Lettre 351, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 290-294).
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1673

351. — DE MADAME DE SÉVIGNÈ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 27e novembre.

Votre lettre, ma chère fille, me paroît d’un style triomphant. Vous aviez votre compte quand vous me l’avez écrite ; vous aviez gagné vos petits procès ; vos ennemis vous paroissoient confondus ; vous aviez vu partir votre époux à la tête d’un drappello eletto[1], vous espériez un bon succès d’Orange : le soleil de Provence dissipe au moins à midi les plus épais chagrins ; enfin votre humeur est peinte dans votre lettre. Dieu vous maintienne dans cette bonne disposition ! Vous avez raison de voir d’où vous êtes les choses comme vous les voyez ; et nous avons raison aussi de les voir d’ici comme nous les voyons. Vous croyez avoir l’avantage : nous le souhaitons autant que vous ; et en ce cas nous disons qu’il ne faut aucun accommodement ; mais supposé que l’argent, que nous regardons comme une divinité à laquelle on ne résiste point, vous fît trouver du mécompte dans votre calcul, vous m’avouerez que tous les expédients vous paroîtroient bons comme ils nous le paroissoient. Ce qui fait que nous ne pensons pas toujours les mêmes choses, c’est que nous sommes loin : hélas ! nous sommes très-loin[2] ; mais il faut se faire honneur réciproquement et croire que chacun dit bien selon son point de vue[3].

Il y a bien des gens en ce pays qui sont curieux de savoir comme vous sortirez de votre syndicat ; mais je dis encore vrai quand je vous assure que la perte de cette petite bataille ne feroit pas ici le même effet qu’en Provence. Nous disons ici en tous lieux et à propos tout ce qui se peut dire, et sur la dépense de M. de Grignan, et sur la manière dont il sert le Roi, et comme il est aimé : nous n’oublions rien ; et pour des tons naturels, et des paroles rangées, et dites assez facilement, sans vanité, nous ne céderons pas à ceux qui font des visites le matin aux flambeaux[4]. Mais cependant M. de la Garde ne trouve rien de si nécessaire que votre présence. On parle d’une trêve. Soyez en repos sur la conduite de ceux qui sauront demander votre congé. Je comprends les dépenses de ce siège d’Orange ; j’admire les inventions que le démon trouve pour vous faire jeter de l’argent ; j’en suis plus affligée qu’une autre ; car outre toutes les raisons de vos affaires, j’en ai une pour vous souhaiter cette année : c’est que le bon abbé veut rendre le compte de ma tutelle, et c’est une nécessité que ce soit aux enfants dont on a été tutrice. Mon fils viendra si vous venez : voyez, et jugez vous-même du plaisir que vous me ferez. Il y a de l’imprudence à retarder cette affaire ; le bon abbé peut mourir, et je ne saurois plus par où m’y prendre, et serois abandonnée pour tout le reste de ma vie à la chicane des Bretons. Je ne vous en dirai pas davantage : jugez de mon intérêt, et de l’extrême envie que j’ai de sortir d’une affaire aussi importante. Vous avez encore le temps de finir votre Assemblée ; mais ensuite je vous demande cette marque de votre amitié, afin que je meure en repos. Je laisse à votre bon cœur cette pensée à digérer.

Il n’y a plus de filles de la Reine depuis hier, on ne sait pourquoi[5]. On soupçonne qu’il y en a une qu’on aura voulu ôter, et que pour brouiller les espèces on a fait tout égal. Mlle de Coëtlogon[6] est avec Mme de Richelieu ; la Mothe avec la maréchale ; la Marck[7] avec Mme de Crussol ; Ludres et Dampierre retournent chez Madame ; du Rouvroi avec sa mère, qui s’en va chez elle ; Lannoi se mariera, et paroît contente ; Théobon apparemment ne demeurera pas sur le pavé. Voilà ce qu’on sait jusqu’à présent.

J’ai fait voir votre lettre à Mlle de Méri ; elle est toujours languissante. J’ai fait vos compliments à tous ceux que vous me marquez. L’abbé Têtu est fort content de ce que vous lui dites ; nous soupons souvent ensemble. Vous êtes très-bien avec l’archevêque de Reims[8]. Mme de Coulanges n’est pas fort bien avec le frère de ce prélat[9] : ainsi ne comptez pas sur ce chemin-là pour aller à lui. Brancas vous est tout acquis. Vous êtes toujours tendrement aimée chez Mme de Villars.

Nous avons enfin vu, la Garde et moi, votre premier président[10] ; c’est un homme très-bien fait, et d’une physionomie agréable. Besons[11] dit : « C’est un beau mâtin, s’il vouloit mordre. » Il nous reçut très-civilement : nous lui fîmes les compliments de M. de Grignan et les vôtres. Il y a des gens qui disent qu’il tournera casaque, et qu’il vous aimera au lieu d’aimer l’Évêque.

