Lettre 792, 1680 (Sévigné)

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1680

792. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 22e mars.

Enfin, ma chère enfant, vous avez porté[1] votre délicatesse à Marseille, et M. de Grignan l’a voulu. Je suis persuadée qu’il vous aura menée à Toulon, et à toutes les stations qu’il faut faire voir à Mlles  de Grignan ; il ne veut point se séparer d’une si bonne compagnie : il a raison, je serois bien de son avis. Je suis fort aise qu’on ne vous ait point porté mes lettres à Marseille : eh, bon Dieu ! qu’en auriez-vous fait ? C’est même une affaire que de les lire[2], et pour y répondre, ah ! je vous le 1680 défends. J’aurois grand regret à la peine que vous prendriez de discourir sur des bagatelles dont je ne me souviens déjà plus. Je regrette de vous y avoir laissé répondre, même dans votre santé : cette effroyable quantité de volumes a contribué à vous emmaigrir ; ma chère enfant, je ne pense qu’à votre santé et à votre vie[3]. Je connois celle de Marseille ; Mlles  de Grignan ont dû trouver cette ville agréable : elle ne ressemble point aux autres villes ; et ce coup d’œil en approchant d’une certaine hauteur[4], n’en ont-elles pas été charmées ?

Vous me parlez d’un M. de Vivonne bien différent de l’autre[5]. N’admirez-vous point comme on change, et de quelle manière les choses entrent différemment dans la tête ? Il a donc été entêté[6] de vous faire les honneurs de sa mer ; je ne sais si l’autre humeur, moins bonne pour lui, n’eût pas été plus saine pour vous. Je voudrois bien que vous eussiez la même santé qu’en ce temps-là, ou lui la même folie. Vous aurez été sur la mer[7] ; je souhaite 1680 que tant de complaisance ne vous ait point fait de mal. Vous étiez bien étonnée de sa mémoire, et de tous ces noms du temps passé, qui vous faisoient revoir[8] votre première jeunesse et vos premiers ballets.

M. de Pompone fut hier ici une partie du jour ; il regarda votre portrait avec attention, et se souvint si tendrement de votre beauté, de votre esprit, et de ces beaux soirs de Fresnes, qu’il pensa ne point finir sur cet article. Il me fit croire que les yeux me rougissoient d’un tel souvenir ; mais en vérité, ma belle, il étoit aussi touché que moi ; et je pense même qu’un retour sur sa fortune présente troubla pour un moment la tranquillité de son âme. Il a été saluer le Roi à ce retour[9] : c’est une étrange chose pour lui, et comme il a toujours été ou exilé, ou ambassadeur, ou ministre, il n’est point accoutumé à la presse des courtisans. Il y auroit quelque chose de plus doux[10] à ne point revoir ce pays-là ; mais une pension de vingt mille francs, et l’espérance de quelque abbaye l’attache[11] à ces sortes de devoirs.

Je donnai ma place dans le carrosse de Mme  de Chaulnes à Mme  de Vins ; cette duchesse me vouloit : 1680 bien des raisons m’empêchèrent d’y aller. On dit de solides biens de Madame la Dauphine : c’est une personne enfin, c’est un bel et bon esprit, elle a des manières toutes charmantes et toutes françoises ; elle est accoutumée à cette cour, comme si elle y étoit née ; elle a des sentiments à elle toute seule, elle ne prend point ceux qu’on lui présente : « Madame, ne voulez-vous pas jouer ? — Non, je n’aime point le jeu. — Mais vous irez à la chasse ? — Point du tout, je ne comprends pas ce plaisir. » Que fera-t-elle donc ? Elle aime fort la conversation, la lecture des vers et de la prose, l’ouvrage, la promenade, et surtout de plaire au Roi : c’est son unique application, et elle est aussi celle de Sa Majesté ; il passe beaucoup d’heures dans sa chambre[12], et plus du tout dans celle de Mme  de Montespan. Cela fait une cour fort retirée ; car on ne voit point cette princesse[13] pendant qu’elle a si bonne compagnie. On y tient le cercle une heure du jour ; on ne la verra ni à sa toilette, ni à son coucher. La faveur de la personne enrhumée[14] (c’est ainsi que vous la nommiez cet hiver) augmente tous les jours, comme[15] la haine entre elle et la sœur de celui qui vous a si bien reçue[16] : cela est au point de n’aller plus dans sa chambre[17] . Tout ce que dit Madame la Dauphine est juste et d’un bon tour ; il n’y a rien à souhaiter pour l’esprit et pour l’humeur[18], et cela est si bon, qu’on en oublie le reste. Le Roi instruisit en détail Monsieur le 1680 Dauphin de tout ce qu’il avoit à faire, et fit[19] une manière de géographie dont il se réjouit fort avec les courtisans.

