Relation d’un voyage du Levant/13

La bibliothèque libre.
Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 1-53).
Voyage du Levant, fait par ordre du Roy.

Lettre XIII.

A Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat et des Commandemens de Sa Majesté, etc.

Monseigneur,
SI vous n’aviez pas destiné mes Relations à paroître au jour, je me garderois bien de vous entretenir d’une infinité de choses que vous sçavez beaucoup mieux que moi : mais comme vous m’avez ordonné de faire part au public de ce qui se passe dans le Levant, je crois que vous ne trouverez pas mauvais que j’insére dans les lettres que j’ai l'honneur de vous adresser, plusieurs choses que tout le monde ne sçait pas, ou qui ont reçû divers changemens depuis qu'on les a publiées : je tâcherai même de faire sentir les veritables causes de ces changemens. Il faut auparavant découvrir, pour ainsi dire, les fondemens de l’Empire des Turcs, et démontrer les principes sur lesquels leur domination s’est établie.

Ceux qui ne remontent pas jusques à l’origine de cet Empire, trouvent d’abord le gouvernement des Turcs fort dur, et presque tyrannique : mais si l’on considere qu’il a pris naissance dans la guerre, et que les premiers Othomans ont été de pere en fils les plus redoutables conquerans de leurs siecles ; on ne sera pas surpris qu’ils n'ayent mis d’autres bornes à leur pouvoir, que leurs seules volontez.

Pouvoit-on esperer que des Princes qui ne devoient leur grandeur qu’à leurs armes, se dépoüillassent du droit du plus fort en faveur de leurs esclaves ? Un Empire dont on jetteroit les fondemens pendant la paix, et dont les peuples se choisiroient un Chef pour les gouverner, devroit joüir naturellement d’un grand repos, et l’authorité pourroit s’y trouver comme partagée. Mais les premiers Sultans ne devant leur élevation qu'à leur propre valeur ; tout remplis des maximes de la guerre, affectérent de se faire obéïr aveuglément, de punir avec sévérité, de tenir leurs sujets dans l’impuissance de se revolter : En un mot de ne se faire servir que par des personnes qui leur fussent redevables de leur fortune, qu’ils pussent avancer sans faire naître de jalousie, et dépoüiller sans commettre d’injustice.

Ces maximes qui subsistent chez eux depuis quatre siecles, rendent le Sultan maître absolu de son Empire ; s’il en possede tous les fiefs, il ne fait que joüir de l’héritage de ses peres ; s’il a droit de vie & de mort sur ses peuples, il les regarde comme les descendans des esclaves de ses ancêtres. Ses sujets en sont si persuadez, qu’ils ne trouvent point à redire qu’à ses premiers ordres on leur ôte la vie ou les biens : on leur inspire même dés le berçeau, par une politique trés rafinée, que cet excés d’obéissance est plûtôt un devoir de religion, qu’une maxime d’Etat. Sur ce préjugé les premiers officiers de l’Empire conviennent que le comble du bonheur et de la gloire, est de finir sa vie par la main ou par l’ordre de leur maître. Les Sauvages de Canada sont encore plus tranquilles sur cet article que les Turcs. Sans avoir lû Epictete ni les Stoïciens, ils regardent naturellement la mort comme un tres-grand bien, et se moquent de nous qui plaignons le sort de ceux que l’on fait mourir : ces Sauvages chantent au milieu des flammes ; et la douleur la plus vive les frappe moins, qu’ils ne sont flattez de l’esperance d’une vie plus fortunée.

Le Grand Seigneur est adoré de ses sujets ; il se les attache par le moindre bienfait, car ils ne possédent aucuns biens que ceux qu’ils tiennent de lui. Son Empire s’étend depuis la mer Noire jusques à la mer Rouge : il posséde ce qu’il y a de meilleur en Afrique ; maître de toute la Gréce, il est reconnu jusques sur les frontieres de Hongrie et de Pologne : enfin il peut se vanter que ses predécesseurs ou leurs Grands Visirs sont venus assieger la capitale de l’Empire d’Occident, et qu’ils n’ont laissé que le Golphe de Venise entre leurs terres et l’Italie. Aprés cela croira-t-on qu’il y ait eu des Sultans qui n’ont vêcu que des revenus des jardins Royaux dépendans de l’Empire, quoique ces revenus ne montent, même aujourd’hui, qu’à des sommes médiocres ? on a veu aussi quelques Sultans qui ne vivoient que du travail de leurs mains, et l’on montre encore à Andrinople les outils dont Sultan Mourat se servoit pour faire des fléches que l’on vendoit à son profit dans le Serrail : il y a apparence que les courtisans payoient bien cher l’ouvrage de l’Empereur. Il s’en faut beaucoup qu’on ne vive aujourd’hui dans la maison du Prince avec la même frugalité.

Les Sultans de crainte qu’on ne les trouvât desarmez, se sont fait des chaînes à eux-mêmes et à leur posterité, en instituant une milice formidable, qui subsiste également en temps de paix et en temps de guerre. Les Janissaires et les Spahis balancent tellement la puissance du Prince, quelque absolu qu’il soit, qu’ils ont quelquefois l’insolence de lui demander sa tête. Ils déposent les Empereurs et en créent de nouveaux avec plus de facilité que les troupes Romaines ne le faisoient dans leurs temps : c'est un frein pour les Sultans qui empêche la Tyrannie.

Les revenus de l’Empereur sont en partie fixe et en partie casuels ; les fixes sont les douanes ; la capitation que l’on impose sur les Juifs et sur les Chrétiens ; la taille réelle qui se prend sur les denrées que l’on retire des terres ; et les tributs annuels que le Kan des petits Tartares, les Princes de Moldavie et de Valachie, la Republique de Raguse, une partie de la Mengrelie et la Russie payent en or. Il faut ajoûter à cela cinq millions de livres que l’Egypte produit ; car de douze millions que ce grand Royaume fournit en sequins frappez dans le païs, la solde des milices et les appointemens des officiers en consomment quatre : le Grand Seigneur fait porter les trois autres à la Méque pour les presens accoûtumez ; pour l’entretien du culte ; et pour faire remplir d’eau les cisternes d'Arabie, qui sont sur le passage des Pelerins.

Les Thrésoriers des Provinces reçoivent les droits de leurs départemens et payent les charges sur les assignations de la Porte. Ils envoyent tous les trois mois aux Thrésoriers de l’Empire les deniers qui sont en leurs mains ; et ceux-ci sont comptables au Grand Visir des recettes des Provinces.

Les revenus casuels du Grand Seigneur, consistent en successions ; car suivant les loix de l’Empire, le Prince est l’heritier des grands et des petits à qui il a donné des pensions pendant leur vie, il herite même des gens de guerre s’ils meurent sans enfans. S’ils ne laissent que des filles, il retire les deux tiers de l’heritage, et ce tiers ne se prend pas sur les fiefs, car ils sont naturellement au Prince ; mais sur les terres indépendantes des fiefs, comme sur les jardins et sur les fermes, sur l’argent comptant, sur les meubles, sur les esclaves, sur les nippes, les chevaux etc. Les parens n'oseroient détourner quoique ce soit de la succession ; il y a des officiers établis pour y veiller, et si ils le faisoient tout seroit confisqué au profit du Sultan.

Les dépoüilles des Grands de la Porte et des Pachas montent à des sommes immenses, et c’est ce qui fait qu’on ignore jusques où vont les revenus du Grand Seigneur. Bien souvent on n’attend pas que les Grands meurent de mort naturelle, ni qu’ils ayent le temps de cacher leurs thresors : on porte au Serrail leur or, leur argent, leurs joyaux et leurs têtes. La déposition des Pachas n’est pas le seul avantage qui en revient au Grand Seigneur ; celui qui succéde au gouvernement d’un Pacha déposé, paye pour sa bienvenuë une somme considerable. Tous ceux que le Sultan gratifie d’une viceroyauté, ou d’une charge de consequence, sont indispensablement obligez de lui faire des presens, non pas selon leurs facultez ; car souvent ce sont des gens élevez dans le Serrail, où ils n’ont pû presque rien amasser : mais il faut que ces presens répondent à la grandeur des bienfaits qu’ils reçoivent. On a mis le present du Pacha du Caire à quinze cens mille livres, sans compter sept ou huit cent mille livres qu’il faut distribuer à ceux qui lui ont procuré cette viceroyauté, et qui ont assez de credit pour l’y maintenir : ce sont les principales Sultanes, le Moufte, le grand Visir, le Bostangi-Bachi etc.

Les sommes dont on vient de parler ne restent pas entre les mains des Thrésoriers, qui pourroient les dissiper ou les faire valoir à leur profit : on les porte au Serrail dans le thresor Royal, qui n’est pas loin de la Sale du Divan. Ce thresor est divisé en quatre chambres, dont les deux premieres sont occupées par differentes armes et par de grands coffres pleins de vestes, de fourrures, de carreaux brodez et relevez de perles, de pieces du plus beau drap d’Angleterre, de Hollande et de France, de velours, de brocards d’or et d’argent, de brides et de selles couvertes de pierreries.

On garde dans la troisiéme chambre les bijoux de la couronne, qui sont d’un prix inestimable : les porte-aigrettes sont garnis de pierres les plus précieuses : ce sont des tuyaux en façon de Tulipe, que l’on attache au turban du Grand Seigneur, et qui soûtiennent son panache. S’il souhaite de voir quelques-uns de ses bijoux, le chef du thrésor accompagné d'environ 60 pages destinez pour cette chambre, fait avertir le garde-clefs de se rendre à la porte du thrésor : le Thresorier reconnoît d’abord si le cachet qu’on a appliqué la derniere fois sur le cadenat est entier : ensuite il commande au garde-clefs de le casser et d’ouvrir, aprés quoi il lui fait sçavoir quelle est la piece que le Grand Seigneur demande ; il la reçoit et va la lui presenter. On tient aussi dans la même chambre les plus beaux harnois, et les plus riches armes qu’il y ait au monde ; les diamans, les rubis, les émeraudes, les turquoises, les perles brillent sur les sabres, sur les épées, sur les poignards. Toutes ces pieces ne font ordinairement que circuler : car à mesure que l’Empereur en donne quelques-unes à des Pachas, il en reçoit d’autres quand ils meurent, ou quand ils sont déposez.

La quatriéme chambre est proprement le Thresor public : elle est pleine de coffres forts, armez de bandes de fer, et fermant chacun à deux cadenats, on y met toutes les especes d’or et d’argent. La porte de cette chambre est scellée du cachet du Grand Seigneur, qui en garde une clef, et l’autre reste entre les mains du Grand Visir. Avant que de détacher le sceau on vérifie exactement s’il n’a point reçeu d’alteration, et cela se fait ordinairement les jours de Conseil : pour lors on enferme dans ces coffres les nouvelles recettes, ou l’on en tire les sommes destinées au payement des Troupes et à d’autres usages : le Grand Visir y fait appliquer ensuite de nouveau le cachet de l’Empereur.

A l’égard de l’or il passe dans le thresor de l’épargne du Grand Seigneur, qui est une entre-sale ou souterrain vouté, dans lequel personne n’entre que ce Prince accompagné de quelques pages du thresor ; l’or y est mis dans des sacs de cuir de quinze mille sequins chacun, et tous ces sacs sont dans des coffres forts. Quand il se trouve assez d’or dans la quatriéme chambre pour en remplir deux cens sacs, le Grand Visir en avertit Sa Hautesse, laquelle se rend au thresor pour les faire transporter dans son épargne, et pour les cacheter Elle-même. Il fait ordinairement ses largesses ce jour-là, tant aux Pages qui l’accompagnent dans le thresor secret, qu’aux Grands qui le suivent jusques à la porte, et qui restent dans la quatriême chambre avec le Grand Visir.

Si les guerres épuisent toutes ces sommes, ou que l’Etat soit dans une pressante necessité, les thresors des Mosquées qui sont dans le Château des Sept Tours, sont encore d’une grande ressource pour l’Empereur.

Les Mosquées sont riches, et sur-tout celle qu’on appelle Royale : aprés qu’on a payé les Officiers, le reste des deniers est mis dans le thresor dont le Grand Seigneur est le principal gardien. Il est vrai qu’il ne peut s’en servir que pour défendre la Religion ; mais l’occasion ne s’en presente-t’elle pas toutes les fois qu’il est en guerre avec ses voisins, qui sont ou Chrétiens ou Mahometans schismatiques ? ainsi le Moufti ne sçauroit desaprouver l’usage qui se fait de ces deniers en temps de guerre.

