Lettre 793, 1680 (Sévigné)

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1680

793. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mardi 26e mars.

Vous n’avez donc pas été en Barbarie, ma chère enfant, et vous êtes revenue sur vos pas à Aix. Je comprends très-bien les fatigues que vous avez eues à Marseille : vous avez voulu soutenir les extrêmes honnêtetés de M. de Vivonne, et son amitié vous a coûté cher à ce prix ; il me semble que je vous vois prendre sur votre courage ce que vos forces vous refusent. Mlles  de Grignan n’iront-elles pas tout de suite[1] à la Sainte-Baume ? Ce sont des devoirs qu’il faut rendre en Provence. Montgobert est du voyage : vous n’aurez que la Pythie et Pauline pour vous gouverner. Vous avez fort envie d’aller à Grignan, mais il me semble qu’il est bien matin[2] : vous trouverez encore la bise en furie ; elle renverse vos balustres, elle en veut à votre château : sera-t-elle plus forte que cette autre tempête qui le bat depuis si longtemps ? J’espère que Dieu le soutiendra contre tous ses efforts ; mais je ne sais si vous soutiendrez, vous, ma fille, la froideur de cet air glacé et pointu, qui perce les plus robustes[3]. Je n’ose vous parler de votre retour : voudriez-vous passer l’hiver à Grignan ? est-ce une chose praticable ? Voudriez-vous le passer à Aix, où sera M. de Vendôme ?

Le chevalier est à Paris ; j’espère que je le verrai : je ne 1680 puis me passer de quelque Grignan. J’eus l’autre jour beaucoup de plaisir de causer avec le Coadjuteur ; il s’en faut bien que nous n’ayons tout dit. Le chevalier fait bien de vous divertir par toutes les nouvelles qu’il sait ; pour moi, je vous mande ce que j’attrape ; quand je ne sais rien[4] je me jette sur le nez de M. du Rivaux[5] .

J’ai vu le chevalier : il a été à son régiment[6] ; nous avons fort parlé de vous, et de vos affaires, et de votre santé ; il est aussi mal content que moi de voir que vous ne vous comptiez pour rien dans le monde : eh, bon Dieu ! qui est-ce qui vaut mieux que vous ? Cela est triste, ma fille, de voir sa vie et la douceur de sa vie menacée et dérangée par l’embarras des affaires domestiques : je n’ose vous demander certains détails ; mais quel chagrin pour moi de ne vous être bonne à rien[7]  ! Mme  de Verneuil me parloit l’autre jour[8] de son rang, qui croît tous les jours ; ce n’est pas cela que je lui envie : quel bonheur d’avoir sa famille auprès de soi, et d’être en état de les combler de biens ! En vérité, ma fille, il faut songer à ceux qui sont plus malheureux que nous, pour nous faire avaler nos tristes destinées.

Voilà une lettre de mon fils ; je crois qu’il vous mande les mêmes choses qu’à moi ; jamais il n’y eut une vocation pareille à la sienne. Il voit que personne n’est de son avis ; on lui dit des raisons assommantes : il 1680 renouvelle ses vœux ; et la plus forte volonté qu’il ait jamais eue est celle qu’il ne devroit point avoir. La F**[9] a été rudement repoussé quand il a proposé d’être à Monsieur le Dauphin : le Roi ne peut souffrir ceux qui quittent le service ; et quand mon fils n’aura plus de charge, je lui conseillerai d’être un provincial plutôt qu’un coureur de comédie et d’opéra : il se trompe en toutes les vues[10]qu’il a sur ce sujet.

Pour moi, mon enfant, je ne songe qu’à vous revoir ; plus la mort de M. de la Rochefoucauld me fait penser à la mienne, plus je desire de passer le reste de ma vie avec vous. Mme  de la Fayette est tombée des nues ; elle s’aperçoit à tous les moments de la perte qu’elle a faite ; tout se consolera, hormis elle. M. de Marsillac, à présent M. de la Rochefoucauld, est déjà retourné à son devoir[11]. Le Roi l’envoya querir ; il n’y a point de douleur qu’il ne console ; la sienne a été au delà des bornes ; et le moyen de courir le cerf avec une affliction violente ? Ne trouvez-vous pas que le nom de la Rochefoucauld est quasi aussi chaud à prendre que celui de Monsieur d’Aleth[12] ? M. de Marsillac vouloit le laisser refroidir, mais le public ne l’a pas voulu ; il est le maître[13]. Jamais Rouville[14] nous a-t-il voulu laisser passer celui d’Adhémar ?

