Correspondance de Victor Hugo/Lettres à la fiancée/1821

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1821.
MARS-AVRIL.




Samedi (commencement de mars 1821).

Ta dernière lettre était bien courte, Adèle ; tu ne me permets jamais de te voir que peu d’instants ; tu ne m’écris que peu de mots ; que conclure de là, sinon que me voir t’importune et m’écrire t’ennuie ? Cependant, Adèle, je veux m’étourdir sur cette pensée qui me désolerait, je veux croire que si tu cherches tant à abréger les moments que nous passons ensemble, c’est que tu crains d’être vue avec ton mari, et que, si tu m’écris toujours si laconiquement, c’est que tu as pour cela d’autres raisons que je ne devine pas, à la vérité, mais que je n’en respecte pas moins, je veux tout croire, car autrement, que deviendrais-je ? Quand tu me parais froide ou mécontente, je passe des heures à te chercher dans ma tête d’autres motifs que ceux qui sont peut-être les véritables, mais qui me mettraient au désespoir si je les savais tels. Non, mon Adèle, malgré les craintes qui me tourmentent quelquefois quand tu m’abordes avec trop de répugnance ou quand tu me fuis avec trop d’empressement, je me confie toujours aveuglément en toi, et ce ne sera jamais qu’à la dernière extrémité que je croirai n’être plus aimé. Car c’est sur ta constance que sont fondés tous les plans de ma vie, et si cette base venait à me manquer, que deviendrais-je ?

Tu me réitères une demande qui est bien naturelle, et qui pourtant m’afflige chaque fois que tu me la représentes, parce qu’elle me prouve que tu doutes étrangement de moi. Tu me dis que c’est moi qui ai refusé d’aller chez toi il y a un an[1]. J’ai toujours vivement regretté, Adèle, que tu n’aies pas assisté à ce prétendu refus, tu aurais jugé toi-même s’il était possible à un homme d’agir autrement que je ne l’ai fait et peut-être m’apprécierais-tu mieux aujourd’hui ; mais tu n’en as pas été témoin, et je ne te reproche rien. Cependant quelqu’un qui aurait confiance en moi serait disposé à croire, même sans l’avoir vu, que si j’ai accepté un pareil malheur, c’est que je ne pouvais faire autrement. Je ne puis tant exiger de toi. C’est seulement un de mes plus forts motifs pour désirer un moment d’entretien avec toi, que le désir de détruire toutes les préventions qu’on a dû t’inspirer contre ton mari. Les lettres ne servent à rien, parce que, même en lisant, tu réponds en toi-même à tout ce que je t’écris, et que je ne suis point là pour répliquer.

Qu’il t’est bien plus facile, Adèle, de te justifier auprès de moi ! Tu n’as qu’à me dire que tu m’aimes toujours, et tout est oublié.

Tu me dis que tu crois au moins que si je ne cherche pas à revenir à présent chez toi, c’est que je ne le puis plus. Adèle, ma chère Adèle, si tu crois que je le puisse, indique-moi un moyen quelconque d’y parvenir, et s’il est honorablement possible, je serai content de l’essayer. Je serais si heureux de te revoir encore avec l’assentiment de tes parents, de passer près de toi mes soirées, de t’accompagner dans tes promenades, de te conduire partout, de te servir dans tous tes désirs ; conçois-tu avec quelle joie j’échangerais contre tant de bonheur ma perpétuelle solitude ?

Le grand obstacle est l’éloignement de nos familles. Nos parents se sont en quelque sorte brouillés sans que je sache trop pourquoi ; et il me semble aujourd’hui bien difficile et même impossible de les rapprocher. Vois, réfléchis, peut-être finiras-tu encore par penser qu’il faut attendre, et c’est ce qui me désespère. Aussi je veux avant peu être assez indépendant par moi-même pour que les miens n’aient rien à me refuser. Alors, mon Adèle, tu seras à moi, et je veux que ce soit avant peu ; je ne travaille, je ne vis que pour cela. Tu ne conçois pas avec quelle ivresse j’écris ces mots tu seras à moi, moi qui donnerais toute ma vie pour un an, pour un mois de bonheur passé avec ma femme.

Je ne réponds pas à ce que tu me dis de mon mépris[2], etc. Comment as-tu pu écrire cela ? Si tu m’estimais toi-même un peu, me croirais-tu capable d’aimer un être que je mépriserais ? Apprécie-toi donc toi-même, songe combien tu es au-dessus et par l’âme et par le caractère, de toutes les autres femmes, si coquettes et si fausses. Comment n’aurais-je pas, mon Adèle bien-aimée, la plus profonde estime pour toi ; si mon âme et ma conduite ont toujours été pures, c’est ton souvenir, c’est la volonté ferme de rester digne de toi qui m’ont constamment protégé. Adèle, toi que j’ai toujours vue si noble, si modeste, ne te crois pas coupable, je t’en supplie ; car il faudrait alors que je me crusse un scélérat, et cependant je n’ai commis d’autre faute que celle de t’aimer, si tu veux que c’en soit une.

Crois-moi, Adèle ; si tu m’aimes, c’est peut-être un malheur (pour toi, non pour moi), mais ce ne sera jamais un crime. Il n’y a que la tendresse que je t’ai vouée qui puisse égaler mon respect pour toi.

Adieu, mon Adèle, il est bien tard et le papier me manque. Excuse mon griffonnage. Adieu, je t’embrasse.

Ton fidèle mari,
Victor.
Jeudi, 8 mars[3].

Je me défie de moi-même, à présent que je ne suis plus certain de posséder ta confiance : aussi n’ai-je point osé te remettre aujourd’hui que je t’ai parlé un moment le papier que j’avais écrit pour toi. Peut-être aurai-je plus de courage une autre fois. Car il faut que tu le lises, il faut que tu saches que je ne suis pas un instant sans m’occuper de mon Adèle. Cependant tu n’y verras encore que beaucoup de divagation et peu de raison, parce qu’en t’écrivant j’étais poursuivi de l’idée, fausse à la vérité, qu’en ce moment-là même tu m’oubliais dans les plaisirs d’un bal. Et qui suis-je pour que tu songes à moi ? Voici ce qu’il me semble essentiel que tu saches : si tu m’aimes encore, je t’aime de mon côté comme je t’ai toujours aimée, et, quoique maintenant même on redouble d’efforts pour me détacher de toi, on n’y parviendra jamais. — Si tu ne m’aimes plus, si même tu en aimes un autre que moi, sois heureuse ; car je n’ai de droits sur toi que ceux que tu as bien voulu me donner. Sans doute celui que tu aimes alors est plus digne que moi, je te pardonne donc : mais je ne me consolerai jamais. Si nos deux destinées doivent ainsi être désunies, souviens-toi, quel que soit notre avenir à tous deux, que, dans toutes les situations possibles, tu trouveras toujours en moi un appui certain, un défenseur heureux de te servir. Si tu es heureuse, oublie-moi ; si tu es malheureuse, ne m’oublie pas. Adieu. Pourquoi ne profiterais-je pas des facilités que mes occupations me donnent de te voir pour te dire des choses nécessaires ? Si tu ne m’aimes plus, tu ne me répondras pas ; mais si tu m’aimes encore, tu me répondras[4]. Adieu, je t’embrasse, mon Adèle, car je me crois encore ton mari.

V.
16 mars.

J’avais perdu, Adèle, l’habitude du bonheur. J’ai éprouvé en lisant ton trop court billet toute la joie dont je suis sevré depuis près d’un an. La certitude d’être aimé de toi m’a sorti violemment de ma longue apathie. Je suis presque heureux. Je cherche des expressions pour te rendre mon bonheur, à toi qui en es la cause, et je n’en puis trouver. Cependant j’ai besoin de t’écrire. Trop de sentiments me bouleversent à la fois pour que je puisse vivre sans les épancher.

D’ailleurs, je suis ton mari et tu ne peux avoir de scrupules en correspondant avec ton mari. Nous sommes unis d’un lien sacré. Ce que nous faisons est légitime à nos yeux et le sera un jour aux yeux du monde entier. En nous écrivant, nous usons d’un droit, nous obéissons à un devoir. Aurais-tu d’ailleurs le courage, mon Adèle bien-aimée, de me priver si vite d’un bonheur qui est aujourd’hui tout pour moi ? Il faut que nous lisions tous deux mutuellement dans le fond de nos âmes. Je te le répète, si tu m’aimes encore, tu ne dois avoir aucun scrupule à m’écrire, puisque tu es ma femme.

Écris-moi donc, écris-moi souvent. Quand je tiens en mes mains un de tes billets adorés, je te crois près de moi. Ne m’envie pas au moins cette douce illusion. Marque-moi tout ce que tu penses, tout ce que tu fais. Nous vivrons ainsi l’un pour l’autre ; ce sera presque comme si nous vivions encore l’un avec l’autre. Je te donnerai également un journal de mes actions, car elles sont telles que tu peux toutes les connaître. Depuis un an, j’ai continuellement agi comme si j’avais été devant toi. Je serais bien heureux, Adèle, si tu pouvais m’en dire autant ! Tu me promets, n’est-ce pas, de me parler à l’avenir de tes plaisirs, de tes occupations, d’initier ton mari dans tous tes secrets ? Cultive ton talent charmant[5], mais que ce ne soit jamais pour toi qu’un talent charmant, jamais un moyen d’existence. Cela me regarde. Je veux que dans la vie, ce soit toi qui aies tout le plaisir, toute la gloire ; moi, toute la peine ; elle me sera douce, soufferte pour toi. Tu seras mon âme, je serai ton bras. J’ignore si tu pourras lire tout ce griffonnage. Hélas ! tout mon bonheur, à présent, consiste dans une espérance, celle que tu me répondras !

Ton mari.
19 mars.

Ton billet m’a profondément affligé[6]. J’avais écrit quelques lignes amères, je les ai brûlées ; de quoi ai-je droit de me plaindre ? Ta lettre est prodigieusement raisonnable. Moi, je t’aimais assez pour en perdre la raison. Je suis un fou, un cerveau brûlé. Je me serais jeté pour toi dans un précipice : tu m’as arrêté avec une main de glace. Tu as même eu le courage de me railler. J’ai éludé à merveille ; selon toi, la demande que tu me faisais. Sais-tu qu’éluder veut dire tromper et conçois-tu tout ce qu’il y a de mépris dans cette phrase ? Moi, te tromper, Adèle !... Tu vois que nous ne nous connaissons plus. On a élevé un mur de fer entre nous. Tu me soupçonnes, tu te défies de moi. Non, je ne sais rien faire à merveille, pas même tromper. Tu as raison et j’admire le sang-froid avec lequel tu le déclares, il ne convient pas que nous continuions de pareilles relations. Tu consentirais, dis-tu, à ce que je te visse chez toi, parce que tu sais que cela est impossible. Je me suis déjà assez humilié. Tu es le seul être au monde près duquel mon orgueil ne soit rien. Indique-moi donc, puisque tu le désires tant, un moyen praticable de revenir chez toi, tu n’en sais pas, mais si tu en savais, me le communiquerais-tu ? C’est à mon tour, tu le vois, d’être défiant. Heureux si cette défiance n’était pas plus juste que la tienne.

Tu ne sais pas, tu ne sauras jamais, Adèle, à quel point je t’ai toujours aimée. À présent que tu vois les choses si raisonnablement, tu ne le comprendrais pas, l’expression t’en semblerait fausse ou ridicule, à toi qui n’as plus pour moi que des expressions d’amitié à demi éteinte. Si tu les connaissais, tu blâmerais sans doute les sacrifices que j’ai faits pour rester dans le même pays, dans la même ville, dans le même quartier que toi. À quoi bon tout cela ? Remarque bien que je n’en parle ni pour me glorifier, ni pour me plaindre.

Tu es heureuse sans moi, ai-je jamais voulu autre chose que ton bonheur ? Tu vas te récrier ; mais je t’ai vue, sans être vu de toi, dans des fêtes où tu paraissais aussi riante que jamais. J’ai pensé un moment que tu étais comme moi obligée de faire bon visage à la mauvaise fortune. J’étais, je le vois, dans l’erreur. Je me retire. De quel droit irais-je donc t’entraîner de force dans mon avenir de tristesse et de malheur ? De quel droit irais-je jeter les agitations de ma vie à travers le calme de la tienne ? Non, sois heureuse. Pardonne-moi de t’avoir troublée un moment. Adieu. C’est...[7]

Adieu, je ne t’écrirai plus, je ne te parlerai plus, je ne te verrai plus. Sois contente. Il n’y aura que moi de puni, comme il n’y eut que moi de coupable. Cependant, tant que ton bonheur ne sera pas à jamais assuré, je veux vivre, car il faut que si jamais tu as besoin de moi, tu puisses encore me trouver là. Adieu.

V[8].
21 mars.

Si, par impossible, tu avais encore quelque chose à me faire savoir, comme tu n’auras plus d’occasion de me parler, tu pourras m’écrire par la poste à cette adresse :


à M. Victor Hugo, de l’Académie des Jeux floraux, poste restante, au Bureau général, rue Jean-Jacques Rousseau, à Paris.


Ce vain titre m’aura servi au moins une fois ; grâce à lui, tu seras sûre que ta lettre ne tombera qu’entre mes mains. Je passerai pendant huit jours, du 22 au 30 mars, une fois dans la journée à la poste. Si dans cet intervalle on ne me remet pas une lettre de toi, c’est qu’alors tu n’auras plus eu rien à me dire.

Adieu, j’aurais peut-être déjà dû cesser de te tutoyer, je l’aurais dû,

mais je ne l’ai pas pu. Porte-toi bien. Adieu.
Vendredi (23 mars).

Un mot de toi, Adèle, a encore changé toutes mes résolutions[9]. Oublie ma dernière lettre, comme j’oublie ce que la tienne contenait de douloureux pour moi. N’est-il pas vrai que tu ne me condamnes pas à ne plus te revoir ? Oui, je te reverrai puisque tu veux bien, mon Adèle bien-aimée, consentir à m’écrire encore.

J’espère même trouver quelque moyen de concilier ce que tu dois à ton mari et ce que tu dois aux bienséances que tu te fais.

Je t’écrirai plus long là-dessus, la prochaine fois. Pour le moment je n’ai que le temps de t’écrire quelques mots où je cherche en vain à t’exprimer ma reconnaissance et mon bonheur.

Adieu, mon Adèle adorée. Écris-moi et aime-moi un peu.

Je t’embrasse.
Dimanche, 25 mars.

J’ai été désolé, mon Adèle, de n’avoir pu te voir hier matin, comme je l’espérais. Si tu avais reçu sans rien me dire de consolant ma dernière lettre, nous ne nous serions plus revus ; mais tu m’as donné en ce moment-là même une preuve d’affection qui m’a profondément touché, tu as consenti à m’écrire encore. Je voulais reprendre ce que je t’avais écrit dans un instant de colère et de découragement. Tu n’as pas voulu me le rendre et tu as lu ce que j’aurais déjà désiré que tu eusses oublié. Il était donc important que je te visse samedi matin pour effacer l’impression de ce triste billet.

Je t’avais écrit quelques mots que tu trouveras ci-joints. Un contre-temps fâcheux m’a empêché de te les remettre. Pardonne-moi donc ma précédente lettre, comme je te pardonne la douleur que la tienne m’avait causée.

Tu veux bien m’écrire encore : cependant je ne dois pas abuser de ta générosité ; tu t’exposes, m’as-tu dit, à être rencontrée avec moi ; tu crains les yeux de toutes les commères du quartier ; et je voudrais trouver un moyen d’accorder toutes ces misérables convenances avec le bonheur de te voir auquel je ne puis renoncer. Prononce toi-même. Si tu veux que nous ne nous voyions plus qu’une fois toutes les semaines, tous les quinze jours, tous les mois même... je t’obéirai, et cette pénible obéissance sera la plus grande preuve que je puisse te donner d’un attachement sans bornes. Alors nous nous écririons chaque fois que nous nous verrions, et tu me parlerais beaucoup de toi, car c’est le seul sujet qui puisse m’intéresser.

Quant à revenir chez toi, je n’en vois pas de moyen possible, à présent du moins. Ma famille est ambitieuse pour moi comme je suis ambitieux pour toi. Un jour, j’espère que si je parviens à être son soutien, si je lui donne du repos et de la fortune, elle me permettra d’être heureux ; autrement, j’aurais ma volonté. Alors, Adèle, tu seras à moi. Voilà mon unique espérance. Ceux qui voudraient m’enlever à toi ignorent que sans elle je ne serais rien.

Adieu, mon Adèle, tâche de répondre en détail à ma lettre et arrange tout dans ton intérêt, auprès duquel le mien n’est rien[10].

Ton fidèle mari.


Je t’ai vue aujourd’hui à Saint-Sulpice et chez M. Leymerie. J’allais dans

une maison d’où je t’ai vue un jour danser.
Jeudi, à 1 heure du matin (29 mars).

Encore un mot, de grâce, mon Adèle. Sais-tu que je me résigne bien difficilement à rester un mois sans te parler, un mois éternel ? Permets-moi du moins cette consolation de te voir encore une fois avant une si longue absence. D’ailleurs, puis-je être un long mois tout entier sans te remercier du don charmant que tu me fais, en même temps que tu m’imposes une bien cruelle obligation. Je ne sais, mon Adèle adorée, quelle expression employer pour te peindre ma joie en recevant ce gage de notre éternelle union, j’ai fait mille extravagances, ces cheveux sont à toi, mon Adèle, c’est une partie de toi-même que je possède déjà ; comment te payer de tout ce que tu fais pour moi ? Je n’ai qu’une misérable vie, mais elle t’appartient, c’est encore bien peu de chose. Fais donc de moi tout ce que tu voudras, je suis ton mari et ton esclave.

Cependant, je commence, diras-tu, par te désobéir ; Adèle, songe qu’il faudra ensuite attendre tout un mois. Un mois ! Dieu ! quinze jours n’auraient-ils pas suffi ? Quinze jours sont déjà si longs ! Je t’en supplie, réfléchis et tâche de m’annoncer le 28 avril qu’à l’avenir nous nous verrons tous les quinze jours ; j’obéirai pour le triste mois d’avril, puisque l’arrêt est porté ; mais tâche que, cette épreuve passée, l’obéissance ne soit plus si dure.

Adèle, je le vois, je suis plus égoïste que je ne croyais ; cependant, songe à la longueur d’un mois. Que deviendrais-je en ton absence, grand Dieu, si je ne pouvais presser sur mon cœur cette boucle de cheveux qui ne me quittera plus ?

Adieu, ma femme, ma bien-aimée Adèle, pardonne-moi de t’avoir écrit. Je t’embrasse tendrement.

Ton mari fidèle,
V.-M. Hugo.

Dans le cas où, ce qu’à Dieu ne plaise, nos relations éprouveraient quelque obstacle, tu peux écrire en toute sûreté à l’adresse que je t’ai donnée. Adieu pour ce grand mois.

Songe surtout qu’il me faudra le 28 avril une longue lettre, une espèce

de journal de toutes tes pensées, de toutes tes actions. Adieu.
26 avril.

Sais-tu, Adèle, te rappelles-tu que c’est aujourd’hui l’anniversaire du jour qui a décidé de toute ma vie ? C’est le 26 avril 1819, un soir où j’étais assis à tes pieds, que tu me demandas mon plus grand secret, en me promettant de me dire le tien. Tous les détails de cette enivrante soirée sont dans ma mémoire comme si c’était d’hier, et cependant depuis il s’est écoulé bien des jours de découragement et de malheur. J’hésitai quelques minutes avant de te livrer toute ma vie, puis je t’avouai en tremblant que je t’aimais, et après ta réponse, mon Adèle, j’eus un courage de lion. Je m’attachai avec violence à l’idée d’être quelque chose pour toi, tout mon être fut fortifié, je voyais enfin au moins une certitude sur la terre, celle d’être aimé. Oh ! dis-moi que tu n’as pas oublié cette soirée, dis-moi que tu te la rappelles. Je ne vis au bonheur et au malheur que depuis ce moment-là. N’est-il pas vrai, mon Adèle bien-aimée, que tu ne l’as point oubliée ?

