Lettre de Schiller à Goethe, 23 août 1794

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Lettre de Schiller sur les caractères du génie de Goethe et le développement de son esprit
Traduction par Jules (Francisque) Gérard.
Texte établi par Jules (Francisque) GérardJ. Delalain et Fils (p. 7-11).

3.

Lettre de Schiller. Sur les caractères du génie de Gœthe et le développement de son esprit
Iéna, 23 août 1794.

On m’a apporté hier l’agréable nouvelle de votre retour à Weimar[1]. Nous avons donc l’espoir de vous revoir bientôt parmi nous ; pour ma part, je le souhaite de tout mon cœur. Mes derniers entretiens avec vous ont mis en mouvement la masse entière de mes idées ; ils ont touché à un sujet qui m’occupe vivement depuis plusieurs années. Sur bien des questions que je n’avais pas complètement éclaircies, la contemplation de votre esprit (je ne puis désigner autrement l’impression générale de vos idées sur moi) a jeté une lumière inattendue. Ce qui me manquait, c’était un objet, un corps pour soutenir mes spéculations ; vous m’avez mis sur sa trace. Votre regard observateur, qui se repose sur les choses, si tranquille et si clair, vous met à l’abri des écarts auxquels se laissent aller si facilement et la spéculation et l’imagination, cette faculté supérieure, et qui n’obéit qu’à elle-même. Ce que l’analyse cherche péniblement, votre intuition pénétrante le saisit d’un seul coup et bien plus complètement ; et c’est parce qu’elle forme en vous un tout indivisible, que votre richesse vous est cachée ; car il est malheureusement vrai qu’on ne connaît que ce qu’on divise. Aussi des esprits tels que le vôtre savent-ils rarement à quelle profondeur ils ont pénétré, et combien ils ont peu besoin de faire d’emprunts à la philosophie qui ne peut, au contraire, rien apprendre que d’eux. Décomposer ce qui lui est une fois donné, est, en effet, son seul pouvoir ; mais donner un objet à ce travail n’est pas l’affaire de l’analyse ; c’est le propre du génie qui, sous l’influence obscure mais sûre de la pure raison, enchaîne ses conceptions d’après des lois objectives.

Depuis longtemps déjà, quoique de loin, j’observe la marche de votre esprit, et je considère avec une admiration toujours nouvelle la voie que vous vous êtes tracée. Vous cherchez ce qu’il y a de nécessaire dans la nature ; mais vous le cherchez par une route si difficile, que tout esprit moins puissant que le vôtre se garderait de s’y engager. Vous embrassez la nature tout entière, pour vous éclairer sur les détails, et c’est dans l’universalité de ses manifestations que vous cherchez l’explication fondamentale des individus. De l’organisme le plus simple, vous vous élevez pas à pas à un organisme plus compliqué, afin de construire enfin génésiquement, à l’aide des matériaux de l’édifice de la nature tout entier, le plus compliqué de tous les organismes, l’homme. En retrouvant ainsi l’enchaînement des créations successives de la nature, vous cherchez à pénétrer les mystères les plus cachés de son art ; idée grande et vraiment héroïque, qui montre suffisamment combien votre esprit sait maintenir dans une belle unité l’ensemble de ses conceptions ! Vous ne pouvez jamais avoir eu l’espoir que votre vie suffirait pour atteindre un tel but ; mais ouvrir une telle voie est plus beau que d’en parcourir jusqu’au bout aucune autre ; et comme Achille dans l’Iliade, vous avez choisi entre Phtie[2] et l’immortalité. Si vous étiez né en Grèce, ou seulement en Italie, et qu’une nature choisie et un art idéaliste vous eussent entouré, dès le berceau, votre route aurait été singulièrement abrégée ; peut-être même eût-il été absolument inutile de vous y engager. La première intuition des choses vous aurait découvert la forme du nécessaire, et, dès les premiers essais, le grand style se serait développé en vous. Mais comme vous êtes né en Allemagne, comme votre esprit grec a été jeté au milieu de cette nature septentrionale, il n’y avait d’autre alternative possible pour vous que de devenir un artiste du Nord, ou de rendre à votre imagination, par le secours de la pensée, ce que la réalité lui refusait, et de tirer du fond de vous-même, suivant une méthode rationnelle, toute une Grèce véritable. À ce moment de la vie où l’âme se forme un monde intérieur à l’image de celui qui l’environne, entouré de formes imparfaites, vous aviez comme reçu en vous une nature sauvage et septentrionale ; mais votre génie, triomphant de ces matériaux défectueux, reconnut leur imperfection par une révélation intérieure que la connaissance de la nature grecque vint plus tard confirmer extérieurement. Il vous fallut alors corriger, d’après le modèle plus parfait que s’était formé votre esprit créateur, la vieille et imparfaite nature déjà entrée dans votre imagination, et vous n’avez pu y réussir qu’en suivant la direction donnée par de pures conceptions. Mais cette direction logique que l’esprit de réflexion est contraint de prendre, ne s’accorde pas avec la direction esthétique, suivant laquelle seule il peut créer. Vous avez donc un travail de plus à accomplir : comme vous vous êtes élevés d’abord des données de l’expérience sensible à l’abstraction, il vous a fallu, à l’inverse, transformer les pures conceptions de l’esprit en images, et les pensées en sentiments ; car ce sont là les seuls agents qui puissent servir aux créations du génie.