Il n’est point de Prince qui soit servi plus respectueusement que le Sultan. On inspire tant de vénération pour lui aux personnes qu’on éleve dans le Serrail ; leur sort même exige tant de fidelité et tant d'attachement pour sa personne, que non seulement il y est regardé comme le maître du monde, mais encore comme l’arbitre souverain du bonheur et du malheur de chaque particulier : ce Palais n’est donc rempli que de gens qui lui sont entierement consacrez. On peut les diviser en cinq Classes, les Eunuques, les Ichoglans, les Azamoglans, les Dames et les Muets, auxquels on peut joindre les Nains et les Bouffons, qui ne meritent pas de faire une Classe particuliere.

Les Eunuques ont l’Intendance de tout le Palais, et sont les personnes de confiance : incapables de plaire au beau sexe, et dégagez des interêts de l’amour, il se donnent tout entiers à l’ambition et au soin de leur fortune. On les distingue aisément par la couleur de leur visage, il y en a de blancs et de noirs ; les blancs sont attachez au service du Prince, et prennent soin de l’éducation des Enfans du Serrail ; les noirs sont plus malheureux, car ils rongent tout le jour leur frein dans les appartemens des Dames de ce Palais. Tous ces Eunuques sont reduits à se servir d’une canule pour faire de l’eau, étant privez dés leur plus tendre enfance du conduit naturel. Les Sultans ne laissoient pas d’en être jaloux, quand on épargnoit autrefois cette partie ; et ce n’est que pour guerir cette folle imagination, qu’on les taille, comme l’on dit, à fleur de ventre. L’operation n’est pas sans danger, et elle coûte la vie à plusieurs ; mais les Orientaux et les Africains sacrifient tout à leur jalousie : aprés cette espece de meurtre, à peine souffrent-ils que ces pauvres malheureux jettent les yeux sur leurs femmes, ils ne leur permettent même le plus souvent, que d'être en sentinelle derriere la porte de leurs chambres.

Le Chef des Eunuques blancs, qui n’a pas été epargné en sa jeunesse non plus que les autres, est le Grand Maître du Serrail : il a l’inspection sur tous les pages ou enfans d’honneur du Palais, on lui donne tous les placets qu’on a dessein de presenter au Prince, il a le secret du cabinet et commande à tous les Eunuques de sa couleur. Les principaux de ces Eunuques sont 1°. Le grand Chambellan qui est à la tête des Gentils-hommes de la chambre. 2° Le sur-Intendant des chambres des pages et des autres bâtimens du Palais ; celui-ci ne sort jamais de Constantinople, et fait la charge des autres pendant qu’ils sont à la suite du Grand Seigneur. 3°. Le Trésorier de l’épargne qui garde les bijoux de la couronne et l’une des clefs du thresor secret : tous les pages du thresor sont sous l’obéïssance de cet officier. 4°. Le grand Despensier du Serrail, qui est aussi grand Maître de la Garderobe ; sa charge s’étend jusques sur les confitures, sur les boissons du Sultan, syrops, sorbets, et même sur les contrepoisons, comme la Thériaque, le Bezoard et autres drogues ; il prend soin encore de la porcelaine et de la vaisselle du Grand Seigneur. Les autres Eunuques blancs sont les Precepteurs des pages, le premier Prêtre de la mosquée du Palais, l’Intendant des infirmeries.

Le Chef des Eunuques noirs, que l’on peut appeller l’Eunuque par excellence, commande absolument dans l’appartement des Dames, et tous les Eunuques noirs, qui sont préposez pour leur garde, lui obeissent aveuglément ; il a la Surintendance des Mosquées royales de l’Empire, et il dispose de toutes les charges des Officiers qui les servent. Les principaux Eunuques noirs sont, l’Eunuque de la Reyne mere ; l’Intendant ou Gouverneur des Princes du sang ; l’Intendant du thresor de la Reyne mere ; l’Intendant des parfums, des confitures et des boissons de la même Princesse ; les deux Chefs de la grande et de la petite chambre des femmes ; le premier Portier de l’appartement des femmes ; les deux Prêtres de la Mosquée royale où elles vont faire leurs priéres.

Les Ichoglans sont de jeunes gens qu’on éleve dans le Serrail, non seulement pour servir auprés du Prince ; mais aussi pour remplir dans la suite les principales charges de l’Empire. Les Azamoglans sont ceux que l’on nourrit dans le même Palais pour les offices les plus bas.

Pour ne pas rendre les dignitez héreditaires ou successives, et n’élever aucune famille qui puisse former un grand parti ; bien loin de donner des survivances aux enfans des Visirs et des Pachas, il est ordonné qu’ils ne sçauroient tout au plus devenir que Capitaines de galére : s’il y a des exemples contraires, ils sont bien rares. Il n’y a même pas longtemps que les Empereurs ne se servoient que de gens qui n’avoient ni parents ni amis dans le Serrail : on y amenoit continuellement des Provinces les plus éloignées, de jeunes enfans Chrétiens, pris à la guerre, ou levez par tribut en Europe ; car ceux d’Asie en étoient exempts : on choisissoit parmi eux les plus beaux, les mieux faits, et ceux qui paroissoient avoir le plus d’esprit et les meilleurs sentimens. Leurs noms, leur âge, leur pays étoient enregistrez ; ces pauvres enfans qui oublioient bien-tôt pere, mere, freres et sœurs, et même leur patrie, s’attachoient uniquement à la personne du Sultan. Aujourd’hui on ne leve plus d’enfans de tribut ; ce n’est pas pour faire plaisir aux Grecs : c’est parceque les Turcs donnent de l’argent aux Officiers du Serrail pour y faire recevoir les leurs, dans la veuë de les avancer dans les plus grandes charges de l’Empire. Pour peu que ces enfans ayent de génie, ils ne pensent qu’à plaire à ceux qui prennent soin de leur éducation afin de mériter les bienfaits de la Cour. L’Empereur les choisit souvent lui même à mesure qu’on les presente, ou il ordonne qu’ils passent en reveuë devant les principaux Eunuques blancs, qui sont bons phisionomistes : on retient la pluspart de ces enfans à Constantinople. On m’assûra même qu'on en faisoit passer quelques-uns à Andrinople, et à Prusa en Asie. Ceux qui sont les mieux faits restent parmi les Ichoglans, et les autres sont confondus parmi les Azamoglans.

On commence par exiger d’eux une profession de foi, et on les fait circoncire. Ils perdent le prépuce en prononçant, Il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est l’Envoyé de Dieu. Ces enfans sont élevez dans une modestie exemplaire : ils ne sont pas moins souples, ni moins obéissants que les novices chez nos Religieux ; ils sont châtiez sévérement pour les moindres fautes par les Eunuques qui veillent sur leur conduite : ils gémissent pendant quatorze ans sous les yeux de ces Précepteurs. Au lieu de la discipline, on leur donne la bastonade sous la plante des pieds, et il est certains péchez pour l’expiation desquels ils meurent sous le bâton. Les Eunuques sont gens cruels, qui fâchez de leur triste état, déchargent leur rage sur ceux qui n’ont pas souffert la même opération. Il faut donc que ces pauvres enfans essuyent tous leurs caprices, et malheureusement ils ne sortent jamais du Serrail que leur terme ne soit fini, à moins qu’ils ne veuillent quitter la partie ; mais alors ils perdent leur fortune, et n’ont qu’une récompense fort médiocre. Ce Serrail est une République, dont les particuliers ont leurs loix et leurs maniéres. Ceux qui y commandent, et ceux qui obéissent ne sçavent ce que c’est que liberté, et n’ont aucun commerce avec les habitans de la ville : les Eunuques n’y vont que pour faire des commissions. Le Sultan lui-même se rend en quelque maniere esclave de ses plaisirs dans son Palais : il n’y a que ce Prince et quelques maitresses qui rient de bon cœur ; tout le reste y languit.

Les Ichoglans sont partagez en quatre chambres, qui sont au-delà de la Sale du Divan, à gauche dans la troisiéme cour : la premiere qu’on appelle la petite chambre, est ordinairement de 400 pages entretenus de tout aux dépens du Grand Seigneur, et qui reçoivent chacun quatre ou cinq aspres de paye par jour ; c’est à dire la valeur de quatre ou cinq sols : mais l’éducation qu’on leur donne est sans prix. On ne leur prêche que civilité, modestie, politesse, exactitude, honnêteté : on leur enseigne sur tout à garder le silence, à tenir les yeux baissez et les mains croisées sur l’estomach. Outre les Maîtres à lire et à écrire, ils en ont qui prennent soin de les instruire de leur religion, et principalement de leur faire faire les prieres aux heures ordonnées.

Après six ans de pratique, ils passent à la seconde chambre avec la même paye et les mêmes habits qui sont d’un drap assez commun : ils y continuent aussi les mêmes exercices ; mais ils s’attachent plus particuliérement aux langues et à tout ce qui peut former l’esprit. Ces langues sont la Turque, l’Arabe et la Persienne. A mesure qu’ils deviennent plus forts, on les fait exercer à bander un arc, à le tirer, à lancer la zagaye, à se servir de la pique ou de la lance, à monter à cheval et à tout ce qui regarde le manége ; comme à darder à cheval, à tirer des fléches en avant, en arriére ou sur la croupe, à droite et à gauche. Le Grand Seigneur prend plaisir à les voir combattre à cheval, et recompense ceux qui paroissent les plus adroits : les pages restent quatre ans dans cette chambre avant que d’entrer dans la troisieme.

On leur apprend dans celle-ci à coudre, à broder, à faire des fléches, et les pages y sont encore condamnez pour quatre ans ; c’est pour devenir plus propres à servir auprès de sa Hautesse. Pour cet effet outre la Musique, ils s’appliquent avec soin à razer, à faire les ongles, à plier des vestes et des turbans, à servir dans le bain, à laver le linge du Grand Seigneur, et à dresser des chiens et des oiseaux.

Pendant ces quatorze ans de noviciat, ils ne parlent entre eux qu’à certaines heures, et leurs entretiens sont modestes et sérieux : s’ils se visitent quelquefois c’est toûjours sous les yeux des Eunuques, qui les suivent par tout. Pendant la nuit, non seulement leurs chambres sont éclairées, mais les yeux de ces Argus, qui ne cessent de faire la ronde, découvrent tout ce qui se passe. De six en six lits il y a un Eunuque qui prête l’oreille au moindre bruit.

On tire de cette chambre les pages du thrésor et ceux qui doivent servir dans le laboratoire où l’on prépare la thériaque, les cordiaux et les breuvages délicieux pour le Grand Seigneur : ce n’est qu’après avoir examiné le caractere de leur esprit, qu’on les met auprès du Prince. Ceux qui ne paroissent pas assez discrets sont renvoyez avec une recompense fort légére : on les fait entrer ordinairement dans la cavalerie, qui est aussi la retraite de ceux qui n’ont pas le don de perséverance ; car la grande contrainte et les coups de bâton leur font bien souvent passer la vocation ; aussi la troisieme chambre est réduite à environ deux cens pages, au lieu que la premiere est de quatre cens.

La quatrieme chambre n’est que de quarante personnes, bien faites, polies, modestes, éprouvées dans les trois premieres classes : leur paye est double et va jusques à neuf ou dix aspres par jour. On les habille de satin, de brocard ou de toile d’or, et ce sont proprement les Gentilshommes de la chambre. Ils font leur cour avec beaucoup d’application, et peuvent fréquenter tous les Officiers du Palais ; mais le Prince est leur Idole : car ils sont dans l’âge propre à soupirer après les charges et les honneurs : il y en a quelques uns, qui ne quittent le Prince que lorsqu’il entre dans l’appartement des Dames, comme ceux qui portent son sabre, son manteau, le pot à l’eau pour boire et pour faire les ablutions, celui qui porte le sorbet, et celui qui tient l’étrier quand sa Hautesse monte à cheval ou qu’elle en descend. Les autres Officiers de la chambre, qui sont moins attachez à la personne du Prince, sont le Maître de la Garderobe, le premier Maître d’Hôtel, le premier Barbier, celui qui coupe les ongles, celui qui prend soin du turban du Prince, le Secretaire de ses commandemens, le Contrôlleur général de sa maison, le premier Intendant des chiens. Tous ces Officiers aspirent aux premieres charges avec raison, car il est naturel de recompenser ceux que l’on voit à tous momens.