Eh bien ! par une fatalité bizarre que j’admire dans mes moments d’humeur contre Dieu (pardonne), ce fut précisément cet anniversaire de mon bonheur, permets-moi de dire du tien, qui fut choisi pour tout renverser : c’est le 26 avril 1820 que nos familles apprirent ce que nul n’avait le droit de lire dans nos âmes, excepté nous. C’est d’un 26 avril que dataient mes espérances, c’est d’un 26 avril que data mon désespoir ; je n’ai eu qu’une année de bonheur et voici la seconde année de malheur qui commence. Arriverai-je à la troisième ?

Tu ne sais pas, Adèle, et c’est un aveu que je ne puis faire qu’à toi, tu ne sais pas que, le jour où il fut décidé que je ne te verrais plus, j’ai pleuré, oui, pleuré véritablement, comme je n’avais point pleuré depuis dix ans, comme je ne pleurerai sans doute plus. Je supportai une discussion pénible, j’entendis même l’arrêt de notre séparation avec un visage d’airain ; puis, quand tes parents furent partis, ma mère me vit pâle et muet, elle devint plus tendre que jamais, elle essaya de me consoler ; alors je m’enfuis et quand je fus seul, je pleurai amèrement et longtemps.

J’étais resté impassible et glacé tant que je n’avais vu dans ma séparation de toi que la nécessité de mourir ; mais lorsqu’un peu de réflexion m’eut démontré que mon devoir était de te conserver un défenseur tant que tu pourrais en avoir besoin, je pleurai comme un lâche, et je n’eus plus la force de considérer de sang-froid l’obligation de vivre loin de toi, et de vivre.

Depuis ce jour, je ne respire, je ne parle, je ne marche, je n’agis qu’en pensant à toi ; je suis comme dans le veuvage ; puisque je ne puis être près de toi, il n’y a plus de femme au monde pour moi que ma mère ; dans les salons où j’ai été jeté, on me croit l’être le plus froid qu’il y ait, nul ne sait que j’en suis le plus passionné.

Ces détails ne peuvent t’ennuyer, je rends compte de ma conduite à ma femme : je serais bien heureux si tu pouvais me dire les mêmes choses de toi.

Je t’ai vue ce matin et ce soir ; il fallait bien que je te visse pour qu’un tel anniversaire ne passât pas sans quelque joie ; ce matin, je n’ai pas osé te parler, tu m’as tout défendu avant le 28 ; je respecte ton ordre, mais il m’a bien affligé. Adieu pour ce soir, mon Adèle, la nuit est avancée, tu dors et tu ne songes pas à une boucle de tes cheveux que, chaque soir, avant de s’endormir, ton mari presse religieusement sur ses lèvres.


27 avril

À la tristesse qui depuis un an est devenue ma seconde nature, il se joint depuis quelques jours une fatigue, un épuisement de travail qui me jette par intervalles dans une apathie singulière. Je n’ai de plaisir qu’à t’écrire. Alors tout mon embarras est de trouver des mots qui rendent mes idées et mes émotions. Tu dois trouver quelquefois, Adèle, le langage de mes lettres bizarre ; cela tient aux difficultés que j’éprouve à t’exprimer, même imparfaitement, ce que je sens pour toi.

J’attends de toi une longue, très longue lettre, qui me récompense de mon mois d’attente, un journal détaillé où tu m’inities au secret de toutes tes actions, de toutes tes pensées ; je t’aurais écrit aussi de mon côté jour par jour si j’avais été aussi sûr de ne pas t’ennuyer que tu es sûre de m’intéresser. Au reste, mon journal quotidien se réduirait à ces mots : J’ai pensé à toi tout le jour, dans mes occupations, toute la nuit, dans mes songes.

Que te dirais-je de plus ? Que je t’ai vue deux fois à Saint-Sulpice seule, et que deux fois tu m’as refusé la permission que le bon Dieu semblait nous donner de passer une heure ensemble ? Que je t’ai rencontrée un soir près de ta porte, et que le seul de nous deux qui ait reconnu l’autre, c’est moi ? Que je t’ai vue au Luxembourg le 23 avril et que j’ai réfléchi amèrement que, le 23 avril 1820, je t’avais donné le bras pour la dernière fois ?

Te dirais-je combien de fois, le soir, en revenant de mes promenades solitaires, je me suis arrêté à l’extrémité de la rue d’Assas, devant la lumière de la fenêtre ? Combien de fois j’ai pensé, en revoyant les nouvelles feuilles, aux heures que nous passions ensemble dans ton jardin ; si tu t’asseyais, c’était près de moi, si tu marchais, ton bras s’appuyait sur le mien ; ta main ne fuyait pas ma main, nos regards se rencontraient toujours, et si j’osais quelquefois te presser sur mon cœur, tu ne me repoussais qu’en souriant. Adèle, Adèle, voilà tout ce que j’ai perdu !

Je suis trop agité de ces souvenirs pour continuer, brisons là. Je reprendrai ce soir.


Minuit.

Ainsi, dans quelques heures, Adèle, je te verrai, je te parlerai, je recevrai une lettre de toi ; ces heures vont passer bien lentement, plus lentement encore peut-être que l’éternel mois d’avril. Dis-moi, mon amie, t’a-t-il semblé aussi long qu’à moi, ce mois d’isolement ? As-tu songé, comme moi, avec délices au 28 avril ? Hélas ! pourvu que tu y aies quelquefois pensé avec plaisir, c’est tout ce que j’ose espérer.

Du moins, tu as sans doute adouci la rigueur excessive de ta première décision, tu as eu pitié de moi. Nous nous verrons désormais une fois par semaine, n’est-il pas vrai ? et tu tâcheras que nous puissions passer quelque temps ensemble. Tu ne sais pas ce dont je me flatte en ce moment-ci même, peut-être follement ? c’est que demain tu n’auras pas le courage de me quitter aussi vite qu’à l’ordinaire. Nous pourrons entrer un instant dans le jardin des Bains, qui est désert, pour que ton bras repose encore une fois sur le mien, pour que je puisse te contempler à mon aise, bonheur dont il y a si longtemps que je n’ai joui. N’est-ce pas, Adèle, que tu ne me refuseras pas ? — Je suis un fou ! Tu ne me regarderas seulement pas, tu me donneras en cachette un billet que tu auras écrit à regret, tu m’adresseras à peine trois paroles, comme un ange qui parlerait à un diable, et tu disparaîtras sans que j’aie eu la force de t’adresser une prière pour obtenir un moment d’entretien, prière que tu te ferais un bonheur de prévenir, si tu pouvais m’aimer comme je t’aime.

Vois, Adèle, le hasard ou mon bon génie s’intéressent plus à moi que toi ; tu m’avais interdit de te voir tout ce mois-ci ; eh bien, ils m’ont plusieurs fois conduit près de toi malgré toi. C’est ainsi que le 16 juillet dernier, je te rencontrai au bal de Sceaux. J’avais à plusieurs reprises opiniâtrement refusé d’y aller ; enfin je cédai à l’importunité ou plutôt aux conseils de mon bon ange qui me conduisit ainsi à mon insu vers celle que je cherchais partout. Tu parus contrariée de me voir, et moi, j’eus toute la soirée le cruel bonheur de te voir danser avec d’autres. Tu vois, Adèle, que je t’aime plus que tu ne m’aimes ; car, pour tout au monde, je n’aurais pas voulu danser. Nous partîmes du bal avant toi. J’étais bien fatigué, cependant je voulus revenir à pied, espérant que la voiture où tu reviendrais nous atteindrait ; en effet, une demi-heure après, je vis passer un fiacre où je crus te reconnaître, croyance qui me dédommagea de la poussière et de la fatigue de la route.

Adèle, pardonne-moi, je t’ennuie ; mais m’aimes-tu ainsi ? Permets-moi de te parler de mon dévouement, je n’ai en perfection que le mérite de bien t’aimer. Adieu. Je suis pourtant bien reconnaissant de tout ce que tu fais pour moi.

Adieu, mon Adèle adorée, pour peu de temps sans doute. Dors tranquille, et souffre que je t’embrasse bien tendrement, mais bien innocemment.

Ton mari,
Victor.
III

Le rendez-vous du 28 avril, dont Victor se promettait tant de bonheur, devait être pour bien longtemps le dernier ; les amoureux, à partir de ce jour, allaient cesser de se voir, cesser même de s’écrire. Non qu’ils eussent été découverts et de nouveau séparés par ordre. Mais Mme  Hugo, dont la santé était, depuis plusieurs mois, chancelante, tomba gravement malade dans les premiers jours de mai, et Victor, de ce moment, ne quitta plus le chevet de sa mère.

Le mal, avec des alternatives de mieux et de pire, dura pendant deux mois. Mme  Hugo mourut le 27 juin 1821.

La mort de sa mère fut pour Victor une immense douleur. Sa « faculté d’aimer », dont il parle quelque part dans ses lettres, avait un premier besoin, la famille, et l’adoration qu’il avait vouée à sa mère lui avait donné cet aliment nécessaire, avec la douceur infinie de se sentir aussi infiniment aimé par elle. Il avait été deux fois son enfant, il était maintenant deux fois orphelin. Éloigné de son père pour le moins indifférent, froidement traité par ses frères que sa supériorité offusquait, séparé d’Adèle qu’on lui refusait, il se sentit seul au monde.

Son accablement fut porté au comble par un incident douloureux ; il le racontera dans une de ses lettres, nous ne ferons que l’indiquer ici. Le 29 juin, le soir même de l’enterrement de sa mère, ne pouvant supporter la solitude de sa maison vide, il sortit, et, d’instinct, vint errer, comme il le faisait souvent, aux alentours de l’hôtel Toulouse. Les fenêtres étaient illuminées, c’était la fête de M. Foucher, il y avait bal au logis. Victor connaissait les êtres, il monta au second étage, entra dans une pièce déserte d’où un vasistas donnait sur la salle de bal, et, de là, put voir Adèle qui dansait et qui riait.

Plus tard elle lui prouva qu’on lui avait absolument caché la vérité et lui certifia que, si elle eût été avertie de sa présence, elle aurait tout bravé, tout laissé là pour aller pleurer avec lui. Mais sur le moment ce nouveau coup l’acheva. Était-ce vrai ? était-ce possible ? Adèle l’oubliait à ce point ! Adèle ne l’aimait donc plus !

Avant tout, il s’agissait, pour se rapprocher d’elle, de renouer avec les siens. Mais ceux-ci ne paraissaient guère disposés à s’y prêter.

M. Foucher avait dû faire aux fils de son ancienne amie une visite de condoléance, et Victor s’était hâté de lui rendre cette visite ; mais on ne lui avait pas laissé voir Adèle. M. Foucher lui avait même insinué qu’il ferait bien, pour se distraire, de s’absenter de Paris. On sait que lui-même il louait chaque année pendant l’été un pied-à-terre à la campagne, d’ordinaire dans la banlieue. Mais ce ne seraient pas deux ou trois lieues qui arrêteraient Victor ; le père alla, cette fois, s’installer avec sa femme et sa fille à Dreux, à vingt-cinq lieues — et à vingt-cinq francs de Paris.

Il partit le 15 juillet. Le 16, Victor se mettait en route et, en trois étapes, arrivait le 19 à Dreux. Il avait fait le chemin à pied.

Le lendemain, il alla errer par la ville et, comme la ville n’est pas grande, il ne tarda pas à rencontrer M. Foucher se promenant avec Adèle. Ici le drame tourne à la comédie. Il ne les aborda pas, mais il fit tenir aussitôt à M. Foucher une lettre. Elle est d’une haute invraisemblance, cette lettre, et le mensonge y devient presque touchant par sa candeur. Elle débute ainsi :

« Monsieur, — j’ai eu le plaisir de vous voir aujourd’hui, ici même, à Dreux, et je me suis demandé si je rêvais !... »

Là-dessus, pour expliquer « le plus bizarre de tous les hasards », il raconte qu’il est venu invité par un de ses amis habitant entre Dreux et Nonancourt ; seulement, cet ami, par une fatalité inouïe, était parti l’avant-veille pour Gap ! Lui Victor, il voudrait bien repartir sur-le-champ pour Paris ; mais il est si connu à Dreux ! il a reçu des invitations, pris des engagements… « Ce qu’il y a de singulier, c’est que je n’ai quitté Paris qu’avec beaucoup de répugnance. Le désir que vous m’aviez montre de me voir absent pendant quelque temps a beaucoup contribué à me décider. Votre conseil a singulièrement tourné. »

La lettre se termine cependant par un cri sincère :

« Je ne serais pas franc si je ne vous disais que la vue inespérée de mademoiselle votre fille m’a fait un vif plaisir. Je ne crains pas de le dire hautement, je l’aime de toute la force de mon âme et, dans mon abandon complet, dans ma profonde douleur, il n’y a que son idée qui puisse encore m’offrir de la joie. »

L’excellent M. Foucher dut sourire devant cette accumulation de merveilleuses coïncidences. Mais que faire vis-à-vis d’un amoureux si tenace et d’un marcheur si déterminé ? Il fallait décidément prendre au sérieux ce jeune homme.

Il le fit venir et eut avec lui une explication en présence de sa fille.

Victor lui demanda résolument la main d’Adèle.

Il peignit naturellement en beau sa situation si terriblement précaire. Il dit qu’il avait devant lui bien assez d’argent pour attendre les événements ; qu’il avait commencé un roman dans le goût de Walter Scott, dont il comptait tirer des sommes ; qu’à raison des services rendus il avait des promesses formelles pour avoir dans un délai prochain une place ou une pension. Pour ce qui était du consentement de son père, si on ne voulait pas trop brusquer les choses, il était sûr de l’obtenir.

Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’au contraire il doutait fort de ce consentement du général, que dominait une influence féminine hostile ; ce qu’il ne dit pas, c’est que, s’il avait tous les droits possibles à une pension du gouvernement royal, il était d’humeur trop fière pour savoir faire valoir ces droits incontestables. Pour le présent, il ne tenait qu’à une chose : gagner du temps. Il comptait que sa persévérance et son énergie feraient le reste.

M. Foucher, convaincu à demi, mais profondément touché de tant de vaillance et gagné d’ailleurs par les instances de sa fille, consentit à recevoir de nouveau Victor dans sa maison. Les fiançailles ne seraient pourtant pas officielles et déclarées. On attendrait pour cela que la position de Victor fût plus nettement et plus sûrement établie. Jusque-là, les jeunes gens se verraient toutes les semaines, mais pas seuls ; on se rencontrerait au Luxembourg ; on irait au spectacle en famille. Cet arrangement provisoire allait créer une situation assez fausse ; mais Victor fut trop heureux de l’accepter. — On n’avait plus que faire à Dreux, tout le monde revint à Paris. La correspondance qui reprit ne fut d’abord, hélas, qu’avec le père. Victor n’y peut plus guère manifester l’ardeur de son amour ; il y montre du moins la fermeté de son caractère.

Les fiancés se revoient assez fréquemment en septembre. Mais bientôt ces entrevues surveillées ne suffisent plus à Victor. Il obtient d’Adèle quelques rencontres au

dehors, et la douce correspondance directe se renoue entre eux.
1821.


OCTOBRE-DÉCEMBRE.




Vendredi, 5 octobre.

Je t’avais écrit une longue lettre, Adèle ; elle était triste. Je l’ai déchirée. Je l’avais écrite parce que tu es le seul être au monde auquel je puisse parler si intimement de tout ce que je souffre et de tout ce que je crains. Mais elle t’aurait fait peut-être quelque peine, et je ne t’affligerai jamais volontairement de mes afflictions. Je les oublie toutes d’ailleurs quand je te vois ; tu ne sais pas, tu ne conçois pas, mon Adèle, combien mon bonheur est grand de te voir, de t’entendre, de te sentir près de moi ; maintenant qu’il y a deux jours que je ne t’ai vue, je n’y pense qu’avec une ivresse en quelque sorte convulsive. Quand j’ai passé un instant près de toi, je suis bien meilleur ; il y a dans ton regard quelque chose de noble, de généreux qui m’exalte, il me semble quand tes yeux se fixent sur les miens que ton âme passe dans la mienne. Alors, oh ! alors, ma bien-aimée Adèle, je suis capable de tout, je suis grand de toutes tes douces vertus.

Combien je voudrais que tu pusses lire tout ce qu’il y a en moi, que ton âme pût pénétrer dans la mienne comme ton sourire pénètre dans tout mon être ! Si nous étions seuls ensemble seulement une heure, Adèle, tu verrais combien je serais à plaindre, si je n’avais le plus grand des bonheurs et la plus douce des consolations dans l’idée d’être aimé de toi.

Je t’avais écrit toutes mes peines sans réfléchir que je t’écrivais des choses qui ne peuvent qu’être dites, et dites à toi seule. Tu sens, par exemple, que si j’ai à te parler de tout le mal que me font certains membres de ma famille, ce n’est qu’à toi et absolument à toi que peuvent s’adresser des épanchements si intimes, des confidences si délicates. Toi seule peux avoir dans ton âme des consolations pour ce genre de douleurs et d’ailleurs un tiers ne doit pas connaître des choses qui peuvent nuire aux miens. Je m’aperçois que je retombe dans les réflexions qui m’ont fait déchirer ma première lettre. Songe, mon Adèle, que tout cela n’est rien. Quand j’ai eu quelques instants l’indicible bonheur de te voir, qu’importe que le reste de mes journées soit sombre ; et quand je t’aurai enfin conquise, ma bien-aimée Adèle, que seront ces années d’épreuve qui me semblent maintenant si longues et si amères ?

Adieu, écris-moi et multiplie le plus possible, je t’en supplie, nos courtes entrevues, c’est absolument ma seule consolation, car je ne pense pas que tu me fasses l’injure de croire que les jouissances de l’amour-propre et les triomphes de l’orgueil soient quelque chose pour moi. Toi seule es toute ma joie, tout mon bonheur, toute ma vie. Je ne vaux rien que par toi et pour toi. Tu es pour moi tout ton sexe, parce que tu m’offres l’ensemble de tout ce qu’il y a de parfait.

Adieu, ma bien chère Adèle ; je t’embrasse bien tendrement et bien respectueusement.


Ton fidèle mari,
Victor.
(15 octobre.)

Quelle lettre tu m’as écrite, Adèle ! Tu as semblé toi-même en me la remettant prévoir et regretter l’effet qu’elle devait produire sur moi. Aussi ne me plaindrai-je pas. Je n’y aurais même pas répondu de peur de t’affliger de la peine que tu m’as faite, s’il ne s’agissait de te rassurer et de me rassurer moi-même. À quoi d’ailleurs mon temps peut-il être mieux employé qu’à t’écrire ? À quel devoir plus important, à quel plaisir plus grand pourrais-je le consacrer ?

Sais-tu, mon Adèle, que deux mots de ta lettre m’ont bouleversé, et que j’aurais donné tout le sang de mes veines pour en avoir sur l’heure l’explication ? Quelle était ta pensée quand tu as écrit cette phrase, cette phrase insupportable, où tu sembles dire que ta réputation n’est point sans tache, ni ta conscience sans reproche[11] ? Parle, oh ! parle ici, dis toute ta pensée à celui qui donnerait le bonheur de sa vie pour te procurer un moment de plaisir, un éclair de joie ; ne me cache rien de la vérité quelle qu’elle soit ; tu sais si jamais je t’ai rien caché de mon âme. Écoute, je vais te donner l’exemple de cette confiance illimitée que tu me dois, je vais te dire quel affreux soupçon, quelle intolérable idée cette cruelle phrase a fait naître en moi. Réponds-moi, mon Adèle, ma bien-aimée, mon adorée Adèle, réponds-moi comme tu répondrais à Dieu, aie pitié de moi, si par bonheur je ne sais quel démon de jalousie m’égare, songe que je me suis roulé toute la nuit dans une insomnie brûlante, tantôt m’accusant d’avoir si légèrement conçu une alarme injurieuse pour toi, tantôt voyant ce soupçon grandir et s’accroître dans mon cœur de toute l’immensité, de toute la jalousie de ma tendresse pour toi. Déclare-moi, avec cette sincérité qui est dans ta belle âme, toute l’inexorable vérité ; enfin, réponds oui ou non à cette question, dussé-je en mourir : N’en as-tu jamais en aucun temps aimé un autre que moi ?