Le flux les amena, le reflux les emmène[12].

Ne vous ai-je point mandé que le chevalier de Buous[13] est ici ? Je le croyois je ne sais où. Je fus ravie de l’embrasser ; il me semble qu’il vous est plus proche que les autres. Il vient de Brest ; il a passé par Vitré. Il a eu un dialogue admirable avec Rahuel[14] ; il lui fit dire ce que c’étoit que M. de Grignan, et qui j’étois. Rahuel disoit : « Ce M. de Grignan, c’est un homme de grande condition : il est le premier de la Provence ; mais il y a bien loin d’ici. Madame auroit bien mieux fait de marier Mademoiselle auprès de Rennes. » Le Chevalier se divertissoit fort.

Adieu, ma très-aimable belle, je suis à vous : cette vérité est avec celle de deux et deux font quatre.


  1. Lettre 351. — 1. D’une troupe choisie. — C’est un souvenir de la Jérusalem délivrée. Voyez la stance 25 du Ve chant.
  2. 2. L’édition de 1754 a de plus ici ces mots : « Ainsi l’on ne sait ce qu’on dit ; mais il faut, etc. »
  3. 3. Ici encore il y a dans l’édition de 1754 une phrase qui manque dans celle de 1734 : « Que si vous étiez ici, vous diriez comme nous, et que si nous étions là, nous aurions toutes vos pensées. »
  4. 4. C’est-à-dire : Nous ne le céderons point à l’évêque de Marseille. Voyez la lettre du 24 juillet 1675.
  5. 5. « Toutes les filles de la Reine furent chassées hier. » (Édition de 1754.) — Voltaire (Siècle de Louis XIV, fin du chapitre xxvi) laisse entendre que c’est à l’aventure de Mlle de Guerchi qu’il faut attribuer le renvoi des filles de la Reine ; mais Mlle de Guerchi était morte en 1660. Voltaire n’en donne pas moins les vrais motifs qui déterminèrent à substituer des dames du palais aux filles d’honneur. On voit par nos lettres mêmes (surtout par la suivante, du 1er décembre) que les contemporains soupçonnaient fort Mme de Montespan d’avoir demandé et obtenu le nouvel établissement. Il n’est pas non plus impossible que Mme de Sévigné ait voulu désigner ici Mme de Ludres comme l’objet de la jalousie de Quanto. D’après la Correspondance de Madame de Bavière (tome I, p. 457), Mme de Ludres n’avait point encore attiré l’attention du Roi : « Le Roi, dit-on, ne s’étoit pas soucié de cette beauté tant qu’elle fut chez la Reine ; il s’en éprit quand elle fut chez moi ; son règne n’a duré que deux ans. » Son règne finit en 1677 ; mais dès le 6 mai 1673, Mme de Montmorency écrivait à Bussy : « Beaucoup de gens. croient que le Roi a eu des intentions pour elle. »
  6. 6. Mlle de Coëtlogon épousa depuis le marquis de Cavoie ; Mlle de la Mothe Houdancourt devint duchesse de la Ferté ; Mlle (Hélène Fourré) de Dampierre, comtesse de Moreuil ; Mlle de Lannoi fut mariée au marquis de Montrevel, et Mlle de Théobon au comte de Beuvron. (Notes de Perrin.) — Mlle du Rouvroi épousa le comte de Saint-Vallier. Voyez la lettre du 12 iuin 1675.
  7. 7— Marie-Françoise Échallard de la Marck, sœur du comte de la Marck (voyez la lettre du 21 juin 1675). Ils tenaient ce dernier nom de leur mère, Louise, fille d’Henri-Robert de la Marck, comte de Maulevrier, de Braine, etc., cousin germain de la première femme du père de Turenne, qui mourut le dernier de sa branche en 1652 ; leur père était Maximilien Échallard, marquis de la Boullaye. Mlle de la Marck épousa en juin 1680 Pierre, comte de Lannion (voyez tome II, p. 338, note 2), capitaine des gendarmes de la Reine en 1677, lieutenant général en 1702, mort en 1727 ou 1717. Elle mourut à soixante-seize ans, le 27 avril 1726.
  8. 8. Le Tellier. Voyez les lettres des 1er, 8 et 24 décembre suivants.
  9. 9. Louvois.
  10. 10. Marin. Voyez les lettres précédentes, p. 267 et 274.
  11. 11. Voyez la note 6 de la lettre 342.
  12. 12. C’est, en changeant les deux verbes, le vers bien connu du fameux récit du Cid (acte IV, scène III) :

    Le flux les apporta, le reflux les remporte.

  13. 13. Capitaine de vaisseau, et cousin germain de M. de Grignan. (Note de Perrin.) Voyez tome II, p. 367, note 11.
  14. 14. Concierge de la Tour de Sévigné à Vitré. (Note de l’édition de 1818.) On le retrouvera employé aux Rochers en 1675 et 1676.