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Correspondance de Victor Hugo/Lettres à la fiancée/1822

La bibliothèque libre.
(tome 1p. 95-262).
1822.


JANVIER-MARS.




Vendredi soir, 4 janvier.

J’aurais bien fait de te quitter avant-hier soir à la porte de chez toi, je n’aurais pas eu cette discussion qui aurait dû t’être indifférente au moins, et qui m’a pourtant valu un si froid adieu. Car je ne puis l’attribuer, cet adieu glacé, qu’à la conversation qui venait de s’engager. Nous étions si bien d’accord une heure auparavant ! Que ne t’ai-je quittée alors ! je serais rentré le cœur content, et maintenant encore mille pensées amères ne se mêleraient pas au plaisir de t’écrire. Il me semble que je n’ai rien dit dans cette discussion qui ait pu te mécontenter. Mes paroles n’étaient certainement pas des paroles de médisance ou d’envie et je ne comprends pas comment je t’ai déplu en prenant la défense du seul homme en France qui mérite l’enthousiasme[1]. Si jamais j’étais destiné à parcourir une carrière illustre, après ton approbation, ma bien-aimée Adèle, l’admiration des esprits neufs et des âmes jeunes serait, ce me semble, ma plus belle récompense. Laissons cela.

Il est pourtant vrai de dire que j’ai rarement le bonheur de te voir de mon avis. Quelque opinion que j’avance, si je trouve devant toi des contradicteurs (et il est bizarre que cela ne m’arrive guère que devant toi), tu es bien plus prompte à te ranger de leur côté que du mien. Il semble qu’il suffit qu’une vérité passe par ma bouche, pour être une erreur à tes yeux. Je n’adopte jamais une opinion qu’après m’être demandé si elle est noble et généreuse, c’est-à-dire digne d’un homme qui t’aime. Eh bien, que j’émette cette opinion, qu’elle blesse les idées de quelque autre personne présente, qu’elle soit combattue, je cherche alors naturellement à m’assurer de ton approbabation, la seule que j’ambitionne et qui me satisfasse. C’est en vain. Tes regards deviennent mécontents, ton front soucieux, tes paroles brèves. Quelquefois même tu m’imposes silence. Alors il faut me taire comme un éventé qui recule devant ses propres discours ou, si je continue, me retirer découragé de t’avoir déplu en soutenant des idées que je croyais dignes de toi et qui cependant, selon toutes les apparences, se sont trouvées contraires aux tiennes. Et puis, quand je suis seul, mille réflexions viennent. Je tâche de me persuader que j’ai eu tort, car j’aime encore mieux être irrité contre moi que contre toi. Tout me devient pénible. Les louanges fausses et exagérées des indifférents qui glisseraient sur moi dans un autre moment, me semblent insupportables parce qu’elles contrastent avec le mécontentement du seul être aimé. Je me figure alors qu’il n’est aucun de ceux qui m’entourent qui ne m’aime plus que toi, car je ne connais personne, toi exceptée, pour qui je sois absurde. Je sais, chère amie, qu’il est beaucoup d’hommes qui peuvent te sembler supérieurs à moi et qui le sont en effet, mais je crois néanmoins ne pas être trop présomptueux en me plaçant parmi les hommes ordinaires, le dernier d’entre eux, si tu veux, mais enfin l’un d’entre eux. Alors, sans te demander de partialité pour moi, il me paraît que je pourrais prétendre à obtenir de toi pour mes opinions toutes bornées qu’elles sont la même bienveillance qu’eux tous. Je n’exige pas de toi plus d’indulgence que tu n’en accordes aux autres, mais n’ai-je pas un peu droit de me plaindre quand tu m’en accordes moins ? Il m’est douloureux de voir d’autres dont je ne me soucie nullement appeler générosité tout ce qui chez moi te semble extravagance et n’est ni l’un ni l’autre en effet. Je crois, mon amie, que tout ce que je te dis ici est simple et naturel, hé bien, rien ne me répond que tu n’y verras pas de l’orgueil. Et d’abord, j’aurais de l’orgueil, que ce serait ta faute. Ne m’as-tu pas permis de me croire aimé de toi ? Cependant, chère amie, un orgueil étroit et mesquin n’entrera jamais dans une âme qui a l’audace de t’aimer. Mes prétentions sont bien plus hautes que les prétentions de l’orgueil. Mes prétentions sont de te rendre heureuse, pleinement heureuse, d’associer mon esprit terrestre et ténébreux à ton esprit céleste et lumineux, mon âme à ton âme, mon sort à ton sort, mon immortalité à ton immortalité ; et prends tout cela pour de la poésie, si tu veux, car la poésie, c’est l’amour. Et qu’y a-t-il de réel au monde, si ce n’est la poésie ?

Ce langage te semble peut-être bizarre ; mais rappelle-toi, mon Adèle, que poésie et vertu sont synonymes dans ma tête, et il te semblera tout simple. Va, quand l’amour remplit tout un être, l’orgueil n’y trouve pas aisément place. Je ne t’ai pas toujours, il est vrai, montré une très profonde estime pour le commun des hommes. Ma conscience ne me dit point que je suis plus qu’eux, mais que je ne suis pas comme eux, et cela lui suffit.

Ne conclus pas, mon Adèle adorée, de tout ce que je viens de t’écrire que j’attache une extrême importance à mes opinions. Remarque, au contraire, que ce n’est pas aux miennes, mais aux tiennes que je mets un très haut prix. Ce qui m’afflige, c’est de contrarier tes idées, qui sont certainement bien plus justes que les miennes. Quand nous serons unis, chère amie, je m’éclairerai toujours de tes avis, je n’agirai jamais sans t’avoir soumis mes actions, car tu as l’instinct de tout ce qui est noble et convenable. Je regrette seulement en ce moment que tous mes efforts pour penser d’une façon digne de toi ne te satisfassent pas. Tu n’éprouves jamais cela, toi, car autrement tu me plaindrais.

J’ignore encore si tu seras contente de ma lettre à Mme Delon[2], tu as désiré la voir et je t’en remets ci-jointe une copie que j’ai faite pour toi avant de l’envoyer. Tiens-la bien secrète, tu en sens l’importance. Tu la trouveras peut-être un peu laconique, mais il m’a semblé qu’une proposition simple devait être faite en termes simples. Au reste, si elle ne te satisfait pas, songe que je suis bien peu de chose livré à moi-même. Si ma femme vivait avec moi, elle me l’eût dictée et tout eût été parfait. Que ma lettre soit approuvée de toi, je ne désirerai plus rien sinon que mon offre soit acceptée.

Je relis ces deux pages. Elles se ressentent beaucoup du désordre de mes idées. Sais-tu, mon Adèle, que ton adieu glacial m’a si péniblement préoccupé ces deux jours-ci que je n’ai pu rien faire ? C’est ainsi qu’à la crainte de t’avoir déplu se joint le remords d’avoir perdu mon temps. Les jours sont pourtant bien précieux, quand ils doivent être tous consacrés à travailler pour toi.

Il me vient souvent une idée qu’il faut que je te communique, c’est que toutes les protestations de services des hommes puissants ne me seront pas aussi utiles qu’on pourrait le croire. Je ne compte que sur moi, car je ne suis sûr que de moi. J’aime bien mieux, chère amie, travailler quinze nuits de suite que solliciter une heure. Ne penses-tu pas de même ? J’en suis sûr, tu penses de même. Et que je serai fier quand je pourrai t’offrir une aisance que je ne devrai qu’à moi ! quand je pourrai dire : nul autre que moi n’a concouru au bonheur de mon Adèle ! Quand, oh ! quand toutes ces charmantes espérances seront-elles réalisées ! Je ne me plains pas si je n’ai pas encore joui des félicités de la vie, je garde toute ma faculté de sentir le bonheur pour cette époque. Chère amie, le matin où je t’épouserai aux yeux des hommes, tous ceux qui m’aiment pour moi devront être bien joyeux, car jamais bonheur n’aura aussi profondément enivré une créature humaine que le mien m’enivrera. Le mariage me révélera une existence nouvelle ; ce sera en quelque sorte pour moi une seconde naissance. Qu’il est doux, après s’être si longtemps aimés d’un amour ardent et virginal, de lui voir succéder, au sein de délices jusqu’alors inconnues, un amour chaste, saint et satisfait, quoique toujours aussi brûlant ! Ô mon Adèle, pardonne-moi, je ne sais où mon imagination s’égare ; mais quelquefois, quand je songe que nul excepté moi n’a de droits sur toi, que tu m’es réservée tout entière, je m’étonne de mon néant et je me demande comment j’ai pu mériter un tel bonheur. Alors, chère amie, si tu voyais avec quelles prières convulsives je supplie Dieu d’avoir pitié de ma solitude et de m’accorder l’ange qui m’est promis, tu concevrais quelle peut être la puissance d’un amour immortel sur un être mortel. Cet amour, Adèle, m’a complètement subjugué. Tempérament brûlant, esprit fier, âme ambitieuse, il a tout dompté en moi, tout concentré sur toi seule, tout changé en un seul désir, en un seul sentiment, en une seule pensée, et ce désir, ce sentiment, cette pensée, qui constituent toute ma vie, sont pour toi. À présent, je vis imparfait. Tu me manques, c’est-à-dire, tout me manque. Nos rares et courtes entrevues me soulagent, mais ne me satisfont pas entièrement. J’ai besoin de te voir souvent, j’ai besoin de te voir toujours. Ce sentiment est si profondément incorporé à mon être, qu’il est devenu un instinct. L’invincible désir de te voir m’entraîne toujours dans tous les lieux où je puis en avoir la moindre espérance. Aussi, suis-je souvent bien près de toi sans que tu t’en doutes. Je voudrais être déguisé ou invisible pour être à tous moments à côté de ma femme, suivre tous ses pas, m’attacher à tous ses mouvements. Je ne respire bien que dans ton atmosphère. Chère amie, oh ! quand m’appartiendras-tu ! J’en suis bien indigne, moi, mon Adèle, qui ai pu te soupçonner avant-hier de m’avoir trompé ; ne me méprise pas, je t’en conjure, pour avoir conçu un moment une aussi injurieuse idée. Toi, mentir, toi, me tromper ! Je croirais plutôt que le soleil et l’éternité mentent.

Adieu, ma bonne, ma noble Adèle, aime ton Victor, tout imparfait qu’il est, car il apprécie du moins toute la perfection de son Adèle. Adieu, j’espère que tu m’auras écrit bien long et que tu m’écriras encore bien long après cette lettre. Je t’embrasse mille et mille fois.

Ton mari respectueux et fidèle,

Victor.
Mardi 8 (janvier).

Adèle, tout ce que me dit ta lettre d’hier est parfaitement juste. Je te remercie, chère amie, de l’avoir écrite, tu as bien fait, et pourtant elle m’a réveillé comme d’un songe. C’est un de tes droits de me parler de mes affaires, car mes affaires sont les tiennes. C’est un devoir pour moi, je dis plus, c’est un de mes droits les plus chers que celui de te demander conseil sur tout ce qui me concerne, et ma confiance en toi, ma profonde estime pour ma femme me parlent là-dessus tout autrement que ta modestie. Il y a longtemps que je désirerais exercer ce droit, si je pouvais t’entretenir autrement que par écrit et si je n’avais craint de glacer ces lettres, ma seule joie, par des détails fastidieux pour toi et pour moi. Cette raison tombe pourtant d’elle-même du moment où ton désir répond au mien.

Une autre plus puissante m’a encore arrêté. En te rendant compte de tout ce que je fais et de tout ce qui m’arrive, j’aurais appréhendé de paraître chercher à te faire moi-même indirectement et directement mon éloge, et c’est sous ce rapport seulement, mon Adèle bien-aimée, que la franchise que tu me demandes, comme si cette demande était nécessaire, me sera difficile. Mais si j’étais contraint d’entrer malgré moi dans quelque développement en apparence peu modeste, j’espère, chère amie, que tu te rappelleras que ce n’est pas moi qui ai provoqué une occasion de t’occuper de moi et que ces détails, dont je serai d’ailleurs aussi sobre que possible, sont nécessaires pour te mettre à même d’apprécier d’après ma position présente quelle peut être ma situation future.

Que nous faut-il pour être heureux, chère amie ? Quelques mille francs de revenu et le consentement de mon père. Voilà tout. De quoi donc peut-on s’alarmer ? Pour moi, ce qui me tourmente, ce n’est pas de douter, mais d’attendre. Je suis sûr de me créer des moyens d’existence pour toi et moi, j’espère que mon père après avoir fait le malheur de ma mère, ne voudra pas le mien. Je compte d’ailleurs pouvoir une fois ma majorité atteinte, lui rendre quelque service qui l’oblige en quelque sorte à approuver notre union ; mais ce qui me désole, c’est que la patience n’a jamais été ma vertu et que j’ignore en vérité quand tout ce bonheur m’arrivera, quoique je sache qu’il doit m’arriver, à moins que la mort ne vienne.

Ne me demande pas, mon Adèle, comment je suis sûr de me créer une existence indépendante, car c’est alors que tu m’obliges à te parler d’un Victor Hugo que tu ne connais pas, et avec lequel ton Victor ne se soucie nullement de te faire faire connaissance. C’est le Victor Hugo qui a des amis et des ennemis, auquel le rang militaire de son père donne le droit de se présenter partout comme l’égal de tout le monde, qui doit à quelques essais bien faibles les avantages et les inconvénients d’une renommée précoce et que tous les salons où il ne montre que bien rarement un visage triste et froid croient occupé de quelque grave conception lorsqu’il ne rêve qu’à une jeune fille douce, charmante, vertueuse et heureusement pour elle ignorée de tous les salons. Ce Victor Hugo-là, mon Adèle, est un fort insipide personnage, je pourrais, je devrais peut-être t’en parler plus longuement, afin de te faire comprendre par une foule de détails que son avenir présente bien quelques espérances ; mais je te supplie de vouloir bien là-dessus m’en croire un peu sur parole, car ces dix lignes ont déjà bien coûté à ton Victor, que ce M. Victor Hugo ennuie beaucoup. Je suis tout confus, ma bonne amie, d’avoir été ainsi amené à parler de moi, mais c’est de ta faute. J’aurais même dû, je te le répète, t’en parler plus longuement, car si tu me demandes ce que j’espère, il faut bien que je te dise sur quoi est basé ce que j’espère.