Oh ! mon Adèle, si en lisant cette phrase, ton cœur pouvait se soulever d’indignation, si tu pouvais dans ta candeur et dans ta colère me répondre non ! avec quelle joie, avec quel indicible ravissement, je voudrais baiser la poussière de tes pieds en reconnaissant combien je suis insensé et coupable d’avoir pu interpréter un moment si mal une de tes lettres et te soupçonner, toi, l’être que je respecte, que j’admire, que j’estime, que j’aime le plus au monde ! Oh ! dis-moi, mon Adèle, n’est-il pas vrai que tu n’as jamais aimé que moi ?

Hélas ! Dieu m’est témoin que depuis mon enfance tu es mon unique pensée. Aussi profondément que je descende dans mon souvenir, j’y rencontre ton image. Absente, présente, je t’ai toujours aimée, et c’est parce que j’ai voulu en tout temps te rendre un culte aussi pur que toi, que je suis resté inaccessible à ces tentations, à ces séductions auxquelles l’immorale indulgence du monde permet à mon sexe et à mon âge de succomber.

En y réfléchissant, Adèle, en songeant à tout ce qu’il y a de chaste et d’angélique dans ton être, je pressens que mes alarmes sont chimériques, cependant je te les ai dites parce que je dois tout te dire, et d’ailleurs, s’il faut t’avouer toute ma faiblesse, je voudrais que tu fusses assez bonne pour me rassurer toi-même et répondre à ma question. Car enfin, quels seraient ces reproches, cette tache dont tu me parles ? Peut-être (et pourquoi ne serais-je pas aussi ingénieux à me rassurer qu’à me tourmenter ?), peut-être n’est-ce qu’à cause de moi que ta conscience d’ange s’alarme et croit ta réputation ternie par les soins que je t’ai rendus. Si cela était, ma bien chère Adèle, ce serait moi, et non toi, qui serais coupable[12], toute la faute m’appartiendrait et si l’un de nous était indigne de l’autre, ce serait moi. Comment oses-tu donc me dire que tu me voudrais une épouse plus digne de moi ? Grand Dieu, Adèle ! et qui suis-je près de toi ? Oh ! je t’en supplie et je voudrais que tu fusses là, car je m’agenouillerais devant toi comme devant une divinité, apprécie-toi mieux toi-même. Si tu savais combien tu es au-dessus de toutes celles de ton sexe, si tu pouvais te voir toi-même moralement, connaître comme moi toute la noblesse, toute la simplicité, toute la grandeur de ton caractère, tu ne me souhaiterais pas, dans tes plus grands vœux pour mon bonheur, une autre femme que toi. C’est moi, Adèle, qui suis bien loin de ta hauteur, tous mes efforts tendent à m’élever jusqu’à toi, et si jamais j’ai paru ambitieux de gloire, ce n’était que par habitude de rapporter tous mes désirs à toi, si jamais j’ai cherché à attacher quelque illustration à mon nom, c’est que je pensais que tu le porteras un jour. Va, crois un peu plus en toi-même, je voudrais que l’univers entier sût que je t’aime, qu’un regard de toi m’est plus précieux que toutes les gloires et que je consentirais volontiers à voir tout mon sang couler goutte à goutte si cela pouvait épargner une larme à tes yeux. Que ne puis-je te prouver ma tendresse par actions et non par paroles ! Va, sois tranquille, tu es bien au-dessus de toutes les femmes dans la sphère des idées de vertu et de générosité ; leurs têtes ne vont pas même à tes pieds.

Que ta conscience ne te reproche pas un baiser ou une lettre, seules consolations de ton mari orphelin et abandonné à ses propres forces ; ne crains rien pour ta réputation, elle m’est plus chère que ma vie, et, pour qu’elle cessât d’être pure comme toi, il faudrait que je fusse un misérable lâche, ce qui ne sera jamais.

Adieu, tu es à moi comme ma vie. Je t’embrasse tendrement.

Ton mari,
Victor.
Cette nuit (20 octobre).

Cette lettre est en effet bien importante, Adèle ; car c’est de l’impression qu’elle produira sur toi que désormais tout dépend entre nous. Je vais essayer de rallier quelques idées calmes, et ce n’est, certes, pas le sommeil que j’aurai à combattre cette nuit. — Je vais avoir avec toi une conversation grave et intime, et je voudrais que ce pût être de vive voix, car je pourrais avoir sur-le-champ ta réponse que je vais attendre avec bien de l’impatience, et épier moi-même sur tes traits l’effet que te produiraient mes paroles, effet décisif pour notre avenir à tous deux.

Il est un mot, Adèle, que nous paraissons jusqu’ici avoir peur de prononcer, c’est le mot d’amour ; cependant, ce que j’éprouve pour toi est bien l’amour le plus véritable ; il s’agit de savoir si ce que tu ressens pour moi est aussi de l’amour. Cette lettre éclaircira ce doute sur la solution duquel repose toute ma vie.

Écoute. — Il y a au-dedans de nous un être immatériel, qui est comme exilé dans notre corps auquel il doit survivre éternellement. Cet être, d’une essence plus pure, d’une nature meilleure, c’est notre âme. C’est l’âme qui enfante tous les enthousiasmes, toutes les affections, qui conçoit Dieu et le ciel. Je prends les choses de haut, mais il le faut pour être parfaitement compris ; que ce style ne te semble pas singulier ; nous parlons de choses qui exigent un langage simple, mais élevé. Je poursuis. L’âme, si au-dessus du corps auquel elle est liée, resterait sur la terre dans un isolement insupportable, s’il ne lui était permis de choisir en quelque sorte parmi toutes les âmes des autres hommes une compagne qui partage avec elle le malheur dans cette vie et le bonheur dans l’éternité. Lorsque deux âmes, qui se sont ainsi cherchées plus ou moins longtemps dans la foule, se sont enfin trouvées, lorsqu’elles ont vu qu’elles se convenaient, qu’elles se comprenaient, qu’elles s’entendaient, en un mot qu’elles étaient pareilles l’une à l’autre, alors il s’établit à jamais entre elles une union ardente et pure comme elles, union qui commence sur la terre pour ne pas finir dans le ciel. Cette union est l’amour, l’amour véritable, tel à la vérité que le conçoivent bien peu d’hommes, cet amour qui est une religion, qui divinise l’être aimé, qui vit de dévouement et d’enthousiasme et pour qui les plus grands sacrifices sont les plus doux plaisirs. C’est l’amour tel que tu me l’inspires, tel que tu le sentiras certainement un jour pour quelque autre que moi, si, pour mon malheur éternel, tu ne l’éprouves pas à présent pour moi. Ton âme est faite pour aimer avec la pureté et l’ardeur des anges ; mais peut-être ne peut-elle aimer qu’un ange, et alors je dois trembler.

Le monde, Adèle, ne comprend pas ces sortes d’affections qui ne sont l’apanage que de quelques êtres privilégiés de bonheur comme toi, ou de malheur comme moi. L’amour, pour le monde, n’est qu’un appétit charnel, ou un penchant vague que la jouissance éteint et que l’absence détruit. Voilà pourquoi tu as entendu dire, par un étrange abus de mots, que les passions ne duraient pas. Hélas ! Adèle, sais-tu que passion signifie souffrance ? Et crois-tu, de bonne foi, qu’il y ait quelque souffrance dans ces amours du commun des hommes, si violents en apparence, si faibles en réalité. Non, l’amour immatériel est éternel, parce que l’être qui l’éprouve ne peut mourir. Ce sont nos âmes qui s’aiment et non nos corps.

Ici, pourtant, remarque qu’il ne faut rien pousser à l’extrême. Je ne prétends pas dire que les corps ne soient pour rien dans la première des affections, car à quoi servirait alors la différence des sexes, et qui empêcherait que deux hommes pussent s’aimer d’amour ? Le bon Dieu a senti que, sans l’union intime des corps, l’union des âmes ne pourrait jamais être intime, parce que deux êtres qui s’aiment doivent vivre en quelque sorte en commun de pensées et d’actions. C’est là un des motifs pour lesquels il a établi cet attrait d’un sexe vers l’autre qui montre seul que le mariage est divin. Ainsi dans la jeunesse, l’union des corps concourt à resserrer celle des âmes qui, toujours jeune et indissoluble, raffermit à son tour, dans la vieillesse, l’union des corps, et se perpétue après la mort.

Ne t’alarme donc pas, Adèle, sur la durée d’une passion qu’il n’est plus au pouvoir de Dieu même d’éteindre. Je t’aime de cet amour fondé non sur les avantages physiques, mais sur les qualités morales, de cet amour qui mène au ciel ou à l’enfer, qui remplit toute une vie de délices ou d’amertume.

Je t’ai mis toute mon âme à nu ; je t’ai parlé un langage que je ne parle qu’à ceux qui peuvent le comprendre. Interroge-toi bien toi-même, vois si l’amour est pour toi ce qu’il est pour moi, vois si mon âme est réellement sœur de la tienne. Ne t’arrête pas à ce que dit le sot monde, à ce que pensent les petits esprits qui t’entourent ; descends en toi-même, écoute-toi. Si les idées de cette lettre sont claires pour toi, si je suis vraiment aimé comme j’aime, alors, mon Adèle, à toi pour la vie, à toi pour l’éternité. Si tu ne comprends pas mon amour, si je te semble extravagant, alors adieu. — Je n’aurai plus, moi, qu’à mourir, et la mort n’aura rien qui m’effraie, quand je n’aurai plus d’espoir sur la terre. Ne crois pas cependant que je me tue sans avantage pour les autres, c’est égoïsme et lâcheté quand il y a des pestiférés à soigner ou des guerres sacrées à soutenir. Je m’arrangerai de manière à ce que le sacrifice de ma vie ne soit pas moins utile aux autres que doux pour moi. Ces idées te sembleront peut-être un peu sinistres, à toi pour qui mon front est toujours riant, à toi qui ne connais pas la sphère de mes réflexions habituelles.

Adèle, je le dis en tremblant, mais je crois que tu ne m’aimes pas de cet amour que je t’ai voué et qui peut seul me suffire. Si tu m’aimais, me demanderais-tu sur tout ce que tu fais cette sorte de confiance que tu m’accordes si aisément et qui me semble à moi l’indifférence. Tu t’offenses de mes questions les plus naturelles, tu me demandes si je crains que ta conduite ne soit répréhensible. Si tu aimais comme j’aime, Adèle, tu saurais qu’il est mille choses que tu peux faire sans crime et même sans tort réel, et qui cependant pourraient alarmer la jalouse délicatesse de mon affection. L’amour, tel que je te l’ai peint, est exclusif. Je ne demande rien, pas même un regard, à toutes les femmes de la terre, mais je veux que nul homme n’ose rien réclamer de la mienne. Si je ne veux qu’elle seule, je la veux entière. Un coup d’œil, un sourire, un baiser de toi sont pour moi les plus grands des bonheurs ; crois-tu que je verrais patiemment quelque autre les partager ? Cette susceptibilité t’effraie, si tu m’aimais, elle te plairait. Que n’es-tu ainsi pour moi ! Plus l’amour est brûlant et pur, plus il est jaloux, plus il est ingénieux à se tourmenter. Je l’ai toujours éprouvé ainsi. Je me rappelle qu’il y a plusieurs années, je frémissais comme d’instinct quand ton jeune frère tout enfant passait par hasard une nuit dans le même lit que toi. L’âge, la réflexion et l’observation du monde n’ont fait qu’accroître chez moi cette disposition. Elle fera mon malheur, Adèle, car elle devrait concourir à ton bonheur et je vois au contraire qu’elle t’inquiète. Parle sans crainte, vois si tu me veux tel que je suis, ou non ; il s’agit de mon avenir qui n’est rien, et du tien qui est tout. Songe que si tu m’aimes nul obstacle ne sera assez puissant contre moi ; que si tu ne m’aimes pas, il est un moyen sûr de te débarrasser vite de moi, c’est d’en convenir, je ne t’en voudrai pas ; je sais une absence grâce à laquelle on est bientôt oublié des indifférents, cette absence-là, on n’en revient pas.

Encore un mot, si cette longue lettre te semble triste et découragée, ne t’en étonne pas ; la tienne était si froide ! Tu trouves qu’entre nous la passion est de trop ![13] Adèle !… J’ai relu pour me consoler d’anciennes lettres de toi, mais la différence était si grande entre les anciennes et la nouvelle qu’au

lieu d’être consolé... Adieu.
Vendredi (26 octobre).

Ton petit billet, mon Adèle, m’a fait une joie que je n’essaierai pas de te décrire[14]. Quand il y a, comme aujourd’hui, longtemps que je ne t’ai vue, je suis triste, abattu, insensible à tout, ennuyé de tout ; eh bien, il me suffit maintenant de relire ton charmant billet que je sais par cœur pour me sentir presque heureux. Oui, ma bien-aimée Adèle, puisque tu me l’assures, je te crois, tu m’aimes comme je t’aime, tu ne peux ni te tromper ni me tromper. Je n’ai pas été un moment étonné que tu aies compris si aisément des idées dégagées de toutes choses terrestres ; comment ne les comprendrais-tu pas, toi qui es faite pour les inspirer et les enfanter ; y a-t-il rien de généreux, de chaste, de noble, à quoi puisse être sourde ton âme éminemment généreuse, éminemment chaste, éminemment noble ? Ce ne sont point ici, chère Adèle, de ces stupides louanges dont la fausseté des hommes abuse si souvent la vanité des femmes ; ne nous abaissons jamais ni l’un ni l’autre à de pareilles mesures ; je ne te parle que d’après un sentiment profond de ce que tu vaux ; et le seul défaut que je te trouve, c’est l’ignorance de ton angélique nature ; je voudrais que tu connusses entièrement la dignité de ton être, et que tu fusses plus fière vis-à-vis de toutes ces femmes au moins vulgaires qui ont l’honneur de t’approcher et qui me semblent abuser de ton excessive modestie jusqu’à se croire tes égales, quelques-unes même tes supérieures. Il est inutile que nous nous en occupions plus longtemps ; mais crois, mon Adèle, qu’aucun être au monde ne t’est supérieur et que tu feras honneur à toutes les femmes en daignant les traiter en égales.

Autant on doit mépriser les avantages périssables comme la beauté, le rang, la fortune, etc., autant on doit respecter dans soi-même les dons impérissables de l’âme. Ils sont si rares ! Autant la vanité est nuisible et injuste, autant cet orgueil-là est juste et utile. Il n’est d’ailleurs nullement extérieur, il ne blesse pas les autres hommes, au contraire, il inspire pour tous une sorte de pitié qui mène à la bienveillance. Il élève ensuite tellement l’âme qu’elle devient inaccessible à toutes les ambitions de rang et de gloire ; quand on n’a pour pensée unique qu’une éternité d’amour et de bonheur, on voit toutes les choses de la terre de si haut qu’elles semblent bien petites. On accepte la prospérité avec calme, on se résigne au malheur avec sérénité, parce que tout cela passe et n’est en quelque sorte que l’accessoire d’une union qui ne passe pas.

C’est cette union, mon Adèle adorée, qui s’est formée entre nous et tu ne saurais te faire une idée de l’ivresse, du délire avec lequel je pense au jour où cette union, conclue enfin aux yeux des hommes, me permettra de te posséder tout entière et de t’appartenir tout entier. Oh ! mon Adèle, ma femme, que n’es-tu là en ce moment ! nous parlerions de cet immense bonheur, nous ferions pour l’avenir des projets ravissants, nous vivrions ensemble en espoir, nous... Dieu ! près de cet avenir, que sont toutes les douleurs du moment présent ?

Adieu, je t’embrasse bien tendrement.

Ton mari pour l’éternité,
Victor.


Samedi soir.

Je viens de lire ta lettre et j’ajoute un mot à celle-ci, mon Adèle, pour t’en remercier. Combien je te dois de bonheur ! Pourquoi seulement tes lettres sont-elles toujours si courtes ? Tu te plains d’une préoccupation continuelle ; s’il en était autrement, Adèle, tu ne m’aimerais pas. Sais-tu que pendant dix-huit mois que je ne t’ai vue, je n’ai pas été une minute sans songer à toi ? Sais-tu que tu es le but de tout ce que je fais et que je ne ferais rien sans cela ? Quand j’ai une douleur morale ou une souffrance physique à supporter, je me figure que c’est en l’honneur ou pour l’amour de toi, et alors tout me semble doux. Qu’importe d’ailleurs que ma bien-aimée Adèle ne soit bonne qu’à m’aimer[15] ? Quand ce serait ta seule science, je serais le plus heureux des hommes. Tu me demandes ensuite, comme preuve de confiance entière, la confidence de tout ce que je souffre ; je pense n’avoir pas besoin de te prouver ma confiance, mais il faudrait entrer dans des détails qui ne peuvent que se dire. Crois qu’il me sera bien doux de me débarrasser de ce

poids dans ton sein à la première occasion. Adieu, écris-moi bien long.
Jeudi (1er novembre).

J’ai réfléchi longtemps et bien longtemps, Adèle, à cette réponse. Dois-je, puis-je te satisfaire ? Il y avait plutôt dans ta lettre de la compassion que de la tendresse ; je te remercie d’avoir quelque pitié de moi, car je suis en effet bien à plaindre sous plus d’un rapport. Il me semble, s’il faut te dire ce que j’ose à peine me dire à moi-même, que tes lettres se refroidissent encore. Un moment, tu étais redevenue telle qu’il y a deux ans ; mais en ce moment... Adèle, interroge-toi bien, je crains que cette fatale épreuve de dix-huit mois n’ait détruit tout le bonheur de ma vie en diminuant ta première affection pour moi ; je ne puis être heureux d’être aimé à demi. Vois, cherche en toi-même avec candeur et sans t’étourdir si durant cette longue absence tu ne m’as pas oublié un seul instant. Je t’ai plusieurs fois fait cette question sans obtenir de réponse directe. Réponds-moi, je t’en supplie, la vérité ; je la devinerais si tu ne me la disais pas, et c’est de ta bouche et non de mes conjectures que je veux recevoir la vie ou la mort.

Adèle, tu le vois, un regard froid ou un mot indifférent de toi suffisent pour me replonger dans tous mes insupportables doutes, et certes, de toutes mes souffrances, celle-là est bien sans contredit la plus grande ; elle me va au cœur. Toutes les autres passeront, mais celle-là, qui pourra m’en consoler ? Et qui sait si, même après la mort, on peut oublier qu’on n’est plus aimé ?

Si tu n’étais qu’une femme ordinaire[16], Adèle, j’aurais tort de te montrer combien ton image est profondément gravée dans mon âme, j’aurais tort de te laisser voir cet amour d’esclave qui asservit tout mon être au tien ; une femme ordinaire n’y comprendrait rien et ne verrait d’autre avantage dans cette invincible passion que la faculté d’être indifférente et la commodité de pouvoir tout se permettre avec un homme dont elle serait sûre. Une femme ordinaire dont on voudrait exalter l’attachement aurait besoin qu’on fût avec elle léger, inconséquent, inégal, tantôt affectueux, tantôt froid, il faudrait feindre d’autres inclinations, partir, revenir, alarmer sa vanité pour exciter sa jalousie, jouer un rôle, enfin. Je ne suis point comédien et tu es loin d’être une femme ordinaire.

