Lettre 805, 1680 (Sévigné)

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1680

805. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, lundi 6e mai.

Vous me dites fort plaisamment, ma fille, qu’il n’y a qu’à laisser faire l’esprit humain, qu’il saura bien trouver ses petites consolations, et que c’est sa fantaisie d’être content. J’espère que le mien n’aura pas moins cette fantaisie que les autres, et que l’air et le temps diminueront la douleur que j’ai présentement. Il me semble que je vous ai mandé ce que vous me dites sur la furie de ce nouvel éloignement : faut-il que nous ne soyons pas encore assez loin[1], et qu’après une mûre délibération, nous y mettions encore cent lieues volontairement ? Je vous renvoie quasi votre lettre ; c’est que vous avez si bien tourné ma 1680 pensée, que je prends plaisir à la répéter. J’espère au moins que les mers mettront des bornes à nos fureurs, et qu’après avoir bien tiré chacune de notre côté, nous ferons autant de pas pour nous rapprocher, que nous en faisions[2] pour être aux deux bouts de la terre. Il est vrai que pour deux personnes qui se cherchent, et qui se souhaitent toujours, je n’ai jamais vu une pareille destinée : qui m’ôteroit la vue de la Providence, m’ôteroit mon unique bien ; et si je croyois qu’il fût en nous de ranger, de déranger, de faire, de ne faire pas, de vouloir une chose ou une autre, je ne penserois pas à trouver un moment de repos : il me faut l’auteur de l’univers pour raison de tout ce qui arrive. Quand c’est à lui qu’il faut m’en prendre, je ne m’en prends plus à personne, et je me soumets : ce n’est pourtant pas sans douleur ni sans tristesse[3] ; mon cœur en est blessé, mais je souffre même ces maux comme étant dans l’ordre de la Providence. Il faut qu’il y ait une Mme  de Sévigné qui aime sa fille plus que toutes les autres mères[4], qu’elle en soit souvent très-éloignée, et que les souffrances les plus sensibles qu’elle ait dans cette vie lui soient causées par cette chère fille. J’espère aussi que cette Providence disposera les choses d’une autre manière, et que nous nous retrouverons, comme nous avons déjà fait. Je dînai l’autre jour avec des gens qui en vérité ont bien de l’esprit, et qui ne m’ôtèrent pas cette opinion.

Au reste, ma chère enfant, n’est-ce point une chose rude[5] que de faire six mois de retraite pour avoir vécu 1680 cet hiver à Aix ? Si cela servoit à la fortune de quelqu’un de votre famille, je le souffrirois ; mais vous pouvez compter qu’en ce pays-ci vous serez trop heureuse si cela ne vous nuit pas. L’Intendant[6] ne parle que de votre magnificence, de votre grand air, de vos grands repas ; Mme  de Vins en est tout étonnée, et c’est pour avoir cette louange que vous auriez besoin que l’année n’eût que six mois : cette pensée est dure de songer que tout est sec pour vous jusqu’au mois de janvier. Vous n’entendrez pas parler de la dépense de votre bâtiment ; n’y pensez plus : c’est une chose si nécessaire, que sans cela[7] l’hôtel de Carnavalet est inhabitable ; vous n’aurez qu’à en écrire au chevalier ; nous lui donnâmes hier une connoissance parfaite de nos desseins[8].

Je me réjouirai avec le Berbisy d’avoir pu vous faire plaisir. J’en ai eu beaucoup de votre joli couplet[9] ; quoi que vous disiez de Montgobert, je crois que vous n’y avez pas nui, comme cet homme, vous en souvient-il[10] ? 1680 Il est en vérité fort plaisant et fort bien fait[11] : vous avez cru que je le recevrois dans mes bois ; je suis encore dans Paris, mais il n’en fera pas plus de bruit : je le chanterai sur la Loire, si je puis desserrer mon gosier, qui n’est pas présentement en état de chanter, hélas ! J’ai grand besoin[12] de vous tous ; je ne connois plus la musique ni les plaisirs[13] ; j’ai beau frapper du pied, rien ne sort qu’une vie triste et unie, tantôt à ce triste faubourg[14] tantôt avec les sages veuves. M. de Grignan m’est bien nécessaire, car j’ai un coin de folie qui n’est pas encore bien mort[15].