Rien ne paroît plus propre à former d’habiles gens que l’éducation que l’on donne aux pages du Serrail : on les fait passer, pour ainsi dire, par toutes les vertus ; neanmoins malgré ces soins, lorsqu’on les avance dans les grands emplois, ils ne sont encore que de vrais écoliers : il faudroit leur apprendre à commander, après leur avoir appris à obéïr, et quoique les Turcs s’imaginent que Dieu donne la prudence et les autres talents necessaires à ceux à qui le Sultan donne de grands emplois ; l’expérience fait voir souvent le contraire. Quelle capacité peuvent avoir des pages nourris parmi des Eunuques qui les ont traitez à coups de bâton pendant si long-temps ? Ne seroit-il pas mieux d’avancer de jeunes gens par dégrez, dans un Empire où l’on n’a aucun égard à la naissance ? d’ailleurs ces Officiers passent tout d’un coup de l’état le plus gênant à une liberté si grande, qu’il n’est guéres possible qu’ils ne se livrent aux passions : cependant on leur donne les meilleurs Gouvernemens des Provinces. Comme ils n’ont ni capacité ni expérience pour remplir les devoirs de leurs charges, ils s’en reposent sur leurs Lieutenants, qui sont ordinairement ou de grans voleurs, ou des espions que le Grand Visir leur donne pour lui rendre compte de leur conduite. Ces nouveaux Gouverneurs passent encore malgré qu’ils en ayent par les mains des Juifs ; comme ils n’ont aucuns biens lorsqu’ils sortent du Serrail, ils ont recours à ces usuriers qui ne leur inspirent que rapines et concussions. Outre les présens, qu’un nouveau Pacha est obligé de faire au Grand Seigneur, aux Sultanes, et aux Premiers de la Porte, il faut qu’il mette sa maison sur pied. Il n’y a que les Juifs qui en puissent faire les avances, et ces honnêtes fripons ne prêtent qu’à cent pour cent. Le mal ne seroit pas si grand, s’ils s’en faisoient payer peu à peu ; mais comme ils craignent à tout moment que le Pacha ne soit étranglé ou destitué : ils ne laissent pas vieillir la dette, et c’est sur le peuple qu’ils l’obligent à en faire le recouvrement.

Les Provinces ne gagnent guéres si on y laisse un Pacha pendant quelques années : alors s’il est homme entendu, non-seulement il travaille à s’acquitter ; mais encore à faire des fonds pour soûtenir sa dépense, et sur tout pour entretenir ses protecteurs à la Cour, sans lesquels, au lieu de s’avancer, il seroit immanquablement revoqué de quelque maniere qu’il s’y prît : ainsi le Juif ou le Chifou, comme disent les Turcs, continuë toûjours son manége, et tout l’argent de la maison, pour ne pas dire de toute la Province, passe par ses mains. L’avarice du Sultan Mourat est la source de tous ces desordres : il introduisit l’usage de recevoir des presents des Grands à qui il donnoit les charges de l’Empire : les Grands pour se dédommager en usoient de même à l’égarde de leurs inferieurs, depuis ce temps-là tout fut livré au plus offrant. Sultan Solyman qui aimoit tendrement ses sœurs et ses filles, les maria aux premiers Officiers de la Porte, contre l’usage de ses Prédecesseurs qui les donnoient à des Viceroys des Provinces fort éloignées. Les maris, à l’abri de ces Sultanes, se mirent sur le pied de recevoir de toutes mains pour subvenir aux dépenses qu’elles faisoient. On connoît bien aujourd’hui que ces désordres sont capables de ruiner l’Empire ; mais le mal est presque sans remede : car l’Empereur lui-même, les Sultanes, les Favoris, les Grans de la Porte ne s’enrichissent que par ces sortes de voyes ; et les inferieurs ne se tirent d’intrigue que par leurs concussions : ils n’est donc pas surprenant que ce grand Empire soit presentement dans une espece de décadence.

Des Ichoglans il faut passer aux Azamoglans, puisque ce dernier corps n’est composé que du rebut du premier. On recherche plus les qualitez du corps que de l’esprit dans les Azamoglans, et si l’on manque de sujets, on en achette des petits Tartares, qui sont toûjours en course chez leurs voisins pour enlever des enfans. Ces enfans sont nourris sous la discipline des Eunuques blancs, de même que les Ichoglans. Après la circoncision et la profession de foi, on les instruit des choses de la religion, et sur tout de la priere qui est la seule langue, comme ils disent, avec laquelle les hommes parlent au Seigneur : on montre à lire et à écrire à ceux qui y ont de l’inclination ; leurs habits sont de drap de Salonique bleu et fort grossier, et leurs bonnets sont de feutre jaune, faits en pain de sucre. Leurs premieres occupations sont la course ou la lutte, le saut ou le jet de la barre ; ensuite on les destine dans le Serrail à être portiers, jardiniers, cuisiniers, bouchers, palefreniers, garçons d’infirmerie, porteurs de hache ou fendeurs de bois, sentinelles, valets de pied, archers de la garde et matelots du caïque du Grand Seigneur. On en occupe plusieurs à nettoyer les armes du Prince : quelques autres fous la conduite des Arabes, prennent soin de ses tentes : il y en a qui sont employez aux bagages et aux chariots ; mais quelles que soient leurs occupations, leur paye n’est que depuis deux aspres par jour jusques à sept et demi, sur quoi il faut qu’ils se nourrissent et s’entretiennent ; car le Sultan ne leur fournit que le drap et le linge : ils vivent par chambrées avec une grande œconomie. Le Janissaire Aga en fait la reveuë de temps en temps, et fait entrer dans les Janissaires de la Porte ceux qu’il lui plaît. Il y en a quelques-uns qui deviennent Spahis ; mais ni les uns ni les autres n’entrent dans ces troupes, qu’aprés que leur corps est bien endurci au travail, et qu’on les a rendus capables de supporter toutes les fatigues de la guerre, en les accoutumant à souffrir le froid et le chaud, à fendre du bois, à porter des fardeaux, à cultiver la terre ; en un mot aux travaux les plus rudes et les plus pénibles. On en envoye plusieurs en Asie chez les paysans pour y apprendre l’Agriculture.

Ceux qui restent dans le Serrail sont logez à la marine sous des appentis : les principaux sont les Bostangis ou jardiniers, dont le Commandant est tiré de ce corps et s’appelle Bostangi-Bachi ; c’est un des plus puissans Officiers de la Porte, quoique d’abord sa charge ne paroisse pas des plus honorables ; mais comme il a l’oreille du Prince et qu’il l’accompagne souvent dans ses jardins, il peut rendre de bons ou de mauvais offices : c’est par cet endroit-là que les puissances lui font la cour. Le Bostangi-Bachi outre son appartement qui est à la marine, a un beau Kiosc sur le Bosphore ; il est Surintendant des jardins et des fontaines du Grand Seigneur, et Gouverneur de tous les villages qui sont sur le canal de la mer noire ; il commande plus de dix mille Bostangis ou jardiniers qui sont dans le Serrail ou dans les maisons royales des environs de Constantinople : c’est lui qui est chargé de la police sur le Bosphore de France ; il punit séverement les Musulmans et les Chrétiens qui s’enyvrent, ou qui sont surpris avec des femmes : sa fonction la plus honorable est de tenir le timon du caïque du Sultan lorsqu’il va se divertir sur l’eau, et de lui servir de marchepied en lui prêtant le dos pour monter à cheval, ou pour en descendre quand il va à la chasse, ou à la promenade.

Tous les vendredis les Chefs des jardiniers rendent compte au Bostangi-Bachi de l’argent qu’ont produit les denrées des potagers du Grand Seigneur : cet argent est proprement le patrimoine du Prince, car il est destiné pour sa bouche ; aussi prend-il souvent plaisir à voir travailler ses jardiniers, mais il faut qu’il soit seul, car s’il est accompagné de quelques Sultanes, ces pauvres gens se retirent bien vite, ou du moins ils se cachent dans la terre autant qu’ils peuvent : ce seroit pour eux un crime sans remission de se laisser voir, et le pauvre Bostangi seroit mis à mort sur le champ. L’honneur de paroître en presence des Dames n’est accordé qu’aux Eunuques noirs, qui ne sçauroient donner ni tentation, ni jalousie. On assûre à Constantinople que les Renoncules font le plus grand ornement des parterres du Serrail ; mais ces parterres sont en petit nombre, en comparaison des potagers et des vergers qui occupent presque toute la pente et le bas de ce Palais. Les Cyprez, les Pins et les brossailles deshonorent fort ces vergers ; mais les Turcs sont en possession de négliger leurs jardins, ou du moins de ne prendre soin que de leurs Melons et de leurs Concombres. Il y a des familles entiéres qui ne vivent que de Concombres pendant plus de la moitié de l’année ; on les mange tout cruds sans les peler, comme si c’étoient des pommes ; ou bien on les coupe par grosses tranches, mais ce n’est pas pour les mettre en salade ; on les jette dans un bassin plein de lait fort aigre, et aprés en avoir beaucoup mangé l’on boit une grande potée d’eau fraîche : ces fruits sont excellens et ne donnent point de tranchées. Les Pages du Palais n’oseroient entrer dans les lieux où on les cultive, depuis que Mahomet II. en fit éventrer jusques à sept pour découvrir celui qui avoit mangé un de ses Concombres.

Outre les Officiers dont on vient de parler, les Sultans ont encore dans leur Palais deux sortes de gens qui servent à les divertir ; sçavoir les muets et les nains : c’est une espéce singuliere d’animaux raisonnables que les muets du Serrail. Pour ne pas troubler le répos du Prince, ils ont inventé entre eux une langue dont les caracteres ne s’expriment que par des signes ; et ces signes sont aussi intelligibles la nuit que le jour par l’attouchement de certaines parties de leurs corps. Cette langue est si bien reçûë dans le Serrail que ceux qui veulent faire leur cour, et qui sont auprés du Prince l’apprennent avec grand soin ; car ce seroit manquer au respect qui lui est dû, que de se parler à l’oreille en sa presence.

Les nains sont de vrais singes qui font mille grimaces entre eux, ou avec les muets pour faire rire le Sultan, et ce Prince les honore souvent de quelques coups de pied. Lorsqu’il se trouve un nain qui est né sourd, et par consequent muet, il est regardé comme le Phœnix du Palais : on l’admire plus qu’on ne feroit le plus bel homme du monde, sur tout si ce magot est eunuque : cependant ces trois défauts qui devroient rendre un homme très méprisable, forment la plus parfaite de toutes les creatures, aux yeux et au jugement des Turcs.

Ce seroit ici le lieu de parler des Dames du Serrail ; mais on est dispensé de le faire, puis qu’elles ne tombent pas sous les sens, non plus que les esprits purs. Ces beautez ne sont faites que pour divertir le Sultan, et pour faire enrager les Eunuques. Les Gouverneurs des Provinces font present au Grand Seigneur des plus belles personnes de l’Empire, non seulement pour lui faire leur cour, mais pour tâcher de se faire des creatures dans le Palais, qui puissent les avancer. Aprés la mort du Sultan, les femmes qu’il a daigné honorer de ses caresses, et les filles majeures passent dans le vieux Serrail de Constantinople ; les plus jeunes sont quelquefois reservées pour le nouvel Empereur, ou mariées à des Pachas. Quoi qu’il en soit comme c’est un crime de voir celles qui restent dans le Palais, il faut peu compter sur tout ce qu’on en a écrit : quand même on pourroit trouver le moyen d’y entrer, qui est-ce qui voudroit mourir pour un coup d’œil si mal employé ? Ainsi que ces belles entrent par les pieds du lit du Sultan, comme quelques-uns ont voulu le faire croire, ou par les côtez, je n’en déciderai pas, je me contente de les regarder comme les moins malheureuses esclaves qui soient au monde ; la liberté est toûjours préférable à un si foible bonheur.

