Lettre du 18 novembre 1664 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 438-442).
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55. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONE.

Mardi au soir[1] (18e novembre).

J’ai reçu votre lettre qui me fait bien voir que je n’oblige pas un ingrat : jamais je n’ai rien vu de si 1664 agréable et de si obligeant. Il faudroit être bien exempte d’amour-propre pour n’être pas sensible à des louanges comme les vôtres. Je vous avoue donc que je suis ravie que vous ayez bonne opinion de mon cœur, et je vous assure de plus, sans vouloir vous rendre douceur pour douceur, que j’ai une estime pour vous infiniment au-dessus des paroles dont on se sert ordinairement pour expliquer ce que l’on pense, et que j’ai une joie et une consolation sensible de vous pouvoir entretenir d’une affaire où nous prenons tous deux tant d’intérêt. Je suis bien aise que notre cher solitaire[2] en ait sa part. Je croyois bien aussi que vous instruisiez votre incomparable voisine[3]. Vous me mandez une agréable nouvelle en m’apprenant que je fais un peu de progrès dans son cœur ; il n’y en a point où je sois plus aise de 1664 m’avancer : quand je veux avoir un moment de joie, je pense à elle, et à son palais enchanté[4]. Mais je reviens à nos affaires ; insensiblement je m’amusois à vous parler des sentiments que j’ai pour vous, et pour votre agréable amie.

Aujourd’hui notre cher ami est encore allé sur la sellette. L’abbé d’Effiat[5] l’a salué en passant. Il lui a dit en lui rendant son salut : « Monsieur, je suis votre très humble serviteur, » avec cette mine riante et fine que nous connoissons. L’abbé d’Effiat en a été si saisi de tendresse, qu’il n’en pouvoit plus.

Aussitôt que M.  Foucquet a été dans la chambre, M.  le chancelier lui a dit de s’asseoir. Il a répondu : « Monsieur, vous prîtes hier avantage de ce que je m’étois assis : vous croyez que c’est reconnoître la chambre. Puisque cela est, je vous supplie de trouver bon que je ne me mette pas sur la sellette. » Sur cela, M.  le chancelier a dit qu’il pouvoit donc se retirer. M.  Foucquet a répondu : « Monsieur, je ne prétends point par là faire un incident nouveau. Je veux seulement, si vous le trouvez bon, faire ma protestation ordinaire, et en prendre acte : après quoi je répondrai. » Il a été fait comme il a souhaité ; il s’est assis, et on a continué la pension des gabelles, où il a parfaitement bien répondu. S’il continue, ses interrogations lui seront bien avantageuses. On parle fort à Paris de son admirable esprit et de sa fermeté. Il a demandé une chose qui me fait frissonner : il conjure une de ses amies de lui faire savoir son arrêt par une certaine voie 1664 enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu le lui enverra[6], sans préambule, afin qu’il ait le temps de se préparer à en recevoir la nouvelle par ceux qui viendront lui dire ; ajoutant que pourvu qu’il ait une demi-heure à se préparer, il est capable de recevoir sans émotion tout le pis qu’on lui puisse apprendre. Cet endroit-là me fait pleurer, et je suis assurée qu’il vous serre le cœur.

Mercredi[7].

On n’a point entré aujourd’hui à la chambre, à cause de la maladie de la Reine, qui a été à l’extrémité[8] : elle est un peu mieux. Elle reçut hier au soir Notre-Seigneur comme viatique. Ce fut la plus magnifique et la plus triste chose du monde, de voir le Roi et toute la cour, avec des cierges et mille flambeaux, aller querir et reconduire le saint sacrement. Il fut reçu avec une autre infinité de lumières[9]. La Reine fit un effort pour se soulever, et le reçut avec une dévotion qui fit fondre en larmes tout le monde. Ce n’étoit pas sans peine qu’on l’avoit mise en cet état. Il n’y avoit eu que le Roi capable de lui faire entendre raison ; à tous les autres elle avoit dit qu’elle vouloit bien communier, mais non pas pour mourir : on avoit été deux heures à la résoudre.

L’extrême approbation que l’on donne à tout ce que répond M. Foucquet déplaît infiniment à Petit[10] : il craint qu’il ne gagne des cœurs. On croit même qu’il fera que Puis fera le malade[11] pour interrompre le cours des admirations, et avoir le loisir de prendre un peu haleine des autres mauvais succès. Je suis très-humble servante du cher solitaire, de Madame votre femme[12] et de l’adorable Amalthée[13].