Je vous ai parlé de la princesse de Tarente, comme si j’avois reçu votre lettre : je vous ai conté le mariage de sa fille[16] ; écrivez-lui, elle en sera fort aise ; vous lui devez cette honnêteté : elle s’est fait un point[17] de vous estimer et de vous admirer ; elle vient à Vitré ; elle me fera sortir de ma simplicité, pour me faire entrer dans son amplification. Je n’ai jamais vu un si plaisant style ; elle amusa le Roi l’autre jour dans une promenade, en lui contant tout ce que je vous conterai quand je serai aux Rochers : voilà les nouvelles que vous recevrez de moi ; mais aussi vous pourrez vous vanter qu’il ne se passera rien dans l’Allemagne et dans le Danemark[18] dont vous ne soyez parfaitement instruite.

Montgobert m’a mandé des merveilles de Pauline ; faites-m’en parler quelquefois c’est une petite fille à 1680 manger[19] ; c’est la joie de toute votre maison. Mlle  du Plessis[20] ne m’en fera point souvenir ; ne vous ai-je pas dit qu’elle est affligée de la mort de sa mère ? Mais j’ai de bons livres et de bonnes pensées. Ne craignez point que j’écrive trop : je vous ai donné l’idée de la délicatesse de ma poitrine[21] . Je vous recommande la vôtre ; faites-moi écrire, si vous aimez ma vie ; profitez du temps et du repos que vous avez ; amusez-vous à vous guérir tout à fait ; mais il faut que vous le vouliez, et c’est une étrange pièce que notre volonté. Celle de vos musiciens étoit bonne à Ténèbres ; mais vous les décriez : tantôt des musiciens sans musique, et puis une musique sans musiciens ; j’admire la bonté de Monsieur le Comte, de souffrir que vous en parliez si librement.

Je viens de recevoir une grande visite de votre intendant : sa serrure étoit bien brouillée[22], mais je n’ai pas laissé d’attraper qu’il vous honore fort : il m’a loué votre magnificence ; il dit que vous êtes toujours belle, mais triste, et si abattue qu’il est aisé de voir que vous vous contraignez. Il est charmé de M. de Berbisy ; je lui écrirai[23], quoique je sache bien que votre recommandation est la seule cause des services qu’il lui a rendus. Je doute que cet intendant retourne en Provence[24] ; à tout hasard 1680 je lui conseillerois de laisser ici quatre ou cinq de ses dents[25].

J’ai eu tant d’adieux, ma fille, que j’en suis étonnée : vos amies, les miennes, les jeunes, les vieilles, tout a fait des merveilles. La maison de Pompone et Mme de Vins me tiennent bien au cœur. L’abbé Arnauld arriva hier tout à propos pour me dire adieu. Pour Mme de Coulanges, elle s’est signalée : elle a pris possession de ma personne, elle me nourrit, elle me mène, et ne me veut pas quitter qu’elle ne m’ait vue pendue[26]. Mon fils vient à Orléans avec moi ; je crois qu’il viendroit volontiers plus loin.

Madame la Dauphine est présentement à Paris pour la première fois : la messe à Notre-Dame, dîner au Val-de-Grâce, voir la duchesse de la Vallière, et point de Bouloi[27] : je crois qu’elles se pendront. On fait tous les jours des fêtes pour Madame la Dauphine[28]. Mme de Fontanges revient demain. Voyez un peu comme le prieur de Cabrières[29] est venu redonner cette belle beauté à la cour. Le petit de la Fayette a un régiment[30], vous voyez que M. de la Rochefoucauld n’a pas emporté l’amitié de M. de Louvois. Mais que veux-je conter, avec toutes ces nouvelles ? C’est bien à moi, qui monte en carrosse, à me mêler de parler.

Adieu, ma très-chère enfant : il faut vous quitter encore ; j’en suis affligée : je serai longtemps sans avoir de vos lettres ; c’est une peine incroyable ; encore[31] si je pouvois espérer que vous conserverez votre santé, ce seroit une grande consolation dans une si terrible absence.