Que dire d’un lieu où l’on admet à peine le premier Medecin du Prince, pour voir des femmes à l’agonie ? et encore ce Docteur ne peut-il les voir ni en être veu : il ne lui est permis de tâter le poux qu’au travers d’une gaze ou d’un crêpe, et bien souvent il ne sçauroit distinguer si c’est l’artére ou les tendons qui se remuent : les femmes mêmes qui prennent soin de ces malades, ne sçauroient lui rendre compte de ce qui s’est passé ; car elles s’enfuyent avec grand soin, et il ne reste autour du lit que les Eunuques pour empêcher le medecin de voir la malade, et pour lever seulement les coins du pavillon de son lit, autant qu’ils le jugent necessaire pour laisser passer le bras de cette moribonde. Si le Medecin demandoit à voir le bout de la langue ou à tâter quelque partie il seroit poignardé sur le champ. Hippocrate avec toute sa science eût été bien embarrassé s’il y eût eu des Musulmanes de son temps. Pour moi qui ai été nourri dans son école et suivant ses maximes, je ne sçavois quel parti prendre chez les Grands Seigneurs, quand j’y étois appellé, et que je traversois les appartemens de leurs femmes : ces appartemens sont faits comme les dortoirs de nos religieuses, et je trouvois à chaque porte un bras couvert de gaze qui avançoit par un trou fait exprés. Dans les premieres visites je croyois que c’étoient des bras de bois ou de cuivre destinez pour éclairer la nuit ; mais je fus bien surpris quand on m’avertit qu’il falloit guérir les personnes à qui ces bras appartenoient.

C’est à tort que l’on pretend que les Juives peuvent entrer dans tous les appartemens des Dames du Serrail pour leur vendre des bijoux : elles ne sçauroient avancer au delà d’une certaine sale où se fait ce commerce, et la porte ne leur en est ouverte qu’aprés que les Eunuques les ont bien et deüement visitées ; un homme qui seroit surpris travesti en femme seroit égorgé dans le moment, et une Chrétienne y seroit tres-mal reçûë. Les Eunuques seuls font les messages et les marchez : ils portent les bijoux, et rapportent l’argent ; mais ils sçavent bien se faire payer leurs peines. Aprés tout quel usage peuvent faire des sequins, ces Eunuques qui n’ont ni parens ni amis, et qui ne sçauroient goûter d’autre plaisir que celui de toucher leur or et de le dévorer avec les yeux : on dit pourtant que leur principale veuë est de le garder pour sauver leur vie, lors des révolutions qui arrivent à la mort des Sultans ; mais rarement s’en prend-on à ceux qui gardent les femmes.

Les autres Officiers qui gardent le Serrail dont il nous reste à parler ; sont l’Intendant des bains ; le Grand Fauconier, dont les Officiers portent l’oiseau sur le poing de la main droite ; le Grand Veneur qui a sous lui plus de douze cens piqueurs ou valets de chiens ; le Gouverneur des chiens courans et des braques ; celui des levriers, des dogues et des épagneuls ; le Grand Ecuyer qui a deux premiers Ecuyers sous lui, lesquels commandent à plusieurs Officiers, et ceux-ci à un nombre infini de palefreniers ; car il n’y a point de pays où les chevaux soient mieux pensez qu’en Turquie. On les nourrit d’un peu d’orge et de paille hachée qu’on leur distribuë soir et matin en petite quantité, ils passent le reste de la journée au filet et deviennent par-là capables des plus grandes courses ; on assûre même que les chevaux qui viennent d’Arabie et des environ de Babylone font des traittes de trente lieües sans débrider : ils ont les jambes admirables ; mais ils n’ont ni croupe ni encolûre.

Il ne faut pas oublier deux autres sortes d’officiers qui sont d’un grand usage au Grand Seigneur tant dedans que dehors le Serrail ; ce sont les Capigis et les Chiaoux. Le corps des Capigis ou portiers est d’environ quatre cens personnes, commandées par quatre Capitaines de la Porte qui sont de garde chacun à leur tour les jours de Conseil : la solde des portiers est de quinze aspres par jour, qui reviennent à dix sols de notre monnoye : leur habit est semblable à celui des Janissaires, mais ils n’ont point de cornes devant leur bonnet. Cinquante de ces Capigis sont de garde tous les jours à la porte de la premiere cour du Serrail, et il y en a autant à celle de la cour du Divan. Quand le Grand Seigneur est mal satisfait de la conduite d’un Viceroy ou d’un Gouverneur, il lui envoye un de ces Capigis avec ordre de demander sa tête. Le Capigi la coupe après l’avoir étranglé ; la met dans du sel pour la conserver si le chemin est long, et la porte dans un sac au Sultan ; ainsi ces Capigis sont autant de bourreaux.

Les Chiaoux sont employez à des commissions plus honnêtes, ils portent les ordres de l’Empereur dans tous ses états, et sont chargez des lettres qu’il écrit aux Princes souverains : ce sont comme les Exempts des Gardes du Grand Seigneur. Leur corps est d’environ six cens hommes, commandez par un chef qui s’appelle le Chiaoux-Bachi : cet Officier fait la fonction de Grand Maître des cérémonies et d’Introducteur des Ambassadeurs. Les jours de Divan il se trouve à la porte de l’appartement du Grand Seigneur avec le Capitaine des Gardes qui est de service. La paye des Chiaoux est depuis douze aspres par jour jusques à quarante : ils sont à la disposition du Grand Visir, des Visirs, des Beglierbeis, et même des simples Pachas ; mais on distingue par la pomme leurs bâtons, ceux qu’ils servent : car cette pomme est d’argent pour les premiers officiers, au lieu qu’elle n’est que de bois pour les autres. La plûpart des Chiaoux font l’office de sergens pour assigner les parties à comparoître au Divan, ou à s’accommoder entre elles ; mais ils ne quittent jamais leur bâton ni leur bonnet : ce bonnet est fort grand, semblable au bonnet de cérémonie des premiers officiers de l’Empire.

Il est temps, Monseigneur, que je vous entretienne des Officiers qui logent hors du Palais du Prince, et qui n’y viennent que lorsqu’ils sont mandez, ou que le devoir de leur charge les y appelle. Le Sultan met à la tête de ses Ministres le Grand Visir, qui est comme son Lieutenant général avec lequel il partage, ou à qui il laisse tous les soins de l’Empire. Non seulement le Grand Visir est chargé des finances, des affaires étrangéres, et du soin de rendre la justice pour les affaires civiles et criminelles ; mais il a le département de la guerre et le commandement des armées. Un homme capable de soûtenir dignement un si grand fardeau est bien rare et bien extraordinaire : cependant il s’en est trouvé qui ont rempli cette charge avec tant d’éclat, qu’ils ont fait l’admiration de leur siecle. Les Cuperlis pere et fils ont triomphé dans la paix et dans la guerre, et par une politique presque inconnuë jusques alors, ils sont morts tranquillement dans leurs lits. Cuperli leur parent, qui fut tué à la bataille de Salankemen, étoit un grand homme aussi : il auroit peut-être mis à couvert l’Etat des grandes révolutions dont il est encore menacé. Cet Empire qui semble décliner aujourd’hui auroit besoin de pareils Ministres.

Quand le Sultan nomme un Grand Visir, il lui met entre les mains le sceau de l’Empire, sur lequel est gravé son nom : c’est la marque qui caractérise le premier Ministre ; aussi le porte-t-il toûjours dans son sein. Il expédie avec ce sceau tous ses ordres, sans consulter et sans rendre compte à personne. Son pouvoir est sans limites, si ce n’est à l’égard des troupes, qu’il ne sçauroit faire punir sans la participation de leurs chefs. A cela près il faut s’adresser à lui pour toutes sortes d’affaires, et en passer par son jugement. Il dispose de tous les honneurs et de toutes les charges de l’Empire, excepté de celles de judicature. L’entrée de son Palais est libre à tout le monde, et il donne audience jusques au dernier des pauvres. Si quelqu’un pourtant croit qu’on lui ait fait quelque grande injustice, il peut se presenter devant le Grand Seigneur avec du feu sur sa tête ; ou mettre sa requête au haut d’un roseau et porter ses plaintes à sa Hautesse.

Le Grand Visir soûtient l’éclat de sa charge avec beaucoup de magnificence, il a plus de deux mille officiers ou domestiques dans son Palais, et ne se montre en public qu’avec un Turban garni de deux aigrettes chargées de diamans et de pierreries, le harnois de son cheval est semé de rubis et de turquoises, la housse brodée d’or et de perles. Sa garde est composée d’environ quatre cens Bosniens ou Albanois, qui touchent de paye depuis douze jusques à quinze aspres par jour : quelques-uns de ces soldats l’accompagnent à pied quand il va au Divan, mais quand il marche en campagne, ils sont bien montez et portent une lance, une épée, une hache, et des pistolets. On les appelle Delis, c’est-à-dire foux, à cause de leurs fanfaronades et de leur habit qui est ridicule ; car ils ont un capot comme les matelots.

La marche du Grand Visir est précedée par trois queües de cheval terminées chacune par une pomme dorée, c’est le signe militaire des Othomans qu’ils appellent Thou ou Thouy. On dit qu’un Général de cette nation, ne sçachant comment rallier ses troupes, qui avoient perdu tous leurs étendarts, s’avisa de couper la queüe d’un cheval et de l’attacher au bout d’une lance ; les soldats coururent à ce nouveau signal & remportérent la victoire.

Quand le Sultan honore le Grand Visir du commandement d’une de ses armées, il détache à la tête des troupes, une des aigrettes de son Turban, et la lui donne pour la placer sur le sien : ce n’est qu’après cette marque de distinction que l’armée le reconnoît pour Général, et il a le pouvoir de conferer toutes les charges vacantes, même les Viceroyautez et les Gouvernemens aux officiers qui servent sous lui. Pendant la paix, quoique le Sultan, dispose des premiers emplois, le Grand Visir ne laisse pas de contribuer beaucoup à les faire donner à qui il veut, car il écrit au Grand Seigneur et reçoit sa reponse sur le champ : c’est de cette maniere qu’il avance ses creatures, ou qu’il se vange de ses ennemis ; il peut faire étrangler ceux-ci, sur la simple relation qu’il fait à l’Empereur de leur mauvaise conduite. Il va souvent la nuit visiter les prisons, et mene toûjours avec lui un bourreau pour faire mourir ceux qu’il juge coupables.

Quoique les appointemens de la charge de Grand Visir ne soient que de vingt mille écus, il ne laisse pas de joüir d’un revenu immense. Il n’y a point d’officier dans ce vaste Empire qui ne lui fasse des presens considerables pour obtenir ou pour se conserver dans sa charge : c’est une espece de tribut indispensable. Les plus grands ennemis du Grand Visir, sont ceux qui commandent dans le Serrail après le Sultan, comme la Sultane mere, le Chef des Eunuques noirs, et la Sultane favorite ; car ces personnes ayant toûjours en vûë de vendre les grandes charges, et celle du Grand Visir étant la premiere de toutes, elles font observer jusques à ses moindres actions : avec tout son credit, il est donc environné d’espions ; et les puissances qui lui sont opposées, font quelques fois soulever les gens de guerre, qui sous prétexte de quelque mécontentement, demandent la tête ou la déposition du Ministre : le Sultan pour lors retire son cachet, et l’envoye à celui qu’il honore de cette charge.

Ce premier Ministre est donc à son tour obligé de faire de riches presens pour se conserver dans son poste. Le Grand Seigneur le suce continuellement, soit en l’honorant de quelques-unes de ses visites qu’il lui fait payer cher, soit en lui envoyant demander de temps en temps des sommes considerables ; ainsi le Visir met tout à l’enchére pour pouvoir fournir à tant de dépences : son Palais est le marché où toutes les graces se vendent ; mais il y a de grandes mesures à garder dans ce commerce, car la Turquie est le pays du monde où la justice est souvent la mieux observée parmi les plus grandes injustices.

Si le Grand Visir a le genie de la guerre, il y trouve mieux son compte que dans la paix. Quoique le commandement des armées l’éloigne de la Cour, il a ses pensionnaires qui agissent pour lui en son absence ; et la guerre avec les Etrangers, pourvû qu’elle ne soit pas trop allumée, lui est plus favorable qu’une paix qui causeroit des guerres civiles. La milice s’occupe pour lors sur les frontieres de l’Empire, et la guerre ne lui permet pas de penser à des soulevemens ; car les esprits les plus remuans et les plus ambitieux, cherchant à se distinguer par de grandes actions, meurent souvent dans le champ de Mars ; d’ailleurs le Ministre ne sçauroit mieux s’attirer l’estime des peuples, qu’en combattant contre les infidelles.