  1. Lettre 55. — i. « Cette lettre a été placée jusqu’à présent à la suite de celle du lundi ier décembre : voyez p. 454. Un examen réfléchi démontre que sa date véritable est le mardi au soir, 18 novembre. Ici l’on continue l’examen de la question des gabelles, qui avait été commencé la veille : voyez la lettre précédente. La maladie de la Reine donne d’ailleurs la date de la manière la plus positive. La transposition de cette lettre jetait beaucoup d’obscurité sur cette partie de la Correspondance. » (Note de l’édition de 1818.) — La copie Amelot met cette lettre à sa vraie place, à celle qu’elle a ici. Dans la copie de Troyes, elle vient, comme dans les anciennes éditions, après celle du 1er décembre, et l’on a même eu soin de la dater du 2 de ce mois.
  2. Arnauld d’Andilly. Voyez la note 6 de la lettre précédente.
  3. Élisabeth (ou Isabelle) de Choiseul, fille du marquis et maréchal de Choiseul Praslin. Son mari, Henri de Guénégaud, seigneur du Plessis et de Fresnes, ancien trésorier de l’Épargne, fut enveloppé dans la disgrâce de Foucquet, et conduit à la Bastille, au mois d’août 1663. Il perdit la plus grande partie de sa fortune, par suite des restitutions auxquelles le condamna la chambre de justice. — Le château de Fresnes, où se trouvait Mme de Guénégaud, au moment où Mme de Sévigné écrivait ses premières lettres sur le procès de Foucquet, était situé dans la Brie, arrondissement de Meaux, à deux lieues de Pompone ; il a été longtemps habité par le chancelier d’Aguesseau.
  4. Voyez Walckenaer, tome III, p. 74.
  5. Jean Coiffier de Ruzé d’Effiat, abbé de Saint-Sernin (de Toulouse) et de Trois-Fontaines, frère de Cinq-Mars, et beau-frère du maréchal de la Meilleraye, grand maître de l’artillerie, qui lui fit donner un appartement à l’Arsenal. Il mourut en 1698. Voyez la lettre du 28 octobre 1671.
  6. Mme  de Sévigné n’écrit pas j’enverrai, j’enverrais, mais j’envoirai, j’envoirais. Voyez le Lexique dans le dernier volume.
  7. Mme de Sévigné écrit aussi, habituellement, mecredi, sans r.
  8. La Reine était accouchée le 16 novembre d’une princesse, nommée Marie-Anne, qui ne vécut qu’un mois ; et le lendemain 17, elle eut des convulsions qui la mirent à l’extrémité. Anne d’Autriche l’avertit de son danger, et l’engagea à recevoir les sacrements. Le 18, elle éprouva du mieux. Mme  de Motteville, qui nous fournit ces dates, ne fait pas mention de l’emplâtre de Mme  Foucquet, dont il est parlé dans la lettre suivante ; elle attribue la guérison de la Reine à l’émétique.
  9. La Gazette du 22 novembre 1664 décrit, dans un grand détail, toute cette cérémonie.
  10. Petit est un nom de convention pour désigner Colbert, et la copie Amelot substitue en effet Colbert à Petit. Puis a été entendu de Pussort, membre du grand conseil, oncle et créature de Colbert, mais c’est plutôt le chancelier Seguier. On voit en effet Puis affecter la dévotion dans l’anecdote de la supérieure des Filles de Sainte-Marie (lettre 57), et, dans la lettre du 1er  décembre, Mme de Sévigné exprime le regret de n’avoir pas trouvé au bout de sa plume la métamorphose de Pierrot en Tartuffe, mot malin qu’avait laissé échapper, en lisant la lettre adressée à Pompone, le solitaire Arnauld d’Andilly, et qui s’appliquait à Seguier, appelé souvent Pierrot dans les chansons du temps. Il n’y avait d’ailleurs qu’une maladie du chancelier qui pût faire suspendre le procès.
  11. La copie Amelot a sera au lieu du premier fera.
  12. Voyez la note 8 de la lettre 57.
  13. C’est-à-dire de Mme du Plessis Guénégaud. Son portrait sous ce nom se trouve dans la Clélie (IIIe partie, liv. II, tome VI, p. 816 et 820).