Pour M. le prince de Conti, c’est une chose étrange que les mauvais bruits qui courent de lui : cela commence à l’embarrasser[20]. Ce jeune prince de la Roche-sur-Yon[21] le désole : l’autre jour, Mme  la princesse de Conti dansoit ; il dit tout haut : « Vraiment, voilà une fille qui danse bien. » Cette folie toute simple et toute brusque fit rougir ce pauvre frère aîné, et le défit à plate couture. Voilà bien des riens que je vous conte : ce seroit une belle chose d’y répondre.

Je vois souvent Mlle  de Méri ; sa santé, c’est-à-dire sa maladie, est comme vous l’avez vue ; elle n’est pas plus mal, mais ses chagrins augmentent tous les jours. Son petit ménage est plus difficile à régler que l’hôtel de Lesdiguières[22]. Elle a loué la plus jolie maison du monde ; elle n’en veut plus.

La bonne des Hameaux[23] est décédée, comme dit 1680 M. de Coulanges : elle a voulu qu’on mît sa mort dans la Gazette, afin que les amis qu’elle a encore dans les pays étrangers priassent Dieu pour elle ; elle a prié qu’on sonnât à Saint-Paul[24] la grosse sonnerie, et un gentilhomme[25] qui demeure chez elle de ne point jouer le jour de sa mort. Elle laisse de médiocres biens, parce qu’elle les a dépensés fort honorablement[26] pendant sa vie : voilà nos filles bleues en deuil[27].

M. de Marsillac est affligé outre mesure ; son pauvre père est sur le chemin de Verteuil[28] fort tristement ; et pour Mme  de la Fayette, le temps, qui est si bon aux autres, augmente et augmentera sa tristesse.

Je n’ai point encore vu les Grignans ; ils sont tous séparés. Mon fils m’a écrit une grande lettre, toute pleine encore de ses raisons : j’avois envie de vous l’envoyer ; mais si j’avois pu vous copier la réponse que j’y ai faite, et vous faire voir comme je renverse et ridiculise[29] tous ses raisonnements, vraiment vous aimeriez cette lettre.