On t’a inspiré, je le sais, une prévention peu fondée contre la carrière des lettres, cependant, chère amie, c’est à elle que je dois d’être dans la position où je suis. J’ignore où je parviendrai, mais j’ignore aussi s’il est beaucoup de jeunes gens de mon âge qui sans fortune personnelle t’offriraient en eux-mêmes les mêmes garanties pour l’avenir. Qu’ai-je fait pour être condamné à te dire tout cela ? Que n’assistes-tu à ma vie actuelle ? Tu me comprendrais sans peine et peut-être même tes espérances iraient-elles au delà des miennes. Il faut encore en revenir à ma formule éternelle et te prier de ne pas me faire l’injure de voir dans tout ceci le langage de l’amour-propre. Chère amie, si jamais je désire que tu croies à ma franchise, c’est lorsque je te dis que je ne puis être orgueilleux que d’une chose, c’est d’être aimé de toi. Je voudrais que tu visses comme les éloges et même l’enthousiasme vrai ou faux des indifférents passent sur moi et en même temps, mon Adèle, quelle impression profonde me laisse la moindre de tes louanges. Sois certaine que la vanité, l’amour-propre, la fausse gloire ne peuvent approcher d’une créature dont tu es le modèle et l’idole.

On m’a répété bien souvent, on me disait encore tout à l’heure beaucoup trop crûment, que j’étais appelé à je ne sais quelle éclatante illustration (je répète l’hyperbole en propres termes) ; pour moi, je ne me crois fait que pour le bonheur domestique. Si pourtant il fallait passer par la gloire avant d’y arriver, je ne considérerais cette gloire que comme un moyen, et non comme un but. Je vivrais hors de ma gloire, tout en ayant pour elle le respect que l’on doit toujours à de la gloire. Si elle m’arrive, comme on le prédit, je ne l’aurai ni espérée, ni désirée, car je n’ai ni espérance, ni désir à donner à d’autre qu’à toi. Tu es toi, Adèle, mon but unique, et tous les chemins pour y atteindre me sont bons, pourvu qu’on y puisse marcher droit et ferme, sans ramper sur le ventre et sans courber la tête. C’était là ma pensée quand je te disais que j’aimais beaucoup mieux me créer moi-même en travaillant mes moyens d’existence que les attendre de la hautaine bienveillance des hommes puissants. Il est bien des manières de faire fortune et je l’aurais certainement déjà faite par eux si j’avais voulu acheter des faveurs par des flatteries. Ce n’est pas ma manière. Je me suis borné à demander l’accomplissement d’un droit, j’ai obtenu une promesse, et j’attends.

Au reste, chère amie, tu es instruite de tout cela comme moi. M’aurais-tu, dis-moi, conseillé autre chose que ce que j’ai fait ? Aurait-il été bien digne de toi que ton Victor allât chaque jour fatiguer de ses instances depuis le ministre jusqu’au dernier commis ? J’ignore encore si ma réclamation simple et juste a réussi ; mais, certes, ni toi, ni moi, n’aurions voulu qu’elle réussît à ce prix. On voit encore des hommes tout obtenir au moyen des femmes, intrigues de corruption et de vanité que le mépris du monde ne flétrit pourtant pas. Je me hâte de te dire en quatre mots que je le pourrais aussi, mais il est sans doute inutile d’ajouter que ton mari rejette ces turpitudes avec horreur et dégoût.

Que reste-t-il donc à un jeune homme qui dédaigne de s’avancer par les deux voies les plus faciles ? Rien, que la conscience de sa force et l’estime de lui-même. Pour moi, Adèle, la conscience de ton affection fait toute ma force. Il faut frayer sa carrière noblement et franchement, y marcher aussi vite qu’on le peut sans froisser ni renverser personne, et se reposer du reste sur la justice de Dieu.

Ne conclus pas de là cependant, mon amie, que je me contente de me livrer dans ma retraite à des travaux de mon choix et peut-être infructueux, en fermant nonchalamment les yeux sur tout autre moyen de parvenir. Grand Dieu, Adèle, ton avenir n’est-il pas lié au mien ? Va, qu’il se présente demain une demande juste à faire à un homme juste, et rien ne m’empêchera de l’exposer avec confiance et de la soutenir avec vigueur. Fallût-il pour t’obtenir trois mois plus tôt, abandonner les projets et les rêves de toute ma vie, suivre un état nouveau, entreprendre des études nouvelles, ce serait, mon Adèle, avec bien de la joie. Tu serais à moi, aurais-je quelque chose à regretter ? Je remercierai le ciel de toutes les épines dont il sèmera ma route, pourvu que cette route conduise à toi. Oh ! dis-moi, mon Adèle adorée, par quelles peines, par quels travaux t’obtenir ?

Pourvu que ce ne soient pas des bassesses, tout me semblera doux et beau. Je crains quelquefois que l’on ne t’ait mis dans la tête les idées les plus étranges. Je crains que tu ne t’imagines que la carrière des lettres est l’objet de ma vie, tandis que je ne me suis attaché à cette carrière que parce qu’elle m’offrait les moyens les plus aisés et les plus nobles de t’assurer un sort indépendant. J’aimerais, je l’avoue, à voir le nom que tu porteras chargé d’une grande gloire littéraire, car cela assignerait à ma femme un rang digne d’elle, un rang au-dessus de tous les rangs sociaux. Hé bien ! que demain on me donne mon Adèle avec la condition de ne plus faire un vers de ma vie, pourvu que j’aie un autre moyen d’assurer ton existence, je le dis comme je le dirais à Dieu, je ne m’apercevrai pas que le bonheur de te posséder m’ait rien coûté ; car près de ce bonheur tout le reste à mes yeux n’est rien.

Je ne puis, ma bien-aimée Adèle, rien te dire de plus ni de moins. Le jour où je t’ai dit que je t’aimais, je t’ai dit tout cela. L’amour est le seul sentiment qui ne puisse être exagéré. Tu m’ordonnerais demain pour t’amuser de mourir, que je devrais t’obéir à l’instant, ou autrement je ne t’aimerais pas. Aimer, ce n’est pas vivre en soi, c’est vivre dans un autre. On devient étranger à sa propre existence pour ne s’intéresser qu’à celle de l’être aimé. Aussi tous les sacrifices, tous les dévouements de ton Victor pour toi n’auront-ils jamais aucun mérite ; ils seront les conséquences nécessaires d’un sentiment développé par des circonstances indépendantes de ma volonté. Tu dois me comprendre si tu m’aimes. En t’aimant, je dois tout rapporter à toi, alors je ne suis plus rien à mes propres yeux et, si quelque chose de moi peut t’être utile, il est tout simple que je te le livre à l’instant, fût-ce ma vie.

Il faut me résumer, chère amie, tu te perdrais dans cette immense lettre. Je puis le dire, car ce n’est pas à moi, mais au hasard tout pur que je le dois, mon avenir présente beaucoup d’espérances. Des espérances pourtant ne sont pas des certitudes ; mais où trouver une certitude dans les destinées humaines ? (Remarque, mon Adèle, que je pèse ici toutes mes paroles et que je m’exprime avec candeur, sûr que tu ne chercheras pas à les mal interpréter.) Il est de plus probable qu’un jour j’aurai quelque bien de mon père ; car quoique les troubles de notre famille tiennent encore bien des secrets cachés (je te confie moi-même ici un grand secret), on peut présumer qu’il n’a pas exercé durant quatre ans en Espagne de hautes fonctions vice-royales, sans qu’il lui en soit rien resté. D’ailleurs c’est ce que depuis il a en partie avoué presque malgré lui. Quant à son consentement, je ne lui fais pas l’injure d’en douter.

Maintenant, mon Adèle, si tes parents veulent quelque chose de plus, je leur offrirai un cœur plein de courage et d’amour pour toi. Je ne puis pas leur promettre de réussir, mais de faire tout ce qui sera humainement possible. Si toutes ces garanties ne les satisfont pas... alors je vais te dire ce par quoi j’aurais commencé cette lettre si j’avais écouté le premier mouvement de l’impression causée par la tienne[3]. J’irai chez tes parents et je leur dirai : « Vous m’avez rendu bien heureux en me permettant de voir votre Adèle. Lorsque vous m’avez accordé de vous-mêmes ce bonheur, je m’étais résigné à y renoncer pour un temps. Je ne sais pas si j’aurais vécu longtemps sans la voir, mais j’aurais essayé et, avec l’espoir de la posséder un jour, j’y serais peut-être parvenu. Aujourd’hui vous paraissez douter de mon avenir. Adieu, vous ne me reverrez qu’avec un sort indépendant et le consentement de mon père, ou vous ne me reverrez plus. »

C’est ce que je suis décidé à faire, Adèle, le lendemain du jour où tes parents m’auront montré la crainte de compromettre ton avenir en l’unissant au mien. Peut-être même aurais-je déjà dû les prévenir. La félicité de te voir m’a fait jusqu’ici fermer les yeux ; cependant je sens qu’il faut bien peu de chose pour réveiller toute la susceptibilité de mon caractère. Qui sait ? je me flatte peut-être. J’ai tant souffert jusqu’ici que je me suis cru le droit d’espérer enfin un peu de bonheur. Tout cela n’est peut-être qu’illusion, et si je suis destiné au malheur, de quel droit te le ferais-je partager ? Adèle, tes parents ont raison de ne vouloir de moi qu’autant que je prospérerai. Autrement, ils font bien de m’abandonner.

Tu es heureuse, toi, tu as un père, une mère qui sacrifieraient tout à ton bonheur. Moi, nul ne s’intéresse à mon avenir, je suis orphelin. De quelque côté que je tourne les yeux, je me vois seul. Toi, tu es généreuse de m’aimer ; mais tu ne dépends pas de toi et d’ailleurs tu verras que tu m’auras bientôt oublié quand je ne serai plus là. C’est dans la nature humaine. Pourquoi croirais-je à une exception en ma faveur ? Oui, j’y comptais, parce que l’amour que j’ai pour toi est un amour d’exception. Adèle, tu verras que d’ici à peu de temps nous nous dirons encore adieu, mais, si nous en venons là, cet adieu-là, Adèle, tu verras qu’il sera le dernier. Tu es bonne, tu es douce comme un ange, celui auquel tu appartiendras sera bien heureux. Adieu, chère amie, ne verse jamais des larmes aussi amères que celles qui me sont échappées en achevant cette lettre. J’étais bien ému en l’écrivant tous ces froids détails, mais cette émotion n’a pu se comprimer jusqu’à la fin. Il y a dans ces quatre pages bien des mots qui ne te frapperont pas et qui m’ont pourtant été bien douloureux à tracer.

Adieu, adieu, mon Adèle bien-aimée ; je ne t’ai jamais plus aimée qu’en ce moment où il me semble qu’une nouvelle séparation se prépare. Adieu, j’avais mille choses à te dire, mais il y a un nuage entre mes idées et moi. Je suis encore ton mari, n’est-ce pas ? Te dire que je le serai toute ma vie, ce n’est pas dire que je le serai longtemps. Adieu.

Encore un mot sur ta santé. Souffres-tu encore ? Parle-moi de toi. Si du moins j’étais sans inquiétude sur ta santé !

Adieu. Permets-moi de t’embrasser tandis que tu es encore à moi.
14 janvier 1822. Dimanche matin[4].

Maintenant je n’ai plus qu’à cacher ma tête dans mes mains et attendre le coup. Ta lettre, Adèle, est bien amère et bien généreuse, elle est bien généreuse, car elle est remplie d’un désintéressement d’autant plus admirable qu’elle n’est pas remplie d’amour. Au reste, tu l’as déjà dit une fois, la passion est de trop. Ma dernière lettre m’avait bien coûté, tu es certainement le seul être au monde pour qui j’aurais écrit tout cela ; j’y ai poussé la franchise aussi loin qu’elle peut aller, peut-être jusqu’à l’immodestie. Tu triomphes à présent du sacrifice que tu as obtenu. Comme il te plaira ! Que pouvais-je te dire de plus dans une lettre ? Je l’ignore, car je ne sais si j’aurais pu te donner plus de détails dans un entretien. À mes épanchements tu réponds par des réticences. Si j’étais à ta place, me dis-tu... et tu t’arrêtes. Pourtant, Adèle, que te demandé-je autre chose que tes conseils ? Je les ai implorés avec instance, j’aurais tout fait pour que tu m’en crusses digne. Mais que t’importe ! Toutes mes actions ont été jusqu’ici dirigées vers un but, celui de t’obtenir et de t’obtenir dignement. Je n’étais pas sûr du succès, mais je me croyais sûr d’une récompense, bien douce pour moi, du bonheur d’être approuvé par toi. Je m’étais encore trompé dans cette espérance. C’est dans le moment même où je te donne la plus haute preuve de confiance et d’estime que tu me fermes ta confiance et me refuses ton estime.

Hé bien ! puisque mon sort n’est rien à tes yeux, laisse-moi donc dans mes ténèbres, ôte-moi la main qui me soutenait, le regard qui m’encourageait, la voix qui pouvait me sauver dans mon aveuglement. Je n’aurai pas droit de me plaindre, car je suis un insensé et un malheureux, et tu as, toi, trop de raison pour ne pas être heureuse.