Après le premier Visir, il y en a six autres qu’on nomme simplement Visirs, Visirs du Banc ou du Conseil, et Pachas à trois queuës, parce qu’on porte trois queuës de cheval quand ils marchent, au lieu qu’on n’en porte qu’une devant les Pachas ordinaires. Ces Visirs sont des personnes sages, éclairées, sçavantes dans la loy, qui assistent au Divan, mais ils ne disent leur sentiment sur les affaires qu’on y traitte, que lors qu’ils en sont requis par le Grand Visir, qui appelle souvent aussi dans le Conseil secret, le Moufti et les Cadilesquers ou Intendans de Justice. Les appointemens de ces Visirs sont de deux mille écus par an : le Grand Visir leur renvoye ordinairement les affaires de peu de consequence, de même qu’aux Juges ordinaires ; car comme il est l’Interprete de la loi dans les choses qui ne regardent pas la religion, il ne suit le plus souvent que son sentiment, soit par vanité, soit pour faire sentir son credit.

Le Grand Visir tient tous les jours Divan chez lui excepté le vendredi qui est le jour de repos chez les Turcs. Pendant le reste de la semaine, il va quatre fois au Divan du Serrail, sçavoir, le Samedi, le Dimanche, le Lundi, et le Mardi ; il est précedé du Chiaoux-Bachi, de quelques Chiaoux et de plusieurs Sergens à verge, accompagné des plus grands Seigneurs de l’Empire, suivi de sa garde Albanoise, et de plus de quatre cens personnes à cheval, qui marchent parmi une populace infinie, laquelle fait mille acclamations pour sa prosperité. Les jours du Divan, une heure avant le lever du Soleil, trois officiers à cheval se rendent devant le Serrail, pour y faire quelques prieres en attendant l’arrivée des Ministres, et les trois officiers les saleent à haute voix, et par leurs propres noms, à mesure qu’ils passent. Les Pachas perdent leur gravité à la veuë du Palais, ils commencent à galoper à trente ou quarante pas de la porte, et ils se rangent à droite dans la premiere cour pour attendre le Grand Visir. Les Janissaires et les Spahis vont se placer dans la seconde cour sous les galeries ; les Spahis à gauche et les Janissaires à droite. Tout le monde descend de cheval dans cette premiere cour : on passe ensuite dans la seconde, mais l’on n’ouvre la porte du Divan, que quand le Grand Visir arrive, et après qu’un Prêtre a fait la priere pour l’ame des Empereurs morts et pour la santé de celui qui regne.

Ceux qui ont à faire au Divan, enetrent en foule dans cette sale : les Visirs et les Intendans de Justice, par respect, n’entrent qu’avec le Grand Visir, et alors tout le monde se prosterne jusques à terre. Quand ce premier Ministre est assis, les deux Intendans de Justice se mettent à sa gauche, qui est la place la plus honorable parmi eux, celui d’Europe est le premier tout prés du Grand Visir, et celui d’Asie le second : ensuite se placent les Thresoriers Generaux de l’Empire, parmi lesquels il y a un sur-Intendant et deux artisans. Les Visirs se mettent à sa droite selon leur rang avec le garde des Sceaux : s’il y a quelque Beglierbey ou Viceroy de retour de son gouvernement, le Grand Visir lui fait l’honneur de lui donner scéance après les Visirs.

On commence par les affaires de Finance : Le Chiaoux-Bachi va le premier à la porte du thresor pour en lever le sceau et le porte au Grand Visir qui examine s’il est entier. On ouvre ensuite le thresor, pour y mettre ou pour en tirer l’argent necessaire pour payer les troupes, ou pour les autres destinations ; après quoi le Grand Visir redonne le sceau pour être appliqué à la porte du thresor. Après les affaires de Finance, on traitte de celles de la guerre : on examine les demandes et les réponses des Ambassadeurs, on expédie les commandemens de la Porte, les Patentes, les Provisions, les Passeports, les Privileges. Le Reys-Effendi ou Secretaire d’Etat, reçoit des mains du Grand Visir toutes les dépêches et les expédie : si ce sont des commandemens de la Porte, le Chandelier les scelle, mais pour les lettres de cachet le Grand Visir y met seulement au bas le cachet de l’Empereur, qu’il imprime lui-même après l’avoir trempé dans l’ancre. On passe ensuite aux causes criminelles ; l’accusateur se presente avec les témoins, et le coupable est absous ou condamné sans délay : on finit par les affaires civiles qui se presentent.

C’est à ce Tribunal où le dernier homme de l’Empire a la consolation de tirer raison des plus grands Seigneurs du pays ; le pauvre a la liberté de demander justice ; les Musulmans, les Chrêtiens, les Juifs y sont également écoûtez : on n’y entend point mugir la chicane en furie, on n’y voit ni Avocat ni Procureurs, les commis des Secretaires d’Etat lisent les Requêtes des particuliers. Si c’est pour dettes, le Visir envoye chercher le débiteur par un Chiaoux, le créancier ameine les témoins et l’argent est compté sur le champ, ou le débiteur est condamné à recevoir un certain nombre de coups de bâton. Si c’est une question de fait, deux ou trois témoins en font la décision à l’heure même ; de quelque nature que soit une affaire, elle ne traîne jamais plus de sept ou huit jours. On a recours à l’Alcoran, et le Visir interprete la loi si c’est une question de droit. Pour une affaire de conscience, il consulte le Moufti par un petit billet où il expose l’état de la question sans nommer personne. A l’égard des affaires de l’Empire, il envoye l’abregé des Requêtes au Grand Seigneur, et en attend la réponse. Les commis du Secretaire d’Etat, écrivent toutes les resolutions prises par le Grand Visir : le Secretaire est environné de Greffiers qui font les écritures en aussi peu de mots qu’il est possible, et il délivre toutes les Sentences : après quoi il n’y a point d’appel, on n’y revient ni par cassation d’Arrest, ni par Requête civile.

Il faut convenir d’un autre côté que les procez sont bien plus rares en Turquie que chez nous ; car les sujets du Grand Seigneur n’ayant que l’usufruit des biens qu’ils possédent sous son bon plaisir, ne laissent pas grande matiére de contestation en mourant ; au lieu que nos donations, nos testamens, nos contracts de mariage, sont des sources de procez. Un Italien me disoit un jour à Constantinople, qu’on seroit bien heureux en Europe, si l’on pouvoir appeller de nos Tribunaux au Divan : sa reflexion me fit rire, car ajoûtoit-il on feroit aisément le voyage de Constantinople, et même de toute la Turquie s’il étoit nécessaire, avant qu’un procez soit jugé diffinitivement en Europe. Un Turc d’Affrique plaidant au Parlement de Provence contre un marchand de Marseille, qui l’avoit fait promener pendant longues années de tribunal en tribunal, fit une plaisante réponse à un de ses amis qui voulut s’informer de l’état de ses affaires. Elles sont bien changées, dit l’Afriquain, lorsque j’arrivai dans ce pays-ci, j’avois un rouleau de pistoles d’une brasse de long, et tout mon procez étoit énoncé sur une demi feüille de papier : presentement j’ai plus de quatre brasses d’écriture, et mon rouleau n’a que demi pouce de long.

Avec toutes ces précautions, on ne laisse pas de faire de grandes injustices en Turquie, car on y reçoit toutes sortes de personnes en témoignage, et les plus honnêtes gens sont quelquefois exposez à perdre leurs bien et leur vie, sur la simple déposition de deux ou trois faux-témoins. Si la justice est bien exercée dans le Divan de Constantinople, c’est que l’on apprehende que le Sultan ne soit aux écoutes à la fenêtre qui répond sur la tête du Grand Visir, et qui n’est fermée que d’une jalousie et d’un crête : combien ne commet-on pas d’injustices criantes dans les Divans des autres villes, où les Cadis se laissent le plus souvent corrompre par argent, et emporter par leurs passions. Il est vrai que l’on peut appeller de leurs jugemens à Constantinople, mais tout le monde n’est pas en état de faire le voyage. Voici encore un grand abus.

Les Religieux Turcs par un privilége particulier ne sont point soûmis à la justice ordinaire ; ainsi plusieurs personnes qui se sont enrichies dans le maniement des affaires, et qui apprehendent les recherches, se font Dervis ou Santons. Il n’y auroit pas d’ordre Religieux si puissant parmi les Chrêtiens, que le deviendroit celui ou pourroient être reçûs ceux à qui il seroit permis, aprés avoir ruiné les Provinces par leurs concussions, d’imiter en cela la conduite des Turcs.

La milice a le privilege de n’être jugée que par ceux qui la commandent, ou par leurs officiers subdéleguez. Pendant les quatre heures que dure le Divan de Constantinople, les Spahis et les Janissaires sont dans la seconde cour sous les galeries, où ils gardent un silence profond, et tiennent chacun à la main un bâton d’argent doré. Le Colonel de la cavalerie, et celui de l’infanterie y rendent justice chacun à leurs soldats, ausquels il est défendu, pour éviter le desordre, de sortir de leurs places sans être appellez : s’ils ont quelques Requêtes à presenter, ils les remettent à deux de leurs compagnons, qui sont destinez pour aller et pour venir. Ce privilége authorise de grands maux dans les Provinces : car la plûpart des scelerats se mettent parmi les Janissaires pour éviter le châtiment de leurs crimes.

J’ai oublié de vous dire, Monseigneur, qu’il y a un cabinet à côté de la sale du Divan occupé pendant le Conseil par plusieurs officiers, tels que sont les Garde rolles des revenus du Grand Seigneur ; celui qui enregistre tout ce qui entre dans le thresor public, ou qui en sort ; celui qui est préposé pour faire peser, et pour éprouver les especes. Le Chiaoux-Bachi et le Capigi-Bachi vont et viennent dans la cour pour executer les commandemens du Grand Visir.

Les Ambassadeurs ont toûjours leurs audiences du Grand Seigneur un jour de Divan, et ils y sont introduits par le Capitaine des gardes qui est de service : l'Ambassadeur se met sur un placet vis-à-vis le Grand Visir, et l'entretient en attendant que l'on serve à dîner : aprés cela l'on fait porter dans la sale les presens que l'Ambassadeur doit faire. Lorsque le Grand Visir et les autres officiers du Divan les ont considerez, les Capigis les emportent piece à piece et les exposent dans la cour afin que chacun juge de la magnificence du Prince qui les envoye : pendant ce temps l’on donne une veste à l’Ambassadeur, et l'on en distribuë aussi à ceux de sa suite. Le Sultan se rend dans la sale d'Audiance, qui est auprés du Divan, et se place sur son Thrône ; ce thrône est à piliers qui soutiennent un dais de bois, tout couvert de lames d’or garnies de châtons dont les diamans et les pierreries sont d’un tres-grand prix. Il est au coin de la sale sur une estrade élevée d'un pied et demi, couverte de tapis et de quarreaux de la derniere magnificence. Le Sultan est assis les genoux croisez, et l’on ne voit autour de lui que le Chef des Eunuques blancs, le Garde du Thresor secret, et quelques Muets. On ne sauroit voir le visage de ce Prince que de profit, parce que la porte de la sale ne répond pas au coin où le Thrône est placé. Les personnes de la suite de l'Ambassadeur, à qui on a donné des vestes, salüent le Sultan les premiers, et sont conduits chacun par deux Capigis qui les portent sous les bras. L’Ambassadeur même qui selon la coûtume du pays le saluë le dernier, est porté en cette posture par deux Capitaines de la Porte ; et la marche se fait de telle maniere qu’ils ne tournent jamais le dos au Sultan. On lui baisoit autrefois la main, mais on a jugé à propos de retrancher cette cérémonie depuis que Amurat I. du nom, fils d'Orcan fut poignardé par un malheureux qui crût par là venger la mort du Despote de Servie son maître. On a baisé pendant certain temps une longue manche qui étoit attachée tout exprés à la veste de l’Empereur ; Mr de Cesi et Mr de Marcheville Ambassadeurs de France ont eü cet honneur. Mais cet usage a été aboli depuis peu, et à present les Ambassadeurs font un simple salut, quoi-que les Capitaines des Gardes affectent autant qu’ils peuvent de les faire incliner, ce qui ne leur réussit pas, car les Ambassadeurs avertis de ce qui se doit passer, se tiennent ferme et se roidissent de toutes leurs forces. Aprés avoir fait leur réverence ils restent seuls dans la sale avec le Secretaire de l’Ambassade et l’Interpréte, à qui ils remettent les Lettres de leur Prince aprés les avoir décachetées ; cet Interpréte les explique, ensuite ils se retirent. Le Sultan saluë l’Ambassadeur avec une légére inclination de tête, ils s'entretient un moment avec les Visirs sur le sujet de l’Ambassade, et il délibere sur les affaires dont il est question, supposé qu'elles soient de conséquence. Le Grand Visir s’en retourne au Divan, où il reste jusques à midi qui est l’heure que le Conseil doit finir : aprés quoi il se retire chez lui précédé de deux compagnies, l’une de Janissaires, l’autre de ses Chiaoux à cheval, de sa Garde à pied, et suivi d'une infinité de gens qui forment une Cour tres nombreuse.