Quel prix peut-on d’ailleurs attacher aux passagères affections d’un pareil être ? Cela vaut-il la peine de mettre un masque et de se dégrader jusqu’à introduire de petits et vils calculs dans le plus noble et le plus haut des sentiments ? Ce ne sera jamais ainsi que j’agirai avec toi, Adèle ; je t’aime avec fierté parce que je t’aime avec candeur ; je crois qu’un détour nous abaisserait tous deux et que ton cœur est assez grand pour comprendre un grand amour. Réponds avec cette confiance et cette franchise à la question que je viens de te faire. Tout dépend de là.

Je relis toute cette lettre et je tremble de la réponse. N’importe ! l’avenir se décide par un mot comme une avalanche par un caillou, comme un incendie par une étincelle. Qu’est-ce que notre vie et à quoi tient le fil qui nous suspend entre le ciel et l’abîme ? Je suis bien profondément agité, Adèle, et cependant, si tu voyais en ce moment mon visage, il est calme et glacé comme la face d’un mort. — Je reprendrai ce papier plus tard.


D’où vient que pendant ces deux longues pages, j’ai oublié ou négligé ce qui devrait faire le sujet de cette lettre, la demande que tu me fais, la confidence que tu provoques[17] ? C’est que j’étais tourmenté de l’idée que tu ne m’aimais plus, et pouvais-je songer à autre chose ? Que sont toutes mes afflictions près de cette douleur ?

Mes idées courent et se heurtent dans mon cerveau. Je voudrais les fixer en me rappelant les réflexions que j’ai faites sur ta demande, je vais essayer.


Vendredi (2 novembre).

Écoute, mon Adèle, pardonne-moi ce qu’il peut y avoir d’amer dans ces deux pages ; la moindre chose m’aigrit, chère amie, c’est que je suis continuellement assailli d’idées sombres. Toutes mes journées se déroulent douloureusement sur moi, hormis quelques heures délicieuses, celles où je te vois. Pardonne-moi, pardonne-moi. Il me serait bien doux, ma chère Adèle, de déposer tous mes chagrins dans ton âme si bonne et si généreuse ; mais, je te le répète, ce ne peut être que de vive voix et je crains comme toi que de longtemps ce ne soit impossible. Je souffrirai seul. Ce n’est pas que je craigne pour ces lettres. Tout ce que j’ai à te dire, je pourrais le dire devant la terre entière, sans avoir, moi, à rougir. Mais il est une foule de détails qu’il serait minutieux d’écrire et qui constituent cependant mes soucis de tous les jours. Il est ensuite des points très délicats, comme les torts que peuvent avoir envers moi des êtres qui me touchent de près, choses qui ne peuvent que se dire une fois, parce que c’est déjà beaucoup que de dire une fois même justement du mal des gens, et qu’il ne faut jamais répéter que le bien ; ces choses-là ne peuvent donc s’écrire, parce que ce qui est écrit peut se relire. Ajoute à cela que peut-être il m’échapperait en écrivant des paroles trop expressives dont (si j’étais obligé de m’en servir en parlant) je pourrais tempérer l’effet de la voix et du regard.

Il est une dernière considération. J’ai cru remarquer, Adèle, que tu me croyais de l’amour-propre et même, tranchons le mot, de la vanité. Cette observation a dû m’affliger. Si tu as raison, si je suis vain en effet, je dois gémir de ce que, parmi mes nombreux défauts, il se trouve celui que je déteste et que je méprise le plus au monde. Si tu te trompes, si tu prends pour de l’amour-propre une fierté, ou, si tu veux, un orgueil que je m’avoue à moi-même et dont même je m’applaudis, je dois déplorer bien plus encore d’être mal jugé par le seul être sans l’estime duquel je ne puisse vivre, surtout si ce qui lui semble un défaut (et le dernier de tous !) est à mon gré la première qualité de tout homme qui se sent quelque dignité dans l’âme. Tu dois penser, mon Adèle, combien je dois désirer d’effacer cette idée de ton esprit, s’il est vrai que tu l’aies conçue ; c’est donc en ayant soin de ne te parler de moi que le moins possible que j’y puis parvenir. Or, pour te faire la confidence que tu me demandes, il aurait fallu te raconter une foule de choses que tu ne connais pas, récit qui, grâce à tes préventions, aurait pu te sembler peu modeste, de quelque simplicité d’expression que je l’eusse voilé. J’ai donc dû me résoudre à garder encore tous mes chagrins pour moi, d’autant plus que je ne vois pas la nécessité de t’en affliger jusqu’à cette époque où je pourrai trouver des consolations de toutes les douleurs dans un épanchement de toutes les heures, de tous les moments.

En attendant je vois mon avenir tiraillé dans tous les sens par une foule d’égoïstes qui veulent y placer leur intérêt ; mais mon avenir n’est qu’à toi, et je le défends parce que c’est ton bien. Tu me connais peu, Adèle, tu ignores mon caractère, tu ne me vois jamais que contraint et ennuyé de la présence de quelque tiers importun, mais attends, je t’en supplie, avant de me juger. On a dû avoir intérêt à t’inspirer il y a un an des impressions fâcheuses sur mon compte, et moi, ce que j’aurais demandé à Dieu, ce que je lui demande encore, ce serait de t’avoir eue en tout temps comme aujourd’hui pour invisible témoin de mes actions les plus importantes ainsi que les plus indifférentes.

Le témoignage d’une conscience pure m’est cher, c’est le seul côté par lequel je sois digne d’être aimé de toi. C’est aussi là le seul orgueil que je me sente ; toutes les autres fumées m’étourdissent peu, et en vérité si jamais je voulais ce qu’on appelle la gloire, ce serait pour toi seule.

Il faut finir et cependant que j’ai encore de choses à te dire ! Ne me parle plus de toi, ma bien-aimée Adèle, comme d’une femme ordinaire ; sois modeste tant que tu voudras, mais ne me force pas à l’être quand il s’agit de toi.

Adieu, porte-toi bien. Je t’embrasse tendrement. Adieu, adieu ; surtout porte-toi bien.

Ton mari fidèle et respectueux,
Victor.


Tu me parles à d’une artiste pour laquelle tu me demandes de l’estime[18]. Je ne demande pas mieux ; mais pourquoi est-elle artiste ? Tu connais là-dessus mes invariables idées, plutôt du pain et de l’eau ! Mais enfin puisque tu

l’aimes, cela prouve pour elle.
Lundi, minuit (12 novembre).

Je ne puis lire un mot de toi, ma chère Adèle, sans qu’il me remplisse de joie ou de tristesse et quelquefois de toutes deux à la fois. C’est l’effet que m’a produit ta dernière lettre. J’y ai vu que mon injustice égalait ta générosité, et quoiqu’il y ait peut-être quelque sévérité dans la partie de ta lettre où tu me fais sentir mes torts, c’est un devoir pour moi de les reconnaître et un bonheur de t’en demander pardon. Tu le sais, mon Adèle, si quelquefois je te tourmente, ce n’est qu’à force de t’aimer, hélas ! et je me tourmente bien plus moi-même. Je suis fou, mais fou d’amour, et, chère amie, ne dois-je pas trouver grâce à tes yeux ? Toute mon âme se consume à t’aimer, tu es ma pensée unique, et il m’est impossible de trouver, je ne dirai pas du bonheur, mais le moindre plaisir hors toi. Tout le reste m’est odieux.

La fin de ta lettre, Adèle, m’a profondément ému. Tu désespères de notre bonheur mutuel et cependant tu dis qu’il est dans mes mains[19]. Oui, mon Adèle, ma bien-aimée fiancée, il y est, et je suis sûr, si tu m’aimes, d’y atteindre ou de mourir. Et quels sont, en effet, les obstacles à surmonter ? Quelle volonté osera s’opposer à la mienne quand il s’agira de toi ? Ne sais-tu pas qu’il n’y a pas une goutte de sang dans mes veines qui ne soit destinée à couler pour toi ? Et tu doutes ? Va, mon Adèle, aime-moi comme je t’aime, et je me charge du reste. Une volonté ferme fait la destinée, et, quand on a su souffrir, on sait vouloir. D’ailleurs, l’homme qui met sa vie en jeu dans les calculs de son avenir est presque toujours sûr de gagner ; et moi, je n’épouserai jamais que toi ou une boîte de sapin.

Il nous faudrait si peu de chose en effet pour être heureux, Adèle ! Quelques mille francs de rente et un oui accordé par indifférence ou affection paternelle, voilà mon beau rêve réalisé. Crois-tu, vraiment, que ce soit si difficile ? Non, mon Adèle, tu es à moi et tu seras éternellement à moi. Te figures-tu cet inconcevable bonheur ? dis-moi, y songes-tu comme moi avec cette ivresse et ce ravissement que ton âme tendre et virginale est si bien faite pour éprouver ? Te représentes-tu la félicité de ton Victor passant à tes pieds sa vie, déposant dans ton sein toutes ses peines et les trouvant douces, jouissant de tout pour toi seule, ne respirant que par ton souffle, n’aimant qu’avec ton cœur, ne vivant enfin que de ta vie ? Quand je pense, chère amie, à cette délicieuse communauté d’existence, je ne puis m’empêcher de croire que Dieu ne m’aurait pas donné la faculté de l’imaginer s’il ne m’avait réservé le bonheur d’en jouir. Va, tu es née pour être heureuse, ou je n’aurai été bon à rien sur la terre.

Tu veux bien avoir quelque estime pour moi, Adèle, et c’est le prix le plus doux de tout ce que j’ai pu faire, dans le but de me rendre digne de toi. Je te remercie profondément de l’assurance que tu m’en donnes, car si tu ne m’estimais pas, pourrais-tu m’aimer, et si tu ne m’aimais pas, que ferais-je ici ?

Pourquoi employer dans ta lettre cette formule de doute : les sentiments que tu dis avoir pour moi, etc. ? — De quoi es-tu sûre au monde, si ce n’est de ces sentiments ? Ces mots m’ont blessé, et, certes, bien plus justement que ceux que tu me reproches. En te disant : la confidence que tu provoques, etc., je n’ai point cru mal m’exprimer. Je crois que l’un de nous a le droit de provoquer, et même d’exiger une confidence de l’autre, et pour ma part il me sera toujours doux de remplir ce devoir. Si j’ai jamais rien de caché pour toi, ma bien-aimée Adèle, cela ne dépendra pas de moi, et je remercierai tous les chagrins de la vie, car ils me procureront de tendres épanchements. Si je ne t’ai point fait part de ceux que j’éprouve en ce moment, c’est, je le répète, qu’il m’eût fallu écrire une sorte d’apologie, et entrer dans de trop longs détails ; mais je ne renonce pas à la consolation de tout te conter de vive voix, si cela ne t’ennuie pas, quand l’occasion s’en présentera.

Adieu pour ce soir, ou plutôt pour cette nuit ; adieu, ma bien-aimée Adèle ; il est bien tard et il fait bien froid. Tu dors en ce moment, et rien ne t’avertira du baiser brûlant que ton pauvre mari va déposer sur tes cheveux en ton absence. Il n’en sera pas toujours ainsi, et quelque jour ces baisers te réveilleront doucement. Adieu, adieu, dors et ne souffre pas.


Mardi (13 novembre).

Ce matin, on m’a remis un billet de ton père ; je te verrai donc ce soir, Adèle ! Voilà ma pensée de toute la journée. Elle me rend bien heureux, surtout quand je songe qu’elle est peut-être aussi la tienne. Mon bonheur serait complet, chère Adèle, si je pouvais te voir quelquefois seule et jouir du charme de ton intimité. Je te soumettrais toutes ces opinions auxquelles tu me reproches de tenir si fort ; il n’y a en effet que toi qui puisses me faire changer. J’essaierais aussi quelquefois de détruire celles de tes idées qui me semblent étrangères à ton heureuse nature. Elles ont presque toutes une noble source, trop de modestie et d’ignorance de toi-même. Tu me dis, par exemple, que tu n’es pas capable d’apprécier le talent poétique[20]. Cette assertion est tellement singulière pour moi qui te connais mieux que tu ne te connais, qu’elle m’aurait fait sourire, si j’y avais été disposé. J’y répondrai, en me mettant, bien entendu, tout à fait de côté, et tu ne me feras certainement pas l’injure de croire que je puis mêler quelque idée d’amour-propre personnel à des réflexions aussi générales.

En deux mots, la poésie, Adèle, c’est l’expression de la vertu ; une belle âme et un beau talent poétique sont presque toujours inséparables. Tu vois donc que tu dois comprendre la poésie ; elle ne vient que de l’âme et peut se manifester aussi bien par une belle action que par un beau vers. Ceci exigerait de longs développements ; mais tu vois combien dans un entretien intime je pourrais te révéler dans ton propre cœur de trésors que tu ignores. Ce bonheur m’est encore interdit. Je l’espère avec tous les autres.

Adieu, ma bien-aimée Adèle, pense à moi et écris-moi une bien longue lettre ; elle me paraîtra toujours bien courte. Permets à ton mari de t’embrasser tendrement. Adieu, adieu.

Surtout, ne me parle plus de travailler, etc., etc.[21]. Chaque fois que tu touches cette corde, tu m’affliges vivement. Aie quelque croyance en mes forces, c’est à moi de travailler pour toi, et le bonheur de fonder ton avenir m’appartient comme tout ce qui a rapport à toi. Adieu ; écris-moi bien

long.
Samedi minuit (17 novembre).

Je viens de lire ta lettre ; elle m’a vivement ému, et comme j’espère te voir demain, j’éprouve le besoin d’y répondre sur-le-champ ; pardonne, chère Adèle, si pour cela je commence par te désobéir. Je te promets que ce sera la dernière fois. Il suffit que mon habitude de travailler la nuit te déplaise pour que je la proscrive[22]. D’ailleurs, tes raisons sont justes et il suffit encore que mon Adèle daigne prendre quelque intérêt à ma santé pour qu’elle me devienne précieuse. Le travail de nuit épuise ; mais l’insomnie oisive ne fatigue guère moins. Cependant puisque tu le veux je tâcherai encore de dormir le plus possible ; aussi bien tous mes moments de sommeil sont heureux pour moi, car ils sont toujours remplis par des rêves charmants qui me transportent près de toi. Quand ce bonheur ne sera-t-il plus un rêve ! — Je te promets donc, mon Adèle, de ne plus travailler la nuit, à moins de cas extraordinaires. Je serais coupable d’enfreindre cette promesse au moment où je la fais, si t’écrire était travailler. Tu crains ensuite, Adèle, que je ne prenne du goût pour la vie extérieure et que par conséquent mon intérieur ne me soit un jour à charge[23]. Tu n’as pas réfléchi, ma bien-aimée Adèle, que lorsque cet intérieur sera rempli par toi, tout mon bonheur y sera. Qu’y aura-t-il de plus doux pour moi que de passer près de ma femme toutes mes heures de plaisir, de repos ou de travail ? Devrais-je avoir besoin, chère amie, de te répéter cela pour la centième fois ? Maintenant, quelle différence ! Qui peut m’attacher chez moi, où à l’ennui de la solitude se joignent des souvenirs bien tristes et bien récents encore ? C’est précisément parce que j’y ai goûté la douceur de la vie de famille, mon Adèle, que cette maison m’est lugubre aujourd’hui. Quel intérieur que celui d’un garçon et d’un orphelin ! Car je suis orphelin et peut-être plus à plaindre encore que si je l’étais entièrement. Tu vois, chère amie, que si tu as quelque confiance pour moi, la mienne en toi est bien entière ; il n’est rien d’intime dans mon cœur que tu ne connaisses ; s’il plaît à Dieu, il ne sera rien de secret dans ma vie dont tu ne sois instruite ; car sois sûre que tous mes secrets seront toujours de nature à être connus de toi. D’un autre côté, si mon intérieur me semble peu attrayant, tu es bien dans l’erreur de croire qu’une vie extérieure me plaise mieux. Ma chambre, tout au contraire, me paraît triste, à la vérité, mais les rues et les salons me sont odieux. Je fuis les distractions, je hais les plaisirs, La vie de garçon tout entière m’est insupportable, isolement au dedans, isolement au dehors. Je n’aspire qu’au bonheur du ménage, à la félicité de famille ; et je n’aurai rien à désirer, chère amie, si, quand cette époque tant souhaitée sera venue, ton intérieur te plaît autant qu’à moi. Tu ne t’alarmerais pas si tu savais combien ma liberté me pèse et avec quelle impatience j’attends qu’un doux esclavage enchaîne tous mes jours aux tiens. En attendant, excepté les moments bien courts et bien heureux où je te vois, toutes mes heures me sont également fastidieuses, et plus encore peut-être quand je suis dans la foule, que lorsque je suis seul. Seul, du moins je puis songer en paix à toi.

Je n’aime pas, Adèle, à m’occuper d’un autre que toi dans ces lettres. Dans ces entretiens intimes et sacrés, nous ne devons pas daigner songer aux autres. Cependant il faut te parler de ton oncle et de ta tante. Je ne puis les aimer ni l’un, ni l’autre. Ton oncle est ou a été un libertin, ta tante me paraît méchante. Pour ne pas m’étendre davantage là-dessus, je te dirai que ses observations me semblent singulièrement déplacées. Je ne vois pas en quoi notre conduite est remarquable aux yeux du monde, et comment on peut me disputer le bonheur de passer sur huit jours deux heures à côté de toi. Il faudrait donc encore que nos trop courtes entrevues fussent consacrées à nous occuper des autres, et que je fisse l’aimable auprès de je ne sais quelle indifférente tandis que le premier venu le ferait auprès de toi. Voilà qui est souverainement ridicule. Ou, si on l’exige pour les jours où vous recevez, qu’on me permette donc de te voir plus souvent en des moments où personne ne nous gênera. Encore, toute cette minutieuse retenue est-elle absurde. Je ne suis plus un enfant. J’ai vu le monde et je crois en honneur être assez réservé. Je suis, je veux être insipide, ennuyeux, nul pour l’univers entier, parce que tu es le seul être au monde pour lequel je puisse prodiguer toutes mes facultés de penser et de sentir. Autant je suis ardent et expansif pour toi, autant je suis glacé et muet pour tout autre. S’il faut encore prendre ce rôle avec ma femme, personne n’y gagnera, je n’en serai pas, certes, plus aimable, et l’effort me sera bien pénible. Rappelle-toi, chère Adèle, qu’il y a un mois, je te voyais tous les deux jours et dans une intimité charmante. Croit-on cette habitude si aisée à perdre ? Mais on prétend que je te fais du tort ; avec ces mots-là on me ferme la bouche, avec ces mots-là on aurait ma vie.

Toi, chère Adèle, continue, je t’en supplie, à me faire part de tout ce qui t’occupe. Tu ne sais pas combien ces preuves de ta confiance me touchent et me pénètrent. Il m’est si doux de lire dans ta belle âme, d’étudier ton noble cœur ! Et ne me parle plus, mon Adèle bien-aimée, de tes craintes sur mon estime, etc. Il faudrait que j’en fusse bien peu digne moi-même pour ne pas t’estimer et te respecter comme je t’aime, avec enthousiasme. Crois, de grâce, que ton affection a rencontré un être reconnaissant. Je n’ai pas besoin d’être bon, chère amie, pour te dire avec transport la vérité sur ce que je pense de toi ; je ne puis avouer que j’aurais aimé davantage une demoiselle qui se fût conduite autrement[24], car je ne conçois pas qu’on aime plus que je ne t’aime, ni qu’on se conduise mieux que tu ne te conduis, et si l’on me parlait d’une jeune personne qui agît comme toi, j’irais baiser la poussière de ses pieds.

N’aie donc pas peur, je t’en conjure, d’être coupable ou dis-moi que je suis un scélérat, car il faut l’être pour avoir pu troubler une conscience aussi pure que la tienne, Adèle. Car tu es ma femme, tu m’appartiens comme un bien sacré, et nous sommes mariés aux yeux de Dieu et aux nôtres, en attendant que nous le soyons à ceux des hommes. Adieu, mon Adèle bien-aimée, tu vois que ma réponse est bien longue quoique ta lettre fût bien courte. J’espère que tu me récompenseras de ne pas m’être vengé. Hélas ! eût-ce été une vengeance ? Adieu, adieu, ma femme, pense à moi comme je pense à toi, écris-moi aussi long que je t’écris et aime-moi comme je t’aime.