  1. Lettre 805. — 1. « On diroit que nous ne soyons pas encore assez loin. » (Édition de 1754.)
  2. 2. « Que nous en faisons. » (Édition de 1754.)
  3. 3. « Ni tristesse. » (Ibidem.)
  4. 4. « Qui aime sa fille avec une extrême passion. » (Ibidem.)
  5. 5. « Mais parlons plus communément et disons que c’est une chose rude. » (Ibidem.)
  6. 6. Le Mercure de mai 1680 (p. 108-110} parle du retour de M. de Rouillé, « qui avoit demeuré sept ans en Provence comme intendant. »6. Le Mercure de mai 1680 (p. 108-110} parle du retour de M. de Rouillé, « qui avoit demeuré sept ans en Provence comme intendant. »
  7. 7. « Que j’avoue que sans cela. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Ces deux derniers membres de phrase ont été retranchés par Perrin dans sa seconde édition (1754).
  9. 9. « Je me réjouirai avec le Berbisy de l’occasion qu’il a eue de vous faire plaisir. J’ai été ravie de votre joli couplet. » (Édition de 1754.) M. de Berbisy, président à mortier au parlement de Dijon, et proche parent de Mme  de Sévigné. (Note de Perrin. 1754) — M. de Berbisy avait été le négociateur d’un arrangement de famille entre Mme  de Sévigné et Mme  Frémyot. Voyez la lettre du 15 septembre 1677 (tome V, p. 320). Il paraît qu’il venait de rendre un nouveau service à Mme  de Grignan. (Note de l’édition de 1818.)
  10. 10. Mme  de Sévigné rappelle ici le conte de ce paysan qui, étant accusé en justice d’être le père d’un enfant, assura qu’un autre l’avoit fait, mais qu’à la vérité il n’y avoit pas nui. (Note de Perrin.) Voyez la lettre du 9 octobre 1675, tome IV, p. 169 et 170.
  11. 11. « Il est en vérité fort plaisant ce couplet. » (Édition de 1754.)
  12. 12. « …en état de chanter. Je vous avouerai que j’ai grand besoin, etc. » (Ibidem.)
  13. 13. « Ni la musique ni les plaisirs. » (Ibidem.)
  14. 14. « À ce faubourg. » (Ibidem.)
  15. 15. « Qui n’est pas encore mort. » (Ibidem.)
  16. 16. Voyez la fin de la lettre précédente, p. 375.
  17. 17. « Elle s’est toujours piquée. » (Édition de 1754.)
  18. 18. « En Allemagne ni en Danemark. » (Ibidem.)
  19. 19. « Faites-m’en parler ; c’est une petite fille charmante. » (Édition de 1754.)
  20. 20. Mlle  du Plessis d’Argentré. Voyez tome II, p. 229 et la note 3.
  21. 21. Voyez la fin de la lettre du 1er mai précédent, p. 372. — Cette phrase manque dans le texte de 1737, qui commence ainsi la suivante : « Je vous recommande toujours, ma fille, de profiter du temps et du repos que vous avez ; amusez-vous, etc. »
  22. 22. Voyez la lettre du 18 mai 1680 au comte de Guitaut, p. 407.
  23. 23. « Que je remercierai. » (Édition de 1754.)
  24. 24. Il n’y retourna point : nous voyons dans le compte rendu de l’assemblée de Provence que le nouvel intendant fut de Moran ou Morant, conseiller du Roi, etc. (le même qui en 1687 fut nommé premier président à Toulouse).
  25. 25. La seconde partie de cette phrase « à tout hasard, etc., » a été retranchée dans l’impression de 1754.
  26. 26. Nouvelle allusion au mot de Martine dans le Médecin malgré lui, acte III, scène ix.
  27. 27. C’est-à-dire que Madame la Dauphine n’iroit point aux Carmélites de la rue du Bouloi. (Note de Perrin, 1754.) — Voyez ci-dessus, tome V, p. 364 et 36S. — Le Roi avait trouvé mauvais que les Carmélites se fussent mêlées de toutes les intrigues de cour. (Note de l’édition de 1818.)
  28. 28. Voyez dans le numéro de mai du Mercure galant (p. 81-89, 110-122, 295-312) la description détaillée de plusieurs de ces fêtes, des régals donnés à la Dauphine, par le Roi, à Versailles ; par Monsieur, à Saint-Cloud ; de la course de bague, de la collation au Val et le lendemain au château de Maisons, après une revue du régiment des gardes passée dans la plaine de Nanterre ; du voyage de là Dauphine à Paris avec la Reine.
  29. 29. Voyez ci-dessus, p. 361, note 2.
  30. 30. Le régiment de la Fére, que possédait auparavant le marquis de Créquy, à qui le Roi venait de donner le régiment royal d’infanterie, vacant depuis peu par la mort de Pierrefitte. Le Mercure, en annonçant cette nomination (p. 233-236), dit que le comte de la Fayette, quoique fort jeune, a déjà fait beaucoup de campagnes et s’est distingué en diverses occasions. Puis, parlant de la mère du nouveau commandant, il ajoute : « que tout le monde convient de la délicatesse de son esprit, et qu’il n’y eut jamais rien de plus général que l’estime qu’on a pour elle. »
  31. 31. « Du moins. » (Édition de 1754.)