Lettre 406, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 475-479).
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1675

406. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 12e juin.

Je fus hier assez heureuse pour m’aller promener avec Son Éminence tête à tête au bois de Vincennes. Il trouva que l’air me seroit bon ; il n’étoit pas trop accablé d’affaires : nous fûmes quatre heures ensemble ; je crois en avoir bien profité ; du moins les chapitres que nous traitâmes n’étoient pas indignes de lui. C’est ma véritable consolation que je perds en le perdant ; et c’est moi que je pleure, et vous aussi, quand je considère toute la tendresse qu’il a pour nous. Son départ achève de m’accabler.

Mme de Coulanges partit lundi fort triste, mais fort satisfaite d’avoir Corbinelli. Savez-vous l’affaire de M. de Saint-Vallier ? Il étoit amoureux de Mlle de Rouvroi ; il a fait signer le contrat de mariage au Roi, pas davantage ; il emprunte avec confiance dix mille écus de Mme de Rouvroi sur l’argent qu’elle doit donner ; et puis tout d’un coup il lui envoie une promesse de dix mille écus, et s’en va je ne sais où. Le Roi dit sur cela : « Je trouve fort bon qu’il se moque de Mme et de Mlle de Rouvroi ; mais de moi, c’est ce que je ne souffrirai pas, et lui ai fait dire, ou qu’il vienne épouser la belle, ou qu’il s’éloigme pour jamais, et qu’il envoie la démission de sa charge, à faute de quoi elle sera taxée[1]. » Et ce procédé est si extrêmement ridicule du côté de Saint-Vallier, qu’on croit que c’est un jeu pour y faire consentir le père[2]. Le Roi avoit donné à Saint-Vallier un brevet de retenue de cent mille francs et une pension de six mille francs en faveur du mariage[3]. Vous voyez donc que ces brevets si rares se donnent quelquefois.

J’étois hier au soir avec Mme de Sanzei et d’Hacqueville : je vis entrer Vassé[4] ; nous crûmes que c’étoit son esprit, c’étoit son corps très-maléficié. Il est ici incognito, et vous fait mille et mille compliments. J’ai regret aux trois semaines que vous pouviez passer avec M. le cardinal de Retz, qui ne part que samedi. J’admire comme jour à jour, et toujours triste, le temps s’est passé depuis votre départ. Vous ai-je mandé que Monsieur le Duc a encore perdu un fils[5] ? Ce sont deux enfants en huit jours.


Je reçois votre lettre de Grignan du 5e ; elle m’ôte l’inquiétude de votre santé. Vous dites une chose bien vraie, et que je sens à merveille, c’est que les jours qu’on n’attend point de lettres ne sont employés qu’à attendre ceux qu’on en reçoit. Il y a un certain degré dans l’amitié où l’on sent toutes les mêmes choses ; mais vous souhaitez de vos amis une tranquillité qu’il est bien difficile de vous promettre : vous ne voulez point qu’ils vous servent, qu’ils sollicitent, qu’ils s’intéressent pour vous. Je crois vous l’avoir déjà dit, il n’est pas possible de vous accorder avec eux ; car il se rencontre malheureusement que leur fantaisie, c’est justement de faire toutes ces choses ; mais comme il est plus établi que ce sont nos amis qui nous servent, que de vouloir que ce soient nos seuls ennemis, je crois, ma fille, que vous ne gagnerez pas ce procès-là, et que nous demeurerons en possession de vous témoigner notre amitié toutes les fois que nous le pourrons, comme on l’a toujours observé depuis la création du monde, c’est-à-dire depuis qu’il y a de la tendresse.

Vous m’avez fait plaisir de me parler de mes petits-enfants ; je crois que vous vous divertirez à voir débrouiller leur petite raison. Je souhaite fort que vous n’alliez point à Aix ; vous serez bien plus en repos à Grignan, et vous y ferez revenir plus tôt M. de Grignan. Obtenez encore cette petite absence de sa tendresse, et tâchez de faire venir Monsieur l’Archevêque[6] passer les chaleurs avec vous : vous n’en serez point incommodés avec le secours de votre bise. J’attends une grande lettre de M. de Grignan : est-il possible qu’il trouve les jours trop courts pour m’écrire ? pour moi, je les trouve d’une longueur qui pourroit faire entreprendre et achever un bâtiment, en commençant un peu matin ?