L’Empereur se fait rendre compte ordinairement le jour du Divan par les principaux Officiers, de tout ce qui s’est passé dans l’assemblée, et principalement du devoir de leurs Charges. Ils sont mandez pour cela l’un aprés l’autre. Le Janissaire Aga voyant venir à lui le Capigi Bachi et le Chiaoux-Bachi, s’avance avec quatre Capitaines de ses troupes, qui l’accompagnent jusques à l’apartement du Prince ; il les conjure à cette porte de prier Dieu qu’il inspire au Sultan le pardon de ses fautes. Il entre seul pour subir son interrogatoire et s’en retourne en paix, si le Prince est satisfait de sa conduite : si le Sultan le trouve coupable, il frappe du pied à terre, et à ce signal les Muets étranglent l’Aga sans autre formalité.

Le Spahis-Aga est mandé chez le Grand Seigneur pour le même sujet ; mais il en sort ordinairement plus content, je ne sçai pas quelle en est la raison. Les autres Grands de l’Empire craignent aussi de tomber sous la coupe, ou pour mieux dire, sous le cordon des Muets. Il n’y a que les Intendans de Justice qui ne sont pas sujets à cette triste avanture, parce qu’ils sont gens de loi. Quelquefois le Sultan consulte le Moufti avant que de faire mourir ses Officiers : Il lui demande par écrit quelle punition meriteroit un esclave qui auroit fait telle faute. Le Moufti qui sçait bien que ce n’est qu'une formalité, et qu’on pourroit se passer de lui faire cet honneur s’il n'entroit pas dans le sentiment de son Maître, ne manque pas de conclure ordinairement à la mort ; et bien souvent c’est contre son meilleur ami.

Les présens dont le Grand Seigneur honore le premier Visir, sont toûjours suspects. Il faut au moins les reconnoître par une somme qui réponde à la grandeur du Maître. Quelquefois, par une grande distinction, ce Prince donne le matin à son premier Ministre la veste qu’il a portée le jour précédent, et l’aprés midi il envoye demander sa tête : cette tête se livre avec une résignation entiere ; tant il est vrai que la nature céde quelquefois aux préjugez. C'est la prévention qui fait les martyrs dans toutes les religions, excepté chez les Chrétiens, où le martyre est un effet de la Grace. Si Mr Descartes et Mr Gassendi avoient fait le voyage de Constantinople, comme ils en avoient eu la pensée, combien d’excellentes réflexions n’auroient-ils pas faites sur la morale et sur la politique des Turcs ? Les Grands de la Porte meurent tranquillement de mort violente, et croyent mourir saintement et glorieusement si c’est par l’ordre du Sultan, au moins en font-ils le semblant ; et par politique, sans leur donner le temps de réflechir, on leur accorde seulement celui de faire une courte priere.

Quand le Grand Visir n’est pas à Constantinople, le Caimacan en fait la fonction sous ses ordres. En effet le mot de Caimacan signifie en Turquie Lieutenant ou ' Vicaire. Ce Lieutenant tient le Divan et donne audiance aux Ambassadeurs ; mais le plus grand agrément de cette Charge, c'est qu’il ne répond pas des evénemens pour les affaires d’Etat ; et s’il se passe quelque chose où le Grand Seigneur trouve à redire, le Caimacan s’en excuse sur les ordres qu’il a reçeus du premier Visir. Le Caimacan outre cela est Gouverneur de Constantinople, où il fait exercer une Police admirable. Si un Boulanger vend du pain à faux poids, on le tient pendant 24. heures cloüé par une oreille à la porte de sa boutique. Ceux qui vendent les premiers fruits, tirent l’argent les premiers ; mais ils ne vendent pas plus cher que les autres : la nouveauté ne se paye pas en Turquie comme en France, et un Marchand qui la voudroit faire payer s’exposeroit à la bastonnade. On peut en toute seureté envoyer des enfans au marché, pourveû qu’ils sachent demander ce qu’ils veulent. Les Officiers de Police les arrêtent dans les ruës, ils examinent ce qu’ils portent, le pesent, et laissent passer l’enfant, s’il n'a pas été trompé ; mais s’ils reconnoissent qu’on lui ait vendu à faux poids, à fausse mesure, ou trop cher, ils le rameinent chez le marchand qui est condamné à la bastonnade ou à l'amende. Il est de l’interest des fruitiers que les enfans soient sobres : car s’ils s’avoisoient de manger en chemin quelque figue ou quelque cerise, le pauvre marchand en seroit la dupe. Ordinairement on donne trente coups de bâton pour un oignon qui se trouveroit de moins, et vingt-cinq pour un poireau. Si l’on fait grace des coups de bâton, punition ordinaire en cas de récidive, ce n'est que pour mettre autour du col du vendeur deux grosses planches échancrées et chargées à chaque bout de pierres fort pesantes. On promene en cet équipage ces pauvres fruitiers par toute la ville, et s’ils veulent se reposer, en chemin faisant, ce n’est qu'à condition qu’ils payeroient certain nombre d’aspres. On y châtie quelquefois les Chirurgiens de la même maniére ; mais au lieu de pierres, on met au bout de ces planches plusieurs sonettes qui sont un carrillon épouventable pendant la promenade qu’on leur fait faire dans les ruës. Cela signifie qu’ils sont accusez d’avoir laissé mourir plusieurs personnes par leur faute ; et cette cérémonie ne se fait, à ce que disent les Musulmans, que pour avertir de ne se pas mettre légerement entre les mains de pareils assassins.

Si l’on trouve un corps mort dans les ruës, les plus proches voisins sont condamnez à payer le sang, supposé que l’auteur du meurtre ne soit pas connu : la crainte que tout le monde a d’un tel malheur, fait que chacun s’empresse à appaiser les querelles, et à prévenir les desordres qui pourroient arriver dans son voisinage. On ferme les boutiques au coucher du soleil, et on ne les ouvre qu'au soleil levant. Chacun se retire de bonne heure chez soi ; en un mot il se fait plus de bruit en un jour dans un marché de Paris, qu’il ne s'en fait pendant un an dans toute la ville de Constantinople. Le Grand Seigneur va quelquefois déguisé et suivi d’un bourreau pour voir ce qui se passe dans cette grande ville. Mahomet IV. qui haïssoit fort le tabac en fumée, et qui étoit bien informé qu’on mettoit souvent le feu aux maisons en fumant, ne se contenta pas de faire publier de cruelles Ordonnances contre les fumeurs ; il faisoit quelquefois sa ronde pour les surprendre et l’on asseûre qu’il en faisoit pendre autant qu’il en trouvoit : mais c’étoit aprés leur avoir fait passer une pipe au travers du nez, et leur avoir fait attacher autour du col un rouleau de tabac. Le Guet par toute la Turquie conduit en prison ceux qui se trouvent dans les ruës pendant la nuit, de quelque nation et de quelque religion qu’ils soient ; mais on n’y fait gueres de capture, la peur d’avoir la bastonnade, ou d’être mis à l’amende retient tout le monde chez soi. On dit communément en Turquie, que les ruës ne sont que pour les chiens pendant la nuit ; il est vrai qu’elles en sont toutes remplies : chacun leur jette à manger, et il seroit fort dangereux de s’y promener à pied pendant ce temps-là. Ces animaux qui sont hideux et carnassiers, comme nos chiens de boucherie, font une terrible patroüille et des hurlemens épouventables au moindre bruit qu’ils entendent. Souvent l’agitation de la mer les met en furie.

Les soldats y sont fort tranquilles, à la réserve des Leventis qui servent sur les galeres : mais outre qu’ils ne font de desordre que dans les fauxbourgs de Constantinople qui sont prés de la marine, on les a mis à la raison depuis que le Caimacan a permis aux Chrétiens de se défendre, comme je l’ay déja dit ci-devant ; et cela sur les plaintes que les Ambassadeurs faisoient tous les jours des insultes que les sujets de leur nation en recevoient. Pour les Janissaires, ils vivent fort honnêtement dans Constantinople, mais ils sont bien déchûs de cette haute estime où étoient les anciens Janissaires qui ont tant contribué à l’établissement de cet Empire. Quelques précautions qu’aient prises autrefois les Empereurs pour rendre ces troupes incorruptibles, elles ont beaucoup dégeneré ; il semble même qu’on soit bien aise, depuis prés d’un siecle, de les voir moins respectez, de crainte qu’ils ne se rendent plus redoutables.

Quoi-que la pluspart de l’infanterie Turque prenne le nom de Janissaires, il est pourtant seûr que dans tout ce grand Empire, il n’y en a pas plus de vingt-cinq mille qui soient vrais Janissaires, ou Janissaires de la Porte. Autrefois cette milice n’étoit composée que des enfans de Tribut que l’on instruisoit dans la religion des Turcs ; presentement cela ne se pratique plus, et on laisse les gens en repos sur cet article, depuis que les Officiers prennent de l’argent des Turcs pour les faire entrer dans ce corps.

Il n’étoit pas permis autrefois aux Janissaires de se marier, les Turcs étant persuadez que les soins du mênage rendent les soldats moins propres à la profession des armes. Aujourd’hui se marie qui veut avec le consentement des chefs qui ne le donnent pourtant sans argent. La principale raison qui détourne les Janissaires du mariage, c'est qu’il n’y a que les garçons qui parviennent aux Charges, dont les plus recherchées sont d’être Chefs de leurs chambres : car toute cette milice loge dans de grandes cazernes distribuées en 162. chambres. Chaque chambre a son Chef qui y commande ; mais hors de la cazerne, il ne fait fonction que de Lieutenant de compagnie et reçoit les ordres du Capitaine.

Chaque chambre d’ailleurs a son Porte-enseigne, son Dépensier, son Cuisinier, son Porteur d’eau. Au-dessus des Capitaines il n’y a que le Lieutenant Général des Janissaires, qui obéit à l’Aga. Outre la paye ordinaire, l’Empereur donne tous les ans aux Janissaires un Juste-au-corps de drap de Salonique, et tous les jours il leur fait distribuer du ris, de la viande, et du pain. La Chambre les loge moyennant un demi pour cent sur la paye qu’ils tirent en temps de Paix, et de sept pour cent en temps de Guerre. Cette paye n’est que depuis deux aspres par jour jusques à douze, et n’augmente même que peu à peu à mesure qu’ils servent ; lorsqu’ils sont estropiez ils deviennent morte payes. Le Bonnet de cérémonie des Janissaires est fait comme la manche d’une casaque ; l’un des bouts sert à couvrir leur tête, et l’autre pend sur leurs épaules ; on attache à ce bonnet sur le front une espece de tuyau d'argent doré, long de demi pied, garni de fausses pierreries. Quand les Janissaires marchent pour aller à l’armée, le Sultan leur fournit des chevaux pour porter leur bagage, et des chameaux pour porter leurs tentes : sçavoir un cheval pour dix soldats, et un chameau pour vingt. A l’avenement de chaque Sultan sur le Thrône, on augmente leur paye d’un aspre par jour.

