Lettre 783, 1680 (Sévigné)

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1680

783. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 21e février.

Podr vous récompenser des bonnes nouvelles que vous me mandez de votre santé, je vais vous apprendre[1] que l’abbé de Grignan est évêque d’Évreux ; il me semble que je vous entends dire : « Qu’est-ce que c’est qu’Évreux ? » Le voici : Évreux est la plus jolie ville de Normandie, à vingt petites lieues de Paris, à seize de Saint-Germain ; elle est à M. de Bouillon[2] ; l’évéché vaut vingt mille livres de rente, le logement est très-beau, l’église des plus belles, la maison de campagne est une des plus agréables qu’il y ait en France. Ce diocèse touche à celui de Rouen, dont l’abbé Colbert est coadjuteur ; la belle maison de l’archevêque de Rouen, nommée Gaillon[3], que tout le monde connoît, est dansle diocèse d’Évreux. Cette place est charmante ; pour moi je l’aimerois mieux que Marseille : vous n’êtes que trop établis en Provence ; et ce qu’il y a de plus de revenu à Marseille, se mange bien par les voyages. En un mot, tous les amis des Grignans sont persuadés que rien n’étoit plus souhaitable pour notre abbé. Voici comment l’affaire s’est faite : il y a encore un vieux évêque d’Évreux[4], qui a plus de quatre-vingts ans ; c’étoit autrefois l’évêque du Puy, que vous avez vu sans doute à Sainte-Marie ; il a fait la vie de ma grand’mère. Ce bonhomme n’est plus en état d’agir : il a demandé au Roi que sa 1680

place fût donnée, et lui a nommé de petits abbés, dont les noms n’ont pas plu à Sa Majesté. Le Roi lui a répondu qu’il ne se mît point en peine, qu’il envoyât sa démission pure et simple, et qu’il lui choisiroit un homme dont il seroit content. Cet homme-là, c’est votre beau-frère. Voici les conditions : il faudra donner à ce vieux évêque une pension de cinq ou six mille francs, pour achever sa vie ; après quoi le Roi met une pension de mille écus sur ce bénéfice pour le chevalier de Grignan : voilà un souvenir qui est obligeant, en attendant mieux. Le chevalier est bien persuadé qu’il fera vivre le vieillard neuf cents ans, comme autrefois. Il trouva ici son frère, et ils partirent tous deux[5] pour Saint-Germain, où ils sont encore. Je ne doute pas que les remerciements[6] n’aient été bien reçus, et qu’à leur retour ce ne soit plus que de la manière dont ils soient charmés[7]. Pour moi, j’avoue que je suis grossière, et que j’aime extrêmement la chose. Ils vous manderont tout ceci beaucoup mieux que moi ; mais j’y prends tant d’intérêt, que je n’ai pu m’empêcher de me jeter dans les détails : cela est naturel.

Je prendrai cet été pour aller faire peut-être un dernier voyage en Bretagne : le bon abbé le croit nécessaire, et n’a pas dessein d’y retourner de sa vie ; mais vous jugez bien que je reviendrai pour vous recevoir. Le petit Coulanges est ravi de votre réponse ; et comme il n’a point d’aversion naturelle pour vous, comme j’en ai, il sera assez heureux pour passer l’été avec vous. Vous dites qu’il est cruel de pouvoir attendre tous vos amis à Grignan, hormis moi : ma fille, je le trouve encore plus cruel que 1680 vous[8] ; car mon ignorance me fait compter pour beaucoup de voir une personne tendrement aimée. Je suis frappée des objets, et l’absence doit me déplaire plus qu’à vous, qui n’en croyez point ; pour moi, qui en crois, j’en suis touchée extraordinairement. Mais je compte que vous partirez cet automne[9], comme vous l’avez dit ; vous consulterez votre santé[10] : un hiver est impraticable à Grignan, et très-ruineux à Aix ; de la manière dont les jeux et les plaisirs sont à votre suite, c’est proprement[11] le carnaval que la vie que vous faites. Nous ne pensons pas ici à nous divertir, et je ne voudrois pas vous répondre que nous n’allassions[12] passer les trois jours gras à Livry.

Il faut que la T**[13] soit bien malheureuse, puisque Mme de Lesdiguières en a pitié ; je crois que le plus grand crime de M. de Luxembourg est de l’avoir aimée. On ne parle plus de lui ; on ne sait pas même s’il est encore à la Bastille ; on dit qu’il est à Vincennes. Rien n’est pire en vérité que d’être en prison, si ce n’est d’être comme cette pauvre diablesse[14] de Voisin, qui est, à l’heure que je vous parle, brûlée à petit feu à la Grève[15].