Je t’embrasse avec respect.

Victor.

Parle-moi de ta santé. Que ne puis-je l’entretenir au prix de la mienne,

de ma vie !
Samedi, 24 novembre.

Il faut chez moi un grand fonds de confiance pour ne pas croire, Adèle, que cette correspondance t’ennuie. C’est la dernière fois qu’une réponse aussi longue suivra une lettre aussi courte. Sous les raisons que tu me donnes, j’en ai découvert une qu’elles cherchent à me cacher ; tu devrais me parler, non de la difficulté, mais de l’ennui de m’écrire[25] ; tu serais franche au moins. Tu parais attacher de l’importance à une visite manquée ; je ne croyais pas, Adèle, qu’une privation de ce genre fût un sacrifice, et je n’ai pas jusqu’ici songé à me vanter de tous les sacrifices de cette espèce que je fais journellement pour te voir ou t’écrire. Il est vrai que si je ne les compte pas, moi, c’est qu’ils ne me coûtent rien.

Mon Adèle, je viens de relire le commencement de cette lettre, et j’en suis mécontent parce que je crains que tu n’en sois mécontente. Il m’est impossible de conserver longtemps de l’humeur contre toi, même quand j’ai raison. Me voilà prêt, chère Adèle, à te demander pardon de t’avoir accusée. N’ai-je pas pourtant un légitime sujet de me plaindre ? Adèle, je ne te demande pas de m’écrire de longues lettres de suite, puisque tu n’as que de courts moments ; mais il est impossible que tu n’aies pas chaque jour le temps de m’écrire à différentes reprises au moins une page, ce qui au bout de plusieurs jours donnerait à tes lettres sans te fatiguer une longueur satisfaisante. Je t’indique ce moyen de bonne foi, parce que je pense que tu le cherches de bonne foi. Non, chère amie, moi qui ai tant de plaisir à t’écrire, à m’entretenir avec toi, je ne penserai pas que ce qui m’est si doux te soit importun, que ce qui me rend si heureux te soit à charge. Ce serait une preuve que tu ne m’aimes pas, et je ne les accueillerai jamais aisément. J’ai tant besoin d’être ou du moins de me croire aimé ! Pardonne-moi, de grâce, les premières lignes de cette lettre : songe qu’un doute sur ton affection me tourmente bien plus qu’il ne peut t’affliger. Si tu savais combien la moindre alarme me fait souffrir, tu éviterais, ne fût-ce que par pitié, de m’en donner sujet. Ainsi, pardonnons-nous mutuellement, et embrasse-moi.

Je t’obéis, ma bien-aimée Adèle ; je ne travaille plus la nuit, et ce matin je me suis levé de bonne heure pour t’écrire. Jeudi soir, en rentrant, j’étais bien tenté de veiller pour te dire tout ce que j’avais dans le cœur. Tu ne saurais imaginer quel effet indéfinissable ta vue a produit sur moi ; te trouver encore debout et nous attendant, à près de minuit, m’a fait à la fois une vive peine et un vif plaisir. D’un côté, ta vue, qui suffit pour me rendre heureux, m’a surpris d’autant plus délicieusement que je n’ai pu m’empêcher de croire que c’était peut-être un peu pour moi que tu t’étais résignée à veiller si tard. D’un autre côté, l’idée de ma pauvre Adèle s’ennuyant seule, pendant que j’étais censé m’amuser, m’est apparue comme un remords ; j’ai pensé que tu étais malade, que tu souffrais de ton côté, que tu avais eu froid… Chère amie ! Je me suis reproché les moments passés au café comme autant d’instants douloureux pour toi. J’aurais voulu racheter cette soirée de dix ans de ma vie. — Et quand il a fallu te quitter sitôt sans pouvoir te remercier, m’informer de tes souffrances, sans pouvoir te réchauffer contre ma poitrine, il m’a semblé, mon Adèle, qu’on nous séparait violemment ; j’ai maudit pour la millième fois les obstacles qui m’éloignent de ma femme, de celle qui est à moi. Je suis ton mari, et cependant il a fallu te quitter sans un embrassement, sans presque une parole ; et si je mourais demain, Adèle, un autre obtiendrait tout ce qui m’est refusé, un autre aurait ces droits dont je ne puis jouir, un autre... Il me semble que cette insupportable idée ferait bouillonner mon sang dans mes veines après ma mort. Il est probable que cela ne sera pas. Cependant, qui peut lire dans l’avenir ? Qu’est-ce que la santé ? De quoi dépend la vie ? Qu’un homme me marche aujourd’hui sur le pied ou me regarde de travers et qui sait où je serai demain ? Si je ne considère que moi, je ne puis certes tenir beaucoup à une vie à la fois veuve et orpheline. Mais quand ton souvenir me revient avec l’espérance, Adèle, je conviens que je crains la mort. Il me serait affreux de mourir avant de t’avoir possédée, avant de t’avoir appartenu. Je devrais peut-être te cacher mon peu de courage ; il est de bon air de dédaigner la vie, mais perdre la vie, ce serait te perdre ; et autant il me serait doux de te suivre dans un meilleur monde, autant il me serait horrible de partir sans toi.

Je ne sais ce que j’écris, je suis assailli d’idées sombres sans presque en savoir la cause ; ne t’en étonne pas. Dans une certaine disposition d’esprit, il nous vient parfois des tristesses vagues dont l’âme ne peut se défendre ni se rendre compte. Ce sont des souvenirs de malheurs passés ou des pressentiments de malheurs futurs, c’est le feu qui fume lorsqu’il vient de s’éteindre ou lorsqu’il va s’allumer. Ces souvenirs ou ces pressentiments se placent, comme des nuages, entre nous et nos idées ; ils ont les formes indécises de l’avenir ou du passé ; car dans l’ordre des choses idéales comme dans l’ordre des choses réelles, tout ce qui est lointain est vague. L’âme alors croit souffrir et souffre en effet ; toutes les images riantes se ternissent, toutes les images tristes s’obscurcissent. Qu’un bonheur lui arrive tout-à-coup, le brouillard se lève, tout reprend sa forme et sa couleur, et l’on s’étonne de s’être affligé. Voilà ce qui m’arrivera ce soir quand je te verrai ; je ne songerai plus qu’au bonheur d’être auprès de toi et à l’espérance d’être un jour à toi.

Cependant, Adèle, tu t’effraies, dis-tu, d’épouser un si jeune homme ; tu crains que je ne me repente un jour de m’être engagé, etc., etc.[26]. C’est avec peine que je répète ces cruelles expressions. Je ne croyais pas jusqu’ici t’avoir donné le droit de me croire changeant. Tu dis que tu n’espères pas me rendre tout ce que j’ai perdu. Réfléchis un peu, Adèle, et demande-toi à toi-même si tu n’es pas sûre d’être tout pour moi. Ce que j’ai perdu, il n’y a que toi qui puisses me le rendre ; mais tu me le rendras, et au delà. Ce dernier mot m’est échappé, je devrais l’effacer peut-être ; mais il est trop vrai que l’amour tel que je l’éprouve est au-dessus de toutes les affections et qu’une épouse est plus qu’une mère. Hélas ! devrais-je te dire tout cela ? Mais pourquoi te cacherais-je une seule de mes pensées ? Dieu sait que jamais mère n’a été aimée comme j’aimais ma noble mère ; Dieu sait aussi que jamais femme n’a été adorée comme j’adore la mienne.

Je crains quelquefois, mon amie, que tu n’aies pas tout pardonné à la mémoire de ma mère[27] ; je voudrais que tu l’eusses connue, je voudrais qu’elle t’eût connue. Elle m’a rendu bien longtemps malheureux parce qu’elle poussait trop loin le désir de me voir heureux. Son seul tort est de ne pas avoir deviné ta belle âme ; elle était cependant bien digne de la comprendre. Pourquoi l’ai-je, pourquoi l’as-tu perdue ? Aujourd’hui peut-être nous serions unis. Ma longue douleur, ma profonde mélancolie commençait à la vaincre ; elle avait vu tout échouer auprès de moi et ne m’eût certainement pas refusé le seul bonheur que me présentât la vie. Ses répugnances à ce mariage étaient d’ailleurs toutes indépendantes de toi, et elle estimait assez son fils pour estimer beaucoup l’être auquel il avait voué un si profond et si opiniâtre attachement. Aujourd’hui nous serions heureux avec elle, tandis que l’éternelle épreuve dure encore. Je n’en finirais pas là-dessus. J’éprouve une douceur triste à parler de ma mère à ma femme ; j’ai pourtant encore tant de choses à te dire. Ta distraction en priant Dieu, mon Adèle bien-aimée, ne m’a point fait rire, mais elle m’a bien touché ; j’en suis heureux et reconnaissant[28]. Quelquefois j’ose me figurer que je suis tout pour toi, et alors tout mon cœur est plein d’une fierté de roi et d’une félicité d’ange. J’éprouve au reste tout ce que tu ressens, et la distraction continuelle qui m’entraîne vers toi me console de tout ; toute ma vie est une longue prière pour toi. Je prie pour le bonheur de celle qui fait tout le mien.

Adieu, mon Adèle adorée, pense à ton mari et songe qu’il me faut une longue réponse ; pardonne-moi le commencement de cette lettre en faveur de la fin. Adieu, parle-moi donc en détail de ta santé, je t’embrasse tendrement.

Ton fidèle Victor.
Vendredi soir (30 novembre)

Depuis ce matin, chère amie, je me demande si dans l’état où je suis, je dois t’écrire et comment il faut t’écrire. J’éprouve depuis hier soir une bien violente douleur, dois-je te la faire partager ? Ou faut-il affecter en écrivant à celle pour qui je n’ai rien de caché, un cœur tranquille et un esprit serein ? C’est hier, au moment où j’allais me coucher en pensant à toi et après avoir baisé tes cheveux, que j’ai découvert quel coup on a eu l’audace et la cruauté de me porter. Une lumière hideuse a été jetée sur le caractère d’un être pour lequel la veille encore je me serais dévoué, à l’avenir duquel j’avais immolé une partie de mon avenir, pour lequel j’avais sacrifié ce produit de mes veilles que j’aurais dû considérer comme ton bien. Jusqu’ici je lui avais tout pardonné ; je n’avais vu dans sa basse envie, dans ses lâches méchancetés que la singularité incommode d’un naturel atrabilaire. — Grand Dieu, Adèle, je frémis quand je songe à qui s’appliquent ces paroles qui ne sont encore que l’expression modérée d’un mépris trop justifié. Je suis bien malheureux ! Tu es bien loin toi-même, ma noble amie, de soupçonner de qui je veux parler ; si le souvenir de ce vil drôle se présente quelquefois à ton esprit, tu l’accueilles sans répugnance, si tu parles quelquefois de lui, c’est avec amitié. Dieu ! si je te le nommais ! — Non, je ne te le nommerai pas ; je voudrais ne pas me le nommer à moi-même. — Hé bien, je souffrais tout de lui, je le plaignais même, car j’ai longtemps cru qu’il t’aimait, et j’aurais tout donné pour lui, Dieu m’en est témoin, tout, excepté toi. Mais au ciel ne plaise que tu aies jamais été souillée de l’amour de ce misérable. — Quelle nuit j’ai passée ! Quel horrible moment que celui de cette brusque transition de l’estime et de l’amitié au mépris le plus profond, à ce mépris qui empêche de haïr ! — Car jamais je ne le haïrai. Tu ne me comprends pas, mon Adèle, tu t’étonnes que ton Victor soit si violent dans son indignation, si implacable pour un tort. Adèle, tu ne sais pas ce qu’il m’a fait. Je lui pardonnais tout, je lui aurais tout pardonné, excepté cela. — Que ne m’a-t-il plutôt poignardé pendant mon sommeil ! Il n’y a qu’un être au monde envers lequel je ne puisse pas pardonner le moindre tort, même d’intention, et cet être n’est, certes, pas moi. Pourquoi ce misérable a-t-il osé toucher à ce que j’ai de plus cher et de plus sacré au monde ? Pourquoi m’ôter mon bien, ma vie, mon seul trésor ? Que ne m’est-il étranger ! — Je voudrais être calme, et je ne réussis qu’à être inintelligible pour toi, Adèle, et pour moi-même. Je ne sais où je m’égare, je voudrais tout te dire, tout te nommer ; mais une sorte de pudeur m’arrête, et je renferme le motif de ma souffrance comme j’aurais dû peut-être renfermer ma souffrance elle-même. Pourtant comment dissimuler avec toi ? Qui me plaindra si ce n’est toi, et quelle autre pitié que la tienne pourrait me consoler dans un pareil moment ? Je sens que la mesure est comblée, que ma honte et ma délicatesse sont puériles, qu’il faut tout te dire, tout épancher dans ton sein, mais un souvenir vénéré m’impose le silence, et tout pénible qu’est ce silence, ma conscience l’approuve. Aussi, si tu ne sais pas tout, nul au monde n’en saura autant que toi. Et pourquoi en saurais-tu davantage ? Ne te suffit-il pas que j’aie besoin de ta pitié, et le désordre de mes idées ne te le prouve-t-il pas assez ? À quoi bon traîner ta douce imagination dans tous ces repoussants détails ? Seulement, mon Adèle, il ne faut pas te tourmenter en conjectures ; je te dirai que si tu es pour beaucoup dans ce qui m’arrive, il ne peut t’en arriver rien à toi, j’en jure sur l’honneur, ni directement, ni indirectement. Ainsi sois pleinement tranquille. Encore un mot sur ce sujet, pour n’y plus revenir. Si tu devines, ce qu’à Dieu ne plaise, le nom du misérable fourbe qui me rend si malheureux, qu’il ne sorte pas de ta bouche, qu’il ne paraisse pas dans tes lettres, je t’en supplie. Ce serait lui faire trop d’honneur. Qu’il soit pour nous comme s’il n’était pas. Plains-moi et console-moi, car je souffre cruellement[29]. Adieu, chère Adèle, adieu pour ce soir, je suis dans un cercle d’idées dans lequel je ne veux pas finir cette lettre. Je la reprendrai demain matin. Je pourrai peut-être te parler de choses moins pénibles. Adieu, ma femme,

ma douce et bien-aimée Adèle, je t’embrasse.
Samedi matin.

Oublions tout cela, jetons un voile sur cette plaie qui ne se guérira que bien lentement. Cette nuit, j’ai pris mon parti, je le crois sage, du moins est-il doux, ce que je n’aurais pu concevoir la nuit dernière. Toi, mon Adèle, je te le répète, ne t’alarme pas, sois sûre que rien n’ira jusqu’à toi, de loin ou de près, cela est impossible, quand même je ne serais pas là. Je te jure sur mon honneur, sur mon amour pour toi que tu n’as absolument rien à craindre sous quelque rapport que ce soit. Je n’ai jamais fait un serment mieux fondé et auquel j’aie le plus désiré que l’on crût. Ne pouvant tout te dire, ce qui te rassurerait pleinement, je veux au moins te tranquilliser en tout. Maintenant oublions ce que j’ai souffert. Il me suffit de penser que je te verrai ce soir pour être consolé.

Je ne me rappelle pas les expressions de ma dernière lettre, cependant il me semble que je ne dois pas avoir écrit que je ne pardonnerais pas à un homme qui m’aurait marché sur le pied, etc. Certes, si un tort est digne de pardon, c’est celui-là ; mais je crois qu’il est certaines circonstances où, tout en n’en concevant aucun ressentiment, on ne pourrait cependant s’empêcher d’en demander raison. Tu avais au reste observé juste ; j’ai toujours eu le plus profond mépris pour le duel en lui-même[30]. J’ai horreur de celui qui se bat ayant tort et pitié de celui qui se bat ayant raison. Le duel est un préjugé dont le plus grand mal est de prouver l’ineptie sociale ; il est bon encore à faire gagner les chirurgiens et à faire réussir le fat et le sot près des femmes et des petits enfants. Quand un homme raisonnable a eu le malheur de se battre en duel, il doit s’en cacher ou s’en accuser comme d’une mauvaise action ou d’une extravagance. En général, les duels sont beaucoup moins dangereux qu’on ne le croit et ne prouvent même que très peu de courage physique, le moins estimable et le plus commun des courages. Il y a fort peu de duels à mort et ceux-là seuls sont déplorables, car, grâce à quelques exercices mécaniques au moyen desquels on met une balle à quinze pas dans le trou d’une serrure ou le cœur d’un homme, le plus lâche et le plus faible peut tuer à coup sûr le plus brave et le plus fort. Ainsi le duel ne cesse d’être méprisable qu’en devenant odieux. Voilà toute ma pensée. Je dois cependant pour la compléter ajouter qu’il est des cas où le plus honnête homme ne peut se dispenser d’avoir recours à ce sot préjugé. C’est une maladie peut-être nécessaire de la société. Il ne faut ni chercher les duels, ni les fuir. On n’est pas un brave pour les chercher, on n’est pas un sage pour les fuir. D’ailleurs les occasions sont fort peu à craindre pour l’homme qui se conduit avec gravité et respect de soi-même, et qui ne se mêle pas aux mauvaises compagnies. Je crois qu’il est inutile de rien ajouter là-dessus pour moi personnellement, et que tu dois, chère amie, être entièrement rassurée maintenant sur mon compte, si tu as été assez bonne pour daigner concevoir quelques alarmes.

Je veux me dédommager de cette longue profession de foi sur les duels qui t’a sans doute ennuyée et de toutes mes tristes divagations en ne m’occupant plus que de toi, mon Adèle. Je rêve quelquefois que notre mariage est prochain, et à présent j’ai plus que jamais besoin de le croire, car j’ai bien besoin d’être consolé de tout par une si enivrante espérance. Je veux bannir toutes les idées, oublier le monde entier pour ne plus songer qu’à toi. Pourquoi, mon amie, ne parles-tu jamais de notre union qu’avec mille expressions de doute ? Pour moi, j’y crois aussi fermement qu’à l’éternité de Dieu et à l’immortalité de l’âme. Songe bien, mon Adèle bien-aimée, que chaque mois, chaque jour, chaque instant démolit une pierre du mur qui nous sépare. Qui sait ? dans peu de mois peut-être je serai indépendant par ma fortune, la moitié du problème de notre avenir sera résolu. Ah ! je t’en supplie, laisse-moi rêver ce bonheur, ne me désole plus par tes craintes, il faut bien que je sois dédommagé un jour de tout ce que je souffre à présent. — Ces jours passés, je t’écrivais que je pressentais un malheur futur. Quand on aime, Adèle, on est superstitieux. Adieu, porte-toi bien, je ne te gronde pas de m’en avoir écrit si peu. Si tu savais pourtant combien la brièveté de tes lettres m’afflige, tu ferais l’impossible pour m’en écrire davantage, songe que je n’ai pas avec toi d’autres entretiens, et que dans l’état de veuvage où je vis, toute notre intimité est dans nos lettres ; tu t’abuses si tu me crois plus de temps qu’à toi, je suis continuellement obsédé et contraint pour t’écrire ou travailler de m’enfermer ou de prendre sur les heures de mon sommeil, cependant je t’en écris bien long, trop long peut-être, mais je crois sur ta parole que cela te fait plaisir, et cette confiance me rend heureux. Adieu, pourquoi toutes mes soirées ne sont-elles pas comme celle de mercredi ? Peut-être ai-je eu tort de te parler dans cette lettre de mes nouveaux chagrins, cependant tu es ma femme et tu dois tout savoir. Adieu, adieu, je t’embrasse en mari et te respecte en esclave.

Ma bien-aimée Adèle, écris-moi bien long, je t’en supplie.

V.-M. H.
Vendredi (7 décembre).