  1. Lettre 792. — 1. « Vous avez enfin porté. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Qu’en vouliez-vous faire ? C’est même un embarras que de les lire. » (Ibidem.)
  3. 3. « Je suis fâchée de vous y avoir laissé répondre, même dans votre santé : il n’est pas possible que cette effroyable quantité de volumes n’ait contribué à vous emmaigrir, et vous savez que je ne pense qu’à la conservation de votre santé et de votre vie. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Du côté de cette hauteur. » (Ibidem.) — C’est la Visto. Voyez tome III, p. i83 et la note 2.
  5. 5. Il avait été question, l’année d’auparavant, d’une brouillerie entre Mme  de Grignan et M. de Vivonne, général des galères. (Note de Perrin, 1754.)
  6. 6. « Empressé. » (Édition de 1754.)
  7. 7. « Vous promener sur la mer. » (Ibidem.) — « Il faut vous faire part, dit le Mercure d’avril 1680 (p. 254-261), d’une fête qui a été donnée depuis peu à Mme  la comtesse de Grignan, dont vous avez tant de fois entendu parler sous le nom de la belle Mlle  de Sévigny. Elle étoit allée à Marseille, et souhaitoit avec passion voir le château d’If. M. le duc de Vivonne, qui n’a pas moins de galanterie que de bravoure, ne l’eut pas sitôt appris qu’il fit équiper la Réale de tout ce qui étoit nécessaire pour rendre cette promenade plus agréable… La galère arriva au château d’If à deux heures après midi. Mme  la comtesse de Grignan et toutes les dames qui l’accompagnoient entrèrent dans le salon qui avait été préparé pour les recevoir. Elles y trouvèrent une table à vingt couverts… À ce superbe repas succéda une représentation sans machines de l’opéra de Bellérophon… Dès que l’opéra fut achevé, les dames rentrèrent dans la galère et arrivèrent au port à la lueur de plus de deux mille lampions. »
  8. 8. « Qui vous rappeloient. » (Édition de 1754.)
  9. 9. La cour était revenue à Saint-Germain le 18 mars. Voyez la Gazette du 23.
  10. 10. « Et c’est une chose étrange pour lui, qui a toujours été… ou ministre ; il n’est point accoutumé à la presse des courtisans, et il trouveroit quelque chose de plus doux, etc. » (Édition de 1754.)
  11. 11. « L’attachent. » (Ibidem.)
  12. 12. « Elle aime fort… l’ouvrage et la promenade ; sa plus grande application est de plaire au Roi ; Sa Majesté passe plusieurs heures dans la chambre de cette princesse, etc. » (Édition de 1754.)
  13. 13. « Madame la Dauphine. » (Ibidem.)
  14. 14. Mme  de Maintenon.
  15. 15. « Ainsi que. » (Édition de 1754,)
  16. 16. Mme  de Montespan, sœur de Vivonne.
  17. 17. « De n’aller plus la voir. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « Ni pour l’esprit, ni pour l’humeur. » (Ibidem.)
  19. 19. « Et imagina. » (Édition de 1754.)
  20. 20. Voyez sur ces mauvais bruits la lettre de Bussy à la marquise de Montjeu, datée du 28 mars 1680.
  21. 21. Son frère. — Le texte de 1737 n’a pas la fin de l’alinéa, qu’il termine par les mots le désole ; mais il est le seul qui donne ici le paragraphe suivant ; l’édition de 1754 l’a intercalé dans la lettre du 26 mars, avant ces mots : « Le chevalier est à Paris, etc., » p. 325.
  22. 22. « Sa maison (de la duchesse de Lesdiguières), dont la porte étoit toujours ouverte, étoit aussi toujours fermée d’une grille, qui laissoit voir un vrai palais de fée, tel que les dépeignent les romans. Le dedans, presque désert, mais de la dernière magnificence, y répondoit par là et par sa singularité, que ne démentoit pas son train, sa livrée, la housse jaune de son carrosse, et ses deux grands Maures avec tout leur appareil. » (Saint-Simon, tome XIII, p. 330 et 331.)
  23. 23. On voit dans Tallemant des Réaux un Nicolas des Hameaux, président de la chambre des aides et de la cour des comptes, et une Suzanne Ardier, sœur de Mme  Fieubet, femme de ce Nicolas des Hameaux. « Après la marquise de Verneuil, fondatrice de ce couvent (les Annonciades célestes ou filles bleues), la comtesse des Hameaux fut sa principale bienfaitrice. » (Dictionnaire de Paris, par Hurtaut et Magny, tome I, p, 274.) — Décédé était, dit Furetière, le mot en usage dans tous les billets d’enterrement.
  24. 24. Cette église, qui a donné son nom à la rue Saint-Paul, a été détruite en 1800.
  25. 25. « Elle a souhaité qu’on mît… afin que les amis… prient Dieu pour elle ; elle a voulu qu’on sonnât… et a prié un gentilhomme, etc. » (Édition de 1754.)
  26. 26. « Parce qu’elle a fait une dépense fort honorable. » (Ibidem.)
  27. 27. Ce membre de phrase manque dans l’édition de 1754.
  28. 28. Terre de la Rochefoucauld, avec titre de baronnie, dans l’Angoumois. Voyez tome V, p. 52, note 6, et p. 90, note 10.
  29. 29. « Comme je ridiculise et renverse. » (Édition de 1754.)