Vous voulez[15] que j’écrive à M. de Vivonne : eh, bon Dieu ! n’est-il pas trop bien payé de vous avoir vue, de vous avoir régalée ? Ce seroit donc pour se réjouir avec lui de ce qu’il est plus raisonnable cette année que l’autre, qu’il faudroit lui faire un compliment ; j’en avois tantôt commencé un, ma plume n’étoit pas en train, j’ai tout planté là.

Je crois qu’enfin Madame la Dauphine aura l’honneur de me voir. Mme de Chaulnes l’a entrepris ; je me laisse vaincre : je vous en manderai des nouvelles. Vous ne me parlerez de longtemps de ce pauvre M. de la Rochefoucauld, lui qui me parloit si souvent de vous ; j’ai un billet et des compliments de votre part pour lui[16] : cela fait transir. Jamais homme[17] n’a été si bien pleuré ; Gourville a couronné tous ses fidèles services dans cette occasion ; il est estimable et adorable par ce côté-là[18] de son cœur, au delà de ce que j’ai jamais vu : il faut m’en croire. Je vous rebats un peu ce chapitre, ma fille, c’est que j’en suis pleine[19] : c’est une perte publique, et particulière pour nous. Adieu, ma très-chère enfant : je ne connois point de degré au delà de la tendresse et de l’inclination naturelle que j’ai pour vous[20].


  1. Lettre 793. — 1. « Tout d’un train. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Vous avez fort envie d’aller à Grignan, je sais vos raisons ; sans cela je vous dirois qu’il est bien matin. » (Ibidem.)
  3. 3. « …qui le bat depuis si longtemps ? Il faut qu’il soit bon pour y avoir résisté : j’espère que Dieu le soutiendra contre tant d’efforts redoublés ; mais vous, ma chère enfant, soutiendrez-vous cet air pointu et glacé, qui perce les plus robustes ? » (Ibidem.)
  4. 4. « Je vous mande celles que j’attrape ; quand je n’en sais point, etc. » (Édition de 1754.)
  5. 5. Mme  de Sévigné veut sans doute parler d’un des fils du marquis du Rivau, qui venait de mourir de la petite vérole. Bussy écrit le 9 mars 1680 au marquis de Trichâteau : « Le fils du marquis du Rivau est mort de la petite vérole. Il eût, dit-on, épousé Mlle  de Chiverni. »
  6. 6. Ce second membre de phrase n’est pas dans le texte de 1787.
  7. 7. « De ne pouvoir vous être bonne à rien. » (Édition de 17S4.)
  8. 8. « En dernier lieu. » (Ibidem.)
  9. 9. La Fare.
  10. 10. « Dans toutes les vues. » (Édition de 1754.)
  11. 11. Il était grand veneur.
  12. 12. Nicolas Pavillon, évêque d’Aleth, un des plus grands et des plus saints prélats de l’Église de France, mort le 8 décembre 1677. (Note de Perrin, 1754.)
  13. 13. « Le public est le maître. » (Édition de 1754.)
  14. 14. Le comte de Rouville, vieux courtisan que son mérite et sa vertu avoient mis en droit de décider à la cour. (Note de Perrin, 1754.) — Voyez tome II, p. 415, note 4.
  15. 15. Cet alinéa ne se lit que dans le texte de 1754.
  16. 16. « Pour lui de votre part. » (Édition de 1754.)
  17. 17. « Jamais un homme. » (Ibidem.)
  18. 18. « Par ce côté. » (Ibidem.)
  19. 19. « C’est qu’en vérité j’en suis pleine. » (Ibidem.)
  20. 20. « Au delà de l’inclination naturelle que j’ai pour vous. » (Ibidem.)