On assure qu’on a fermé les portes de Namur et d’Anvers, et de plusieurs villes de Flandre, à Madame la 1680 Comtesse[16], disant : « Nous ne voulons point de ces empoisonneuses. » Voilà comme cela se tourne ; et désormais un François dans les pays étrangers voudra dire un empoisonneur[17]. On croit que Madame la Comtesse ira à Hambourg. Le marquis d’Alluye est allé Ia trouver, et n’est point allé à Amboise comme on disoit[18].

On a nommé huit ou dix hommes de la cour, avec six mille francs de pension, pour être assidus auprès de Monsieur le Dauphin : ce sont ses dames du palais[19] ; il y en aura tous les jours deux qui le suivront. Le chevalier vous mandera quels ils sont : il me semble que j’ai entendu nommer MM.[20] de Chiverni[21], de Dangeau, de 1680 Clermont[22] et de Crussol[23] ; je ne sais point encore les autres, ni même si ceux-là sont bien vrais.


Depuis ma lettre écrite[24] j’ai vu les Grignans, et j’ai eu un plaisir extrême d’apprendre d’eux le détail[25] de leur voyage de Saint-Germain. Ils vous ont mandé tout cela dès lundi ; ainsi, ma fille, je croyois vous apprendre quelque chose, et vous savez tout[26]. On parle du chevalier de Grignan, pour le mettre au nombre des courtisans qui doivent accompagner Monsieur le Dauphin[27].

M. de Montausier[28] a dit à Monsieur le Dauphin : « Monseigneur, si vous êtes honnête homme, vous m’aimerez si vous ne l’êtes pas, vous me haïrez, et je m’en consolerai. »

Corbinelli[29] vous rendra compte des affaires de votre père commun[30]. Il vous fait mille compliments, et à M. de Grignan, ainsi que la Mousse. Mmes de Lavardin, de Mouci, d’Uxelles, et vingt autres que j’oublie, coururent ici pour se réjouir avec moi, et me prier de vous dire la part qu’elles ont prise à vos prospérités.

Je viens d’apprendre que cette belle maison de l’évêché d’Évreux n’est qu’à dix lieues de Saint-Germain ; elle s’appelle Condé[31], nom peu barbare ; mais je suis bien affligée de ce que le vieux évêque en fit couper[32], il y a deux ans, les plus belles allées d’un parc qui faisoit l’admiration de tout le pays : il n’y a point de plaisir pur. Le bon abbé est ravi de cette maison de campagne auprès de Saint-Germain, et dit que la Providence vous redonne un Livry.


