Lettre 823, 1680 (Sévigné)

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1680

823. — DU COMTE DE BUSSY RABUTIN À MADAME DE SÉVIGNÉ.

Le lendemain du jour que je reçus cette lettre (no 821, p. 470) j’y fis cette réponse.
À Paris, ce 25e juin[1] 1680.

Il est plaisant que vendredi dernier, je me sois plaint[2] à notre ami Corbinelli que vous ne m’ayez pas encore écrit, Madame, depuis que vous êtes en Bretagne, et que le lendemain j’aie reçu votre lettre du 19e de ce mois. Quand vous auriez été à Paris, mes reproches ne vous auroient pas fait aller plus vite.

La veuve heureuse ne l’a pas été à son ordinaire dans son affaire d’Auvergne[3] : elle partira d’ici le 10e juillet sans en avoir le jugement. Voyant les difficultés des audiences, elle a fait appointer son affaire, et l’on lui va donner un rapporteur au premier jour. Il y a bien des gens qui disent qu’elle est plus heureuse que si elle avoit 1680 été jugée ; car cela lui donne lieu de revenir à Paris cet hiver. Cependant, comme elle n’a pas besoin de prétextes pour ce voyage, elle eût bien voulu être hors d’intrigues.

J’ai fait toute la peur à Mme de Montglas, et lorsqu’elle attendoit la honte de paroître en public manquer de bonne foi, je lui viens de faire dire par la comtesse de Fiesque, qu’après les sentiments que j’avois eus pour elle, je ne lui voulois jamais faire de mal. Je ne sais comment elle recevra cela, mais je sais bien pourquoi je l’ai fait[4].

Chiverni a épousé la petite Saumery[5], à qui son père a donné cent mille francs, et le Roi soixante mille écus pour récompenser feu Montglas des avances qu’il avoit faites quand il étoit maître de la garde-robe. Mon ami Saint-Aignan[6] avoit des intentions pour la petite Saumery ; il est bien fâché que Chiverni lui ait été préféré. Sa consolation est, dit-il, qu’il le fera cocu, et sur cela, je l’assure que son rival ne sera pas le premier cocu de sa race.

Vous avez raison, ma chère cousine, de dire qu’il faut 1680 se soumettre aux ordres de la Providence[7]. Nous serions bien fous si nous raisonnions sur sa conduite ; cependant je ne prétends pas l’offenser quand je dis que je voudrois bien qu’il lui eût plu de me faire passer ma vie avec vous, ou du moins dans votre voisinage. Pour les maux que cette Providence m’a faits en ruinant ma fortune, j’ai été longtemps sans vouloir croire que ce fût pour mon bien, comme me le disoient mes directeurs ; mais enfin, j’en suis persuadé depuis trois ans : je ne dis pas seulement pour mon bien en l’autre monde, mais encore pour mon repos en celui-ci[8]. Dieu me récompense déjà en quelque façon de mes peines par ma résignation ; et je dis maintenant de ce bon maître ce que dans ma folle jeunesse je disois de l’amour

Il paye en un moment un siècle de travaux,
Et tous les autres biens ne valent pas ses maux.

Je suis trop heureux de croire, plus que je n’ai jamais fait, que ceux qui me connoissent me jugent digne des grands honneurs et des grands établissements. Pour ce que pensent de moi ceux qui ne me connoissent point, je ne m’en tourmente guère, et j’espère que bientôt les sentiments des uns et des autres sur mon sujet me seront fort indifférents en l’autre monde. Je souhaiterois seulement un peu plus de bien que je n’en ai, pour pouvoir mettre mes enfants en état de ne m’être point à 1680 charge. J’espère qu’il m’en viendra pour cela ; mais, en tous cas, un peu de résignation et un peu de philosophie m’en consoleront bien vite. Cependant je fais des pas du côté du Roi, et quoique cela aille lentement, il fait du chemin[9]. Sur ce que je lui fis dire il y a quelque temps que je ne lui demandois ni grâce ni retour pour moi, mais que je le suppliois, en considération de mes services, de donner quelque chose à mes enfants, il lui répondit qu’il le feroit volontiers aux occasions ; et comme mon ami lui demanda s’il vouloit bien qu’il me dît cela de sa part, il y a un mois que je lui écrivis la lettre dont je vous envoie la copie[10], en lui envoyant en même temps un fragment de mes mémoires, depuis la bataille de Dunkerque jusques à ma prison, qui sont six années. Il y a trouvé son compte, et moi le mien[11]. Je voudrois que vous pussiez lire ces mémoires ; ils vous amuseroient dans votre solitude[12]. Il me paroît que vous vous y ennuyez ; mettez-y ordre, ma chère cousine : occupez-vous fortement, pour éviter rien n’est si dangereux pour la santé que de s’ennuyer.