Ce n’est pas moi néanmoins qui reculerai le premier, je resterai jusqu’au dernier moment tel que tu m’as toujours vu, prêt à donner ma vie en souriant si elle peut te faire la moindre joie. Puisque tu me prives de tes avis, je ferai tout ce que tes parents voudront. Il n’y a qu’une créature au monde pour qui je puisse subir sans murmure des humiliations, j’en subirai encore sans espoir de nouvelles, s’il le faut, pourvu qu’elles s’arrêtent au point où des humiliations deviennent des indignités. Cette phrase que tu reproches à mon amour-propre froissé, je ne la prononcerai pas[5]. Je prendrai tout sur moi et s’il arrive quelque malheur, ce sera ma faute, à moi seul. Oui, je le répète, tout ce que les parents d’Adèle voudront, je le ferai. Je ne veux plus rien que lui donner des preuves nouvelles d’un amour qui n’a plus besoin pourtant d’être prouvé. Trop de précipitation près de mon père perdra tout peut-être, je le crains, mais je souscrirai à un désir qui est une loi pour moi.

Qu’est-ce d’ailleurs que mon bonheur ? C’est le tien, Adèle, qu’il faut arracher de mon déplorable avenir, à quelque prix que ce soit. Moi, d’ailleurs, je ne serai point à plaindre. Ma vie aura été couronnée par un beau rêve dont je ne sortirai que pour entrer dans un sommeil où l’on ne rêve plus. Non, je ne serai point à plaindre. Quand tout finira pour moi, tout recommencera pour toi. J’aurai traversé ta vie sans y laisser de vestige. Mon âme se résigne volontiers à un veuvage éternel, si elle peut acheter à ce prix pour la tienne quelque félicité sur la terre. Sois heureuse.

Tu vas peut-être te récrier, me demander d’après quoi je puis croire à ton oubli, oui, Adèle, j’y crois, et à ton prompt oubli. Cette nuit, je t’avais écrit dans ma pensée une lettre de vingt pages, je t’y racontais bien des preuves d’amour que je t’ai données durant notre séparation et que tu ignores, je les comparais aux marques de froideur que j’ai reçues de toi alors ; je n’ai pas eu le courage d’écrire ces détails désolants, d’écrire moi-même ma condamnation. D’ailleurs, à quoi bon ? C’eût été te prouver que tu t’abusais quand tu croyais m’aimer ; il vaut mieux laisser faire le temps.

Si l’on fût venu me dire il y a huit jours que tu ne serais pas à moi, j’aurais donné un démenti au démon lui-même. Aujourd’hui, je doute plus que toi, car tu ne crains que des difficultés immenses[6] ; l’origine de mon malheur n’est pas dans mon projet de laisser venir les événements, comme tu dis, elle est dans le peu de confiance que tes parents m’accordent, dans la défiance complète que je t’inspire. Je serai plus généreux que vous tous, car je détruirai inutilement mon avenir pour me montrer docile à vos volontés. Je remplirai toutes vos intentions, et je les remplirai avec la sérénité sur le front, quoique je sois sûr de ne réussir à rien qu’à faire évanouir mes espérances.

Je ne sais ce que je dis : Mon avenir, mes espérances ! Ai-je un avenir ? Ai-je des espérances ? Cependant cette rupture me blessera cruellement, car elle te causera peut-être un instant quelque contrariété, et j’aurais voulu ne jamais te faire la moindre peine. Tu me répéteras encore ici avec candeur (car tu le crois dans le moment) que tu seras toujours à moi, que nulle puissance ne nous séparera, que tu braveras tout. Adèle, j’ai des lettres de toi de mars 1820 où tu me dis la même chose, et cependant depuis, tu as été dix-huit mois riante et joyeuse, heureuse sans moi ; depuis, un mariage, je ne sais quel mariage, t’a été proposé, a été proposé à ton père, et a même acquis assez de consistance pour qu’il en fût parlé à une étrangère ; si tu avais pensé à moi alors, aurais-tu souffert qu’une pareille offre fût répétée deux fois ? Au reste, comment puis-je daigner parler de cela ? Un autre réussira, peut-être te rendra-t-il plus heureuse que moi, je t’aime trop, je suis jaloux, extravagant ; il est très incommode, n’est-ce pas, d’être adorée de son mari ? Quelque jour, Adèle, tu te lèveras la femme d’un autre ; alors tu prendras toutes mes lettres et tu les brûleras afin qu’il ne reste aucune trace du passage de mon âme sur la terre, alors si ton regard froid tombe par hasard sur les endroits où je te prédis que tu m’oublieras, tu ne pourras t’empêcher de convenir en toi-même que ce Victor avait vu juste au moins une fois dans sa vie. Qu’importe, pourvu que tu sois heureuse ! Hélas ! et moi, j’aurais donné avec joie toutes mes espérances d’une vie meilleure et immortelle pour passer à tes pieds cette existence sombre et bornée. N’en parlons plus. Tout va se rompre de soi-même. Je ferai, je te promets que je ferai, Adèle, tout ce qui est dans les intentions de ta famille. Je suis plus impatient que qui que ce soit d’arriver au terme où je me reposerai, quoique ma course n’ait pas encore été bien longue. Rappelle-toi seulement que tu m’as refusé tes conseils, que je les ai invoqués à genoux et que tu as cru devoir te taire[7]. Peut-être as-tu bien fait, tu dois le savoir, car, Adèle, je te dois ce témoignage encore une fois, que l’âme d’un ange n’est pas plus belle et plus pure que la tienne. Je suis un fou et un orgueilleux d’avoir aspiré à partager ta vie. Je le dis dans la sincérité de mon cœur, je ne vaux rien près d’un autre, et que puis-je valoir près de toi ?

La fin de ta lettre m’a attendri, parce que quelques mots tendres de mon Adèle bien-aimée me bouleversent au moment où elle va cesser d’être mon Adèle. Au reste, ce ne sont en effet que des mots. Que je tombe malade demain, je ne me dissimule pas que mon lit de souffrance restera aussi seul que celui d’un réprouvé, peut-être demanderas-tu assez assidûment pendant trois ou quatre jours de mes nouvelles à la personne qui sera chargée de s’en informer, après quoi je pourrai mourir si je veux, à la garde de Dieu, et il en sera comme si je n’avais jamais vécu. Je n’ai pas de mère, moi, personne n’est forcé de m’aimer.

Tu me suivrais en prison, dis-tu… Que ma tête tombe dans 6 mois sur un échafaud, et l’on te défendra de prononcer mon nom et tu obéiras à la défense.

Au reste, tout cela est bien, car la plupart de mes idées sont fausses et absurdes. Je suis un insensé. Ô Adèle, c’est toi qui ne sauras jamais à quel point tu es aimée, comment le saurais-tu ? tu fermes les yeux et les oreilles. Je te déclare que c’est un de mes droits de te consulter sur mes affaires et tu me réponds que jamais tu ne m’en parleras, que tu te dois un peu de dignité, et que je te fais souvenir que tu es fille. Adèle, voilà ta confiance. Au reste, je te le répète, je n’aurai pas la douleur de prévenir moi-même une rupture nouvelle, elle se fera par mon père, dont j’aurais eu le consentement dans un an et dont j’aurai le refus dans trois mois. Cependant tes parents ont raison et ton sort ne peut rester plus longtemps compromis. Il faut savoir où l’on va. Il faut que tu puisses songer à un nouvel établissement, te préparer un autre bonheur. Moi, je vais me retirer lentement, ne t’étonne pas, Adèle, si tu me vois désormais ne plus rechercher les occasions de te voir, j’irai chez toi quand j’y serai invité, mais je manquerais à mon devoir en provoquant ces invitations. Heureusement, je n’aurai pas beaucoup de journées amères. Et quand mon arrêt sera prononcé, je quitterai Paris afin de ménager ta réputation, qu’est-ce que je ne quitterai pas ? — Mais non, je ne veux pas t’occuper de ma mort, ce sont des idées graves et tu m’estimerais peut-être bien moins encore si tu savais combien je serai faible devant le malheur. Au reste, qu’est-ce que tout cela te fait ?

Adèle, réponds-moi encore une fois, je t’en supplie, une fois encore et le plus tôt possible. Ensuite, je ne t’importunerai plus. Maintenant, mon Adèle adorée, tu vas m’écrire sans doute comme à un étranger, car, puisque ma dernière lettre t’a déplu, celle-ci... Oui, tu vas me traiter comme un étranger, et Dieu m’est témoin pourtant que jamais le cœur de celui qui a été ton mari ne fut plus gonflé de larmes, plus brûlant d’amour pour toi. Adieu.

Victor.
Samedi 19 (janvier).

Comment te dire, mon Adèle adorée, ce qui se passe chez moi depuis deux jours ? La nuit de jeudi ne sortira jamais de mes plus douloureux et de mes plus tendres souvenirs. Enfin, je viens de te voir debout, rose et riante, et me voilà tranquille, me voilà délivré de la plus vive de mes peines, de la plus cruelle de mes inquiétudes. Tout ira bien et dans peu sans doute tu seras rétablie.

Qui eût cru que cette nuit dont je me promettais tant de bonheur m’apporterait tant de tristesse ! D’abord le chagrin de partir sans toi, chagrin d’autant plus vif que je m’étais attendu tout le jour à t’accompagner et que je te croyais la cause de ces nouvelles dispositions, puis la douleur de te voir souffrante, et si souffrante ! Cette Adèle, mon Adèle bien-aimée, la voir parée, charmante, rayonnante de grâce et étendue péniblement sur un lit de douleur, tandis que tous ces hommes et toutes ces femmes dansaient, jouaient, riaient, comme s’il n’y avait pas eu près d’eux un cœur brisé et un ange souffrant ! Chère amie, non, jamais cela ne sortira de ma mémoire. Et moi, ivre de désespoir au milieu de cette foule joyeuse, obligé de sourire et ne pouvant pleurer, gêné par tous et repoussé par toi, tu ne peux concevoir tout ce que j’ai senti. J’ai vécu dans ce peu d’heures dix années de malheur. Mon Adèle, j’avais le cœur plein de pitié et nul n’avait compassion de moi. Ô que j’ai souffert ! bien plus que toi encore. Cependant cette douleur n’était pas sans quelque charme, car elle me révélait toute l’étendue, toute la profondeur de mon amour pour toi. Seulement j’aurais voulu être à ta place, et alors je n’aurais certainement pas senti ma souffrance si tu avais été près de moi. Et quand nous sommes revenus ensemble, que j’ai tenu mon Adèle adorée et malade dans mes bras, que j’ai senti son cœur battre sous ma main et son visage s’appuyer sur le mien, alors, oui alors, j’aurais béni Dieu de mourir ainsi. Que j’aurais été heureux sans l’expression douloureuse de tes traits ! Que suis-je, grand Dieu ! Moi, ton protecteur, ton mari, je ne puis empêcher mon Adèle de souffrir entre mes bras !… Chère amie !

Imagine-toi, ma bien-aimée Adèle, que je suis en ce moment livré aux fâcheux. Ces heures pendant lesquelles je comptais t’écrire il faut les passer avec des importuns, les perdre !… Quel ennui ! comment se fait-il que je ne renvoie pas tous ces gens-là ? Qui me délivrera des bienséances insipides du monde ? Et hier, j’aurais pu dîner chez toi... Tiens, il me prend quand je pense à tout cela des accès de colère contre tous les devoirs sociaux. Un beau jour, je les jetterai tous de côté pour n’être plus qu’à mon Adèle, à ma femme. Excuse aujourd’hui la brièveté de cette lettre. Je compte m’en dédommager demain, et toi, si tu pouvais m’écrire aussi un mot sans te fatiguer, tu me rendrais bien heureux.

Adieu, ange, adieu, mon Adèle adorée, permets à ton pauvre mari de t’embrasser mille et mille fois.

Je t’écrirai certainement demain.

Victor.
Dimanche (20 janvier).

C’est encore à ce bal que je reviens, chère amie, car depuis trois jours je n’ai pas d’autre pensée. C’est l’une des plus fortes émotions que j’aie éprouvées dans ma vie. Ce bal fera époque dans ma mémoire, avec un autre bal... Adèle, je ne t’ai jamais parlé de cet autre bal, et maintenant j’éprouve le besoin de t’entretenir de ces souvenirs que réveillent cruellement ceux de jeudi dernier.

C’était le vendredi 29 juin, il y avait deux jours que je n’avais plus de mère, je revenais à dix heures du soir du cimetière de Vaugirard[8]. Je marchais comme oppressé d’une léthargie, quand le hasard de mon chemin me conduisit devant ta porte. Elle était ouverte, des lumières brillaient dans la cour et aux fenêtres. Je m’arrêtai devant ce seuil que depuis si longtemps je n’avais franchi, je m’arrêtai machinalement. En ce moment deux ou trois hommes me poussèrent brusquement et entrèrent en riant aux éclats. Je tressaillis, car je me rappelai qu’il y avait là une fête. Je voulus continuer ma route, car cette idée me faisait sentir plus profondément encore mon isolement éternel. Il me fut impossible de faire un pas, quelque chose me retint. Je restai un instant debout, immobile et sans idées, peu à peu la connaissance me revint et je résolus avec une résolution infernale de décider mon sort d’un seul coup. Je voulus voir si j’étais abandonné de ma femme comme de ma mère, pour n’avoir plus qu’à mourir. Adèle, que te dirai-je ? Le désespoir me rendit insensé. J’avais une arme chez moi, j’étais affaibli par les veilles et les inquiétudes, je voulais voir si tu m’avais oublié ; un crime (et le suicide en pareil cas est-il vraiment un crime ?) un crime ne pèse guère quand on est au fond du malheur. Enfin, je ne sais plus à quelles démences mon esprit était livré, j’en ai honte aujourd’hui, mais tout cela te fera voir à quel point je t’aime.

