déjà. Il est vrai néanmoins que cela ne peut augmenter l’extrême envie que j’ai de partir, elle est au dernier degré. Ma tante[1] seule fait mon retardement ; elle est si mal, que je ne comprends pas qu’elle puisse être longtemps dans cet état. Je vous en dirai des nouvelles, comme de la seule grande affaire que j’aie présentement.

Je vis hier Mme de Verneuil, qui est revenue de Verneuil[2] et de la mort : le lait l’a rétablie, elle est belle ; elle est de belle taille, il n’y a plus de dispute entre son corps de jupe et le mien ; elle n’est plus rouge, ni crevée, comme elle étoit. Cet état la rend aimable ; elle aime, elle oblige, elle loue, elle me chargea de mille douceurs pour vous.

Le matin d’hier on fit un service au chancelier à Sainte-Élisabeth[3]. Je n’y fus point, parce qu’on oublia de m’apporter mon billet : tout le reste de la terre habitable y étoit. Mme Fieubet[4] entendit ceci : la Choiseul[5] passa devant la Bonnelle[6] : « Ah ! dit la Bonnelle, voilà une mijaurée qui a eu plus de cent mille écus de nos hardes. » La Choiseul se retourne, et comme Arlequin : « Hi, hi, hi, hi, hi, lui fit-elle en lui riant au nez : voilà comme on répond aux folles ; » et passe son chemin. Quand cela est aussi vrai qu’il l’est, cela fait extrêmement rire.

Mme de Coulanges et M. de Barillon[7], jouèrent hier la scène de Vardes et de Mlle de Toiras[8] ; nous avions tous envie de pleurer ; ils se surpassèrent eux-mêmes. Mais la Champmeslé est quelque chose de si extraordinaire, qu’en votre vie vous n’avez rien vu de pareil ; c’est la comédienne que l’on cherche et non pas la comédie ; j’ai vu Ariane[9] pour elle seule : cette comédie est fade ; les comédiens sont maudits ; mais quand la Champmeslé arrive, on entend un murmure ; tout le monde est ravi ; et l’on pleure de son désespoir[10].

M. le chevalier de Lorraine alla voir l’autre jour la Fiennes[11]. Elle voulut jouer la délaissée, elle parut embarrassée. Le chevalier, avec cette belle physionomie ouverte que j’aime, et que vous n’aimez point, la voulut tirer de toutes sortes d’embarras, et lui dit : « Mademoiselle, qu’avez-vous ? pourquoi êtes-vous triste ? qu’y a-t-il d’extraordinaire à tout ce qui nous est arrivé ? Nous nous sommes aimés, nous ne nous aimons plus : la fidélité n’est pas une vertu des gens de notre âge ; il vaut bien mieux que nous oubliions le passé, et que nous reprenions le ton et les manières ordinaires. Voilà un joli petit chien ; qui vous l’a donné ? » Et voilà le dénouement de cette belle passion.

Que lisez-vous, ma bonne ? Pour moi je lis la découverte des Indes par Christophe Colomb[12], qui me divertit au dernier point ; mais votre fille me réjouit[13] encore plus : je l’aime, et je ne vois pas bien que je puisse m’en dédire[14] ; elle caresse votre portrait, et le flatte d’une façon si plaisante, qu’il faut vitement la baiser. J’admire que vous vous coiffiez, dès ce temps-là, à la mode de celui-ci : vos doigts vouloient tout relever, tout boucler ; enfin c’étoit une prophétie. Adieu, ma très-chère enfant, je ne croirai jamais qu’on puisse aimer plus passionnément que je vous aime.

