Lettre 375, 1674 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 388-394).
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1674

375. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 26e janvier.

D’Hacqueville et la Garde sont toujours persuadés que vous ne sauriez mieux faire que de venir : venez donc, ma chère enfant, et vous ferez changer toutes choses. Si me miras, me miran[1] : cela est divinement bien appliqué : il faut mettre votre cadran au soleil, afin qu’on le regarde. Votre intendant[2] ne quittera pas sitôt la Provence : il a mandé à Mme d’Herbigny que vous lui faisiez tort de croire que la justice seule le mît dans vos intérêts, puisque votre beauté et votre mérite y avoient part.

Il n’y eut personne au bal de mercredi dernier. Le Roi et la Reine avoient toutes les pierreries de la couronne. Le malheur voulut que ni Monsieur, ni Madame[3], ni Mademoiselle, ni Mmes de Soubise, Sully, d’Harcourt, Ventadour, Coetquen, Grancey, ne purent s’y trouver par diverses raisons : ce fut une pitié ; Sa Majesté en étoit chagrine.

Je revins hier du Mesnil[4], où j’étois allée pour voir le lendemain M. d’Andilly[5]. Je fus six heures avec lui, avec toute la joie que peut donner la conversation d’un homme admirable. Nous parlâmes fort de l’Évêque ; je lui ai fait faire quelques signes de croix en lui représentant ses dispositions épiscopales, et le procédé canonique qu’il a eu avec M. de Grignan. Je vis aussi mon oncle de Sévigné[6], mais un moment. Ce Port-Royal est une Thébaïde ; c’est le paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout ce pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connoît point, qui vivent comme les pénitents de saint Jean Climaque[7]. Les religieuses sont des anges sur terre[8]. Mlle de Vertus[9] y achève sa vie avec une résignation extrême et des douleurs inconcevables : elle ne sera pas en vie dans un mois. Tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est saint, tout est modeste. Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avois tant ouï parler ; c’est un vallon affreux, tout propre à faire son salut[10]. Je revins coucher au Mesnil, et hier nous revînmes ici, après avoir encore embrassé M. d’Andilly en passant. Je crois que je dînerai demain chez M. de Pompone ; ce ne sera pas sans parler de son père et de ma fille : voilà deux chapitres qui nous tiennent à cœur. J’attends tous les jours mon fils ; il m’écrit des tendresses infinies ; il est parti plus tôt, et revient plus tard que les autres ; nous croyons que cela roule sur une amitié qu’il a à Sézanne ; mais, comme ce n’est pas pour épouser, je m’en mets l’esprit en repos.

Il est vrai que l’on a attaqué M. de Villars et ses gens en revenant d’Espagne : c’étoient les gens de l’ambassadeur[11], qui revenoit de France. Ce fut un assez ridicule combat ; les maîtres s’exposèrent, on tiroit de tous côtés ; il y a eu quelques valets de tués ; mais nous n’avons point ouï parler d’un abbé de Ruvigny. On n’a point fait de compliments à Mme de Villars ; elle a son mari, elle est contente. M. de Luxembourg est ici[12]. On parle fort de la paix, c’est-à-dire selon les desirs de la France, plus que sur la disposition des affaires ; cependant on la peut vouloir d’une telle sorte qu’elle se feroit.