Je m’élançai dans la cour, je montai rapidement le grand escalier, j’entrai dans les premières salles qui étaient désertes, là, aux lumières de la fête je vis le crêpe de mon chapeau. Cette vue me rappela à moi, je m’enfuis précipitamment et je m’enfonçai dans le corridor noir où nous avions tant de fois joue autrefois. À l’extrémité de ce corridor, j’entendis au-dessus de ma tête les pas de la danse et le bruit éloigné des instruments. Je ne sais quel démon m’inspira de monter un escalier qui communique aux salles du premier Conseil. Là, les bruits devinrent plus distincts. Je montai encore et au second étage était un carreau qui donnait sur le bal. Je ne sais si je vivais, si je pensais en ce moment, j’appuyai ma tête brûlante sur la vitre glacée et mes yeux te cherchèrent. Je te vis.

Quelle langue dirait ce qui se passa en moi ? Je me borne à raconter, car il me vint en ce moment des pensées inouïes et indicibles : longtemps, muet et immobile, ton Victor vêtu de deuil contempla son Adèle en parure de bal. Le son de ta voix n’arrivait pas jusqu’à moi, mais je voyais sourire ta bouche et cela me brisait. Chère amie, j’étais bien près de toi et bien loin sans doute de ta pensée. J’attendais, il y avait encore dans mon âme désespérée de la puissance pour l’amour et la jalousie. Si tu avais valsé, j’étais perdu, car c’eût été une preuve d’oubli complet et je n’y aurais pas survécu. Tu ne valsas pas, il me sembla qu’une voix me disait d’espérer encore. Je restai là longtemps, assistant à cette fête comme une ombre assiste à un rêve. Plus de fête, plus de joie pour moi, et mon Adèle dans une fête et dans la joie ! C’était trop pour moi. Il vint un moment où mon cœur fut gonflé et où je serais mort si j’étais demeuré un instant de plus. En ce moment, je me réveillai de ma folie, et je descendis lentement de cet escalier où j’étais monté sans savoir si j’en descendrais. Puis je rentrai dans ma maison en deuil et, pendant que tu dansais, je me mis à prier pour toi près du lit de ma pauvre mère morte. — Depuis j’ai su que j’avais été vu, cependant il a fallu nier, car ma présence là était singulière et bien peu de cœurs auraient compris ce que je viens de t’écrire[9].

Adèle, tu ne sauras jamais à quel point je t’aime. Mon amour pour toi me ferait faire toutes les extravagances possibles et impossibles. Je suis un fou, mais je t’aime tant qu’en vérité je ne conçois pas que Dieu lui-même puisse me condamner.

Adieu, chère amie, j’ai couru toute la journée pour nous deux. Je t’aime

comme on aime Dieu et les anges. Je t’embrasse.
Lundi 21 (janvier).

Tu m’as pardonné, toi, Adèle ; mais moi, me pardonnerai-je jamais ? C’est à deux genoux que j’aurais voulu te demander grâce, c’est avec mes lèvres que j’aurais voulu recueillir tes larmes d’ange, avec mon sang que j’aurais voulu les racheter. Je suis bien coupable, mon Adèle adorée, et bien malheureux d’être aussi coupable. Tu me pardonnes ; mais, je me le redis amèrement, jamais je ne me pardonnerai. Je croyais ne pouvoir éprouver d’affliction plus grande que celle de jeudi, celle de voir souffrir mon Adèle bien-aimée. Hé bien ! cette douleur n’est rien près de ce que j’ai ressenti aujourd’hui, en te voyant souffrir et pleurer par ma faute. Je me déteste, je m’exècre. Plus tu es douce, bonne, admirable, plus je suis odieux. Avoir troublé le repos de mon Adèle malade est un crime dont je ne serai jamais assez puni et dont ton inépuisable indulgence me fait sentir plus encore l’énormité.

Chère amie, cependant, je t’en supplie, crois qu’au fond je ne suis pas réellement méchant. Je suis bien indigne de toi, mais dans ma nature imparfaite peut-être ma conduite est-elle excusable. C’était la première fois que tu me manifestais le désir de me voir absent. L’idée que je t’étais importun et que par conséquent tu ne m’aimais plus fermenta dans ma tête. Tu voulus me rappeler, mais le coup était porté. Te dirai-je tout ? Quand je fus sorti, je balançai si je rentrerais de la soirée. Il me semblait prouvé que ma présence t’était à charge. Dis-moi, chère amie, t’aurais-je aimée si j’avais pu supporter une telle pensée avec indifférence  ? Maintenant je ne sais plus ce que j’ai fait. Songe seulement que je ne pouvais croire t’affliger aussi vivement. Oui, mon Adèle, je suis bien coupable, mais réfléchis, et si tu connais l’âme de ton pauvre Victor, tu verras que l’origine de ma faute même n’est autre chose qu’un excès d’amour. Si tu savais aussi quelle nuit j’ai passée de mon côté... Je ne te parle pas de cela, qu’importe ce que j’ai souffert ! Seulement depuis jeudi mes nuits s’écoulaient dans l’insomnie ou dans un mauvais sommeil à cause de mes inquiétudes sur ta santé ; celle de dimanche, tourmentée par des doutes sur ta tendresse, n’a pas été, certes, moins cruelle. Mais encore une fois qu’importe ce que j’ai souffert ! Puissé-je avoir souffert cent fois plus, s’il est possible, et t’avoir épargné une minute de douleur !

Ne pense pas que je cherche en rien à me justifier. Toute justification est insuffisante puisque je t’ai fait pleurer. Peut-être as-tu eu la première un léger tort. Dis-moi, mon Adèle, veux-tu avoir eu un léger tort ? Si tu penses que non, toi qui ne peux te tromper, je prendrai toute la faute sur moi et je te demanderai encore pardon d’avoir osé t’y donner quelque part.

Va, tes larmes m’ont bien profondément ému, la douceur angélique avec laquelle tu m’as pardonné ne sortira jamais de mon cœur. Adèle, tu n’aimes pas un ingrat. Plus je te vois, plus je t’approche, et plus je t’admire. Tu me fais chaque jour sentir intérieurement combien je suis peu de chose, et cette comparaison où je perds sans cesse, a des charmes pour moi, parce qu’elle me démontre ta perfection et ta supériorité, et que je ne suis fier au monde que de mon Adèle.

Quand seras-tu à moi ? Quand pourrai-je te presser à chaque instant du jour sur ma poitrine en bénissant le ciel de m’avoir donné pour compagne cet être d’innocence, de générosité et de vertu ? Ce sera bientôt. Oui, Adèle, tous les moyens pour arriver à ce but, je les saisirai avec joie. À quelque dures conditions qu’il faille t’obtenir, pourvu qu’elles soient convenables, elles me paraîtront douces. Je ne vais rien négliger pour assurer au plus vite mon indépendance et la tienne, puis j’aurai le consentement de mon père, ou je lui rendrai la vie qu’il m’a donnée. Mais j’aurai son consentement, et tu seras à moi !

Adieu, mon Adèle angélique, compte sur mon zèle comme sur mon amour. Puisque tu m’as pardonné, permets-moi de t’embrasser avec le respect d’un esclave et la tendresse d’un mari.

Victor.

J’espère que je vais avoir une longue lettre demain et qu’elle ne sera pas de nature à m’affliger. Tu m’as pardonné ! Adieu, soigne ta santé, cette santé qui m’est plus chère que la vie et que... Mais, c’est oublié, n’est-ce

pas ?
Jeudi 24 (janvier).

Ton Victor ne s’occupera ce soir que de toi. Chère amie, il y a juste une semaine à cette heure que nous allions chacun de notre côté à ce bal où ton mari devait tant souffrir de ne pas porter ce titre aux yeux de tous. Si tu avais été à moi, Adèle, je t’aurais emportée dans mes bras loin de tous ces importuns, j’aurais veillé pendant que tu aurais dormi sur ma poitrine, cette triste nuit aurait été moins douloureuse pour toi, mes soins et mes caresses auraient calmé tes douleurs. Le lendemain tu te serais éveillée à mes côtés, tout le jour tu m’aurais vu à tes pieds, prêt à prévenir tes moindres désirs, et à chaque nouvelle souffrance j’aurais opposé un nouveau soin. Au lieu de tout ce bonheur, ma bien-aimée Adèle, que de gênes ! que de contraintes !

Cependant cette torture n’a pas été sans quelque enchantement. Lorsque après avoir longtemps épié un moment de solitude et de liberté, je pouvais entrer sur la pointe du pied dans ta chambre et m’approcher de ce lit où tu reposais si jolie et si touchante, va, j’étais bien récompensé de l’ennui du bal et de l’insipidité de tout ce monde d’étourdis et de folles. Il ne m’eût été permis que de baiser tes pieds que c’eût été pour moi un bien grand bonheur. Et si, après m’avoir longtemps repoussé, tu m’adressais enfin une parole douce et émue, si je pouvais lire dans ton regard charmant et demi-voilé un peu d’amour pour moi au milieu de tant de souffrances, Adèle, alors je ne sais quel mélange de tristesse et de joie s’emparait tumultueusement de tout mon être, et je n’aurais pas donné cette sensation déchirante et délicieuse pour toute la félicité des anges.

L’idée que tu étais ma femme et que cependant c’était d’autres que moi qui avaient le droit de t’approcher, me désolait. Oh ! il faut que ces contraintes soient bientôt brisées, il faut que ma femme soit ma femme et que notre mariage devienne enfin notre union. On dit que la solitude rend fou, et quelle solitude pire que le célibat ? Tu ne saurais croire, chère amie, à quels inconcevables mouvements je suis livré ; la nuit, dans mes insomnies, j’embrasse mon lit avec des convulsions d’amour en pensant à toi ; dans mes rêves, je t’appelle, je te vois, je t’embrasse, je prononce ton nom, je voudrais me traîner dans la poussière de tes pieds, être une fois à toi, et mourir.

Adèle, mon amour pour toi est pur et virginal comme ton souffle, mais sa chasteté même le rend plus brûlant, il me dévore comme une flamme concentrée, mais c’est un feu sacré qui ne s’est allumé que pour toi et que toi seule as le droit de nourrir. Pour tout le reste de ton sexe je suis aveugle et insensible. J’ignore si telle femme est belle, si telle autre est spirituelle, je l’ignore comme la glace de cristal devant laquelle elles passent pour s’admirer. Je sais seulement qu’il y a parmi toutes les femmes une Adèle qui est le génie heureux de ma vie et dans laquelle je dois placer toutes mes vertus comme toutes mes jouissances. Chère amie !... Et notre bonheur dépend de si peu de chose !...

Ce que tu me dis dans ta dernière lettre sur la nuit du 17[10] m’a bien touché. Va, si mes soins peuvent te guérir, sois tranquille, bientôt j’aurai le droit de te les prodiguer, ou ma volonté et ma vie seront brisées comme un verre. Songe que ton Victor est un homme et que cet homme est ton mari.

Est-il vrai, mon Adèle, que, dans cette fatale nuit du 29 juin tu serais accourue dans mes bras si tu avais été libre ? Oh ! combien cette idée m’eût consolé dans ce moment de désespoir, et combien elle est douce pour moi aujourd’hui même que les premiers instants sont passés et que les témoignages de ta tendresse généreuse ont cicatrisé cette cruelle plaie ! Que ne peux-tu pas sur moi et que n’es-tu pas pour moi ! Peine et joie, pour moi tout vient de toi, tout descend de mon Adèle. Avec toi le malheur est doux, sans toi la prospérité est odieuse. Pour que je consente à marcher dans la vie, il faut que tu daignes être ma compagne. Oui, mon Adèle adorée, tu peux tout sur moi avec un sourire ou une larme.

J’ai une grande faculté dans l’âme, celle d’aimer, et tu la remplis tout entière ; car auprès de ce que j’éprouve pour toi, l’affection que je porte à mes amis, à mes parents, que je portais à mon admirable et malheureuse mère, cette affection n’est rien. Non que je les aime moins qu’on ne doit aimer des amis, des parents et une mère, mais c’est que je t’aime plus que femme au monde n’a jamais été aimée, et cela parce que jamais nulle ne l’a mérité comme toi.

Adieu pour ce soir. Je vais me coucher tranquille (car on m’a dit que tu te portes bien) à la même heure où je tremblais d’inquiétude et de pitié il y a huit jours. Adieu, mon Adèle bien-aimée, je t’embrasse. Je vais baiser ces cheveux adorés que tu m’as donnés et dont je ne t’ai pas remerciée, parce qu’il n’y a pas de paroles pour exprimer ma reconnaissance d’un don aussi précieux. À des gages d’amour aussi touchants, je ne puis répondre qu’en m’agenouillant devant toi et en te priant comme mon ange gardien pour cette vie et ma sœur pour l’éternité. Adieu ! adieu ! Mille et mille baisers.


Vendredi 25 (janvier).

Je t’écris, bien-aimée Adèle, pour me reposer d’écrire. Cependant il faut que tu me grondes. Je n’ai pas travaillé cette semaine autant que je l’aurais voulu, nos chagrins de lundi, mes démarches de mardi, et une correspondance interminable ont absorbé à peu près tous mes instants. Voici pourtant la troisième soirée que je passe chez moi. Le monde avec ses entraves importunes, ses devoirs insipides, ses fatigantes bienséances, le monde m’est odieux. D’ailleurs, tu n’y es pas et cela suffirait pour que je ne puisse m’y plaire.