Les Chambres heritent de la dépoüille de ceux qui meurent sans enfans, et les autres quoi-qu’ils ayent des enfans ne laissent pas de leguer quelque chose à leur chambre. Parmi les Janissaires il n’y a que les Solacs et les Peyes qui soient de la garde de l’Empereur : les autres ne vont au Serrail que pour accompagner leurs Commandans les jours de Divan, et pour empescher les desordres qui pourroient arriver dans la cour ; ordinairement on les met en sentinelle aux portes et aux carrefours de la ville pour y faire le guet. Tout le monde les craint et les respecte, quoi-qu’ils n’aient qu’une canne à la main ; car on ne leur donne leurs armes que lors qu’ils vont en campagne. La pluspart des Janissaires ne manquent pas d’éducation, étant tirez du corps des Azancoglans, parmi lesquels leur impatience ou quelqu’autre defaut ne leur a pas permis de rester. Ceux qui doivent estre reçeus passent en reveuë devant le Commissaire, et chacun tient le bas de la veste de son compagnon. On écrit leurs noms sur le registre du Grand Seigneur, aprés-quoi ils courent tous vers leur Maître-de-chambre, qui pour leur faire connoître qu’ils sont sous sa jurisdiction, leur donne à chacun en passant un coup de main derriere l’oreille. On leur fait faire deux sermens lors de leur enrollement ; le premier est de servir fidellement le Grand Seigneur ; le second de suivre la volonté de leurs camarades touchant les affaires du corps. Il n’y a point de corps dans la Turquie qui soit si uni que celui des Janissaires ; c’est cette grande union qui soutient leur authorité, et qui leur donne quelquefois la hardiesse de déposer les Sultans. Quoi-qu’ils ne soient que douze ou treize mille dans Constantinople, ils sont assûrez que leurs camarades, quelque part de l’Empire qu’ils soient, ne manqueront pas d’approuver leur conduite.

S’ils croient avoir sujet de se plaindre, leur mécontentement commence à éclater dans la cour du Divan, dans le temps qu’on leur distribuë les jattes de Ris preparé dans une des cuisines du Grand Seigneur ; car ils mangent fort tranquillement s’ils sont contens ; et au contraire ils poussent la jatte du bout du pied et la renversent, s’ils ne sont pas satisfaits du Ministere. Il n’y a point d’insolences qu’ils ne soient capables de dire dans ce temps-là contre les premiers Ministres, étant bien persuadez qu’on ne manquera pas de leur donner satisfaction : c'est à quoi l’on tâche aussi de pourvoir de bonne heure pour prévenir leur soulevement, sur tout quand on leur doit plusieurs payes. Les mutineries des Janissaires sont fort à craindre : combien de fois n’ont-ils pas fait changer en un instant la face de l’Empire ? Les plus fiers Sultans et les plus habiles Ministres ont souvent éprouvé combien il étoit dangereux d'entretenir en temps de paix une milice, qui connoît si bien ses interests. Elle déposa Bajazet II. en 1512. Elle avança la mort d’Amurat III. en 1595. Elle menaça Mahomet III. de le deshonorer. Osman II. qui avoit juré leur perte, ayant imprudemment fait éclater son dessein, en fut indignement traitté, car on le fit marcher à coups de pieds depuis le Serrail jusques au Château des sept tours, où il fut étranglé l’an 1622. Mustapha I. que cette insolente milice mit à la place d'Osman, fut détrôné deux mois aprés, par ceux-là mêmes qui l’avoient elevé. Ils firent aussi mourir Sultan Ibrahim en 1649. aprés l’avoir traîné ignominieusement aux sept tours. Son fils Mahomet IV. ne fut pas si malheureux ; mais on le déposseda aprés le dernier siege de Vienne, lequel pourtant n’échoüa que par la faute de Cara-Moustapha premier Visir. On préfera à ce Sultan son frere Solyman III. Prince sans merite, qui fut déposé à son tour quelque temps aprés.

A l’égard de la Sultane mere, des Visirs, du Caïmacan, des premiers Eunuques du Serrail, du grand Tresorier, et de leur Aga même, les Janissaires se joüent de leurs personnes, et demandent leurs têtes au moindre mécontentement. Tout le monde sait comment ils traitérent, au commencement de ce siecle, le Moufti Fesullah-Effendi qui avoit été precepteur de Sultan Mustapha. Ce Prince qui l’aimoit aveuglément ne put empêcher qu’il ne fust traîné sur la claye à Andrinople, et jetté dans la riviere. Le seul temperamment qu’on ait pû apporter jusques à present pour reprimer l’insolence de ces soldats, a été de leur opposer les Spahis, et de les rendre jaloux les uns des autres ; mais ils ne s’accordent que trop en certaines occasions. On a beau les faire changer de quartier ; comme les absents approuvent toûjours ce que leurs camarades ont fait, il n’est gueres possible d’éviter leur furie, quand ils se mettent en tête qu’on leur a fait quelque grande injustice. L’histoire des Turcs ne fournit pas beaucoup d’exemples, qu’on soit venu à bout de les appaiser sans leur faire de grandes largesses, ou sans qu’il en ait coûté la vie aux plus grands officiers de l’Empire.

On n’a jamais osé confisquer le Thresor des Janissaires, ni s’emparer des biens que leurs Officiers possedent en propre en plusieurs endroits de l’Asie, comme à Cataye, à Angora, à Caraissar et dans d’autres places. Quand le Général vient à mourir, le Thresor herite de ses biens : c’est le seul officier dont les dépoüilles ne sont point confisquées au profit de l’Empereur. Ce Général a l’avantage de se présenter devant le Sultan, les bras libres ; au lieu que le premier Visir et les autres Grands de la Porte, ne paroissent jamais en sa présence, que les bras croisez sur l’estomac, ce qui est plûtost une posture servile que respectueuse.

Aprés l’Aga des Janissaires, les principaux officiers de ce corps sont : le Lieutenant de l’Aga ; le Grand Prevost ; le Capitaine des Baillifs, qui marchent aux côtez de l’Empereur les jours de ceremonie ; les Capitaines de ses archers à pied ; le Commandant de ses valets de pied : ces derniers marchent, de même que les archers à pied, auprés de la personne du Grand Seigneur lorsqu’il va par la ville. Ils ne sont que soixante et ils portent des bonnets d’or battu, garnis sur le devant d’une plume toute droite. Pour les archers à pied, ou les archers de la garde du corps, ils sont au nombre de trois ou quatre cens ; et les jours de bataille, ils sont autour de Sa Hautesse avec des arcs et des fléches seulement, pour ne pas effrayer son cheval. Leur habit est un doliman ou soutanne de drap, retroussée par les coins jusques à la ceinture, et qui laisse voir leur chemise ; leur bonnet est de drap terminé en pointe, garni de plumes en maniere d’aigrette. Ces archers tirent des fléches de la main gauche aussi-bien que de la droite : on leur apprend cet exercice, afin qu’ils ne tournent jamais le dos au Grand Seigneur. Quand ce Prince passe des rivieres, ils nagent autour de son cheval, et vont sonder le gué avec toute l’application possible : aussi par récompense, à la premiere riviere que le Sultan passe, il leur fait distribuer à chacun un écu s’ils ont de l’eau jusqu’au genou ; s’ils en ont jusques à la ceinture, ils ont deux écus, et trois quand l’eau passe la ceinture.

On tire encore du corps des Janissaires, les canoniers, et ceux qui ont soin des armes. Les canoniers sont envi-ron douze cens, qui reçoivent les ordres du Grand Maître de l’Artillerie : ils logent à Topana dans des cazernes distribuées en 52. chambres ; mais il s’en faut bien qu’ils ne soient aussi habiles que les chrêtiens, pour la fonte et pour le service de l’artillerie. Ceux qui prennent soin des armes, sont au nombre de six cens, divisez en 60. chambres, et ils logent dans des cazernes auprés de sainte Sophie ; non seulement ils prennent soin de la conservation des anciennes armes qui sont dans les arsenaux, mais encore de celles des Janissaires et des Spahis à qui ils les distribuent en bon êtat quand il faut aller à l’armée.

Outre les Janissaire dont je viens de parler, toutes les provinces de ce vaste Empire sont remplies présentement de fantassins qui portent le nom de Janissaires : mais ces Janissaires du second ordre ne sont pas enrollez dans le corps des Janissaires de la Porte, et n’ont rien de l’ancienne discipline des Turcs. Tous les scelerats qui veulent se soustraire à la justice ordinaire, et même les honnêtes gens qui veulent se mettre à couvert des insultes des scelerats ; ceux qui veulent éviter les taxes et se décharger des devoirs publics, achettent des Colonels des Janissaires qui sont dans les villes de province, le titre de Janissaires. Il y en a qui bien loin de recevoir la paye, donnent quelques aspres par jour à ces Officiers, pour pouvoir joüir des mesmes privileges : plusieurs passent pour estropiez ou pour morte-payes, et vivent tranquillement chez eux sans être obligez d’aller à l’armée. Est-il surprenant aprés cela que les forces des Turcs soient si diminuées ? jamais ils n’ont eu tant de soldats, ni de si petites armées : les Officiers qui sont obligez de marcher, font passer leurs domestiques pour soldats, et prennent de l’argent de ceux qui devroient porter les armes pour le service du Prince. Il semble que la corruption qui s’est introduite dans ce grand Empire, le menace de quelque étrange révolution.

Il ne faut pas confondre non plus avec les Janissaires, d’autres fantassins que l’on appelle Azapes et Arcangis. Les Azapes sont de vieilles bandes musulmanes, plus anciennes même que les Janissaires, mais fort méprisées ; ils servent de pioniers, quelquefois même de pont à la cavalerie dans les marais, et de fascines pour comber les fossez des places que l’on assiége. Les Arcangis sont comme les enfans perdus, qui n’ont point de paye non plus que les Azapes, et qui ne sont destinez que pour ravager les frontieres des ennemis : cependant en pleine paix, car la guerre n’est censée être declarée que lorsque l’artillerie marche, les Arcangis ne laissent pas de faire toûjours des courses et de piller leurs voisins. S’ils s’en trouve quelques-uns parmi ces troupes qui deviennent bons soldats, aprés quelque action vigoureuse on les fait entrer dans le corps des Janissaires.

Voilà, Monseigneur, ce qui regarde l’infanterie des Turcs, leur cavalerie n’est pas en meilleur état aujourd’hui : elle est composée de deux sortes de gens que l’on connoît sous le nom de Spahis, mais il faut les distinguer avec soin. Les uns sont à la solde de l’Empereur, et les autres non. Les Spahis à la solde, sont divisez en plusieurs Cornettes, dont les principales sont, la jaune et la rouge : ceux qui ne tirent point de paye sont de deux sortes, les Zaims et les Timariots.

Les Spahis à la solde sont tirez du corps de Ichoglans et de celui des Azancoglans, qui ont été nourris dans les Serrails du Grand Seigneur. La moindre de leur paye est de 12 aspres par jour, et la plus forte de 100. Ceux qui sortent des Ichoglans commencent ordinairement avec 20 ou 30 aspres de paye, laquelle augmente suivant leur merite, ou le credit de leurs amis. En temps de guerre tous les Spahis à la solde qui rapportent des têtes des ennemis, gagnent deux aspres d’augmentation par jour. Ceux qui apprennent les premiers au Grand Seigneur la mort de quelqu’un de leurs camarades, en attrapent autant.

La paye des Spahis se fait dans la sale et en présence du Grand Visir, ou de son Chiaïa, afin d’éviter tout sujet de plainte. Quoiqu’on ignore la naissance des Spahis, on peut les regarder comme la noblesse du pays : leur éducation les a mieux formez que les autres Turcs, et par tous pays les bonnes mœurs devroient faire la veritable noblesse. Ceux de la Cornette rouge n’étoient autrefois que les serviteurs de ceux de la Cornette jaune ; ils sont tous égaux aujourd’hui, et même les rouges avoient pris le dessus sur leurs maîtres sous Mahomet III. qui dans une bataille où les Spahis jaunes avoient laché le pied, rétablit ses affaires par la valeur des rouges.