Vous étiez un peu méchante quand vous m’avez écrit ; mais je vous le pardonne ; je sens tout ce que vous sentez, et j’en suis méchante aussi. Ces fagots habillés me font enrager comme vous ; il y a fagots et fagots ; j’aimerois mieux ceux de cent dix sous[13]. Il y a des endroits dans vos lettres qui valent trop d’argent. J’espère, ma fille, que vous serez plus contente et plus décidée, quand vous aurez votre congé, et personne ne doute ici que votre retour n’y soit très-bon pour vous. Si vous n’étiez bien en ce pays, vous vous en sentiriez bientôt en Provence : si me miras, me miran ; rien ne peut être mieux dit, il en faut revenir là, et n’avoir point de regret, laisser les fagots placés magnifiquement. Je vous conserve le Brouillard[14], qui peut assurément vous rendre de grands services ; vous savez l’inclination qu’il a pour vous. M. et Mme de Coulanges vous souhaitent avec impatience : ils vous font tous mille baisemains, et la Sanzei et le bien Bon, qui vous est tout acquis. Nous voulons que vous ameniez le Coadjuteur ; il vous fortifiera considérablement. Donnez-moi vos ordres, ma mignonne, et vous verrez comme vous serez servie. Une maison pour le Coadjuteur et votre train vous déplairoit-elle ? La Garde m’a dit qu’il vous avoit conseillé d’amener le moins de gens que vous pourrez. Il ne voudroit qu’un valet de chambre pour M. de Grignan, disant qu’à Saint-Germain il n’en aura qu’un, et que l’autre lui sera très-inutile à Paris. Il ne faut amener aucun page ; c’est une marchandise de province qui n’est point bonne ici ; il ne veut point de suite, point d’officiers ; il ne voudroit que six laquais pour vous deux ; pour moi je vous demande Bonne fille, parce que c’est un bon garçon dont je m’accommoderai très-bien. En faisant ainsi, vous ne ferez point le voyage de Paris comme celui de Madagascar ; il faut se rendre léger, quitter le décorisme[15] de la province, et ne point écouter les plaintes des demeurants ; six chevaux vous suffiroient. Voilà le conseil de votre conseil, et de vos conseillers d’État, dont la bonne tête régleroit encore mieux l’État que votre maison.

On est toujours charmé de Mademoiselle de Blois et du prince de Conti[16] . Il disoit hier à Guilleragues, qui lui disoit qu’il vouloit aller au bal : « Ah ! si vous y entrez, il deviendra une comédie, et peut-être même une farce. » M. de Marsan étoit mal habillé à son gré : « Ah ! que vous soutenez mal l’honneur des Myrmidons[17] ! » Le petit de Roquelaure disoit qu’il auroit un habit neuf pour le bal : « Ayez un nez, je vous en prie. » Il ne dit rien qui en soit à écrire.

D’Hacqueville vous parlera des nouvelles de l’Europe, et comme l’Angleterre est présentement la grande affaire. Le Roi ne partira pas sitôt. Pour vous, ma chère bonne, je vous crois partie. Il ne tombe pas une goutte de pluie qui ne me fasse mal. J’ai recommandé à M. de Grignan la conduite du voyage, et surtout une litière depuis Montélimar jusqu’à Saint-Vallier[18] : le bord du Rhône n’est pas une chose praticable dans la saison où nous sommes ; cela est dangereux. Enfin, ma bonne, je ne pense qu’à vous, et ma joie est parfaite, dans l’espérance de vous bien recevoir et de vous embrasser. Le petit Bon[19] est tout à vous : c’est lui qui a déniché la maison[20] ; c’est notre fort. Je baise le Comte et le prie de m’aimer. J’espère que vous amènerez le Coadjuteur. Venez, venez, mes chers, et ma très-chère aimable et très-aimée.

C’est M. le duc du Maine[21] qui a les Suisses ; ce n’est plus M. le comte du Vexin, lequel, en récompense, a l’abbaye de Saint-Germain des Prés.