Mes démarches auprès du ministère ne m’ont encore produit que des promesses ; il est vrai que ces promesses ont un caractère positif. J’espère et j’attends. Au reste, je te conterai tout cela en détail ainsi qu’à tes parents. Il serait très possible, chère amie, que d’ici à peu de mois j’obtinsse pour deux ou trois mille francs de places, alors, avec ce que la littérature me rapporterait, ne pourrions-nous pas vivre ensemble doucement et paisiblement, sûrs de voir notre revenu s’accroître à mesure que notre famille s’accroîtrait ? Quand je pense, mon Adèle, qu’un tel bonheur n’a rien que de très probable et peut-être de très prochain, je suis ivre de joie. Tu vas m’objecter le consentement de mon père. Mais, dis-moi, pourquoi mon père quand il me verra indépendant se refuserait-il à me rendre heureux ? Pourquoi ne chercherait-il pas plutôt à réparer ses torts d’un seul mot et à s’acquérir si aisément des droits à mon éternelle reconnaissance ? Il me semble en vérité que ces considérations l’emportent sur toutes les difficultés. Mon père est un homme faible, mais réellement bon. En lui témoignant beaucoup d’attachement, ses fils pourront beaucoup sur lui. Il voulait aussi lui, à toute force, me voir attaché à l’ambassade de Londres[11] ; cette idée qui me désolait flattait son amour-propre et son ambition. Eh bien ! je lui ai écrit une lettre avec laquelle je suis sûr de le dissuader.

Je ne t’ai pas dit, Adèle, tout ce que j’ai essuyé de combats de toutes parts, même du côté de ton père, à l’occasion de cette maudite ambassade. Bien des gens n’ont pas compris mon refus, parce que je ne pouvais leur en dire le véritable motif. Chère amie, il aurait fallu te quitter et j’aurais autant aimé mourir. Aller si loin de toi mener une vie brillante et dissipée eût été impossible pour moi. Je ne suis bon qu’à vivre aux genoux de mon Adèle. Je ne supporte les jours où je ne te vois pas que dans l’attente du jour où je te verrai. Quand il n’y a plus que des heures, je compte les minutes. C’est ce que je ferai demain toute la journée.

Hélas ! il y a pourtant trois longs jours que je ne t’ai vue ! C’est à d’ennuyeuses convenances qu’il faut sacrifier le seul bonheur dont je jouisse maintenant. Et demain quand je serai avec toi, il faudra observer tous mes mouvements, craindre de t’adresser une parole, un regard, moi pour qui tes paroles et tes regards sont tout.

Un jour, Adèle, nous demeurerons sous le même toit, dans la même chambre, tu dormiras dans mes bras, il me sera permis de ne vivre que pour toi, et nul n’aura le droit de jeter un œil jaloux et sévère sur notre félicité. Nos plaisirs seront nos devoirs et nos droits. Notre vie coulera doucement avec peu d’amis et beaucoup d’amour. Tous nos jours se ressembleront, c’est-à-dire seront heureux, et s’il nous survient des soucis et des contrariétés, nous les supporterons ensemble et tout sera léger. Cet avenir te sourit-il, mon Adèle adorée ? Pour moi, si je n’en avais l’espérance, je ne sais quel serait l’aliment de mon existence.

Adieu, écris-moi bien long. Oh ! que je t’aime !

Je t’embrasse avec tendresse et respect.
Mercredi 30 (janvier)[12]

Qu’avais-tu, mon Adèle, hier en me quittant ? Tu ne m’as pas dit adieu et il y avait quelque chose de triste et de froid dans ton regard. Pourtant, chère amie, dans cette trop courte entrevue, tu m’avais paru gaie et satisfaite, et je ne comprends pas ton air fâché quand nous nous sommes séparés. Moi, je n’étais affligé que d’une chose, c’était de te quitter si vite, et je m’efforce maintenant de croire que tu avais le même regret, pour ne pas être tourmenté jusqu’à samedi du motif de mécontentement que j’ai cru remarquer. Aujourd’hui j’avais des billets de spectacle que j’ai envoyés chez toi. Je les aurais peut-être portés moi-même si tu ne m’avais dit hier, à samedi ; ce qui m’a fermé ta porte pour tout le reste de la semaine. Je crains par-dessus tout d’être importun, parce qu’il faut abjurer toute fierté pour l’être ; c’est une des plus grandes preuves d’amour que je puisse te donner que de me résigner à paraître quelquefois tel à tes parents. Mais le bonheur de te voir l’emporte sur tout et je m’oublie entièrement quand je songe à toi. Oh ! dis-moi, Adèle, qu’il en est de même chez toi, ne me punis pas de ma présomption par des marques de froideur, je serais coupable de ne pas croire que tu m’aimes, puisque tu me l’as dit et que tu ne peux mentir. Chère amie, si tu savais à quel point ton Victor t’est dévoué, et de quelle adoration profonde et respectueuse il t’environne ! Tu le sauras quand je serai à toi, ou quand je serai mort pour toi.


Jeudi 31 (janvier).

Je veux t’écrire quelques mots aujourd’hui, afin que je ne me sois pas occupé inutilement de toi depuis ce matin, et que quelques-unes des pensées de toute cette journée où je ne t’ai point vue aillent du moins jusqu’à celle qui est ma seule pensée.

Que fais-tu, où es-tu dans ce moment, mon Adèle adorée ? Y a-t-il un souvenir pour moi dans les idées qui t’occupent ? S’il est vrai, comme tu me l’as dit, que tu penses sans cesse à moi, c’est un de mes plus grands bonheurs que cette douce et intime correspondance qui unit continuellement nos deux âmes, même quand nous sommes séparés. À quelque instant que ce soit, nous sommes présents l’un à l’autre. Ton image est ma compagne fidèle, mes yeux sont toujours levés vers elle, et les siens toujours ouverts sur moi. C’est à ce témoin invisible que je soumets toutes mes actions, toutes mes pensées. Je ne fais rien que mon Adèle ne puisse voir, et mon amour pour toi est devenu chez moi comme une seconde conscience. Chère et noble amie, c’est ainsi que je tâche de me conserver digne de toi car si je n’avais fait de mon Adèle absente mon juge et ma consolation, qui sait ce que je deviendrais, abandonné à moi-même comme je suis ? Mais, si je n’ai plus de mère, j’ai une femme qui me restera toujours et je suis sûr de ne pas manquer d’un modèle dans ma vie.

Seulement ce qui m’afflige, c’est d’avoir tant de défauts, car, outre ceux que je vois, il y en a sans doute encore beaucoup que je ne vois pas. Je voudrais, Adèle, que tu me les signalasses toi-même, et j’essaierais de les corriger afin de ne pas te les faire supporter un jour. Il te faudrait, à toi qui es parfaite, un mari parfait, tu ne trouveras dans ton Victor qu’un mari qui aura du moins fait tout son possible pour l’être. C’est bien peu te promettre, mais c’est tout ce que je puis.

Ainsi, ma bonne et charmante Adèle, aie de l’indulgence pour mes fautes, car elles ne viennent jamais de mon cœur, mais sois sévère pour mes défauts, parce qu’ils pourraient un jour nuire à ta tranquillité. Préserve-moi d’un tel malheur par tes conseils, mais aime-moi toujours malgré toutes mes imperfections, aime-moi, si tu veux que je vive.


Vendredi 1er février.

Mme Delon a mal agi en montrant ma lettre[13] ; j’en suis fâché pour elle. Je suis fâché également de la manière singulière dont ton père m’a parlé de cette affaire. Ta mère l’a vue, ce me semble, plus généreusement. Je te confie ici tout ce que je pense. Cette proposition était naturelle de ma part, elle n’avait rien de louable ni de blâmable, et en admettant que ce fût une étourderie, il me semble qu’elle ne méritait pas le ton grave dont ton père m’en a entretenu. Je pouvais me compromettre, dit-il ; je l’ignore, mais, avant de faire une chose juste, doit-on jamais chercher si elle est utile ou nuisible ? Chère amie, décide, je m’en rapporte aveuglément à toi. Dans la position de Delon, j’aurais été heureux qu’il fît pour moi ce que j’ai fait pour lui. Cela suffisait. Mme Delon interprète, dit-on, indignement ma lettre, ma lettre a été ouverte à la poste : je ne crois rien de tout cela, parce que je ne me résigne à mépriser les gens que sur de fortes preuves.

J’aime à penser que ton père a cédé à un premier mouvement sans approfondir la chose. Il y aurait vu peut-être matière à des avis, mais non à des reproches. C’est ainsi qu’a jugé ta mère, parce que les femmes valent mieux que les hommes, et que ta mère est excellente.

Permets-moi, mon Adèle, de t’ouvrir mon cœur tout entier. Ton père n’est pas toujours avec moi ce qu’il devrait être ; il n’est ni cordial, ni affectueux avec moi, qui voudrais tant l’aimer puisqu’il est ton père. À ma confiance illimitée, il répond par une froideur décourageante. Sa conduite envers moi prouve qu’il connaît peu mon caractère ; il saurait qu’auprès de moi une marche franche réussira toujours mieux qu’une marche calculée. C’est ce qu’un instinct de bonté a révélé à ta mère, elle est pour moi simple et ouverte, aussi peut-elle compter sur mon profond et sincère attachement. Ne crois pas, chère amie, que je veuille ici blâmer en rien ton père ; ses torts sont bien légers et n’ont même rien de réel puisqu’il fait tout pour ton bonheur. Seulement je crois qu’il se trompe dans la manière dont il agit envers moi. Beaucoup d’esprit égare quelquefois, mais je ne lui en voudrai jamais, car je ne doute pas qu’il ne soit plein de tendresse paternelle pour toi et peut-être même a-t-il quelque affection pour moi. J’ai voulu uniquement me soulager d’un poids qui m’importunait, et dois-je d’ailleurs avoir rien de caché pour mon Adèle bien-aimée ?


Samedi[14].

Hier matin je suis allé à St-Denis ; j’ai fait en montant au clocher une bravade sotte et imprudente, et je suis revenu à Paris avec la tête pesante et tous les membres fatigués. J’avais bien besoin de te voir, car ta présence me réjouit quand je suis triste et me guérit quand je suis souffrant. Je n’étais allé à cette soirée que dans l’espoir de t’y trouver, et tu n’y es pas venue. Je ne te dis pas ce que j’ai éprouvé. On s’est de plus amusé à me tourmenter. On m’a dit que tu avais jugé à propos de faire une visite ce soir-là, on m’a dit que tu n’étais pas venue parce qu’on ne dansait pas, etc., etc., j’ai accueilli toutes ces malices avec dédain et sang-froid. J’ai présumé que tu devais avoir eu de fortes raisons pour me priver du bonheur de te voir, et j’ai remis à savoir ce que je devais penser de ton absence quand tu m’en aurais toi-même dit le motif. Je suis sorti à onze heures et demie un peu malade de cette soirée sur laquelle je comptais pour me ranimer de mon épuisement. J’ai dormi peu et mal, je me suis levé tard, j’ai perdu ma matinée à un déjeuner prié, et me voici maintenant à t’écrire, triste et abattu, sans d’autre idée de joie que celle de te voir ce soir, ne sachant pas si je pourrai te parler un moment en liberté, et si tu auras des explications satisfaisantes à donner à ton pauvre mari, qui a été si cruellement désappointé hier. Tu vois, chère amie, que j’imite ta douceur, quoique tu m’aies fait bien mal hier en ne venant pas. Peut-être as-tu pensé qu’il n’était pas convenable à une jeune fille d’aller chez un garçon, et sous ce rapport je ne serai pas éloigné d’être d’accord avec toi ; mais je pense que tu peux aller partout où ton mari se trouve. — J’ai reçu comme je le prévoyais une lettre de mon père qui me permet de ne pas aller à Londres. Cette lettre étant du reste purement relative à mes occupations littéraires, je crois inutile de la montrer chez toi. Tu sais de quel ton mon père me parle de mes vers, et je dois éviter avec soin tout ce qui pourrait me donner à tes yeux un vernis d’amour-propre. Cependant, chère Adèle, je ne te dissimulerai pas que j’ai été bien fier de ce que tu m’as dit des vers que je t’ai adressés. Les éloges des indifférents flattent quelquefois ; les tiens me touchent et me pénètrent profondément. Après cet aveu, crois-moi de la vanité, si tu veux.

Cette lettre tire à sa fin, et il me semble que j’ai encore mille choses à te dire ; il doit te sembler, à toi, que je te répète continuellement la même chose. C’est, mon Adèle, que cette chose est bien douce, je t’aime est mon idée unique et éternelle ; mais elle peut bien remplir de longues pages puisqu’elle remplit toute une vie. Te plaindre de l’uniformité de mes lettres, Adèle, ce serait te plaindre de la constance de mon affection. Te plaindre de ma jalousie, de ma susceptibilité, ce serait te plaindre de ce que je t’aime avec respect et virginité. Adieu, bien chère amie, je t’embrasse comme je t’embrasserai encore après cent ans de mariage.

Ton fidèle,
Victor.


J’espère que ta santé est tout à fait rétablie et que je te reverrai rose et

fraîche après ces quatre longs jours.
Dimanche (3 février)[15].