J’ai fait vos amitiés à votre nièce ; elle les reçoit avec une tendresse et une reconnoissance infinie.


  1. Lettre 823. — 1. Voyez plus haut la lettre à Bussy, du 19 juin, p. 470, note 1.
  2. 2. « Que je me sois plaint vendredi dernier. » (Manuscrit de la Bibliothèque impériale.) — L’autre manuscrit, à la fin de cette phrase, donne : « 10e janvier, » au lieu de « 19e de ce mois ; » et l’alinéa suivant y est réduit à cette phrase : « La veuve heureuse poursuit vivement l’appel de son beau-père. »
  3. 3. Voyez la lettre du 2 août 1679, tome V, p. 553-555. Le comte de Dalet avait interjeté appel.
  4. 4. Voyez plus haut, p. 470, note 2.
  5. 5. Voyez ci-dessus, p. 272, note 2l, et p. 461, note 27.
  6. 6. Le duc de Saint-Aignan avait perdu sa femme (Antoinette Servien) le 22 janvier 1680. Le duc, quoiqu’il eût soixante-treize ans, n’avait pas renoncé au mariage. Bussy écrivait, le 17 février 1680, à la Rivière : « La duchesse de Saint-Aignan est morte. On remarie déjà mon ami à la princesse Marianne, à la comtesse de Guiche, à Mme de Maintenon, à Mlle de Vaillac, et moi, je le marie à une demoiselle {Bussy avait d’abord écrit « à une petite femme de chambre » ) de sa femme dont il y a quinze ans qu’il est amoureux. » En effet, le duc de Saint-Aignan épousa secrètement, le 9 juillet suivant, Françoise Geré de Rancé, qui était attachée à la duchesse de Saint-Aignan, sous le nom de demoiselle de Lucé ; elle était née noble ; le mariage ne fut déclaré qu’un an après, et célébré de nouveau le 16 mars 1681.
  7. 7. « Se soumettre à la Providence. » (Manuscrit de la Bibliothèque impériale.)
  8. 8. Ce qui suit, jusqu’à la fin de l’alinéa, manque dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale, qui commence ainsi l’alinéa suivant : « Je crois plus que je n’ai jamais fait… Ce que pensent de moi ceux qui ne me connoissent point ne me tourmente guère. » Deux lignes plus loin, les mots en l’autre monde ne se trouvent pas dans ce manuscrit.
  9. 9. Dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale : « cela fait du chemin ; » à la ligne suivante : « …il y a quelque temps, par le duc de Saint-Aignan, que je ne lui demandois ni retour ni grâce pour moi, etc. ; » quatre lignes plus loin : « …qu’il me dît cela de sa part, il y consentit. Il y a un mois, etc. »
  10. 10. Voyez cette lettre au Roi dans la Correspondance de Bussy, Appendice du tome V, p. 609 et 610 ; dans la première édition (1697), elle se trouve au tome I, p. 373 et 374 ; elle est datée du 21 décembre 1679. C’est sans doute pour pouvoir, sans qu’elle parût trop vieille, la joindre, dans sa copie et dans l’édition qu’il projetait, à cette lettre de 1680, écrite à sa cousine, qu’il a daté celle-ci du mois de janvier.
  11. 11. On lit ici de plus dans le manuscrit de la Bibliothèque impériale : « Notre ami Corbinelli lit présentement ce manuscrit : il vous en pourra mander son sentiment. »
  12. 12. « Je voudrois que vous le pussiez lire ; il vous amuseroit dans.votre solitude. » (Manuscrit de la Bibliothèque impériale.)