Lettres (Musset)/01

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LettresCharpentierŒuvres complètes d’Alfred de Musset. Tome X (p. 267-273).


I

À M. PAUL FOUCHER, À PARIS


Non, mon vieil ami, je ne t’ai pas oublié ; tes malheurs ne m’ont pas éloigné de toi, et tu me trouveras toujours prêt à te répondre, que tu demandes des pleurs ou des ris, que tu aies à me faire partager ta joie ou ta douleur. As-tu pu croire un instant que ton amitié me fût importune ? — Tu as eu tort, car je n’aurais pas eu, à ta place, une semblable idée. — Et, d’ailleurs, me crois-tu plus favorisé que toi de la fortune ? Écoute, mon cher ami, écoute ce qui m’arrive.

J’avais à peine expédié mon examen, que je pensais aux plaisirs qui m’attendaient ici. Mon diplôme de bachelier rencontra dans ma poche mon billet de diligence, et l’un n’attendait que l’autre. Me voici au Mans ; je cours chez mes belles voisines ; tout s’arrange à merveille. On m’emmène dans un vieux château. — Un maudit catarrhe oublié depuis six mois reprend ma grand’mère. Je reçois une lettre qui m’annonce qu’elle est en danger, et, huit jours après, une seconde lettre vient m’avertir de prendre le deuil. — Voilà donc à quoi tient le plaisir et le bonheur de cette vie ! Je ne puis te dire quelles affreuses réflexions m’a fait faire cette mort arrivée si vite. — Je l’avais laissée, quinze jours auparavant, dans une grande bergère, causant avec esprit et pleine de santé ; et, maintenant, la terre recouvre son corps. Les larmes que sa mort fait répandre à ceux qui l’entouraient seront bientôt sèches ; et voilà pourtant le sort qui m’attend, qui nous attend tous ! Je ne veux point de ces regrets de commande, de cette douleur que l’on quitte avec les habits de deuil. J’aime mieux que mes os soient jetés au vent ; toutes ces larmes feintes ou trop promptement taries ne sont qu’une affreuse dérision.

Mon frère est reparti pour Paris. Je suis resté seul dans ce château, où je ne puis parler à personne qu’à mon oncle, qui, il est vrai, a mille bontés pour moi ; mais les idées d’une tête à cheveux blancs ne sont pas celles d’une tête blonde[1]. C’est un homme excessivement instruit ; quand je lui parle des drames qui me plaisent ou des vers qui m’ont frappés, il me répond : « Est-ce que tu n’aimes pas mieux lire tout cela dans quelque bon historien ? Cela est toujours plus vrai et plus exact. »

Toi qui as lu l’Hamlet de Shakspeare, tu sais quel effet produit sur lui le savant et érudit Polonius ! — Et pourtant cet homme-là est bon ; il est vertueux, il est aimé de tout le monde ; il n’est pas de ces gens pour qui le ruisseau n’est que de l’eau qui coule, la forêt que du bois de telle ou telle espèce, et des cents de fagots. — Que le ciel les bénisse ! ils sont peut-être plus heureux que toi et moi.

Je m’ennuie et je suis triste. Je ne te crois pas plus gai que moi ; mais je n’ai pas même le courage de travailler. Eh ! que ferais-je ? Retournerai-je quelque position bien vieille ? Ferai-je de l’originalité en dépit de moi et de mes vers ? Depuis que je lis les journaux (ce qui est ici ma seule récréation), je ne sais pas pourquoi tout cela me paraît d’un misérable achevé ! Je ne sais pas si c’est l’ergoterie des commentateurs, la stupide manie des arrangeurs qui me dégoûte, mais je ne voudrais pas écrire, ou je voudrais être Shakspeare ou Schiller. Je ne fais donc rien, et je sens que le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme qui a les passions vives, c’est de n’en avoir point. Je ne suis point amoureux, je ne fais rien, rien ne me rattache ici. Je donnerais ma vie pour deux sous, si, pour la quitter, il ne fallait point passer par la mort.

Voici les tristes réflexions que j’entretiens. Mais j’ai l’esprit français, je le sens. — Qu’il arrive une jolie femme, j’oublierai tout le système amassé pendant un mois de misanthropie. — Qu’elle me fasse les yeux en coulisse, et je l’adorerai pendant, — au moins pendant six mois. — L’âge me mûrira, j’espère, car je suis bon à jeter à l’eau.

Je donnerais vingt-cinq francs pour avoir une pièce de Shakspeare ici en anglais. Ces journaux sont si insipides, — ces critiques sont si plats ! Faites des systèmes, mes amis, établissez des règles ; vous ne travaillez que sur les froids monuments du passé. Qu’un homme de génie se présente, et il renversera votre échafaudage ; il se rira de vos poétiques. — Je me sens, par moments, une envie de prendre la plume et de salir une ou deux feuilles de papier ; mais la première difficulté me rebute, et un souverain dégoût me fait étendre les bras et fermer les yeux. Comment me laisse-t-on ici si longtemps ! J’ai besoin de voir une femme ; j’ai besoin d’un joli pied et d’une taille fine ; j’ai besoin d’aimer. — J’aimerais ma cousine, qui est vieille et laide, si elle n’était pas pédante et économe.