Je reviens de l’église où j’ai encore été trompé dans mon espérance de te voir. Le mauvais temps vous aura peut-être empêchés de sortir. C’est mal commencer ma semaine. Tu me dis, Adèle, de répondre bien long à une lettre qui ne demande pourtant pas une réponse longue, mais une réponse prompte. Cette jeune personne dont tu me parles[16] a eu le malheur de se faire artiste, cela suffirait pour ruiner sa réputation[17]. Il suffit qu’une femme appartienne au public sous un rapport, pour que le public croie qu’elle lui appartient sous tous. Comment d’ailleurs supposer qu’une jeune fille conserve une imagination chaste et par conséquent de mœurs pures après les études qu’exige la peinture, études pour lesquelles il faut d’abord abjurer la pudeur, cette première vertu de l’homme et de la femme. Ensuite convient-il à une femme de descendre dans la classe des artistes, classe dans laquelle se rangent comme elle les actrices et les danseuses ? Je t’expose ici des idées sévères, mais qui sont justes selon le monde et selon la morale. Ces idées d’ailleurs ne sont pas nées d’hier chez moi, il y a bien longtemps que je te les ai communiquées et l’exemple que tu as sous les yeux ne les confirme que trop. C’est pour cela que j’ai toujours applaudi à ta répugnance pour la peinture, même considérée comme talent d’agrément. Il y a eu de tout temps dans ton âme un dégoût virginal pour ces pernicieuses études. De ce que je dis ici ne conclus pas, Adèle, que selon moi une femme peintre est une femme dépravée, mais seulement qu’elle perd sa réputation et s’attire la déconsidération du monde, eût-elle même une conduite irréprochable. Dans la position où tu te trouves, tu me demandes des conseils. Je t’en avais donné il y a longtemps que tu as repoussés sur tes relations avec cette artiste que je plains comme toi, mais que tu feras bien de voir le moins possible. J’aurais voulu que tu gardasses plus de dignité dans tes rapports avec elle et sa famille. Je te voyais avec peine aller chez elle, y rester seule des soirées et des journées entières, t’exposer à être traitée par tous les gens qui lui commandaient leurs portraits comme sa compagne et par conséquent comme une inférieure. Tu sais toi-même, par plusieurs choses que tu m’as racontées, si ce que je dis ici est exact. Je me rappelle qu’un dimanche soir tu restas chez elle avec ton frère jusqu’à deux heures du matin, tu me refusas, chère amie, toute explication sur cette soirée, et tout cela me semblait fort inconvenant. Ce ne sont point ici des reproches, mon Adèle, tu ne croyais point mal faire, puisque tes parents t’approuvaient. Tu vois pourtant aujourd’hui que j’avais raison. Je te conjure, à l’avenir, de prétexter des occupations chez toi qui t’autorisent à aller le moins possible dans cette maison et à y rester peu, si tu ne veux rompre entièrement une liaison qui te compromet. Le motif que tu me donnes est juste parce qu’il est généreux et digne de ta belle âme, mais si tu ne veux cesser cette liaison, cesse du moins toute intimité, je t’en supplie, et tiens-toi toujours à ta place.

Maintenant, mon Adèle bien-aimée, je quitte le ton grave du conseiller, pour reprendre le ton grondeur du mari. Ta dernière lettre m’a semblé bien froide ; autrefois tu m’écrivais autrement, autrefois tu avais du bonheur et non au plaisir à me voir ; Adèle, je tremble de n’être plus aimé comme il y a deux ans. Je devrais pourtant l’être davantage et pour deux raisons, c’est que depuis, je t’ai prouvé mon dévouement, depuis, j’ai été malheureux. Il y a deux ans tu te plaignais, toi, de la froideur et de la brièveté de mes lettres, et pourtant je t’ai toujours adorée comme je t’adore à présent, mais c’est que tu m’aimais plus alors qu’aujourd’hui. Je n’ose relire aujourd’hui tes anciennes lettres, de peur d’avoir à faire une triste comparaison. Autrefois tu passais toi-même tes bras autour de mon cou, maintenant tu te laisses embrasser comme une victime. Je me dis pour me rassurer que ce refroidissement apparent ne vient peut-être pas de moins d’affection, mais de trop de réserve. Adèle, il n’y a qu’un homme pour lequel on doive oublier qu’on est femme, et c’est celui dont on est la femme. Adieu, j’espère que ta prochaine lettre me consolera, car je suis bien tourmenté. Je te verrai ce soir pendant quatre ou cinq heures et puis ensuite viendront 6 longs jours. Dans ma lettre de samedi je te répondrai au sujet de tous ces misérables caquetages sur nous[18]. Ne t’en afflige pas, tu n’as rien à te reprocher et tu agis avec l’approbation de tes parents. Adieu, bien-aimée Adèle, écris-moi bien long et permets-moi de t’embrasser. Adieu, adieu.

Ton mari,
V.-M. H.
Vendredi (8 février).

Chère amie, ma femme, mon Adèle, de grâce, ne me tourmente plus comme tu l’as fait hier soir après m’avoir rendu si heureux. Je ne sais plus que te dire, car tu doutes encore de mon estime, et il faut pour cela que tu oublies bien vite mes paroles ou que tu n’y croies pas. Et qui donc pourrais-je estimer, qui pourrais-je admirer sur la terre si je n’estimais, si je n’admirais pas mon Adèle ?

Si je ne craignais d’effrayer ta modestie, je te retracerais tous les titres auxquels tu peux prétendre, non seulement à l’estime et à l’enthousiasme de ton mari, mais encore à l’estime et à l’enthousiasme de tous ceux qui t’approchent et ont des yeux, des oreilles et une âme pour t’apprécier. Je te parlerais d’une jeune fille douée de l’âme la plus noble, la plus tendre et la plus candide, charmante sans coquetterie, plus belle encore par sa pudeur que par ses grâces, pleine d’esprit et de simplicité, aussi vierge par ses pensées que par ses actions, constamment douce et généreuse, n’estimant les plaisirs que ce qu’ils valent, soumise à ses devoirs, toujours prête à pardonner dans les autres les défauts et les fautes qui ne sont pas dans sa nature, et n’ayant elle-même d’autre défaut qu’une modestie excessive qui lui fait méconnaître ses avantages, modestie dont les autres abusent, et qui l’empêchera peut-être même de se reconnaître dans ce portrait. Te voilà cependant, Adèle, telle que tu es dans le cœur de ton Victor, de celui qui te connaît le mieux au monde, et qui est trop intéressé pour n’avoir pas étudié ton caractère avec la plus scrupuleuse attention. Sois bien convaincue en outre, chère amie, que je considérerais comme un crime de te dire une seule parole qui ne fût pas dans mon cœur ; il est de ton devoir de m’accorder une confiance aveugle, et je serais un homme lâche et vil si j’abusais de cette confiance. Quand je t’adresse une louange ou un reproche, c’est parce que cette louange et ce reproche me semblent la vérité, et que je serais coupable si je ne te disais pas ce qui me semble la vérité. Je puis me tromper, mais te tromper, jamais. Ainsi, de deux choses l’une, ou tu dois croire à ma plus haute, à ma plus profonde estime, ou me mépriser comme un impudent menteur. Choisis.

Je t’ai parlé dans ma dernière lettre d’une soirée passée avec ton frère seulement dans la maison d’une artiste (sorte de maison toujours peu considérée) et prolongée jusqu’à trois heures du matin. J’avais trouvé cela inconvenant. À Dieu ne plaise pourtant que j’en aie jamais tiré aucune conclusion injurieuse pour toi, l’être le plus chaste et le plus pur que je connaisse. Je pensais seulement qu’il y avait là quelque chose qui blessait les bienséances et je t’en ai avertie avec ma franchise ordinaire. Je ne suis pas fâché de te dire ceci avant d’avoir lu ces explications que tu m’as annoncées et qui ne serviront qu’à me confirmer dans la conviction que tu n’as rien fait de répréhensible[19]. Quant aux artistes, je t’ai toujours conseillé de ne pas les voir. J’ai toujours pensé de même sur cette profession qui déconsidère, certes, les femmes, puisqu’elle déconsidère les hommes. Va voir dans la société quelle place y occupent les artistes, depuis le musicien qui joue dans un salon pour vingt-cinq louis, jusqu’au sculpteur auquel le premier richard venu commande et marchande son buste. Je sais qu’une très grande célébrité rachète tout, mais un comédien ne jouit-il pas du même privilège ? Je ne doute pas que ces idées ne s’accordent avec les tiennes. Ainsi n’en parlons plus.

Dis-moi donc, chère amie, ce qu’il y a de coupable à permettre à ton mari de t’embrasser ? Je n’y vois, moi, que beaucoup de générosité de ta part, car je n’ai pas la présomption de croire que tu trouves à ces caresses si douces et si innocentes le même bonheur que moi. Mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, ne m’appartiens-tu pas tout entière ? Je suis le seul homme devant lequel doivent tomber ces voiles de pudeur, de réserve et de retenue qui t’enveloppent pour tous les autres. Qu’y a-t-il de plus virginal que le baiser d’un amour pur et fidèle, qui n’a d’autre but que les plaisirs permis du mariage ? Adèle, dans ces moments délicieux qu’y a-t-il dans nos âmes que les anges ne puissent lire ? Ne sommes-nous pas éternellement l’un à l’autre ? N’avons-nous pas été créés l’un pour l’autre ? Me diras-tu maintenant que je ne suis pas ton mari aux yeux des hommes et que demain je pourrais rompre notre union ? Non ; car il est impossible que je devienne un infâme et exécrable suborneur. Si tu m’estimes un peu, chère Adèle, ne répète pas de pareilles suppositions. Une caresse de ma femme m’a-t-elle jamais rendu moins respectueux ? Ces preuves précieuses de ton affection n’ont jamais fait qu’accroître ma reconnaissance pour toi. Pourquoi donc te les reprocher, toi qui es ma consolation, mon orgueil et ma joie ? Vis donc en paix avec ta conscience, qui n’a rien absolument à te reprocher, si ce n’est de tourmenter quelquefois ton Victor, en le forçant à te répéter ce qu’il t’a déjà dit cent fois, et à te prouver qu’il ne te méprise pas, à toi qu’il aime avec l’enthousiasme le plus ardent et le plus réfléchi. Adieu, mon Adèle adorée, je t’embrasse pour te punir.

V.

J’ignore si tu pourras lire ce griffonnage. Je tâcherai de te le remettre ce soir. Tu auras le reste de la lettre demain. Adieu, adieu.

Ton mari qui est indigne d’être même ton esclave.
Samedi (9 février).

Me voici seul dans cette triste chambre, comptant toutes les heures qui séparent le matin du soir ; elles sont bien longues. Que vais-je t’écrire ? J’ai le cœur plein et la tête vide. Je voudrais ne te parler que de toi, de notre amour, de nos espérances ou de nos craintes, et alors je n’aurais pas de paroles pour mes idées ; mais il faut t’entretenir de choses insipides, de ces caquets importuns qui t’affligent et me sont par conséquent odieux ; il faut te démontrer que ces causeries sont aussi insignifiantes que les oisifs qu’elles occupent, te rassurer, te consoler sur des choses qui ne devraient te causer ni alarmes, ni chagrins.

Que peut-on dire, en effet, mon Adèle ? Que je vais t’épouser ? Eh bien ! en rougis-tu ou en doutes-tu ? Tu crains peut-être qu’on n’ajoute que tu m’aimes. Si tu crains cela, c’est que tu ne m’aimes pas ; quand on aime, on est fier d’aimer. Ne te méprends pas, chère amie, au sens de ces mots ; je ne prétends pas dire par là que tu doives être fière de celui que tu aimes ; c’est un bonheur dont je suis loin d’être digne. Mais tu dois être fière d’avoir une âme capable de sentir l’amour, cette passion grande, noble, chaste, et la seule éternelle de toutes les passions qui tourmentent l’homme dans la vie. L’amour, dans son acception divine et véritable, suppose dans l’être qui l’éprouve toutes les vertus, comme chez toi, ou le désir de les avoir toutes, comme chez moi. Un amour pareil à celui que j’ai pour toi, mon Adèle, élève tous les sentiments au-dessus de la misérable sphère humaine, on est lié à un ange qui nous soulève sans cesse vers le ciel. Ce langage paraîtrait bizarre à une femme ordinaire, toi, tu es faite pour le comprendre puisque tu l’inspires.

Nous voici loin en apparence des commérages ridicules dont je voulais t’entretenir. Si nous n’étions pas destinés l’un à l’autre, Adèle, je les ferais cesser en disparaissant. C’est le seul moyen de fermer les bouches, et encore ne réussit-il pas toujours. Aujourd’hui c’est à toi de voir si cela est nécessaire ; si tu le juges ainsi, je t’obéirai, je viendrai moins souvent ou je ne viendrai plus, jusqu’à ce que mon sort soit fixé. Si les choses te semblent mieux ainsi, ce sera pour moi une preuve que j’en souffrirai seul et alors je me résignerai à souffrir, en attendant le temps où cette souffrance cessera. Je te l’ai déjà dit, il n’y a que deux grands événements dans mon avenir : l’un est le bonheur, l’autre n’est ni le bonheur, ni le malheur. Dans les deux cas, je ne souffrirai plus.

Ce sont des idées graves et solennelles sur lesquelles je médite souvent, et dont je ne t’entretiens qu’avec répugnance, parce que ce ne sont encore que des idées, et des idées non exécutées ne sont qu’un assemblage de mots plus ou moins sonores. Un jour, soit que la belle et dernière espérance qui me reste, celle d’être à toi, s’évanouisse ou s’accomplisse, tu reliras ces lignes et tu verras si j’avais dit vrai ou faux. C’est dans cette confiance que je les trace.

Je m’aperçois que je m’écarte à chaque instant de l’objet de cette lettre. Je te remercie, mon Adèle, de m’avoir communiqué le chagrin que te causent les propos qu’on t’a répétés avec autant de sottise que de malice. Si tu penses que je puisse continuer à te voir, ils me démontrent plus encore la nécessité de hâter de tout mon pouvoir l’instant si désiré de notre mariage. Cette nécessité ne serait pas là, que mon impatience y suppléerait, certes, et bien au delà. Hélas ! qui peut souhaiter une telle félicité plus ardemment que moi ? Si, pour en accélérer l’époque, je ne fais rien de contraire à mon caractère, ce sera une forte preuve en ma faveur. Il y a des instants, Adèle, où je me sentirais capable de descendre à tout pour arriver plus vite à ce but tant souhaité ; et puis je me réveille, révolté contre moi-même, et me demandant si ce serait en effet y arriver qu’y arriver indigne de toi. Chère amie, c’est une cruelle position que celle d’un jeune homme indépendant par ses principes, ses affections et ses désirs et dépendant par son âge et par sa fortune. Oui, si je sors de cette épreuve pur comme j’y suis entré, je me croirai en droit d’avoir quelque estime pour moi-même.