C’est ainsi que je juge la marche de votre esprit ; ai-je raison ? vous pouvez le savoir mieux que personne. Mais ce que vous ne savez pas, sans doute, parce que le génie demeure toujours pour lui-même le plus impénétrable des mystères, c’est l’admirable accord de votre instinct philosophique avec les plus purs résultats de la raison spéculative. Au premier abord, on pourrait croire qu’il n’y a rien de plus opposé que l’esprit spéculatif qui part de l’unité, et l’esprit intuitif qui part de la diversité. Si pourtant le premier cherche avec franchise et sincérité à se rapprocher de l’expérience ; si le second, avec une énergie active et libre, s’efforce d’atteindre la loi, ils ne peuvent manquer de se rencontrer à moitié chemin. L’esprit intuitif, il est vrai, n’a affaire qu’aux individus, l’esprit spéculatif qu’aux genres. Mais si l’esprit intuitif est créateur, et cherche dans les données de l’expérience le caractère de nécessité qu’elles recèlent, les objets de sa création seront des individus, sans doute, mais des individus revêtus des caractères du genre. Si, à son tour, l’esprit spéculatif est vraiment créateur, et ne perd pas de vue l’expérience, tout en s’élevant au-dessus d’elle il ne produira que des types généraux ; mais ces types conserveront la possibilités de la vie, et auront avec les objets réels des rapports fondés.

Mais je m’aperçois qu’au lieu d’une lettre, c’est une dissertation que je suis en train d’écrire ; pardonnez-le-moi en pensant au vif intérêt que ce sujet m’a inspiré ; et si vous ne reconnaissez pas votre image dans ce miroir, n’allez pas, pour cela, je vous en supplie, le rejeter loin de vous.

M. de Humboldt voudrait garder quelques jours encore le petit écrit de Moritz[3] ; je l’ai lu moi-même avec un grand intérêt, et je lui dois plus d’un enseignement important. C’est un plaisir véritable de pouvoir se rendre clairement compte d’une manière de procéder tout instinctive, qui pourrait facilement conduire à l’erreur, et de rectifier ses sentiments par des lois. Lorsqu’on poursuit le cours des idées de Morizt, on voit peu à peu une belle ordonnance pénétrer l’anarchie de la langue, et si l’on découvre à cette occasion à la fois l’imperfection et les limites de notre idiome, on apprend aussi à connaître sa force, et l’on sait comment et à quoi on peut l’employer.

L’ouvrage de Diderot[4], surtout dans la première partie, est fort intéressant, et, pour un semblable sujet, il est traité avec une décence des plus édifiantes. Permettez-moi de le garder aussi pendant quelques jours encore.

Il serait bon qu’on pût bientôt mettre le nouveau journal en train ; dans le cas où il vous serait agréable d’ouvrir vous-même la première livraison, je prendrais la liberté de vous demander si vous ne voudriez pas y faire paraître votre roman, parties par parties. Que vous le destiniez ou non à notre journal, vous me feriez une grande faveur, si vous vous vouliez bien me le communiquer. Mes amis et ma femme se rappellent à votre bon souvenir.

Je suis avec un profond respect votre très-obéissant serviteur,

Schiller.

  1. Il s’agit du voyage que Gœthe venait de faire de Weimar à Iéna, pour conférer avec Schiller sur le nouveau projet de journal, et commencer plus directement avec lui cet échange fécond d’idées et de sentiments qui remplit la correspondance.
  2. Phthie est la patrie d’Achille ; choisir entre Phthie et l’immortalité, c’était pour le héros grec préférer la gloire au retour et au bonheur dans sa patrie.
  3. Il s’agit sans doute du Traité sur l’Imitation artistique du Beau (Ueber bie bilbeube Rachahmung hes Schönen) que Moritz publia au retour d’un voyage en Italie, où il s’était rencontré avec Gœthe (1788). Moritz, né en 1757 à Hameln (Hanovre), mort en 1793, se distingua par ses écrits sur l’art ; Goethe s’était lié avec lui d’une étroite amitié, et on croit qu’il inspira la composition du Traité cité plus haut.
  4. Diderot est l’un des écrivains français que les Allemands ont le plus goûté ; il avait inspiré en partie la réforme dramatique de Lessing ; il excite l’enthousiasme de Schiller, qui va jusqu’à excuser les moins excusables écarts de son génie, y voyant toujours quelque chose de poétique, d’humain et de naïf. (Voir la dissertation de Schiller sur la poésie naïve et sentimentale.)