Les armes des uns et des autres sont la lance et le cimeterre, quelques-uns se servent du dard qu’ils manient avec une adresse admirable : ce dard est un bâton ferré par un bout, et qui n’a qu’environ deux pieds et demi de long. Ils portent aussi l’epée, mais elle est attachée à côté de la selle de leur cheval et passe sous la cuisse du cavalier, de telle sorte qu’elle n’empéche pas qu’on ne fasse le coup de pistolet et de carabine. Il y en a aussi qui se servent d’arcs et de flêches, sur-tout les Spahis d’Anatolie, car ceux d’Europe ou de Romelie comptent plus sur nos armes. Cependant ces troupes combattent sans ordre et par pelotons, au lieu d’escadroner et de se rallier à propos. Mahomet Cuperli Grand Visir, qui savoit bien la guerre, bien loin de les discipliner, affecta de les humilier et de les entretenir dans leur ignorance, de peur que leur insolence n’augmentast. Depuis ce temps-là ce corps a beaucoup perdu de son ancienne reputation : on leur donne aujourd’hui la bastonade sous la plante des pieds, de crainte que si on les foüettoit ils ne pûssent pas monter à cheval ; et par une raison opposée on foüette les Janissaires, parce qu’ils ont besoin de leurs pieds dans les marches.

Quand le Grand Seigneur va commander ses armées, il fait distribuer de grosses sommes aux Spahis. On met un Spahi et un Janissaire en sentinelle à chaque corde de sa tente, et autant à celle du premier Visir. Les autres Cornettes de ce corps sont, la blanche, la blanche et rouge, la Cornette blanche et jaune, et la Cornette verte : mais les Spahis les plus illustres sont ceux qu’on appelle Mutafaraca, qui tirent quarante aspres de paye par jour. L’Empereur est leur Colonel, ils sont destinez pour l’accompagner, et sont environ cinq cens.

A l’égard des autres cavaliers, qu’on appelle Zaims et Timariots, ce sont des Chevaliers à qui le Grand Seigneur donne à vie des Commanderies appellées Timars, à condition qu’ils entretiendront un certain nombre de cavaliers pour son service. Les premiers Sultans étant les maîtres des Fiefs de l’Empire, les erigérent en Baronies ou Commanderies pour récompenser les services des plus braves, et sur tout pour lever et pour entretenir des troupes sans débourser de l’argent : mais Solyman II. établit l’ordre et la discipline parmi ces Chevaliers ou Barons de l’Empire, et l’on regla par ses ordres le nombre des cavaliers que chacun d’eux seroit obligé d’entretenir. Ce corps a été non seulement tres-puissant, mais tres-illustre par tout l’Empire. L’avarice qui est le vice ordinaire des Orientaux, l’a fait tomber depuis quelques années. Les Viceroys et les Gouverneurs de Provinces font si bien par leurs intrigues à la Cour, que les Commanderies mêmes qui sont hors de leurs gouvernemens, sont données à leurs domestiques, ou à ceux qui en offrent le plus d’argent.

Les Zaims et les Timariots ne different quasi entre eux que par le revenu. Les Zaims ont les plus fortes Commanderies, et leurs revenus sont depuis vingt mille, jusques à quatre-vingt dix-neuf mille neuf cens quatre-vingt dix-neuf aspres. S’il y avoit un aspre de plus, ce seroit le revenu d’un Pacha : ainsi lorsqu’un Commandeur vient à mourir, l’on partage la Commanderie, supposé qu’elle ait augmenté de revenu sous le deffunt, comme cela arrive ordinairement ; car on les augmente plutôt que de les laisser déperir. Les Zaims doivent entretenir pour le moins quatre cavaliers, à raison de cinq mille aspres de rente pour la dépense de chacun.

Il y a deux sortes de Timariots, les uns reçoivent leurs provisions de la Porte, et les autres du Viceroy du pays ; mais leurs équipages sont moindres que ceux des Zaims, et leurs tentes plus petites et proportionnées à leur revenu. Ceux qui reçoivent leurs patentes de la Cour, ont depuis cinq ou six mille, jusques à dix-neuf mille neuf cens quatre-vingt dix-neuf aspres : s’ils avoient un aspre de plus, ils passeroient au rang des Zaims. Ceux qui prennent des Lettres patentes des Viceroys, ont de revenu depuis trois mille aspres jusqu’à six mille. Chaque Timariot est obligé d’entretenir un cavalier par chaque trois mille aspres du revenu qu’il tire de sa Commanderie.

Les Zaims et les Timariots doivent marcher en personne à l’armée, aux premiers ordres qu’ils reçoivent, sans que rien les puisse dispenser de ce devoir ; les malades vont en litiere, et les enfans dans des paniers ou dans des berceaux. Les Timariots sont obligez de fournir des paniers à leurs cavaliers, qui s’en servent à porter la terre necessaire pour combler les fossez et les tranchées. Cette cavalerie est mieux disciplinée que celle qu’on appelle proprement Spahis, quoique les Spahis soient plus lestes et plus vigoureux : ceux-ci ne combattent que par pelotons à la tête des plus anciens cavaliers, au lieu que les Zaims et les Timariots sont divisez par regimens, et commandez par des Colonels sous les ordres des Pachas. Le Pacha d’Alep est le Colonel général de cette cavalerie lorsqu’il se trouve à l’armée, parce qu’étant naturellement le Seraskier de l’armée, c’est à lui à la commander en chef quand le grand Visir n’y est pas.

Je devrois parler ici, Monseigneur, de la milice d’Egypte, mais comme je n’en ai pas fait le voyage, je ne la connois pas assez pour avoir l’honneur de vous en rendre compte. Je passe donc à la Marine dont je me suis informé avec soin à Constantinople et dans les Isles de l’Archipel. Il n’est pas surprenant que les Turcs soient si foibles sur mer, car ils manquent de bons Matelots, d’habiles Pilotes et d’Officiers expérimentez. A peine les Pilotes du Grand Seigneur savent-ils se servir de la boussole, et il n’en est pas question sur les Saïques qui sont leurs vaisseaux marchands. Ils ne comptent que par la connoissance des côtes, qui est fort trompeuse, et ils s’en rapportent ordinairement, dans les longs voyages comme ceux de Syrie et d’Egypte, à des Grecs qui ont fait la course sous des armateurs chrétiens, et qui ont appris par routine à connoître les terres d’Asie et d’Afrique. Cependant si les Turcs vouloient s’appliquer à la navigation, ils se rendroient aisément les maîtres de la Mediterranée, et ils dissiperoient les corsaires qui font tant de tort à leur trafic. Sans compter le secours qu’ils pourroient tirer de la Grece, des Isles de l’Archipel, de l’Egypte, et de la côte d’Afrique ; la mer Noire seule leur fourniroit plus de bois et plus d’aguets qu’il n’en faudroit pour entretenir des armées formidables. Aujourd’hui les forces maritimes de ce grand Empire se trouvent réduites à 28 ou 30 vaisseaux de guerre, et l’on n’arme guere plus de 50 galeres. Les Turcs ont eu des flotes beaucoup plus puissantes du temps de Mahomet II, de Selim, de Solyman II. mais elles n’ont jamais fait de grandes expéditions. Depuis la guerre de Candie on a fort négligé la marine, et peut-être qu’elle le seroit encore davantage, si Mezomorto Capitan Pacha ne l’eût relevée de nos jours. L’avantage qu’il remporta aux Isles de Spalmadori sur les Venitiens, lui valut la prise de Scio, et r’anima le courage Mahometans. Il avoit les talents d’un grand homme de mer, et il n’oublioit rien pour engager les Officiers chrétiens au service du Grand Seigneur. Le Sultan peut avoir aujourd’hui cinq ou six Capitaines renegats qui sont fort expérimentez, mais les Matelots ignorent la manœuvre, et les Canoniers sont tres-mal-adroits. Le successeur de Mezomorto n’étoit pas fort estimé. Adraman Pacha qui fut nommé Général de la mer aprés la mort de ce dernier, étoit capable de perfectionner la marine des Turcs, si ses envieux ne l’avoient pas fait étrangler quelque temps aprés son élevation. Il étoit connu parmi les Turcs sous le nom du Pacha de Rhodes, et chez les chrétiens, sous celui du fils de la bouchere de Marseille. On le prit tout jeune sur un vaisseau de cette ville armé en course, et il eut le malheur de se faire Mahometan : il passoit chez les Turcs pour un homme fort équitable et fort desinteressé. On asseûre qu’un jour faisant la police à Scio, il demanda à qui appartenoient trois ou quatre bourriques chargées de pierres et attachées à la porte d’une maison ; et ayant appris que leurs maîtres déjeunoient tout prés de là, il poursuivit sa tournée ; mais à son retour, indigné de trouver encore ces pauvres animaux à l’attache, sans qu’il parût qu’on eût pris soin de les faire repaître, il fit appeller leurs maîtres et leur dit, qu’il étoit juste que les ânes mangeassent à leur tour ; les paysans en tomberent d’accord : mais ils furent fort surpris, quand il leur commanda de prendre chacun sur leurs dos la charge de pierres, tandis que les ânes mangeroient. On fait un semblable conte de Sultan Mourat.

La charge de Capitan Pacha est une des plus belles de l’Empire. Il est grand Amiral et Général des Galeres : son pouvoir est si absolu, lorsqu’il est hors des Dardanelles, qu’il peut faire étrangler les Vicerois et les Gouverneurs qui sont sur les côtes, sans attendre l’ordre du Sultan ; le grand Visir est le seul Ministre qui soit au-dessus de lui : sa Charge est la seconde de l’Empire, et il ne rend compte qu’au Grand Seigneur. Non seulement les Officiers de marine, mais tous les Gouverneurs des provinces maritimes reçoivent ses ordres. J’ai eu l’honneur de vous dire, Monseigneur, qu’il n’y avoit à Constantinople que 28 ou 30 vaisseaux de guerre.

Pour ce qui est des galeres, on les distingue en deux classes, celles de Constantinople, et celles de l’Archipel. Celles de Constantinople ne tiennent la mer que pendant l’été. On les desarme au retour de la campagne pour les enfermer dans l’arsenal de Cassum Pacha : la pluspart des Beys ou Capitaines sont des renegats. Outre le corps de la galere, l’artillerie et le biscuit, l’Empereur donne encore les soldats, le reste de l’équipage qui consiste en 200 rameurs, et le suif pour espalmer. Si les Capitaines sont assez riches pour substituer leurs esclaves à ces rameurs, ils font des profits considerables, car ils tirent douze mille livres pour la paye des rameurs, et profitent encore des journées de leurs esclaves qu’ils font travailler sur terre autant qu’ils peuvent pendant le reste de l’année. Quand il n’y a pas assez de rameurs, on loüe à Constantinople des esclaves des particuliers pour faire la campagne ; mais on ne tire pas grand service de tous ces malheureux qui n’ont nulle experience, et la pluspart perissent sur mer. Vous savez mieux que personne, Monseigneur, que le service de mer demande beaucoup plus de pratique que celui de terre. Pour renforcer les soldats des galeres, les Turcs y mêlent quelques Janissaires.

Les galeres de l’Archipel doivent être prêtes à se mettre en mer en tout temps. Les Capitaines sont payez sur les assignations des Isles, et ils sont obligez de fournir les forçats et les soldats ; car le Grand Seigneur ne leur donne que le corps de la galere, l’artillerie et les agrets. Pour conserver leurs esclaves, ils évitent le combat autant qu’ils peuvent ; et la pluspart même n’ont ni le nombre de galeres qu’ils doivent entretenir, ne leurs équipages complets, parce que le Capitan Pacha, pour quelque somme d’argent qu’on sçait lui donner à propos, fait souvent semblant de n’y pas prendre garde ; par conséquent la discipline militaire n’est observée que tres-légérement.

Les Beys de Rhodes et de Scio doivent entretenir sept galeres dans chacune de ces Isles. Celui de Chypre six. Ceux de Metelin, de Negrepont, de Salonique, de la Cavale, chacun une. Andros et Syra ensemble n’en fournissent qu’une ; de même que Naxie et Paros. Le Capitan Pacha vient pendant l’été faire sa ronde dans l’Archipel pour exiger la capitation, et pour prendre connoissance des affaires qui s’y sont passées : Il tient ordinairement ses grands jours dans un Port de l’Isle de Paros appellé Drio ; il est là comme dans le centre de l’Archipel. Les administrateurs des Isles y viennent faire leurs presents et porter les sommes auxquelles châque Isle est taxée : c’est dans ce même endroit que le Capitan Pacha juge en dernier ressort toutes les affaires tant civiles que criminelles.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, etc.