Lettre 834, 1680 (Sévigné)

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1680

834. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, ce dimanche 21e juillet.

Je n’aime point, ma fille, que vous disiez que vos lettres sont insipides et sottes : voilà deux mots qui n’ont jamais été faits pour vous ; vous n’avez qu’à penser et à dire, je vous défie de ne pas bien faire ; tout est nouveau, tout est brillant, et d’un tour noble et agréable. Reprenez sur moi le trop de louanges que vous me donnez ; mettez-les de votre côté, si vous voulez être juste ; mais si vous voulez continuer à me plaire[1] continuez à me faire écrire par la Pythie ou par une autre ; donnez-moi toujours la joie de vous imaginer bien couchée et bien à votre aise sur votre petit lit. Ne craignez point la paresse, ma belle ; vous savez bien qu’il n’est pas aisé de commettre ce péché, puisque, selon un casuiste de notre connoissance[2], « la paresse est un regret que les sacrements soient la source de la grâce, et que les choses spirituelles soient spirituelles[3]. » Cette définition vous met fort à couvert ; ainsi, ma chère enfant, soyez bien ce que nous appelons improprement paresseuse, si vous êtes bien aise de me faire goûter sans mélange le plaisir de vous voir guérie de toutes les incommodités dont vous étiez accablée[4].


1680 Mon fils me fit l’autre jour une assez méchante plaisanterie : il me manda qu’il avoit perdu au reversi deux cent soixante louis, et avec des circonstances si vraisemblables, que je n’en doutai point. J’en fus fort fâchée ; il me rassura par la même poste : c’est cela qui est bien insipide, car à quel propos donner cette émotion ? Je songeai en même temps que cela se trouve vrai quelquefois en des lieux qui me sont encore plus sensibles ; on formeroit, ma chère enfant, une autre grande amitié de tous les sentiments que je vous cache. Le petit Coulanges vous aidera à manger vos perdreaux ; il m’a promis de vous regarder, de vous manier, et de me faire un procès-verbal de votre aimable personne. Vous ferez des chansons, vous m’en enverrez, et j’y répondrai par de la mauvaise prose[5].

La bonne princesse me vient voir sans m’en avertir, pour supprimer la sottise des fricassées. Elle me surprit vendredi ; nous nous promenâmes fort, et au bout du mail il se trouva une petite collation légère et propre, qui réussit fort bien. Elle me conta les torts de sa fille de n’avoir point rempli son écusson d’une souveraineté[6] ; je me moquai fort d’elle, et la renvoyai en Allemagne pour tenir ce discours ; et dans le bois des Rochers, je lui fis avouer que sa fille avoit fort bien fait. Elle est si étonnée de trouver quelqu’un qui ose lui contester quelque chose, que cette nouveauté la réjouit. Le roi et la reine de Danemark vont voir ce comte d’Oldenbourg dans sa comté : il défraye toute cette cour, et sa magnificence surpasse toute principauté. Je vois les lettres de cette comtesse, que je trouve toutes pleines de passion 1680 pour ce mari, de raison, de générosité, de dévotion et de justice. « Eh ! Madame, que pouvez-vous lui souhaiter de plus, puisqu’avec cela elle est riche et contente ? » Il semble que je sois payée[7] pour soutenir l’intérêt de cette fille.

On[8] me mande que Mme  de Fontanges est toujours dans une extrême tristesse : la place me paroît vacante, et elle, une espèce de rouée[9], comme la Ludres ; et ni l’une ni l’autre ne rebutera personne[10]. Je crois M. de Pompone plus heureux que M. de Croissi[11], mais cet exemple est rare : ce qui est vrai, c’est ce que vous dites, rien n’est complètement bon. Mon fils[12] tâche d’accommoder encore la sotte affaire de Corbinelli, et veut me l’amener ici sur la fin d’août : c’est une pensée fort en l’air ; mais si cela est, nous vous manderons bien des coquesigrues. Mlle  du Plessis m’est revenue de son couvent. Que voulez-vous que je vous dise de plus ? La jeune marquise de Lavardin est allée au voyage dans le carrosse de la Reine, avec Mme  de Créquy : elle est de la maison : c’est son frère[13] qui sert et qui commande la maison du Roi. M. de Lavardin est avec le prince de Conti, et la douairière avec Mme de Mouci et ses autres amies, ravie de l’absence de sa jeunesse.

Vous me souhaitez, ma fille, quand vous avez bien de la musique et de la joie : vous avez raison, c’est l’humeur de ma mère ; et moi, entre huit et neuf dans ces bois, je dis : « Ah ! que ma fille seroit aise ici ! » Ma chère enfant, tout cela est naturel, et de penser souvent à ce que l’on aime[14].


  1. Lettre 834 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. « Mais si vous avez envie de me plaire. » (Édition de 1754.)
  2. 2. Escobar.
  3. 3. « Puisque selon un célèbre casuiste, la paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, comme seroit de s’affliger de ce que les sacrements sont la source de la grâce. » (Édition de 1754.) — Cette variante de l’édition de 1754 est le texte même de la IXe Provinciale, rétabli par Perrin ; Mme de Sévigné avait cité de mémoire.
  4. 4. « …paresseuse ; c’est le plus sûr moyen de me faire goûter sans mélange le plaisir de vous voir guérie de toutes vos incommodités. » (Édition de 1754.)
  5. 5. « Par de mauvaise prose. » (Ibidem.)
  6. 6. Voyez la lettre du 3 mai précédent, p. 375.
  7. 7. « Que j’aie une pension. » (Édition de 1754.)
  8. 8. Cette phrase, et la première partie de la suivante, jusqu’à est rare inclusivement, sont tout ce qui se lit de cette lettre dans notre manuscrit.
  9. 9. On lit roué, au masculin, dans les deux éditions de Perrin.
  10. 10. « Elles ne feront peur à personne ni l’une ni l’autre. » (Éditions de 1737 et de 1754.)
  11. 11. Qui avait remplacé Pompone. — Notre manuscrit porte M. de Croissi ; l’édition de 1737, M. de Croissi Colbert ; celle de 1754, M. de Colbert Croissi.
  12. 12. Cette phrase est donnée pour la première fois dans l’édition de 1754.
  13. 13. Anne-Jules, duc de Noailles, capitaine de la première compagnie des gardes du corps du Roi. (Note de Perrin.) Voyez tome II, p. 302, note 7.
  14. 14. Les deux éditions de Perrin placent ici le quatrième alinéa de la lettre du 28 juillet. Voyez p. 553, note 15.