J’ai bien des soucis à fouler sous mes pieds, car il faut travailler malgré tant d’agitations. Qu’ils se trompent, ceux qui pensent que parmi tous mes vœux, il y a quelque chose pour la gloire, l’illustration, et toutes les grandes petitesses dont on ne peut remplir sa vie qu’au pis-aller et lorsqu’elle est vide d’amour. J’ai consacré mon existence à un dévouement, comme d’autres la sacrifient à une ambition.

Pèse toutes ces paroles, tu y trouveras, Adèle, un amour profond, et si tu m’aimes aussi, tu en seras joyeuse. Je t’envie quelquefois d’être aimée comme je t’aime. Toi, tu m’aimes beaucoup, et voilà tout !

En quoi tes parents peuvent-ils être contrariés qu’on désigne leur fille comme devant être ma femme ? Je sens qu’ils voudraient l’aveu de mon père, ils ont raison sous beaucoup de rapports, et je ferai là-dessus tout ce qui leur plaira. Ce ne sera, certes, jamais moi, le plus impatient des jeunes hommes, qui parlerai de patience. À Dreux, toute ma vie s’est décidée. Je te conterai, quelque jour, ce voyage de Dreux. Tu verras combien je t’ai toujours aimée, même quand je pouvais me croire oublié.

Adieu, Adèle, renvoie-moi encore ou méprise tous les sots propos. On ne peut médire de toi et qui oserait te calomnier ? Adieu, bien chère amie, je t’embrasse tendrement.

Victor.

Cette lettre est bien grave, ma bien-aimée Adèle, j’ajoute cette ligne pour te dire et te redire combien je t’aime.

Si tu me pardonnes les sots caquets dont je suis cause (et que ne pardonnes-tu pas ?) pense à moi, chère amie, et écris-moi bien long.

Ta douleur de côté m’a bien tourmenté hier soir. Parle-m’en, de grâce,

ton mari doit être ton confident.
Samedi, 9 h. du soir (9 février).

Que t’ai-je fait, mon Adèle, pour que tu me reparles encore de tes cruels doutes sur mon estime ? Certes, ces doutes ne seraient-ils pas bien mieux placés dans mon âme, quand je te vois me témoigner tant de défiance, et si peu de foi dans mes paroles ? Est-ce m’estimer que de paraître ne pas croire encore ce que je t’ai dit le plus souvent dans ma vie ? Est-ce m’estimer que de penser que mon amour puisse être fondé sur une autre base que l’admiration la plus vive et le respect le plus profond ? Chère amie, si j’ai pris du fond de l’âme la résolution de marcher noblement et sans fléchir dans cette vie où les prospérités ne s’achètent que trop souvent par des bassesses, sois-en convaincue, mon Adèle bien-aimée, c’est à ma passion enthousiaste pour toi que je le dois. Si je ne t’avais pas connue, toi le plus pur et le plus adorable de tous les êtres, qui sait ce que j’aurais été ? Ô Adèle, c’est ton image gravée dans mon cœur qui y a développé le germe du peu de vertus que je puis avoir. Dieu me garde d’enlever à ma vénérable mère ce que je lui dois ; mais il est incontestable que si j’ai eu la force de pratiquer dans toute leur vigueur les principes sévères dont elle m’a nourri, c’est parce que j’aimais une angélique jeune fille dont je voulais ne pas être trop indigne.

Que les observations naturelles qui t’ont affligée hier ne m’attirent donc pas de ta part ce reproche insupportable de ne pas t’estimer. Moi, ne pas t’estimer ! il me semble que je rêve quand je relis cette partie de ta lettre, si douce et si tendre d’ailleurs ! J’ai été étonné hier croyant d’abord que tu ne partageais pas ma répugnance pour l’inconvenance que je t’avais signalée, j’ai été, je l’avoue, bien étonné et bien affligé ; mais quand tu m’as fait reconnaître en t’expliquant que c’était un malentendu, mon cœur a été soulagé et je n’ai plus eu d’autre peine que le regret de t’en avoir tant causé. Maintenant tes parents ont sans doute senti d’eux-mêmes l’inconvenance qui m’avait tant blessé ; ainsi j’ai un chagrin de moins. J’ai voulu t’écrire tout cela ce soir, parce que ton reproche me pesait sur le cœur. Dieu ! pourquoi les expressions me manquent-elles ? tu verrais, ange, quel temple l’amour le plus ardent t’a élevé dans l’âme de ton Victor. À présent ne m’accuse pas de folie, songe que le sentiment que tu inspires doit être aussi au-dessus des passions ordinaires, que tu es toi-même supérieure aux créatures vulgaires.

Adieu, mon Adèle adorée, tu dors sans doute en ce moment. Quand donc n’en serai-je plus réduit à des conjectures ? Quand donc pourrai-je me dispenser de te demander des nouvelles de ta nuit ?

À demain. Mille caresses et mille baisers pour te punir de me reprocher mon défaut d’estime.

Ton respectueux et fidèle mari,

Victor.
Dimanche (10 février).

Mes dernières paroles hier ont été : Dors bien ; les tiennes : Adieu, monsieur Victor. Et cependant aujourd’hui je t’écris, aujourd’hui je suis prêt à me mettre à tes pieds, à m’accuser de tout, à te demander grâce de tous les torts dont je me suis sans doute rendu coupable à mon insu. Tu ne trouveras dans cette lettre, mon Adèle adorée, rien qui ressemble à un reproche, à une récrimination. Tu étais souffrante hier soir, certainement j’ai tort, et seul tort. Cette nuit, je voulais t’écrire une lettre où je t’aurais raconté quelques preuves d’attachement que je t’ai données et que tu ignores, afin de te montrer que si l’un de nous deux a donné à l’autre lorsqu’il était malheureux des marques d’indifférence, ce n’est pas moi.

Hier cependant tu m’as fait un peu légèrement peut-être un reproche bien grave, Je riais pendant que tu pleurais ! Non, Adèle, je ne te donnerai point d’explications amères, j’imposerai silence à tout ce qui se révolte chez moi à une pareille accusation. Puisque tu étais malade, je consentirai à ce que tu me punisses d’un tort involontaire comme d’une faute préméditée. Chère amie, je me borne à t’assurer que je ne t’ai point vue pleurer, que j’ignorais ton chagrin, n’en comprenant pas encore à présent tout à fait la cause. Ensuite, je sais que je n’étais guère disposé hier à rire, comme ma lettre a pu te le prouver ; seulement il faut faire bonne contenance, et tu auras jugé comme tous les autres qui prennent un rire obligé et souvent pénible pour une gaîté réelle. Je ne me doutais pas de savoir si bien dissimuler. Je me borne à t’assurer tout cela, je ne te le jure point, car si tu ne me crois pas sur une simple affirmation, me croiras-tu sur un serment ? Sois bien convaincue, ma bien-aimée Adèle, qu’il n’y a en ce moment rien contre toi dans mon cœur. Je te plains d’être souffrante, je t’admire, je t’adore et te respecte comme toujours. Je voudrais même que tu ignorasses combien tu m’as fait de mal en me menaçant de garder toute ta vie le souvenir d’un tort dont j’ignorais être coupable. Je me bornerai, chère amie, à faire plus que toi. Tu ne me pardonneras jamais ce tort involontaire, et moi, je te pardonne dès à présent ces paroles impitoyables. — Je regrette d’avoir écrit cette dernière phrase, parce qu’elle te fera peut-être sentir un peu vivement la peine que tu m’as causée, j’ai tort de l’avoir écrite, j’aurais dû me contenter de la penser. Mon Adèle, je veux te répéter combien je t’aime dans ce moment même où je souffre pour toi et par toi. Pardon si je t’accable de mes lettres, je me plais à t’écrire, parce qu’il me semble que ce que je t’écris de si bonne foi, tu dois le lire de même. Cependant mes lettres sont inutiles, car tu n’y crois pas. Je suis sans doute puni de quelque faute par ce malheur, pourtant je ne me rappelle rien qui mérite un tel châtiment. Tu m’as dit que tu ne m’embrasserais plus, Adèle[20]. J’avais donc raison quand je te disais que tu te laissais embrasser comme une victime. Je ne te tourmenterai plus de mes caresses, puisque ce qui me rend si heureux te fait tant de peine. Adieu, chère, bien chère amie, pardonne-moi toutes mes importunités. J’espère te voir aujourd’hui à la messe, tu me trouveras toujours le même, comme si tu m’avais dit hier un adieu tendre et consolant. Pardonne, pardonne-moi, car tu es douce, bonne et généreuse, et moi je ne vaux rien. Mon Adèle adorée, puis-je t’embrasser sur le papier ?

Ton mari fidèle et toujours reconnaissant.


Chère amie, je ne te demande rien, ni de m’embrasser, ni de me sourire, ni même de me regarder, mais seulement de ne plus souffrir et de ne

plus être irritée contre ton Victor.
Mardi 6 h. du soir[21]. [12 février.]

Il faut que je t’avoue, Adèle, afin de décharger tout de suite ma conscience, que je ne t’ai point dit la vérité tout à l’heure quand j’ai prétendu que je dînais en ville. La crainte de sembler importun et d’autres motifs de délicatesse que tu sentiras rendent peut-être cette faute excusable, mais je pense que ce n’en est pas moins une faute et je la soumets par conséquent à mon juge. Gronde-moi encore, chère amie, car je viens de jouir pendant plusieurs heures du bonheur de te voir et je suis pourtant contrarié et mécontent. Après avoir été pendant quatre heures debout et foulé, j’espérais qu’au moins quand je pourrais te parler tu me demanderais avec ta douce voix si j’étais bien fatigué. J’ai été trompé dans mon attente, tu n’y as pas songé, ce qui était tout simple, et cependant il a suffi de cela pour que je sois ici triste et découragé. Tu vois, ma bonne Adèle, que je te montre toutes mes faiblesses ; je voudrais absolument être aimé comme j’aime, sans penser qu’il faudrait d’abord être aussi digne que toi d’un amour grand et dévoué. Il me semble qu’à ta place je me serais informé d’une chose qui dans le fait n’était pas pour toi d’un extrême intérêt. J’étais venu à la Chambre pour y voir ma bien-aimée Adèle, ce n’était pas ta faute, je ne m’y trouvais que pour mon plaisir, et par conséquent ma gêne et ma lassitude, en supposant que j’aie pu être las et gêné, n’étaient pas ton affaire. Hé bien ! chère amie, j’ai pris ton silence pour de l’indifférence, je n’étais pas, à dire vrai, très fatigué, mais j’attendais une marque d’intérêt, et je suis maintenant très tourmenté. Adieu, pardonne-moi et plains-moi. Aime-moi autant que tu pourras et gronde-moi, lorsqu’il m’arrivera, comme aujourd’hui, d’être injustement mécontent. Et puis, je n’ai pu te donner le bras, et j’ai su que je ne te verrais pas vendredi. — Tout cela a contribué au chagrin singulier que j’éprouve. Adieu encore, je tâcherai de te remettre ce billet demain soir, afin que tu me pardonnes tout de suite mon petit mensonge de convention. Puisque tu daignes me le permettre encore, je t’embrasse tendrement. Que n’es-tu en ce moment, chère Adèle, près de ton pauvre fou de mari.

Victor.
10 heures. Mercredi soir[22]. [13 février.]

Quelques mots pour toi, mon Adèle, avant de me coucher. Tu m’as pardonné ce soir un tort apparent et certes, j’en suis aussi reconnaissant que si tu m’avais pardonné un tort véritable. Chère amie, ce refus où tu as cru voir de l’indifférence était en grande partie dicté par la peine que m’avait causée ta facilité à accepter une invitation qui me privait de te voir vendredi ; le hasard a voulu que cette invitation m’ait également été faite, mais lorsque tu l’as acceptée, tu l’ignorais, et il me semblait que c’était une preuve du peu de prix que tu attachais à ma présence. Avec cette idée, il n’est pas étonnant que j’aie balancé. Quant aux considérations de convenance dont je t’ai parlé, elles seraient tout s’il s’agissait d’autre chose que du bonheur de passer une soirée avec toi ; mais elles ne sont rien devant ce bonheur. Adèle, tu m’as dit que tu ne m’aimerais plus que comme un homme ordinaire, tu m’as répété que tu n’oublierais jamais cela, mon Adèle, tu ne sais pas quelle nuit ces paroles m’auraient fait passer, si tu ne les avais effacées avant mon départ par quelques mots de pardon, de réconciliation et d’oubli.

Tu avais été, chère amie, un peu injuste dans ta promptitude à me condamner ; mais tu m’as pardonné avec tant de douceur que je suis pénétré de ta bonté, je voudrais que tu pusses lire au fond de mon cœur toutes les fois que tu crois avoir à te plaindre de moi et que la gêne où nous sommes m’empêche de m’expliquer, alors, ma bien-aimée Adèle, tu ne m’affligerais jamais par ton affliction, car tu saurais qu’il n’est pas un moment de ma vie, une pensée de mon âme, qui ne soient pour toi, et que s’il existe au monde un dévouement profond, un amour pur, ardent et respectueux, c’est dans le cœur de ton Victor qu’il faut le chercher. Adieu pour ce soir, demain je t’écrirai encore, demain je te verrai. — Que de bonheur pour demain !


Jeudi.