Tu vois que je suis fidèle à ma promesse et je n’ai pas de peine, Adèle, car depuis quatre jours que je ne t’ai vue, quel plaisir plus grand que de m’occuper de toi ! Je ne sais trop ce que je vais t’écrire, je ne suis heureux que lorsque je te vois, et quand je t’écris, je ne te vois pas. En ton absence, toutes mes idées sont tristes et pour me débarrasser d’un présent qui me pèse, je suis contraint de me reporter par le souvenir à la dernière fois que je t’ai vue, ou par l’espérance à la première fois que je te verrai. Je me rappelle que tu m’as parlé, que tu m’as souri, et je ne puis me croire à plaindre quand je songe que tu me parleras, que tu me souriras encore. Cependant, chère amie, tu ne saurais te figurer la multitude d’ennuis qui m’assiègent. Indépendamment de mes chagrins et de mes inquiétudes domestiques, il faut encore me résigner à tous les dégoûts des haines littéraires. Je ne sais quel démon m’a jeté dans une carrière où chaque pas est entravé par quelque inimitié sourde ou quelque basse rivalité ! Cela fait pitié et j’en ai honte pour les lettres. Il est insipide de se réveiller chaque matin en butte aux petites attaques d’une tourbe d’ennemis auxquels on n’a jamais rien fait et que pour la plupart on n’a jamais vus. Je voudrais t’inspirer de l’estime pour cette grande et noble profession des lettres ; mais je suis forcé de convenir qu’on y fait une étrange étude de toutes les bassesses humaines. C’est en quelque sorte un grand marais dans lequel il faut se plonger, si l’on n’a pas des ailes pour se soutenir au-dessus de la fange. Moi, qui n’ai pas les ailes du talent, mais qui me suis isolé par un caractère inflexible et des principes invariables, je suis quelquefois tenté de rire de tous les petits torts qu’on cherche à me faire, mais plus souvent, je l’avoue à la honte de ma philosophie, tenté de me fâcher. Tu penseras peut-être, chère Adèle, avec une apparence de raison que, dans les intérêts importants qui m’occupent, je devrais être insensible à de telles misères ; mais c’est précisément l’état d’irritabilité où je suis qui me les rend insupportables, ce qui ne ferait que m’importuner si j’étais heureux m’est aujourd’hui odieux ; je souffre quand de misérables moucherons viennent se poser sur mes plaies. N’en parlons plus, c’est avoir trop de bonté ; ils ne valent pas la plume que j’use et le papier que je salis.

Samedi 8.

Il faut que tu me grondes, chère amie, j’ai été presque stupide toute la semaine, préoccupé que j’étais par les souvenirs de cette charmante soirée passée avec toi au bal. Je dis charmante et cependant j’ai été bien jaloux et bien tourmenté. Je voudrais que tu ne t’habillasses ainsi que pour moi ; tu vois combien je suis extravagant, mais n’en ris pas, car si tu en ris ce sera avouer que tu ne m’aimes pas comme je t’aime. Quand je te vois si jolie et si parée pour les autres, ma tête s’en va et je ne saurais te dire quelle infernale émotion j’éprouve. Je suis si peu de chose près de tous ces jeunes gens qui dansent si bien ! — D’un autre côté, il y a tant de noblesse et de simplicité dans ton caractère qu’il me rassure contre la coquetterie que ton miroir pourrait t’inspirer, et l’on est si belle quand on est belle et modeste ! Toi, tu es ravissante de grâce et de candeur. Conserve toujours, mon Adèle adorée, cette angélique vertu, sans laquelle se perd la dignité de l’âme et la chasteté de l’amour. Songe que tu es mon modèle sur la terre, que tu as rempli l’idéal que mon imagination exaltée s’était formé des vertus de la femme et que je retrouve en toi la compagne de ma vie telle que les rêves de mon adolescence me l’avaient fait entrevoir. Ce ne sont point ici de vaines paroles. Songe quelle influence tu as exercée sur moi depuis que je me connais ; pense à ce que j’ai fait, à ce que je fais, à ce que je ferai toujours pour me conserver digne de toi jusqu’au jour si ardemment désiré de notre mariage, et tu verras à quelle hauteur tu es placée dans mon estime et dans mon enthousiasme.

Quand je me reporte, mon Adèle bien-aimée, à ces courts instants où je t’ai tenue si près de mon cœur en revenant de ce bal, je suis enivré, pourquoi a-t-il fallu me séparer de toi ? Qu’importerait au monde entier que toute ta vie s’écoulât ainsi dans mes bras ? Quel mal ferions-nous ? Adèle, explique-moi, je te prie, à qui j’aurais fait tort en gardant ma femme contre ma poitrine. Pourquoi ces moments-là passent-ils ? Et pourquoi un homme qui a deux bras et une volonté se les laisse-t-il ravir ? Qui sait s’ils reviendront jamais ? et quelle puissance humaine pourrait ramener le bonheur enfui ?...

Je vois que je divague ; aie pitié de mes folies, toi qui fais tout mon bonheur et toute ma joie. Adieu, adieu, je suis un pauvre insensé. Plains-moi et aime-moi ; mon âme, mon cœur, ma vie, tout est à toi. Je t’embrasse.

Ton mari,
Victor.

Tu vois que je t’en écris bien long, plus même que tu n’avais demandé, si cela te fait plaisir, tu me le prouveras en m’écrivant aussi de ton côté bien long, pendant que je répondrai à la lettre que tu me remettras ce soir. Ainsi j’attends une lettre de toi. Adieu, adieu. Je ne sais si tu pourras

me lire.
Jeudi matin (13 décembre).

Je ne sais trop quelle lettre je t’aurais écrite, Adèle, car je t’avouerai que j’étais sorti dimanche soir triste et mécontent de toi ; mais hier je t’ai vue et tous mes nuages ont été dissipés. J’étais sombre quand je t’ai rencontrée, cette joie inespérée m’a rendu ma sérénité. Oublions donc tout, aussi bien, tu ne te rappelles sans doute plus toi-même tout ce qui m’avait si vivement blessé dimanche. Chère Adèle, tu ne t’amuserais pas à me tourmenter dans le peu d’instants que je passe avec toi, si tu réfléchissais que ce n’est qu’en toi que je puis trouver bonheur et repos.

Je ne puis m’empêcher d’admirer le hasard qui m’a conduit hier sur tes pas dans un moment où j’avais tant besoin de ta vue. La fermentation qu’une vie isolée fait naturellement subir à toutes mes idées avait porté mon abattement au comble, je ne sais quelles extravagantes méditations s’étaient emparées de mon cerveau, quand mon bon ange t’a offerte tout à coup à moi, comme le seul remède à tous mes maux, la seule consolation à toutes mes peines. Mon seul regret, c’est que ma vue n’a certainement pas produit sur toi la même impression, car je devais avoir l’air d’un spectre.

Je me suis hâté de t’écrire quelques mots ce matin, pour me consoler de tous les ennuis d’une journée qui se passera sans doute sans que je te voie ; je reprendrai ce papier plus tard, si je puis, ou demain. Adieu donc, chère amie, jusqu’à demain.


Vendredi, une heure du matin.

Tu vas te fâcher, chère amie, en voyant l’heure à laquelle je t’écris ; j’avoue que j’ai tort de te désobéir, mais cela m’arrive si rarement, et d’ailleurs, mon Adèle, n’y a-t-il pas quelque mérite à te confesser ma désobéissance ? En me levant, je t’avais écrit, je n’ai pas voulu me coucher sans t’écrire encore. Je viens de travailler, je suis épuisé, mais satisfait, en pensant que c’est pour toi. Pardonne-moi, Adèle, je t’assure que bien des nuits se sont écoulées depuis que cela ne m’est arrivé. Adieu, je t’en écris peu, pour ne pas te désobéir plus longtemps, tu dors tranquille en ce moment, et moi, vais-je dormir ? Adieu, adieu, mon Adèle bien-aimée, que ne suis-je en ce moment près de ton lit pour te donner un seul baiser, rien qu’un baiser !


Vendredi, minuit et demi (14 décembre).

Je n’essaierai pas, chère, bien chère Adèle, de te décrire l’effet que ta lettre vient de me produire ; je ne m’attendais pas à être aussi sévèrement jugé par toi et toute ta famille sur quelques mots échappés sans doute à la chaleur d’une discussion où je crois cependant, si ma mémoire est bonne, avoir soutenu les véritables idées d’ordre et de morale, sauf l’exagération permise peut-être à mon âge[31]. J’ai pu dire bien des choses légères, émettre bien des idées peu méditées ; une phrase entre autres t’a frappée, je me rappelle parfaitement avoir prononcé cette phrase violente et m’en être sur-le-champ repenti. Je pense comme toi que ces noms ignobles et hideux d’instruments et d’exécuteurs de supplices ne doivent jamais souiller la bouche d’un homme ; je ne sais même comment je les ai proférés, il faut que les provocations de mes contradicteurs m’aient poussé à bout et m’aient amené au point de déraisonner, fâcheux écueil sur lequel les controverses ne nous amènent que trop souvent. Aussi est-ce bien de tout cœur que je déteste la discussion.

Mais ce qui est poignant pour moi, mon Adèle, ce qui m’a bien cruellement pénétré, c’est que l’on ait pu un moment mettre dans les chances de malheur de notre union future les idées qu’une conversation indifférente m’a fait émettre. Ce qui me désole, c’est qu’on ait pu te faire partager ces craintes, car je ne puis croire que tu les aies conçues de toi-même, toi qui ne m’as jamais dit avoir un profond mépris pour moi.

Conçois-tu tout ce qu’il y a d’injurieux pour nous deux à mêler des idées d’adultère à notre mariage ? Non, tu ne l’as pu penser. Que ne connais-tu mon caractère ? Que n’as-tu entendu même les railleries dont j’étais, il y bien peu de temps, l’objet, parce qu’à des gens qui m’avaient demandé si je ne tuerais pas ma femme surprise en adultère, j’avais répondu simplement que ce serait moi que je tuerais ?

Au reste, pourquoi te dire tout cela ? Je n’ai pas besoin, j’en suis sûr, de justification auprès de mon Adèle, et la cruelle lettre que tu m’as écrite n’est pas de toi. Ô mon Adèle, moi te tourmenter jamais ! Voyons, interroge-toi bien, et tu riras d’une telle supposition, ne sais-tu pas que je suis ton esclave, ta propriété, que je donnerais mille vies pour t’épargner une larme ? Adèle, ne me juge pas, je t’en supplie, sur je ne sais quelle parole inconsidérée, mais sur le peu que tu connais de mon âme et de mon caractère. Grand Dieu ! est-ce toi qui as écrit cela : Quel sera mon sort ? je n’en sais rien ; la soirée d’hier m’a laissé une impression qui s’effacera difficilement ? Adèle, ne devais-tu pas penser que ces fatales paroles de doute s’imprimeraient sur mon cœur comme avec un fer ardent ? Oh ! tu es bien cruelle quelquefois ! Chère amie, je ne dirai pas que j’ai pour toi presque de l’admiration, mais une admiration entière, profonde, fondée, mais un culte d’amour, de dévouement et d’enthousiasme. Et c’est toi qui peux dire que tu trembleras un jour devant moi ! Non, ce ne sont point là des idées qui viennent de toi, garde-toi, je t’en conjure, ma noble Adèle, des suggestions étrangères, juge-moi avec ton jugement, vois-moi avec tes yeux. Je suis déjà si peu de chose par moi-même que je m’indigne à l’idée de devenir encore moins dans ton estime, grâce aux autres.

Tu me fais un autre reproche sensible, c’est de voir partout la médiocrité chez les autres. D’abord, chère amie, je te supplie de croire que ma prétendue supériorité est nulle à mes yeux ; je vois les choses de plus haut. La gloire humaine n’est rien près du bonheur angélique promis à celui qui partagera ton sort, et je ne me soucie au monde que de toi, c’est à toi seule que j’aspire, c’est pour toi seule que je vis. En général, il est vrai de dire que la plupart des hommes sont vulgaires et ternes ; je crois que je les méprise en masse, mais si je rencontre parmi eux quelques êtres dignes du nom d’hommes, je ne les aime et ne les en admire que plus. Je te place, mon Adèle bien-aimée, à la tête de tous ces êtres.

Je fais peu de cas, je l’avoue, de l’esprit de convention, des croyances communes, des convictions traditionnelles, c’est que je crois qu’un homme prudent doit tout examiner avec sa raison avant de rien accueillir, s’il se trompe, ce ne sera pas sa faute. Au reste, j’ai peut-être tort dans toutes mes idées, mais je crois du moins n’avoir pas celui de déprécier tout le monde. Je passe au contraire pour enthousiaste et exalté. Le fait est que ma vocation est une vie tranquille, douce, obscure, s’il est possible ; je n’aime rien tant que la vie de ménage et les soins de famille, que ne me connais-tu mieux !

Au reste, chère amie, ta modestie est charmante, mais elle me fâche quelquefois ; tu prétends avoir de la déférence pour mes opinions ; jusqu’ici je ne m’en suis guère aperçu et tu as pu voir souvent au contraire quelle haute confiance m’inspirent tes conseils, avec quelle docilité j’obéis à tes avis. Je te confierais toute la conduite de ma vie, sûr de la noblesse de tes vues et de la grandeur de ton âme.

Adieu, il est bien tard, je t’embrasse tendrement. Quelle délicieuse soirée je viens de passer près de toi ! Elle me fait te pardonner ta lettre. Remarque que dimanche dernier nous nous quittions tous deux mécontents. D’où cela vient-il ?

Adèle, aime-moi, car le ciel sait que jamais on n’a aimé comme je t’aime. Adieu, tâche de lire mon griffonnage, je t’écrirai encore demain, si Dieu le veut. Adieu. Oh ! combien je t’aime et combien tu me tourmentes quelquefois !

Adieu, je t’embrasse en mari, en esclave fidèle et dévoué.

V.


Samedi, 15 décembre.

Encore quelques mots. J’aurais dû, mon amie, répondre à ta précédente lettre, mais celle que tu m’as remise hier soir a brouillé tout dans ma tête. J’ignore quelles idées rempliront ce papier. La seule qui me reste est celle qui me domine continuellement, celle de mon inexprimable tendresse pour toi.

J’ai souri quand j’ai vu que tu t’imaginais voir autour de toi des êtres plus dignes que toi d’êtres aimés comme je t’aime[32]. Je te conjure à genoux pour la millième fois de ne faire à personne l’honneur de le comparer à toi. Tu dis, Adèle, qu’un jour je m’apercevrai de ton peu de savoir et que ce sera un vide pour moi. Sache, chère et charmante amie, que tu as la plus belle et la plus rare des sciences, celle de toutes les vertus. Au reste, les connaissances futiles et purement relatives que tu voudrais posséder ne servent en rien au bonheur. Tout ce qui s’acquiert ne vaut pas la peine de s’acquérir. Tu m’as déjà dit une fois, avec une simplicité charmante, que tu n’entendais pas la poésie, c’est comme si tu m’avais dit que tu ne comprenais pas la vertu. Adèle, la poésie, c’est l’âme, le génie, c’est l’âme, ce qu’on appelle mon talent n’est autre chose que mon âme, tu n’y es donc nullement étrangère, chère amie ; car jusqu’ici, si j’ose t’en croire, nos deux âmes se sont toujours comprises. L’être le plus ignorant peut sentir la poésie, cette poésie rêveuse et pure, à laquelle les connaissances positives n’ajoutent rien, qui revêt toutes ses pensées fantastiques d’images vivantes, qui se nourrit d’amour, de dévouement, d’enthousiasme, et révèle aux êtres généreux les mystères les plus secrets de leurs âmes. Cette poésie, Adèle, tu la comprendras toujours parce que tu es bonne, douce, noble et simple. Qu’importe le reste ? Que sont auprès de ces divines inspirations, de ces illuminations idéales, les sciences laborieuses, incertaines et souvent fausses des hommes ? Elles dessèchent la vie, et la poésie, cette poésie que je puise dans tes regards, dans ton sourire, la charme et la console. Pardon, je ne sais où je vais, mais parler de poésie, c’est presque encore parler de toi.

Hier, mon Adèle, j’ai passé une ravissante soirée, laisse-moi t’en reparler. Qu’il est doux de se pardonner quand on s’aime ! Adèle, il me reste cependant un remords, tu as pleuré, je t’ai fait pleurer, grand Dieu ! Chère amie, oh ! pardonne-moi, que ne donnerais-je pas pour racheter les larmes que tu as versées en silence près de moi et à cause de moi ! Hélas ! devrais-tu pleurer, toi qui es tout mon bonheur ! Non, je ne me le pardonnerai pas et plus j’y pense, plus je me trouve coupable. Cependant, si je t’ai blessée, chère et pauvre amie, ce n’est que par excès d’amour. J’avais moi-même si cruellement souffert en croyant que tu ne me suivais que par complaisance et avec déplaisir !... Oh ! dis-moi que tu me pardonnes, et souris pour me consoler de tes larmes ! Adieu, mon Adèle adorée, tu ne diras pas que cette lettre est courte. J’y joins quelques vers que j’ai faits pour ta fête, en des heures de tristesse et d’abattement[33]. Je ne devrais peut-être pas te les donner, mais ils te prouveront combien je pense à toi.

Adieu, adieu, écris-moi bien long et remplis les lignes jusqu’au bout. Je t’embrasse et je te jure que tu ne pleureras plus à cause de moi.

Ton mari,
Victor.
Lundi 17 (décembre).

Il faut, mon Adèle bien-aimée, que je me jette à tes pieds pour obtenir mon pardon. Si tu savais combien je me repens de t’avoir désobéi hier ! Je suis sorti mécontent de moi, parce que malgré tes douces et indulgentes paroles je n’avais pas lu ma grâce sur ta figure. Tu avais raison et grandement raison. Je ne te dirai pas, chère amie, que tu t’es fâchée pour peu de chose, attendu que je ne le pense pas. Ce n’est pas le sujet de la désobéissance, mais la désobéissance en elle-même qui est grave. Je sais qu’à ta place j’aurais été extrêmement mécontent, et je ne me dissimule pas que je n’aurais peut-être pas été aussi bon que toi. Il est dans ta destinée, mon excellente et généreuse Adèle, de me surpasser en tout, excepté dans l’amour que je te porte. Chère amie, je n’ai été coupable que de légèreté, mais cette légèreté qui t’a affligée est bien coupable. Pardonne, oh ! pardonne-moi ! Je ne pense depuis hier, mon amie, qu’à la peine que je t’ai causée. Je ne comprends pas comment, moi qui ne voudrais pas te faire le moindre chagrin pour tous les intérêts de la terre, j’ai pu t’affliger ainsi sans but et avec tant d’étourderie. Crois que je vois toute la grandeur de ma faute et que je la désavoue sincèrement. Chère, bien-aimée Adèle, que ne peux-tu lire à présent comme à tout instant dans cette âme qui t’est dévouée et que tu remplis seule tout entière ! N’est-il pas vrai, Adèle, que tu pardonnes à ton Victor, que tu lui avais pardonné dès hier, et qu’il s’est trompé en pensant le contraire ? Adèle, que ne puis-je t’embrasser mille fois ! Je veux, chère amie, que tu me dises tout ce que tu aimes pour l’aimer aussi. Adieu, écris-moi bien long, je t’écrirai de mon côté. Pense quelquefois à ton pauvre mari qui pense toujours à toi. Adieu, adieu. Je tâcherai de te voir demain matin. Je t’adore, car tu es un ange, et je t’embrasse, car tu es ma femme.

Ton fidèle Victor.


Parle-moi de ta santé. J’en ai été bien inquiet tous ces jours-ci, sans oser t’en parler.

Écris-moi bien long et aime-moi.
Vendredi, 21 décembre.