Je t’écris donc pour te faire part de mes dégoûts et de mes ennuis. Tu es le seul lien qui me rattache à quelque chose de remuant et de pensant ; tu es la seule chose qui me réveille de mon néant et qui me reporte vers un idéal que j’ai oublié par impuissance. Je n’ai plus le courage de rien penser. Si je me trouvais dans ce moment-ci à Paris, j’éteindrais ce qui me reste d’un peu noble dans le punch et la bière, et je me sentirais soulagé. — On endort bien un malade avec de l’opium, quoiqu’on sache que le sommeil lui doive être mortel. — J’en agirais de même avec mon âme.

N’y a-t-il pas ici quelque vieille tête à perruque et à système, pour me dire : « Tout cela est de votre âge, mon enfant. J’ai été comme cela aussi dans ma jeunesse. Il vous faut un peu de distraction, pas trop ; et puis vous ferez votre droit, et vous entrerez chez un avoué. » — Ce sont ces gens-là que j’étranglerais de mes mains. La nature a donné aux hommes le type de tout ce qui est mal : la vipère et le hibou sont d’horribles créations ; mais qu’un être qui pourrait sentir et aimer, éloigne de son âme tout ce qui est capable de l’orner, et appelle aimer un passe-temps, et faire son droit une chose importante ! — anatomistes qui disséquez les valvules triglochines, dites-moi si ce n’est pas là un polype ?

Tu vois que je t’écris tout ce qui me passe par la tête ; fais-en autant, je t’en prie. J’ai besoin de tes lettres ; je veux savoir ce qui se passe dans ton âme, comme tu sais tout ce qui se passe dans la mienne. Sans doute, elles se ressemblent beaucoup. — Nous sommes animés du même souffle. — Pourquoi celui qui nous l’a donné le laisse-t-il si imparfait ? Je ne puis souffrir ce mélange de bonheur et de tristesse, cet amalgame de fange et de ciel. — Où est l’harmonie, s’il manque des touches à l’instrument ? Je suis sou, las, assommé de mes propres pensées ; il ne me reste plus qu’une ressource, c’est de les écrire. — Mais je partirai peut-être dans quelques jours. Où irai-je ? je n’en sais rien. — Si je retourne au Mans, je m’en vais trouver tout le monde dans la tristesse ; ma grand’mère morte, toute la famille en pleurs, maman, mon oncle (Desherbiers) ; et, au milieu de tout cela, mon grand-père demandant à chaque instant : « Où est ma femme ? » et ajoutant : « J’espère qu’elle n’est pas indisposée[2]. »

À propos, j’ai obtenu, à ce qu’il paraît, chez M. Caron, les honneurs du triomphe[3] ! Heureux, trois fois heureux celui qu’une pareille jouissance pourrait occuper un moment ! Pourquoi la nature m’a-t-elle donné la soif d’un idéal qui ne se réalisera pas ? — Non, mon ami, je ne peux pas le croire ; j’ai cet orgueil : ni toi ni moi ne sommes destinés à ne faire que des avocats estimables ou des avoués intelligents. J’ai au fond de l’âme un instinct qui me crie le contraire. Je crois encore au bonheur, quoique je sois bien malheureux dans ce moment-ci. J’attends ta réponse avec impatience, et je souhaite de tout mon cœur pouvoir l’entendre de vive voix.

Adieu, mon cher ami.

Tout à toi.
Alfred.
Au château de Coguers, le 23 septembre 1827[4].
  1. Le marquis Louis-Alexandre de Musset, membre du corps législatif et de la première Chambre des députés de la Restauration (de 1809 à 1814), mort en 1839 à l’âge de quatre-vingt-six ans, n’était que l’oncle à la mode de Bretagne d’Alfred de Musset, c’est-à-dire le cousin germain de son père.
  2. Le grand-père Guyot-Desherbiers, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, ne survécut que six mois à sa femme, dont on réussit à lui faire ignorer la mort jusqu’à son dernier jour.
  3. Alfred de Musset avait été pendant trois ans en demi-pension chez M. Caron, chef d’une petite institution située rue Cassette. Bien qu’il ne fût plus au nombre des élèves lorsqu’il obtint son prix de dissertation latine au concours général, l’institution Caron ne laissa pas de célébrer sa victoire.
  4. On voit, par cette date, qu’au moment où il écrivait cette lettre, l’auteur n’avait pas encore dix-sept ans.