  1. Lettre 261 (revue en grande partie sur une ancienne copie). — 1. Mme  de la Trousse.
  2. 2. Terre et château sur les bords de l’Oise, à douze lieues et demie de Paris, dans l’élection de Senlis. Érigé par Henri IV en marquisat pour sa maîtresse Henriette de Balsac d’Entragues, et en duché-pairie par Louis XIV, Verneuil, après la mort du duc, passa dans la maison de Condé.
  3. 3. « Le 31 (mars) la chancelière de France fit faire un service très-solennel pour le chancelier son époux, en l’église des religieuses du monastère royal de Sainte-Élisabeth, du tiers ordre de Saint-François. Les religieux du couvent de Nazareth (fondé par le chancelier en 1630) assistèrent au service au nombre de cinquante ; puis le gardien, confesseur du défunt, porta le cœur en cérémonie en leur église (où étaient les tombeaux de la famille et où un nouveau service fut célébré le lendemain). » Gazette du 2 avril 1672. — Les filles de Sainte-Élisabeth avaient été établies par la reine Marie de Médicis, qui posa la première pierre de leur maison et de leur église, achevées en 1630 ; elles reconnaissaient sans doute le chancelier pour un de leurs fondateurs ; c’est chez elles, en 1682, que se retira sa fille la duchesse de Verneuil (voyez tome II, p. 52, note 1). — Voyez la lettre du 6 mai 1672.
  4. 4. Sans doute la femme et cousine germaine du chancelier de la Reine, Gaspard de Fieubet : Marie Ardier, fille de Paul, seigneur de Beauregard, président à la chambre des comptes, morte sans enfants en janvier 1686. Voyez sur son mari la lettre du 31 mai 1675. — Dans le manuscrit il y a Froubet, au lieu de Fieubet.
  5. 5. Probablement Catherine-Alphonsine de Renti, femme, depuis mai 1658, de Claude comte de Choiseul, de la branche de Francières, maréchal de camp en 1669, maréchal de France en 1693. Elle mourut sans enfants, à soixante-quatorze ans, en 1710, séparée de son mari depuis un grand nombre d’années. Voyez Saint-Simon, tome IX, p. 83. — Celle à qui appartenait le titre de duchesse de Choiseul semble avoir toujours été appelée la maréchale du Plessis (du Plessis Praslin). Voyez tome II, p. 394, note 5.
  6. 6. Charlotte de Prie, sœur aînée de la maréchale de la Mothe Houdancourt, veuve depuis deux ans de Noël de Bullion, seigneur de Bonnelle, marquis de Gallardon, président, puis conseiller d’honneur au parlement de Paris, fils aîné du surintendant de Bullion. Elle mourut en 1700, âgée de soixante-dix-huit ans.
  7. 7. Voyez tome II, p. 119, note 23.
  8. 8. Voyez tome II, p. 257, note 3.
  9. 9. Tragédie de Thomas Corneille, représentée pour la première fois le 4 mars 1672, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. « Ariane eut un succès prodigieux… et balança beaucoup la réputation du Bajazet de Racine, qu’on jouait en même temps, quoique assurément Ariane n’approche pas de Bajazet ; mais le sujet était heureux. » (Préface de Voltaire.)
  10. 10. « Enfin, dans cette pièce, il n’y a quAriane, » dit Voltaire à la fin de son commentaire.
  11. 11. Voyez la lettre précédente, tome II, p. 547.
  12. 12. Voyez dans la Bibliothèque américaine de M. H. Ternaux la liste des ouvrages relatifs à l’Amérique qui avaient paru depuis sa découverte jusqu’à la date de cette lettre. — Peut-être s’agit-il ici de l’Histoire de l’amiral D. Christoval Colomb, composée en espagnol par Ferdinand Colomb, fils du grand navigateur, et traduite en italien par Alfonse de Ulloa. Cette traduction fut imprimée deux fois à Venise, en 1571 et en 1674.
  13. 13. Dans l’édition de la Haye : « Me revient. »
  14. 14. C’est le texte de la Haye (1726). Dans la première des éditions de Perrin (1734), on lit : « m’en défaire ; » dans la seconde (1754) : « m’en défendre. »