  1. Lettre 375 (revue en très-grande partie sur une ancienne copie). — 1. Si tu me regardes, (tous) me regardent. — À l’espagnol si les éditeurs ont substitué l’italien se. — « Au carrousel qui fut fait à Paris dans la place Royale l’an 1612 pour les mariages de Louis XIII avec Anne d’Autriche, et de Madame de France avec le prince d’Espagne… parmi les chevaliers du Soleil, M. le comte de Croisi prit un cadran au soleil : Si me miras, me miran… Cette devise (espagnole) est fort semblable à celle de Louise de Vaudemont, femme de Henri III, qui avait un cadran au soleil, avec ce mot : Aspice ut aspiciar. « Regarde-moi, je serai regardé… » Un gentilhomme florentin… fit la devise du cadran au soleil, avec ce mot : Si aspicis, aspiciar, « Si tu me regardes, je serai regardé, » pour exprimer que si son prince le regardoit de bon œil, il seroit considéré de tout le monde, » (Le P. Bouhours, VIe Entretien d’Ariste et d’Eugène, p. 413 et suivante de l’édition de 1748.)
  2. 2. L’intendant de Provence, Rouillé de Mêlai. — Mme d’Herbigny était sa sœur.
  3. 3. Cependant la Gazette du 27 janvier 1674 dit que le soir du mercredi 24 on continua à Saint-Germain les divertissements du carnaval par un grand bal, où Leurs Majestés étoient accompagnées de Monseigneur le Dauphin, de Monsieur et de Madame, et de tous les seigneurs et dames de la cour.
  4. 4. Du Mesnil-Saint-Denis, à une lieue (à l’ouest) de Port-Royal. — Les parents de l’abbé de Montmor y avaient une terre, et ce fut sans doute chez eux que coucha Mme de Sévigné. Voyez tome II, p. 138, note 14 ; la lettre du 7 août 1675 ; et Walckenaer, tome V, p. 411 et suivante.
  5. 5. C’était le 25 mai de l’année précédente qu’Arnauld d’Andilly était venu de Pompone, avec son fils de Luzancy, s’établir définitivement à Port-Royal des Champs : il y mourut le 27 septembre suivant. Voyez au tome IV du Port-Royal de M. Sainte-Beuve, le commencement du chapitre ix.
  6. 6. Sur la retraite de Renault de Sévigné à Port-Royal de Paris (1661), puis aux Champs (1669), où il mourut (le 16 mars 1676) et où il fut enterré, dans le cloître des religieuses, qu’il avait fait reconstruire, voyez le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, tome IV, p. 488 et suivantes. — Les pages suivantes du même ouvrage donnent d’intéressants détails sur Mlle de Vertus, qui est nommée un peu plus loin par Mme de Sévigné.
  7. 7. Arnauld d’Andilly avait publié en 1661 l'Échelle sainte ou les degrés pour monter au ciel, composés par saint Jean Climaque, et traduits du grec en françois (une première version, revue par le Maître, avait paru en 1652 et en 1654) ; il y avait joint une vie nouvelle du solitaire, et une justification particulière de la vérité de l’histoire rapportée dans le cinquième degré de l’échelle sainte touchant le monastère des pénitents. « Tout ce qu’on pourrait extraire de profond, de fin et de délicieux du saint Jean Climaque, nous mènerait trop loin : c’est d’un ascétisme charmant, qui n’a de comparable que l’Imitation chez les modernes. En traduisant avec tant de grâce et de clarté cet excellent maître du cœur, d’Andilly dut aller à bien des âmes de son temps. Tout ce monde de M. de la Rochefoucauld, de Mme de Sablé, de Mme de la Fayette, dut en être particulièrement frappé, et admirer comment l’antique abbé du Sinaï en savait au moins aussi long qu’eux-mêmes sur les vertus, sur les passions, sur les replis et les ruses de l’amour de soi. » (M. Sainte-Beuve, Port-Royal, tome II, p. 282.)
  8. 8. Dans le manuscrit : « Les religieuses, des anges sur terre. » Cette tournure elliptique pourrait bien être le vrai texte.
  9. 9. Voyez la lettre du 20 juin 1672, p. 113, note 3.