Adèle, sais-tu quelle est l’insupportable idée que je veux fuir et qui revient sans cesse m’obséder depuis le dernier jour que je t’ai vue, depuis quatre jours ? Grand Dieu ! si notre mariage faisait jamais ton malheur !... Adèle, sais-tu quelle est ma jalousie ? En as-tu bien pesé, avant de songer à lier ta vie à la mienne, toutes les exigences, toute la susceptibilité ? L’autre jour, quand ta mère dit devant moi que tu avais accepté le bras de je ne sais quel autre homme, je ne saurais te dire ce qui se passa en moi. L’idée qu’un étranger avait obtenu de toi ce bonheur qui est si grand pour moi, que d’autres peut-être partageaient tous les jours mes privilèges auprès de toi, ces privilèges si innocents et qui font pourtant toute ma joie, cette idée s’empara de ma tête et me remplit de trouble. Il me sembla encore que tu trouvais tout simple ce qui m’affligeait si cruellement. Adèle, tout ce tourment, joint à la nécessité de me contraindre, me mit dans un état difficile à peindre. Je sortis, et depuis ces idées qui me poursuivent empoisonnent tout pour moi, jusqu’au plaisir de penser à toi.

Je me suis examiné sévèrement, car on a l’habitude de considérer la jalousie comme ridicule et sous ce rapport encore, je ne pense pas comme les autres. Je me suis demandé si j’avais tort, et non seulement je n’ai pu blâmer mon ombrageuse jalousie, mais j’ai même reconnu qu’elle était de l’essence de cet amour chaste, exclusif et pur que j’éprouve pour toi et que je tremble de ne t’avoir pas inspiré. Cet amour, chère Adèle, si tu ne le sens pas, tu es du moins faite pour le comprendre. Aussi suis-je sûr que tu ne riras pas de ce qui m’a causé une douleur si vive. Que je serais heureux d’être aimé comme je t’aime !

Il faut que j’aie une bien aveugle confiance en toi pour te dévoiler ainsi les plus intimes secrets de mon âme. Si je parlais à un être ordinaire, je craindrais qu’il ne vît dans ma jalousie une faiblesse, avec toi, je ne crains rien. Ce qui fait tout mon bonheur n’est pas assurément peu de chose à mes yeux, et tu ne dois pas t’étonner qu’il me soit impossible de le partager avec qui que ce soit.

Communément, la jalousie est un soupçon outrageant pour l’être qui l’inspire et avilissant pour celui qui le conçoit. Je ne te fais pas, chère amie, l’injure de croire que tu confondes avec cette brutalité des esprits vulgaires la délicatesse de l’amour impérieux que tu es si digne de faire naître. Ma jalousie est extrême, mais elle est respectueuse, je crois qu’elle m’honore, parce qu’elle prouve la pureté de ma tendresse. Si jamais ma femme me rendait jaloux par légèreté, j’en mourrais, mais je ne la soupçonnerais pas un seul instant.

Je t’ai parlé longuement de toutes mes idées là-dessus, parce que cette matière est importante. Ma jalousie, chère Adèle, doit te plaire, si elle t’effraie, tu ne m’aimes pas. Si tu me rencontrais, moi qui suis un homme, donnant le bras à une jeune fille, à une femme quelconque, cela te serait-il indifférent ? Réfléchis, car si cela t’est indifférent, je suis perdu, tu ne m’aimes pas. Voilà mes sentiments invariables. L’amour n’est ni vrai, ni pur, s’il n’est jaloux. Crois que ceux qui aiment toutes les femmes ne sont jaloux d’aucune. Chère et bien-aimée Adèle, tu m’as dit que tu m’aimais, et jusqu’à ce que tu me dises le contraire, je veux le croire ; je veux m’attacher à cette délicieuse conviction comme à la seule croyance qui m’enchaîne encore à la vie.

Adieu, il faut bien t’aimer pour avoir écrit les deux pages que j’achève. Chère amie, dors bien. À demain.


Samedi (22 décembre).

Je viens de relire ces deux pages. Je tremble qu’elles ne te semblent singulières, car cela me prouverait que tu ne me connais ni ne m’aimes. Adèle, chère amie ! oh non ! je veux croire que nos âmes s’entendent, n’est-il pas vrai ? Et alors, mon Adèle adorée, quel bonheur nous est réservé ! Va, ne soyons pas comme les autres hommes qui craignent de sentir ou d’exprimer ce qu’ils sentent. Soyons candides, nous qui sommes innocents et purs. Ne nous cachons mutuellement aucune de nos impressions, disons-nous toujours toutes nos pensées, afin de nous garantir l’un et l’autre des fausses interprétations qui détruisent si souvent la confiance et même l’affection.

Je t’ai vue quelquefois avec douleur, Adèle, reculer devant plusieurs de mes opinions, c’est que tu ne pénétrais pas ma pensée ou que tu t’exagérais le sens de mes paroles. J’ignore si tu m’estimes plus ou moins que je ne vaux, mais, de grâce, sois indulgente. J’entends au fond de moi je ne sais quelle voix qui me dit que je ne perdrais pas à être connu de toi tel que je suis. Ce témoignage de ma conscience m’est cher ; c’est, avec le peu d’affection que tu peux avoir pour moi, la seule consolation qui me reste. Il n’y a rien de dégradant dans mes défauts, tout nombreux qu’ils sont, et si je sais que je suis plein d’imperfections, je sais aussi que tu es pleine de bonté.

Je ne t’ai point entretenue, chère Adèle, dans ma dernière lettre d’une affaire sur laquelle tu m’avais avec raison demandé des explications. Je voulais réfléchir avant de te reparler d’un misérable (car il faut se servir de cette douloureuse expression) sur lequel désormais je garderai le silence. Plus tard je te dirai tout cela, en attendant je souffrirai seul. Tu crains que je ne l’aie jugé avec sévérité. C’est le dernier homme, ma noble amie, que je voudrais juger sévèrement. Je lui avais tout pardonné jusqu’à ce dernier tort, sur lequel je suis implacable, parce qu’il te concerne indirectement et aurait pu te toucher directement. Assez là-dessus.

Je balance depuis quelques instants à te faire une confession, et j’ai tort de balancer, car ce que j’ai fait me pèsera sur le cœur tant que tu ne me l’auras pas remis. Adèle, pardonne-moi, car j’ai encore enfreint la promesse que je t’avais faite et réitérée. J’ai travaillé cette semaine plusieurs nuits consécutives, mais il le fallait et tu te rappelles que je me suis réservé quelques cas extraordinaires. Je t’ai donc désobéi en me promettant de m’en accuser près de toi. C’est pour toi, Adèle, que je travaille. Ce n’est qu’à force de fatigues et de veilles que je puis espérer de t’obtenir. Ne me condamne donc pas et sois sûre que je ce me résigne pas à manquer à tes ordres sans une nécessité absolue et impérieuse. Il s’agissait d’une chose très importante et très pressée. — J’ai tort de parler de tes ordres, tes moindres désirs, tes dernières prières en sont pour moi et suffisent pour me tracer une voie dont je ne m’écarte jamais que bien à regret. Je m’aperçois que le temps et le papier vont bientôt me manquer, et cependant que de choses j’ai encore à te dire ! Je te parle si rarement, je te vois si peu ! Chère amie, combien je suis à plaindre et qu’ils sont heureux ceux qui peuvent à toute heure jouir de ta vue, de ton sourire, de tes paroles ! Moi, je suis comme un exilé. Quand je vais chez toi, tout me gêne, tout m’observe. Il faut me contraindre, me dissimuler. Et nul être ne porte plus difficilement que moi un masque ou une entrave. Oh ! quand tout cela sera-t-il fini ? Quand pourrai-je atteindre à l’unique et immense bonheur que me promet l’avenir ? Pardonne à cette lettre écrite si rapidement, au désordre de mes idées, à celui de mon écriture.

Chère et charmante amie, je te verrai donc ce soir ! Oh ! que j’en ai besoin ! Que les semaines sont longues et quel fardeau de tristesse et d’abattement je soulèverai ce soir en entrant chez toi. Adieu. Je t’embrasse bien tendrement. Soigne ta précieuse santé. Parle-m’en bien au long. Tu dois tous ces détails à ton Victor, à ton mari. Adieu, adieu. Écris-moi une

longue, bien longue lettre.
Lundi (24 décembre).

Je ne t’aurais pas promis, chère Adèle, de ne point travailler hier soir que cela m’eût été impossible. Comment, encore tout enivré de cette charmante soirée passée à tes côtés, livrer ma tête et mes idées à un travail qui me serait insipide, si je ne pensais que ce n’est qu’en travaillant que je puis me créer une existence digne de t’être offerte. Je suis rentré transporté, quel bonheur sera le mien ! Je me suis couché parce que j’ai pensé que tu te couchais en ce même moment, longtemps j’ai repassé dans mon esprit les moindres circonstances de ces instants si tranquilles, si courts et si regrettés, passés près de mon Adèle adorée ; longtemps ton souvenir bien-aimé m’a empêché de dormir, et, quand le sommeil est enfin venu, mille rêves de félicité m’ont encore rapporté ton image rayonnante de charme et de douceur.

Chère amie ! que ne peux-tu voir mon cœur à nu pour y retrouver ta pensée qui domine sans cesse toutes mes autres pensées. Oh ! combien je t’aime et en quelles expressions de feu te l’exprimer ! Je veux te dire mille fois que je t’aime, je veux que tu me le dises mille fois. Voilà tout mon bonheur. Quelle langue de génie et d’amour me donnera des mots pour rendre tout ce que je sens pour toi ! Tu es si bonne, si noble, si généreuse ! Toutes tes vertus sont si doucement empreintes sur ton visage que je m’étonne que tous les hommes qui te voient ne soient pas fous de toi. Mais ils ont la vue si basse, le jugement si faible, l’esprit si commun ! Oui, mon Adèle, chacune des grâces de ta figure révèle une des perfections de ton âme. Tu es pour ton Victor un ange, une fée, une muse, un être qui n’a d’humain que ce qu’il en faut pour rester à la portée d’un être terrestre et matériel tel que celui dont tu daignes partager le sort et la vie. Ne souris pas, chère amie, de ces paroles d’enthousiasme. Quelle créature au monde est plus digne que toi de l’exciter ? Oh ! que ne te vois-tu telle que tu es, telle que te voit celui dont tu seras éternellement la compagne adorée ! L’immortalité de mon âme ne me semblerait qu’un grand et triste désert si je ne devais le traverser entre tes bras. Oui, mon Adèle, c’est dans tes

bras que je vivrai, dans tes bras que je mourrai, dans tes bras que je parcourrai l’éternité. Je m’arrête. Laisse-moi me reposer sur ces idées de bonheur. Un autre jour, je penserai au travail et à la gloire.
Jeudi (27 décembre).

J’ai encore, Adèle, passé mardi une journée bien heureuse, empoisonnée seulement le soir par l’idée que l’on te gronderait peut-être de mon assiduité près de toi. Chère amie, l’idée que tu puisses endurer pour moi le moindre chagrin est l’un de mes chagrins les plus vifs. Je ne comprends pourtant point qu’il puisse y avoir le moindre mal à ce qui me rend si heureux. Quoi qu’il en soit, je sacrifierai tout, mon Adèle bien-aimée, plutôt que de te voir tourmentée à cause de moi. Quand toutes ces contraintes s’évanouiront-elles ! Quand pourrai-je me glorifier à la face du monde de t’aimer, toi dont je suis si fier, toi dans qui j’ai mis toute ma gloire et tout mon orgueil ! Que ton Victor, chère Adèle, que ton mari sera heureux le jour où il pourra porter publiquement ce titre, le plus beau de tous à ses yeux ! Va, nous serons bien heureux un jour ! Mais nous sommes, ou (pour parler sans présomption) je suis bien à plaindre aujourd’hui. Ne passer sur tant de jours que si peu d’heures auprès de toi, et les voir encore troublées par une gêne perpétuelle ! En vérité, toutes mes autres peines qui sembleraient peut-être plus douloureuses à un cœur froid, ne sont rien près de celle-là. Tous mes amis qui me demandent si souvent d’où vient que je parais triste et soucieux sont loin d’attribuer cette tristesse à sa véritable cause.

Mais, Adèle, tu m’aimes, et mon imagination ne conçoit pas d’effroyable malheur dont cette seule idée ne me console. Elle suffit pour me faire brusquement passer de l’abattement à l’exaltation. Tant que je sentirai que j’ai une vie à donner pour toi, je ne me plaindrai pas de mon partage. Ton esclave, mon amie adorée, n’a-t-il pas deux bras pour construire ton bonheur ? Oh ! je t’en supplie, aime-moi, et ne doutons pas de l’avenir. Marchons-y avec un cœur fidèle et un front serein. Enseigne-moi, toi qui es la plus noble des créatures semblables à Dieu, enseigne-moi tes angéliques vertus, car je ne vaux rien que par toi. Si je puis jusqu’ici dérouler toute ma vie sans rougir, n’est-ce pas à toi, Adèle, que je le dois ? Si aujourd’hui je ne trouve aucun remords parmi tous mes chagrins, ne le dois-je pas à l’influence protectrice de ton être sur le mien ? Combien je dois t’aimer, toi qui m’as préservé de tout, qui me conduiras à tout ! Combien je t’aime, toi à qui je dois de pouvoir t’aimer d’une manière digne de toi ! Que tu m’aimes aussi un peu, et le malheur n’est rien.

Vendredi, 28 décembre 1821.

Il y a juste aujourd’hui deux ans, mon Adèle bien-aimée, que je passai une soirée bien enivrante et dont le souvenir restera toujours entre mes plus doux souvenirs. Nous allâmes ensemble pour la première fois au spectacle. C’était au Français, te le rappelles-tu ? On donnait Hamlet. Dis-moi, chère amie, as-tu conservé quelque idée de cette charmante soirée ? Te rappelles-tu que nous attendîmes bien longtemps ton frère dans la rue voisine du théâtre et que tu me disais que les femmes étaient plus aimantes que les hommes ? Te rappelles-tu que durant toute la représentation ton bras resta appuyé sur le mien ? que je t’entretins de malheurs imminents et qui en effet ne tardèrent pas à nous frapper ? que je te répétai bien des fois qu’une soirée aussi heureuse ne se représenterait pas de longtemps ?… mon Adèle, quand je songe que deux ans se sont écoulés depuis ces délicieux moments et que les moindres circonstances en sont encore dans mon cœur comme des événements d’hier, je me demande s’il en est de même pour toi, si ta mémoire a été aussi fidèle, et je me le demande en tremblant, car il y aurait de la présomption à le croire, et cependant si tu as oublié tout cela, tu ne m’aimes pas. Oh ! dis-moi que tu ne l’as pas oublié, dis-moi, je t’en supplie, que tu as quelquefois durant ma longue absence pensé avec regret à ces instants sitôt passés !… Chère Adèle ! combien de fois j’y ai songé, moi, avec désespoir ! Mais qu’importe aujourd’hui cette pénible épreuve, puisque tu m’appartiens enfin, du moins en espérance et en avenir ! Qui osera maintenant que je te tiens t’arracher de mes bras ! Hélas ! il y a deux ans, j’étais tranquille et serein auprès de toi, et quatre mois plus tard je devais me courber sous le plus affreux des malheurs, je devais être séparé de toi ! Aujourd’hui, si je te vois avec plus de gêne et moins de facilité qu’alors, c’est du moins avec plus de sécurité. Car il faudrait que l’enfer tout entier fût dans mon avenir, pour que tu ne fusses pas à moi tôt ou tard. Mon sort est bien simplifié ; je n’ai plus que deux perspectives, toi ou la mort. Rien ne peut m’enlever à mon Adèle, famille, parents, tout cela sans toi serait tout pour moi ; près de toi ce n’est rien. Je suis une chose qui est à toi.


Samedi (29 décembre).

Je relis bien souvent tes charmantes lettres. Elles me rendent quelque chose de ta présence. Je m’étonne, chère amie, que cette correspondance si douce pour moi, te laisse encore quelques scrupules, car la manière même dont tu t’accuses de n’en pas avoir me prouve qu’il t’en reste encore. Ne te souviens-tu donc jamais que je suis ton mari, que je dois être le confident unique et le dépositaire légitime de toutes tes pensées ; que cette communication mutuelle et intime, qui ne nous est permise que par lettres, est un de mes droits comme un de tes devoirs. Ô mon Adèle, ne me parle plus, je t’en conjure, de ta crainte d’être mésestimée de moi. Faut-il te répéter sans cesse que tu me causes un violent chagrin ? Il me semble, Adèle, qu’il aurait dû suffire de te le dire une fois. Sois sûre de ton Victor, je t’en prie, aie confiance en celui qui vit tout en toi et pour toi. Ne me force pas, comme tu le dis toi-même avec tant de grâce, à défendre ma femme contre ma femme. Oui, je suis fier de mon épouse adorée, de ma charmante et bonne Adèle, et ce n’est pas de la vanité, c’est de l’orgueil et de l’orgueil le plus pur. Tes vertus sont mon trésor, tes perfections sont mon bien, et je les défendrai contre tes propres attaques avec la jalousie d’une mère et la fierté d’un époux.

Quand je t’ai dit que ton âme comprenait la poésie, je n’ai fait que te révéler une de ses célestes facultés. Les vers ne sont donc pas de la poésie ? demandes-tu[34]. Les vers seuls n’en sont pas. La poésie est dans les idées, les idées viennent de l’âme. Les vers ne sont qu’un vêtement élégant sur un beau corps. La poésie peut s’exprimer en prose, elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté du vers. C’est la poésie de l’âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions comme les nobles écrits. Un poëte malhonnête homme est un être dégradé, plus bas et plus coupable qu’un malhonnête homme qui n’est pas poëte.

C’en est assez sur toutes ces choses indifférentes et que tu sens d’ailleurs plus que je ne peux le dire. Je voudrais seulement que tu pusses savoir combien ton âme est belle, grande et poétique. Quand nous serons unis, chère amie, ce sera toi qui m’inspireras, toi que je consulterai sur tout ce que je ferai, et c’est ainsi qu’après t’avoir dû mon bonheur, je te devrai encore ma gloire, si j’y suis appelé. Sois donc satisfaite de toi, sans cesser d’être modeste. La modestie te va si bien ! Mais distingue la modestie qui consiste à ignorer ses avantages, de celle qui se borne à les rapporter à d’autres qu’à soi, à faire hommage à Dieu des dons de la nature et à ses parents de ceux de l’éducation. Cette dernière est la seule vraie, la seule durable. Elle sauve du faux orgueil et mène à la juste fierté. Je t’ennuie, ma chère et noble Adèle, car tu sais tout cela mieux que moi. Pardonne-moi et ne t’en prends qu’à toi, car c’est toi qui par tes scrupules et tes craintes, me conduis à ces tristes et insipides dissertations. Elles sont cependant utiles en ce qu’elles te prouvent que mon estime pour toi n’est pas moins fondée que ma tendresse.

Adieu, j’ignore si tu pourras lire ce griffonnage. À tous les mots qui t’échapperont substitue je t’aime. Tu en auras toujours la pensée. Adieu, parle-moi donc de ta santé, et laisse ton mari t’embrasser.

Victor.
Samedi 4 heures[35].

On me remet à l’instant cette lettre[36]. Elle servira d’enveloppe à la mienne. Dans d’autres circonstances, je ne songerais même pas à te la montrer. Mais il serait fort possible, mon Adèle, que ce fût une légèreté de ma part de répudier les avances d’un homme puissant et après notre petite querelle de samedi dernier, il n’est pas inutile que je te montre cette lettre. Que m’importent tous ces hommes ? Le bonheur de te voir est seul tout pour moi et je ne m’en priverai certes pas pour eux[37]. Qu’ils me laissent à ma retraite et à mon Adèle. Cette invitation, mon Adèle, est un holocauste à ton autel. Je n’en parlerai pas à tes parents. Ils me blâmeraient peut-être de l’avoir mise à néant. Je suis tenté de rire de ces personnages qui cherchent à m’attirer avec leur pouvoir ou leur rang, moi qui ne me soucie que de l’amour. J’éprouve un secret plaisir à te sacrifier, à toi, ma divinité ignorée, toutes ces éclatantes idoles. Je m’embarrasse bien de leur crédit, de leurs louanges, de leurs recommandations, j’ai une Adèle qui m’aime. Ceux qui veulent faire de moi un homme glorieux et brillant ignorent étrangement mon caractère, mes goûts et mes projets.