Mme de Montespan continue le sien[7], elle s’amuse fort à ses ouvriers. Monsieur y va fort souvent. Elle va à Saint-Cloud jouer à l’hombre. Il y a des dames qui la vont voir à Clagny. Mme de Fontevrault y doit passer quelques jours ; elle venoit dans la joie de voir son père[8], qu’elle aime ; elle pensa mourir de douleur en le voyant en l’état qu’il est, sans pouvoir prononcer une parole, tout assoupi, tout prêt à retomber dans l’état où il a été : cette vue la fait mourir. L’abbé Têtu la gouverne fort ; j’admire le soin qu’a la Providence de son amusement : quand l’une[9] s’en va à Lyon, il en revient une autre d’Anjou.

Je ne puis vous nombrer les louanges et les tendresses de Barillon[10] ; je ne sais où vous avez pris qu’il ait été hostile[11] pour vous. Il vient voir votre portrait et parle de vous dignement. Dites-moi un mot qui lui marque que je me suis acquittée.

On dit chez M. Colbert et chez le maréchal de Villeroi que M. de Montecuculi[12] a repassé humblement le Rhin, et que M. de Turenne, par un excès de civilité, l’a reconduit, et l’a repassé après lui. La tête tourne à nos pauvres ennemis : la vue de M. de Turenne les renverse. Huy n’est pas encore pris.

Je fais mon paquet chez Monsieur le Cardinal : il a un peu la goutte, j’espère que cela l’arrêtera. Je vous plains de n’avoir pas eu le plaisir de le voir autant qu’il a été ici.

On nous assure que Huy est pris du 5 au 6e, sans que personne ait été tué[13]. La Reine alla hier faire collation à Trianon ; elle descendit à l’église, puis à Clagny, où elle prit Mme de Montespan dans son carrosse, et la mena à Trianon avec elle.


  1. Lettre 406 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Tel est le texte de Perrin. Il y a dans le manuscrit : « À faute de quoi il sera sonné ; » faut-il lire sommé ?
  2. 1. Saint-Vallier était capitaine-lieutenant des gardes de la porte. Son père, président à mortier au parlement de Grenoble, s’opposait d’abord à ce mariage ; mais il finit par donner son consentement. On fit ce couplet à cette occasion :

    Épouse, ou bien n’épouse pas,
    De ta charge il te faut défaire :
    Une femme, avec tant d’appas,
    Donne au logis assez d’affaire ;
    Renonce à la porte du Roi,
    Et te fais portier de chez toi.

  3. 3. On lit dans le manuscrit : « une pension de cent mille francs en mariage. »
  4. 4. Voyez la lettre du 9 octobre suivant.
  5. 5. Henri, comte de Clermont, était mort le 6 juin, à l’âge de trois ans, à l’hôtel de Condé. Voyez la lettre du 26 juin, p. 497.
  6. 6. L’archevêque d’Arles.
  7. 7. Son bâtiment : le château de Clagny. Voyez les lettres du 14 juin et du 7 août suivants.
  8. 8. Gabriel de Rochechouart, duc de Mortemart, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du Roi, gouverneur de Paris, mourut le 26 décembre 1675. — La Gazette du 8 juin annonce que « l’abbesse chef et générale de l’ordre de Fontevrault arriva à Paris le 5, et fit son entrée en son prieuré des Filles-Dieu. »
  9. 9. Mme de Coulanges. (Note de Perrin.)
  10. 10. Voyez tome II, p. 119, note 23.
  11. 11. Il y a destile dans le manuscrit. C’est évidemment une faute du copiste pour hostile. Cet adjectif se trouve dans le Dictionnaire de Nicot. Il manque dans ceux de Furetière et de l’Académie de 1694 ; mais l’un et l’autre donnent l’adverbe hostilement et le substantif hostilité.
  12. 12. (Raimond de Montecuculi, ModénaÍs, né en 1608, mort à près de soixante-treize ans le 16 octobre 1680) général de l’armée impériale, et l’un des plus grands capitaines de son siècle. (Note de Perrin.) — Montecuculi ayant passé le Rhin près de Spire, le 1er juin, avait fait publier qu’il allait donner bataille à Turenne ; mais après être resté quatre jours sans agir, voyant que Turenne, bien loin d’être surpris de son approche, se mettait en devoir de marcher au-devant de lui, il repassa le fleuve au même endroit et sur le même pont. Voyez la Gazette du 15 juin. — L’armée française passa le Rhin à son tour, le 7 et le 8 juin, au moyen de six ponts jetés sur le fleuve à quatre lieues au-dessus de Strasbourg. Voyez la Gazette du 22 juin.
  13. 13. Voyez la note 12 de la lettre 404.