  1. Lettre 783. — 1. « Je ne puis mieux vous récompenser… qu’en vous apprenant, etc. » (Édition de 1754.) — La nomination de l’abbé de Grignan, agent général du clergé de France, à l’évéché d’Évreux, est dans la Gazette du 24 février. Il n’obtint pas ses bulles, et fut nommé l’année suivante à l’évéehé de Carcassonne.
  2. 2. En mars 1651, dit Saint-Simon (tome V, p. 313), Mazarin « fit faire un échange de Sedan et de Bouillon, dont M. de Bouillon (le frère aîné de Turenne, le père du duc d’alors) se réserva l’utile, et ne céda que la souveraineté… au lieu de laquelle il eut le comté d’Évreux avec les bois et les dépendances, qui valoient plus de trois cent mille livres de rente, et les duchés d’Alhret et de Château-Thierry, avec la dignité de duc et pair et le rang nouveau des princes étrangers en France. Il eut ainsi les apanages de deux fils de France, et celui qu’avoit Henri IV avant d’être roi de France. »
  3. 3. Le château de Gaillon fut bâti par le cardinal Georges d’Amboise au commencement du seizième siècle. Il sert aujourd’hui de maison de détention. On voit aux Beaux-Arts, à Paris, un portique, et au Louvre une statue de saint Georges, provenant du château de Gaillon. — Gaillon est un chef-lieu de canton de l’Eure.
  4. 4. Henri Cauchon de Maupas du Tour, fils de Charles Cauchon, seigneur de Maupas, vicomte de Lery et de Verzenay, baron du Tour, et d’Anne de Gondi, parente du maréchal de Retz, fut évèque du Puy en 1641 et d’Évreux en 1661. Il est l’auteur des deux Vies de saint François de Sales (1657) et de la bienheureuse Marie de Chantal (1644). Le comte de Coligny, qui avait épousé la nièce de l’évêque d’Evreux, a raconté sa mort (arrivée en août 1680), dans les Petits mémoires que M. Monmerqué a publiés. Le jour de la Saint-Laurent, comme il revenait de dire sa messe,’ses chevaux furent, emportés et mirent le carrosse en pièces ; le prélat expira après une agonie de deux jours. — La Gazette du 24 février dit qu’il se démit volontairement de son évêché, parce qu’il ne crut pas pouvoir s’acquitter des devoirs d’un évèque à l’âge de quatre-vingts ans.
  5. 5. « Les deux frères se trouvèrent ici, et partirent ensemble… » (Édition de 1754.)
  6. 6. « Leurs remerciements. » (Ibidem.)
  7. 7. « Et qu’à leur retour ils ne soient plus charmés que de la manière, » (Ibidem.)
  8. 8. La fin de la phrase et la phrase suivante ne se lisent pas dans le texte de 1737.
  9. 9. « Mais je suis persuadée que vous reviendrez cette automne. » (Édition de 1764.)
  10. 10. Ce membre de phrase n’est pas dans le texte de 1757.
  11. 11. « …à Aix, par la dépense qu’entrainent les jeux et les plaisirs qui sont à votre suite : c’est proprement, etc. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « N’allions. » (Ibidem.)
  13. 13. La Tingry. Les deux éditions de Perrin, nos seules sources pour cette lettre, ne donnent que l’initiale.
  14. 14. « Cette diablesse. » (Édition de 1754.)
  15. 15. La Voisin ne fut brûlée que le jeudi 22 février. Voyez la lettre suivante.
  16. 16. De Soissons.
  17. 17. « C’est ainsi que cela se tourne ; et désormais un François dans les pays étrangers, et un empoisonneur, ce sera la même chose. » (Édition de 1754.)
  18. 18. Cette phrase manque dans le texte de 1737.
  19. 19. Ce membre de phrase a été retranché par Perrin dans sa deuxième édition (1754).
  20. 20. « Vous mandera leurs noms : il me semble qué j’ai entendu parler de MM., etc. » (Édition de 1754.) Ils furent appelés menins. « Ce nom avait été emprunté à l’Espagne, où l’on appelle meninos de jeunes nobles élevés avec les princes. » (Dictionnaire des Institutions de la France, par M. Chéruel.)
  21. 21. Louis de Clermont, marquis de Montglas, comte de Chiverni (ou Cheverni), né en 1645, menin du Dauphin, envoyé extraordinaire à Vienne et ambassadeur en Danemark, membre du conseil des affaires étrangères en 1715, conseiller d’État d’épée en 1719, mort le 16 mai 1722, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Il était fils aîné du marquis de Montglas, l’auteur des Mémoires, et de Mme de Montglas, dont il a été déjà si souvent question. Il épousa au mois de juin suivant (voyez plus loin la lettre du 15 juin) une nièce de Mme Colbert, Marie Johanne, fille du marquis de Saumery, dont il n’eut pas d’enfants, et qui mourut à soixante-quinze ans, en 1727. « C’étoit, dit Saint-Simon (tome II, p. 331), un homme qui présentoit plus d’esprit, de morale, de sens et de sentiments qu’il n’en avoit en effet ; beaucoup de lecture, peu ou point de service, une conversation agréable et fournie, beaucoup de politique, d’envie de plaire et de crainte de déplaire, un extérieur vilain et même dégoûtant, toute l’encolure d’un maître à écrire, et toujours mis comme s’il l’eût été ; en tout un air souffreteux, et une soif de cour et des agréments de cour qui alloit à la bassesse ; avec tout cela, ce tuf se eachoit sous d’autres apparences, et j’en ai été la dupe fort longtemps ; d’ailleurs un honnête homme. »
  22. 22. Au lieu du nom de Dangeau, le texte de 1737 porte d’Antin (voyez la lettre suivante, p. 275). — Charles-Henri de Clermont Tonnerre, marquis de Crusi, avait épousé, le 11 juin 1679, Elisabeth de Massol, et mourut le 19 février 1689.
  23. 23. Ce ne fut pas le comte de Crussol, mais son frère cadet, Louis de Crussol, marquis de Florensac, « le plus sot homme de France, » dit Saint-Simon (tome V, p. 21), qui fut nommé menin de Monseigneur. Il mourut le 15 mai 1716, à ï’âge de soixante et onze ans. Voyez tome II, p. 217, note 4, et p. 222, note 6.
  24. 24. Cet alinéa a été rejeté par Perrin à la fin de la lettre, dans sa seconde édition (1754).
  25. 25. « Et j’ai appris d’eux avec un plaisir extrême le détail, etc. » (Édition de 1754.)
  26. 26. « …dès lundi, en sorte que vous saurez tout avant que d’avoir reçu cette lettre. » (Ibidem.)
  27. 27. Il fut en effet nommé. Voyez la lettre suivante, p. 274 et 275.
  28. 28. M. le duc de Montausier quittoit dans ce temps-là ses fonctions de gouverneur auprès de Monseigneur. (Note de Perrin, 1737)
  29. 29. Cet alinéa n’est que dans l’impression de 1754.
  30. 30. Descartes.
  31. 31. Près de Breteuil, à cinq lieues d’Évreux, sur les bords de la rivière d’Iton. Mais pour la distance de Condé à Saint-Germain, Mme de Sévigné se trompe : voyez la lettre du 6 mars suivant, p. 296.
  32. 32. « Y fit couper. » (Édition de 1754.)