  10. 10. Dans l’édition de 1754 : « Tout propre à inspirer le goût de faire son salut. »
  11. 11. L’ambassadeur d’Espagne, comte de Molina. — La Gazette, après avoir raconté le fait dont parle ici Mme de Sévigné, dans le numéro du 23 décembre 1673, le mentionne de nouveau dans celui du 20 janvier suivant. Elle dit que c’est au passage de la Bidassoa que le marquis de Villars fut attaqué, que « l’abbé de Ruvigny fut tué, et deux ou trois autres personnes. » Le marquis arriva à Saint-Germain le 12 janvier et fut accueilli très-favorablement du Roi.
  12. 12. Le duc de Luxembourg arriva à Saint-Germain le 23 janvier. « Sa Majesté lui fit tout le bon accueil possible, et tel qu’il le pouvoit attendre pour les grands services qu’il a rendus depuis deux campagnes si laborieuses. » (Gazette du 27 janvier.)
  13. 13. Voyez le Médecin malgré lui, acte Ier, scène dernière : « Je suis le premier homme du monde pour faire des fagots. Mais aussi je les vends cent dix sous le cent. Il y a fagots et fagots ; mais pour ceux que je fais, etc. »
  14. 14. Voyez la note 11 de la lettre 372.
  15. 15. On lit décorisme dans notre vieille copie. Serait-ce une faute pour décorum, que donne Perrin dans ses deux éditions, où cette phrase, ou du moins un passage qui a beaucoup de rapport avec celui-ci, termine le premier paragraphe de la lettre suivante ?
  16. 16. Il n’avait pas encore treize ans, étant né le 4 avril 1661. Voyez tome II, p. 491, note 5.
  17. 17. Charles de Lorraine, comte de Marsan, né le 8 avril 1648, mort le 13 novembre 1708, dernier fils du comte d’Harcourt (voyez, tome II, p. 501, note 8), « frère cadet de Monsieur le Grand et du… chevalier de Lorraine, qui n’avoit ni leur dignité, ni leur maintien, ni rien de l’esprit du chevalier, qui, non plus que le grand écuyer, n’en faisoit aucun cas. C’étoit un extrêmement petit homme, trapu, qui n’avoit que de la valeur, du monde, beaucoup de politesse et du jargon de femmes, aux dépens desquelles il vécut tant qu’il put… M. de Marsan étoit l’homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, ministres, maîtresses, valets, et le plus lâchement avide à tirer de l’argent à toutes mains. Il avoit eu tout le bien de la marquise d’Albret, héritière, qui le lui avoit donné en l’épousant (le 22 décembre 1682), et avec laquelle il avoit fort mal vécu (elle mourut sans enfants le 13 juin 1692). Il en tira aussi beaucoup de Mme de Seignelay, sœur des Matignon, qu’il épousa ensuite (le 21 février 1696 ; elle mourut en décembre 1699, lui laissant deux fils) ; et quoique deux fois veuf et de deux veuves, il conserva toujours une pension de dix mille francs sur Cahors, que l’évêque de la Luzerne lui disputa, et que M. de Marsan gagna contre lui au grand conseil. Il tira infiniment des gens d’affaires… » (Saint-Simon, tome VI, p. 429 et suivante.) Voyez la lettre du 23 décembre 1682, celles (de Coulanges) du 20 février et du 19 mars 1696 ; et sur la rupture de son mariage avec la vieille maréchale d’Aumont, les lettres des 24 et 27 novembre suivants (1675).
  18. 18. Saint-Vallier dans la Drôme, sur la rive gauche du Rhône, à la hauteur de Grenoble.
  19. 19. Une note de Perrin, à la lettre du 10 décembre 1670, nous apprend qu’on appelait ainsi le comte de Fiesque, fils de la Comtesse.
  20. 20. Dans l’édition de la Haye (1726) : « C’est lui qui a déniché ce soir la petite maison. »
  21. 21. Par suite de la correction maladroite dont nous avons parlé à la note 8 de la lettre précédente, l’édition de la Haye en a fait ici une autre plus gauche encore. Elle a substitué au duc du Maine le comte du Vexin, et, à la ligne suivante, au comte du Vexin le duc du Maine.