Adieu, mon adorée Adèle, n’attache pas à ce petit sacrifice d’ennui plus d’importance qu’il n’en a. Cette lettre m’a contrarié et je m’en venge en agissant comme si elle n’avait pas été écrite. Je veux être obscur, parce que je veux être heureux.

Je t’embrasse tendrement.

Ton fidèle,Victor.
Lundi, 31 décembre 1821[38].

Que les dernières pensées de cette année soient pour toi, comme les premières ont été pour toi. Chère amie, ta santé m’inquiète, et je veux t’en parler sérieusement. Je me demande d’où peuvent venir tes douleurs de côté. J’en connais une cause, sur laquelle je consulterai certainement quelque médecin célèbre. La peinture te nuit, du moins j’en suis persuadé. Les attitudes fatigantes que cet art oblige de prendre, les principes vénéneux qui s’échappent continuellement en vapeur subtile des couleurs qui sont pour la plupart minérales, en voilà plus qu’il n’en faut pour attaquer les organes extérieurs et intérieurs du corps, ce sont là des choses avérées et que l’expérience ne prouve que trop. La plupart des peintres ont la santé dégradée. Ô mon Adèle, serai-je condamné à voir cette funeste expérience se renouveler sur toi, sur le seul être qui me fasse chérir la vie ! Si ton mari avait l’autorité de tes parents, il se contenterait de te voir cultiver ton talent charmant pour le dessin, et ne s’exposerait pas, en te livrant au travail de la peinture, à voir tes heureuses dispositions te devenir fatales. Je consulterai certainement quelque célèbre médecin sur les dangers de ce travail pour un être aussi frêle et aussi délicat qu’une jeune fille. Que n’ai-je quelque pouvoir sur toi ! J’ai craint un moment autrefois que tu ne te destinasses à la profession d’artiste, profession incompatible avec le rang que tu dois occuper dans la société. Aujourd’hui que tu ne cultives la peinture que comme talent d’agrément, je tremble encore, et bien plus, car c’est pour ta santé. Chère Adèle, ah ! soigne-toi, je t’en conjure, je t’en conjure à genoux. Hélas ! que ne puis-je être sans cesse près de toi, te consoler dans toutes tes douleurs, te soulager dans tous tes maux ! Promets-moi, mon Adèle bien-aimée, si jamais tu es malade, si jamais ce nouveau malheur m’arrive, que je serai ta garde-malade, que ce sera moi qui veillerai près de ton lit, qui te donnerai tout ce dont tu auras besoin, qui y mourrai si... — mais je ne tracerai pas cette pensée insupportable. Aie soin, par pitié pour moi, de ta vie et de ta santé, si tu ne renonces pas à la peinture, ne t’y livre qu’avec prudence. Ma pauvre amie, que ne puis-je prendre toutes tes souffrances pour moi !

Adieu, nous sommes en 1822 depuis trois quarts d’heure. Que j’ai encore de choses à te dire ! Et toi, m’auras-tu écrit, auras-tu pensé à moi seulement ? Adieu, à demain, sois heureuse et porte-toi bien. Je t’embrasse en mari. Adieu, mon Adèle bien-aimée, écris-moi bien long.

J’espère que je t’écris assez souvent ! Chère amie, je ne te gronde pas de

la brièveté de ta dernière lettre... Cependant — je ne te gronde pas.
IV


Après la longue et douloureuse séparation, on a vu Victor reprendre les douces habitudes de son amour retrouvé. Il a pu revoir Adèle, fréquemment chez elle en présence de ses parents, et quelquefois seule au dehors ; il l’a accompagnée avec sa mère au théâtre ou en promenade ; enfin il lui a écrit et elle lui a répondu ; joies précieuses en comparaison de la triste année solitaire. Mais il s’y mêlait pour Victor une inquiétude, une inquiétude mortelle.

Plus de six mois s’étaient écoulés depuis la mort de Mme  Hugo, la nouvelle année 1822 allait s’ouvrir, et rien n’était changé dans la situation matérielle de Victor. Son père n’avait pas donné le consentement nécessaire, et même ignorait entièrement son amour. Quant à la place ou pension promise, elle semblait reculer sans cesse. Combien de temps cela durerait-il encore ?

M. Foucher, bonhomme, aurait peut-être pris patience ; mais, autour de lui, l’oncle Asseline et sa femme, Victor Foucher, le frère aîné, les amis, surtout les bonnes amies, s’étonnaient des retards, s’effrayaient des assiduités de l’amoureux, parlaient de la réputation d’Adèle compromise. On s’en prenait à la pauvre Adèle elle-même, qui s’en plaignait à Victor ; cruelle anxiété pour l’âme susceptible du poëte.

Il avait beau reculer l’instant suprême où son sort se déciderait, il fallait mettre fin à ces tracasseries, prendre une résolution, agir. Il ne se préoccupait qu’à demi de la pension ; il travaillait à son roman, il travaillait à un drame, il sentait déjà sa puissance ; l’argent, il le trouverait. Sa grande perplexité, c’était le consentement à obtenir de son père.

Cette perplexité, qui l’avait tant déchiré déjà pour sa mère, combien elle était aujourd’hui plus grave ! Si le général Hugo refusait son consentement, il faudrait, pour s’en passer légalement, attendre la grande majorité de Victor, attendre cinq ans ! Victor ne pouvait même penser à demander à la famille Foucher une si longue patience. Lui-même supporterait-il la souffrance de la solitude et de la séparation sans espérance ? Alors Adèle n’existerait plus pour lui ? alors ?… Quand on songe à la force qu’avait prise en lui son amour et aussi à la gravité mélancolique et même sombre de cette âme ardente, on ne peut s’empêcher de croire que la question qu’il poserait à son père serait une question de vie ou de mort.

  1. « …Je ne veux pas te reprocher une chose qui est la cause de tout cela : c’est que c’est toi qui as refusé de venir chez nous il y a de cela un an, t’en souvient-il ?... J’ose te rappeler que tu dois en conscience tâcher de venir nous voir, car, Victor, bientôt je n’irai plus chez Mme  Duvidal et aucun moyen ne te sera possible ainsi qu’à moi pour avoir de nos nouvelles. »
  2. « ...Si tu ne me vois plus, ne m’oublie pas, pense toujours à ton Adèle, songe qu’elle s’occupe continuellement de toi, que je supporterai tout, hors ton mépris. Certes j’aurais dû t’aimer sans te le dire et agir avec toi comme si tu m’étais indifférent ; mais je t’aimais trop pour cela et je t’aime trop encore pour faire ce que je devrais ; si tu lisais dans mon âme, tu verrais que tout mon crime est de t’aimer et que je pense tout aussi bien qu’une autre... Je ne sais si tu pourras lire car j’écris sans y voir et sur mes genoux. »
  3. Inédite.
  4. Voici la réponse : « 14 mars. — Je t’écris à la hâte ce mot pour te tranquilliser, pour te dire que je t’aime toujours, pour t’engager à compter constamment sur moi. En écrivant, je trompe maman : cette idée m’est insupportable, tu vois à quel point tu as de l’ascendant sur moi. Tu es toujours mon ami, mon mari ; tout ce que je puis te dire, c’est d’avoir de la patience, d’être soumis aux volontés de ta mère, de tâcher de l’amener doucement, de travailler avec courage... Je travaille de mon côté beaucoup, je tâche d’avoir du talent, je voudrais être digne de toi. Adieu, j’ai peur d’être surprise. Adieu, Victor. »
  5. Adèle dessinait très agréablement.
  6. « Je t’écris à la hâte ce mot pour te prouver l’impossibilité de continuer à t’écrire. Crois-tu, mon cher Victor, que si cela se pouvait, je ne serais pas la première à être heureuse ? Mais il est impossible que cela ne parvienne pas à se découvrir dans un quartier qui est le nôtre, où nous connaissons du monde, il est impossible qu’on ne me rencontre pas te parlant, d’autant plus qu’on sait que tu ne viens plus chez nous, et alors que deviendrais-je ? Tu n’entendrais plus parler de moi. Tu as éludé à merveille la demande que je te faisais de venir chez nous. Mon cher Victor, reviens chez nous, j’aurais tant de plaisir à te voir autorisé par maman. Au moins réponds-moi une fois seulement et dis-moi pourquoi cela ne se peut pas. J’entends venir. Adieu. »
  7. Deux lignes illisibles effacées dans la pliure du papier.
  8. Cette lettre provoqua une réponse affolée d’Adèle : « …J’admire, mon cher Victor, ta lettre aimable. Ce n’est pas assez de tous mes chagrins, ce n’est pas assez d’être constamment tourmentée, et c’est au moment où je te donne la plus grande preuve de ma tendresse que tu me dis des choses vraiment injurieuses... Je veux absolument que maman me rencontre te parlant, elle me mettra dans un couvent, je serai heureuse tout à fait... Si tu savais combien tu m’as coûté de larmes, de chagrins, de nuits blanches, vraiment tu me plaindrais. Cette lettre se ressent d’un peu de folie. Tu vas croire que j’ai perdu la tête. C’est un peu vrai… Il est malheureux que j’aie trouvé le temps de vous écrire dans un moment où j’ai si peu la tête à moi, car j’avoue que j’ai reçu votre lettre comme un congé honnête, et cela est bien capable de me rendre folle... J’avais écrit cette lettre au moment où je venais de lire la tienne, je l’ai relue une heure après, je ne voulais pas te la donner, mais j’ai voulu te faire voir mon imagination montée ; tu ne sais pas, mon cher Victor, à quel point une femme peut aimer et combien une lettre comme la tienne fait mal... Mon cher ami, si ne pas t’écrire t’afflige, j’aime mieux courir les risques d’être vue que de te faire seulement le moindre chagrin. » — Cette lettre fut sans doute remise le 21 mars, en recevant la lettre de Victor Hugo.
  9. Nous n’avons pas ce mot qui a dû être envoyé poste restante, à l’adresse indiquée dans le billet du 21 mars.
  10. Voici la décision d’Adèle : « …J’ai réfléchi sur ta lettre et je crois que le plus prudent est de ne nous voir que tous les mois ; je conçois que c’est énorme, mais il vaut mieux cela que de ne pas nous voir du tout. Je t’écrirai chaque fois. Ainsi ce sera le 28 d’avril. Il faut tout mon courage pour prononcer un espace aussi considérable de temps. C’est d’autant plus nécessaire que Mme  Duvidal sort tous les jours à la même heure. Si, par hasard, je n’allais plus à ma leçon, je te le ferais savoir par l’adresse que tu m’as indiquée. Je t’envoie une mèche des cheveux de ta femme, croyant que cela te fera un peu plaisir... » (Du 25 au 29 mars.)
  11. « ...C’est bien parce que je t’aime que je te voudrais une femme qui eût une réputation sans tache et une conscience sans reproche, une âme élevée qui répondît à la tienne. Je voudrais qu’elle fût ainsi et que suis-je, moi ? Je t’aime, voilà tout ce qui peut m’excuser, et je voudrais aussi que cette femme possédât l’estime de son mari et cet abus de confiance que je commets en ce moment à l’égard de maman ne me rend-il pas coupable ? » (Reçue le lundi 8 octobre 1821.) — À partir de cette date, Victor numérotera les lettres d’Adèle et indiquera le jour de leur réception.
  12. « À quel autre que toi répondrais-je à une pareille lettre et quel autre que toi puis-je aimer ? En vérité tu n’es pas raisonnable, je ne te pardonnerai jamais d’avoir si mal interprété ce que je t’avais écrit avec tant de confiance… Sans doute, me dis-je, c’est la suite de ma tendresse pour lui et de ma conduite envers lui, il se croit autorisé à me mépriser. Victor, on n’en aurait pas dit autant à une mauvaise femme… Comme je te l’ai déjà dit cent fois tu es tout pour moi… Je te le demande en grâce, aime-moi avec cette paix, cette tranquillité que tu dois nécessairement à ta femme. » (Reçue le samedi 20 octobre 1821.)
  13. « ... Je crois, Victor, que ce que tu dois avoir pour moi est indispensable au bonheur, mais que plus y nuirait. La passion est de trop, ce n’est pas durable ; du moins, je l’ai toujours entendu dire. » (Reçue le samedi 20 octobre.)
  14. « ...J’ai lu ta lettre avec attention, et je l’ai comprise parfaitement. Si c’est ainsi que tu m’aimes, cher ami, tu dois être heureux, car je t’aime de même. Ce que je t’ai écrit hier n’était pas, je te le répète, ma pensée, c’était ce que j’avais entendu dire. » (Reçue le dimanche 21 octobre.)
  15. « Tu auras, cher Victor, une femme qui ne sera bonne à rien si ce n’est à t’aimer. »
  16. « Il faut, Victor, que je te dise que tu as tort de me croire au-dessus des autres femmes ; sûrement, je n’attache pas à mon bonheur, comme la plupart, à des frivolités, à ce qui flatte la vanité, non sûrement, d’ailleurs si j’étais telle, m’aimerais-tu ?… au reste, si tu trouves qu’une femme qui ne vivra que pour toi et qui rapportera tout à toi, puisse te sembler digne de faire ton bonheur, tu ne seras jamais désabusé. » (Reçue le 30 octobre 1821.)
  17. « Tu dis, mon ami, que tu as des choses à me dire qui te font de la peine, fais-moi, je t’en prie, partager tes chagrins… Tu me dis, Victor, que tu aimerais mieux m’en entretenir de vive voix, cela sera difficile. Au reste que crains-tu en m’écrivant ? Tes lettres ne peuvent tomber en d’autres mains que les miennes. » (Reçue le 30 octobre 1821.)
  18. « ... Tu as tort aussi de prendre une mauvaise opinion de Mme  Duvidal, puisque je l’aime un peu tu devrais penser qu’elle mérite quelque estime. » (Reçue le mardi 30 8ère 1821.)
  19. « Notre bonheur mutuel est dans tes mains. Ce bonheur, cher Victor, ne sera jamais ; je ne sais pourquoi, mais je ne suis pas née pour être heureuse. » (Reçue le 9 novembre 1821.)
  20. « ... Ce n’est pas, je l’avoue, ton esprit et le talent que tu peux avoir, que je ne sais malheureusement pas apprécier, qui ont fait la moindre impression sur moi... » (Reçue le 10 novembre 1821.)
  21. « Que n’ai-je une fortune à t’apporter, tous les obstacles seraient levés. Faut-il donc regretter ce que je désire le moins ? Que ne puis-je travailler, si j’y voyais au bout toi. » (Reçue le vendredi 9 novembre.)
  22. « Je ne voudrais pas que tu t’habituasses à travailler la nuit, d’abord ce doit être nuisible à ta santé... »
  23. « Je voudrais enfin que tu prennes du goût pour l’intérieur… » (Reçue le 17 novembre 1821.)
  24. « Avoue que tu aurais aimé davantage une demoiselle qui aurait été ce qu’elle doit être ; si l’on te parlait d’une jeune personne qui se conduisît à l’égard d’un jeune homme comme je me conduis envers toi, qu’aurais-tu pensé ? J’ai peur d’être bien coupable. » (Reçue le 17 novembre 1821.)
  25. « ... Si tu calculais que je suis toujours avec maman, tu verrais qu’il faut un extrême désir de t’écrire pour trouver quelques instants, tu verrais aussi qu’aujourd’hui même j’ai refusé d’aller avec maman où une affaire me demandait pour pouvoir m’entretenir avec toi. » (Reçue le 20 novembre 1821.)
  26. « ... Tu me dis aussi que tu désires te retrouver en famille, hélas ! tu pourras être avec ta femme, mais je ne te rendrai pas ce que tu as perdu. Je tremble, je l’avoue, lorsque je pense que j’épouserai un si jeune homme. Sans doute tu penses réellement à me rendre heureuse, mais penseras-tu toujours de même ? Quand je songe à ton âge, combien tu as peu vécu pour entrer en ménage, j’ai peur que tu ne te repentes un jour de t’être engagé. » (Reçue le l0 novembre 1821.)
  27. « ... Tu me dis que tu crains que je n’aie pas tout pardonné à ta mère. Je puis t’assurer que je l’ai bien sincèrement regrettée. J’ai toujours eu pour elle beaucoup d’estime et quoique sa manière d’agir avec nous dans les derniers temps de sa vie n’ait pas été très louable, je lui ai en tout temps conservé les sentiments que je lui avais voués. Ta mère, cher Victor, était une femme qui vous aimait exclusivement… Je n’ai jamais trouvé extraordinaire qu’elle ne voulût pas de ce mariage, à sa place j’en aurais fait autant. Mais les moyens qu’elle a mis en œuvre prouvaient qu’elle vous sacrifiait tout. C’était pour toi qu’elle me perdait, pour ton bonheur. » (Reçue le 28 novembre 1821, jour de sa naissance.)
  28. « ... Je te dirai encore, Victor, si tu me promets de n’en pas rire, que je suis désolée quand je veux faire ma prière de ne pouvoir adresser à Dieu que des oraisons de bouche et que toute mon âme soit portée vers toi... « (Reçue le mardi 20 novembre 1821.)
  29. Quoiqu’il ne soit pas nommé, il s’agit évidemment d’Eugène dont Victor ne comprendra l’état mental qu’en avril 1822. Voir, p. 343, la lettre de Victor Hugo à son père. En relisant cette lettre, Adèle a deviné : « ... Si c’est un de tes frères, je pense heureusement que je ne peux avoir aucun rapport avec eux. Il est vrai, j’ai de l’estime pour eux, de l’amitié pour ton second et je pense qu’il me rend la pareille ; il est ton frère, je le connais depuis longtemps, je renoncerais difficilement à penser bien de quelqu’un qui te touche de si près, et je te demande grâce pour lui si c’est lui. Fais quelque chose pour moi, mon ami, je t’en prie, et raconte-moi l’affaire telle qu’elle est, je te dirai ce que j’en pense. Cher ami, c’est pour votre union mutuelle que je désire bien sincèrement que tu aies mis dans ton jugement beaucoup de sévérité. » (Reçue le samedi 8 décembre.)
  30. « ... J’avais cru remarquer que tu avais toujours eu pour les duels le plus profond mépris, cela m’avait fait plaisir ; mais cette phrase me prouve que si tu en as, du moins tu n’en as pas assez pour braver un usage aussi barbare. » (Reçue le 28 novembre.)
  31. « ... J’ai été effrayée de ton langage d’hier soir. Quelle intolérance chez toi ! Tu serais bourreau s’il n’y en avait pas !... Quel sera mon sort, je n’en sais rien... Toute ma famille, je ne te le cache pas, a été effrayée. Je sens que devant toi, je rentre en moi-même... un jour je tremblerai devant toi. » (Reçue le 14 décembre.)
  32. « … Quand je vois autour de moi des personnes qui seraient bien plus dignes que moi de fixer ton attention... » (Reçue le samedi 8 décembre 1821.)
  33. À toi. Ces vers ont été publiés dans le premier recueil de Victor Hugo : Odes et poésie diverses.
  34. « Tu me dis aussi que j’entends la poésie et jamais je n’ai pu faire un vers. Des vers ne sont donc pas de la poésie ? Je sens bien les vers que tu m’as donnés... » (Reçue le samedi 22 décembre.)
  35. Inédite.
  36. « M. le Comte de Chabrol, préfet de la Seine, et Mme  la Comtesse de Chabrol prient M. Victor Hugo, membre de l’Académie des Jeux Floraux, de leur faire l’honneur de venir dîner chez eux le samedi 29 décembre à 5 heures 1/2. » Sous cette invitation, ces quelques lignes ajoutées par Alissan de Chazet : « C’est moi que M. de Chabrol charge de vous remettre cette invitation ; je dîne chez lui et je serai charmé de vous y voir aujourd’hui à 5 heures 1/2. Mille amitiés. A. de Chazet. »
  37. Rappelons qu’il ne voyait Adèle que tous les huit jours, le samedi.
  38. Inédite.