J’ai passé une bien mauvaise nuit, et ce qui me tourmente, je crains que ces douleurs de reins dont tu m’as parlé hier ne t’en aient fait passer une pareille. Malgré ma bonne santé, je suis sujet quand j’ai éprouvé une vive émotion, à des chaleurs d’entrailles et à des spasmes nerveux dans l’estomac. C’est une des suites du travail de l’esprit. Hier soir, j’avais été affecté et très agité. Aussi en me mettant au lit, ai-je éprouvé les symptômes d’un accès. Ce genre de souffrance n’a aucun danger, mais est douloureux surtout. Ne pouvant m’endormir, j’ai cherché à oublier le mal en pensant à toi. Vers deux heures du matin, mon pauvre cousin[23] s’est réveillé et m’a donné malgré moi quelques soins pleins d’amitié, mais qui m’ont été pénibles par l’idée que si je tombais malade, les seuls soins qui pussent me guérir ou m’aider à m’éteindre doucement, les soins de mon Adèle me manqueraient. Je ne me fais là-dessus aucune illusion. Vers le matin, j’ai pu dormir un peu, d’un sommeil qui aurait été mauvais si je n’avais rêvé de toi. Puisses-tu, Adèle, avoir bien dormi, mais si tu as également mal passé la nuit, ce qu’à Dieu ne plaise, je ne regretterai pas d’avoir souffert. Je voudrais toujours souffrir quand tu souffres, et c’est le seul cas dans lequel je ne ferais pas pour toi le même souhait que pour moi. Je t’ai parlé bien longuement, au risque de t’ennuyer, de cette nuit d’insomnie ; c’est afin que tu n’éprouves jamais de répugnance à m’entretenir de ce que tu souffres, comme cela t’arrive souvent. Songe, ma bien-aimée Adèle, que tu es ma femme, et que rien ne m’intéresse au monde que ce qui te touche. Un jour, bientôt peut-être, ton mari sera le consolateur de toutes tes douleurs, en attendant, chère amie, qu’il en soit au moins le confident. Il en est des peines morales comme des souffrances physiques. Tu me dis souvent, tu me répètes dans ta dernière lettre que je ne connais pas tes chagrins. C’est tracer, Adèle, ta propre accusation. Je t’ai mille fois suppliée de me dire pourquoi tu te trouvais malheureuse, tu m’as dit tantôt un motif, tantôt l’autre, et quand je croyais savoir tout ce qui pesait sur ton âme, tu viens encore me redire que tu as des peines que j’ignore. Est-ce là de la confiance, mon Adèle ? Que veux-tu que je pense ? Quelles peuvent être ces peines si elles ne sont pas de nature à m’être révélées ? Est-ce que tu as des secrets que ton mari ne peut connaître ?... Adèle, tu vois dans quelles perplexités tu me jettes. Il n’est rien dans ma vie et dans mon âme qui ait besoin de t’être caché, est-ce qu’il n’en est pas de même chez toi ? parle par pitié, car les certitudes sont moins douloureuses que les conjectures. Ces paroles ne peuvent t’offenser, car c’est moi qui devrais m’offenser de ta défiance, puisqu’elle me livre aux idées les plus tristes. Peut-être n’as-tu simplement que des doutes sur ma conduite et mon caractère que tu n’oses me confier[24] ? Chère amie, alors parle, je t’en supplie. Je ne crains pas le grand jour. Je ne commets point de fautes que tu ne puisses me pardonner, même en me jugeant sévèrement, je n’ai point de défauts sur lesquels tu ne puisses me donner des avis que je suivrai toujours avec joie. Si ce sont là les afflictions que tu me caches, tu as bien tort. Des conseils de mon Adèle ne pourraient qu’accroître mon estime et mon respect pour elle, mon amie, ne peut être accru. Adieu. À ce soir. Je t’embrasse mille fois. Adieu, ma femme, adieu. Je t’écrirai samedi.

V.-M. H.
Samedi [16 février].

Loin de me fâcher, chère amie, ta lettre m’a fait bien plaisir, comme toutes celles que tu m’écris avec un accent de tendresse et de vérité. Comment peux-tu croire que je te voie avec répugnance me montrer tout ton cœur à découvert, moi qui ne désire rien sinon d’être le confident de tes pensées ? Sois donc bien convaincue que tu peux, je dis plus, que tu dois tout me dire. Il serait peu généreux de ma part d’exiger que tu me parlasses toujours de ton affection et jamais de tes inquiétudes ; tes inquiétudes d’ailleurs naissent de ton affection. Comment pourraient-elles me déplaire ? En me demandant comment j’emploie mon temps, tu fais, mon Adèle, ce que je ferais à ta place, ce que j’aurais même fait plus tôt. Ne me fais donc pas, je t’en supplie, l’injure d’employer tant de précautions pour en venir à une question si simple et qui même est douce pour moi parce qu’elle me prouve que tu prends quelque intérêt à mes actions. N’as-tu pas droit à toute ma confiance, comme moi à toute la tienne ? Je voudrais que tu me demandasses tous les soirs ce que j’ai fait dans la journée, afin d’avoir un éloge de toi quand je l’aurais bien employée et un reproche quand je l’aurais perdue. Je suis sûr que j’en perdrais bien peu.

Chère amie, je suis charmé de voir que tu n’es pas indifférente à ce qui m’occupe[25] ; je l’avais craint jusqu’ici, et c’est le seul motif qui ait pu me faire garder le silence avec toi sur ce sujet. Comment ! de simples amis sauraient à quels travaux se remplissent mes journées, et toi, mon Adèle, ma femme, mon génie inspirateur, toi qui es tout pour moi, tu ne le saurais pas ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ? Pourquoi m’as-tu laissé croire si longtemps que l’emploi de mon temps et la nature de mes occupations ne t’intéressaient en rien ?

Certes ce sera avec joie que j’entretiendrai ton père de tout cela, puisque cette marque de confiance te sera agréable[26]. Si je ne l’ai point fait jusqu’à présent, Adèle, c’est que je ne suis point habitué à parler le premier de mes travaux littéraires ; je ne suis point accoutumé à solliciter des autres de l’attention pour ce que je fais. C’est une pudeur que tu ne peux manquer de comprendre. Quand tu vivras avec moi, que tu auras pris ta place dans la sphère où je suis, tu seras étonnée, chère amie, de trouver en moi encore un autre Victor que tu ne connaissais pas, celui dont je t’ai parlé une fois avec répugnance, parce que j’aime bien mieux n’être pour toi que ton Victor, ton esclave et ton mari. Sois toujours sûre, mon Adèle, que jamais l’un ne nuira à l’autre, ce n’est qu’avec cette certitude que je puis consentir à tolérer en moi l’existence de ce second individu que tu ignores.

Je ne m’exprime pas plus clairement, car si je dois dépouiller tout amour-propre, certes, c’est avec toi. Cependant pour tout te dire, je n’étais pas sans avoir remarqué que de toutes les maisons où je vais la tienne était la seule où l’on me témoignât sur mes occupations une complète indifférence. Tu m’apprends aujourd’hui que c’était discrétion de la part de tes parents, je le comprends parfaitement et je leur en sais gré. Tu me fais observer, mon amie, que six mois sont écoulés, et tu ajoutes que ces six mois auraient sans doute pu être mieux employés qu’ils ne l’ont été. Je ne puis croire que ce soit là l’idée que tu as voulu rendre, car je te sais trop juste pour me condamner ainsi sans connaissance de cause.

Encore un mot avant d’en venir au détail de ce qui a rempli ces six mois. Je vais t’entretenir, mon Adèle, d’ouvrages commencés, de compositions ébauchées, d’entreprises, en un mot, que le succès n’a point encore couronnées, je puis t’en parler avec candeur à toi qui es pleine d’indulgence et qui ne m’aimerais pas moins, j’en suis sûr, après un revers qu’après un triomphe ; mais tu sens qu’il aurait été présomptueux de donner à tes parents des espérances sur des ouvrages encore dans l’enfantement. Cette considération, jointe à celle que je t’ai indiquée plus haut, t’expliquera mon silence. Maintenant je viens au fait.

Au mois de mai dernier, le besoin d’épancher certaines idées qui me pesaient et que notre vers français ne reçoit pas, me fit entreprendre une espèce de roman en prose. J’avais une âme pleine d’amour, de douleur et de jeunesse, je ne t’avais plus, je n’osais en confier les secrets à aucune créature vivante ; je choisis un confident muet, le papier. Je savais de plus que cet ouvrage pourrait me rapporter quelque chose ; mais cette considération n’était que secondaire quand j’entrepris mon livre[27]. Je cherchais à déposer quelque part les agitations tumultueuses de mon cœur neuf et brûlant, l’amertume de mes regrets, l’incertitude de mes espérances. Je voulais peindre une jeune fille qui réalisât l’idéal de toutes les imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle bien-aimée, que je voulais peindre, afin de me consoler tristement en traçant l’image de celle que j’avais perdue, et qui n’apparaissait plus à ma vie que dans un avenir bien lointain. Je voulais placer près de cette jeune fille un jeune homme, non tel que je suis, mais tel que je voudrais être. Ces deux créatures dominaient le développement d’un événement moitié d’histoire, moitié d’invention, qui faisait ressortir lui-même une grande conclusion morale, base de la composition. Autour de ces deux acteurs principaux, je rangeais plusieurs autres personnages, destinés à varier les scènes et à faire mouvoir les rouages de la machine. Ces personnages étaient groupés sur les divers plans selon leur degré d’importance. Ce roman était un long drame dont les scènes étaient des tableaux, dans lesquels les descriptions suppléaient aux décorations et aux costumes. Du reste, tous les personnages se peignaient par eux-mêmes. C’était une idée que les compositions de Walter Scott m’avaient inspirée et que je voulais tenter, dans l’intérêt de notre littérature.

Je passai beaucoup de temps à amasser pour ce roman des matériaux historiques et géographiques, et plus de temps encore à en mûrir la conception, à en disposer les masses, à en combiner les détails. J’employai à cette composition tout mon peu de facultés ; en sorte que lorsque j’écrivis la première ligne, je savais déjà la dernière.

Je la commençais à peine, quand un affreux malheur vint disperser toutes mes idées et anéantir tous mes projets. J’oubliai cet ouvrage, jusqu’à Dreux où j’eus l’occasion d’en parler à ton père, non comme d’une grande tentative littéraire, mais comme d’une bonne spéculation lucrative. C’était tout ce que ton père voulait. De retour à Paris, je m’arrachai à ma longue apathie ; l’espoir d’être à toi m’était revenu. Je travaillai assidûment à mon ouvrage jusqu’au mois d’octobre dernier où j’achevai le quinzième chapitre.

À cette époque, un grand sujet tragique s’offrit subitement à mon esprit ; j’en parlai à Soumet qui me conseilla d’y rêver sur-le-champ. Je commençais ce travail, quand je fus chargé d’un Rapport académique[28], dont je t’ai parlé dans le temps, et qui m’occupa jusqu’à la fin de novembre. En décembre dernier, j’ai fait une ode sur la peste[29] que l’Académie des Jeux Floraux m’a demandée pour l’une de ses séances publiques. Et enfin, au 1er janvier, je voulais me remettre à ma tragédie quand le même ami dont je t’ai parlé plus haut est venu me proposer de tirer une comédie de l’admirable roman de Kenilworth ; que tu as lu[30]. Cet ouvrage pouvant rapporter plusieurs milliers de francs, j’ai accepté d’y coopérer, et au moment où je te parle j’en ai terminé les deux premiers actes. Si Soumet était moins occupé qu’il ne l’est par sa tragédie de Clytemnestre, notre comédie dont je fais trois actes et lui deux, pourrait être finie dans un mois et jouée dans six. Mais elle resterait anonyme. Je n’ai consenti à faire cet ouvrage, mon amie, que pour toi et afin de prouver à tes parents que les lettres sont bonnes à quelque chose.

Adieu, je suis bien pressé ; désormais, mon Adèle adorée, attends de ton mari une confiance entière ; je te montrerai mes ouvrages si cela t’intéresse, je te dirai mes projets, je te parlerai même des chagrins que me donnent mes frères. L’égoïsme et l’ingratitude sont deux tristes choses. Adieu, ne crains jamais d’être indiscrète ; tes questions me feront toujours plaisir. Je t’aime plus qu’on n’a jamais aimé. Daigne me permettre de t’embrasser.

Si tu ne peux lire ce griffonnage, songe que je suis bien pressé. Il est

sept heures et quart, et je ne suis pas habillé. Adieu. Adieu.
Samedi soir.

Adèle, je ne lirai pas ta lettre avant de m’être déchargé de ce qui me pèse. Hélas ! je ne suis pas capable en ce moment de sentir un bonheur. Oui, je te quitte le cœur gonflé, il est des instants où je conçois qu’on veuille mourir.

Tu as douté de moi ce soir, Adèle, et tu as exprimé ces doutes désolants d’une manière bien cruelle, tu m’as dit, à moi, Adèle, à moi qui t’adore, dont la vie est dans ta vie, dont l’âme est dans ton âme, tu m’as dit ce que seul j’aurais peut-être eu le droit douloureux de te dire, ces quatre mots impitoyables : Tu ne m’aimes pas. Ces paroles dans ta bouche me déchirent comme l’ironie la plus amère, et j’ajouterais la plus froide ingratitude, s’il était possible que tu fusses jamais ingrate envers moi.

Adèle, je ferais pour toi mille fois plus que le peu que j’ai eu le bonheur de faire, je ferais tout ce que je voudrais pouvoir trouver l’occasion de faire, je donnerais mon avenir, mon sang, ma vie, mon âme, je mourrais pour te causer un instant de joie dans les plus horribles souffrances, que tu ne me devrais rien, pas une larme, pas un soupir, pas un regret ; et que si tu daignais penser un moment entre deux plaisirs à ce Victor mort pour toi, ce serait lui donner une récompense à laquelle il n’eût jamais eu la présomption de prétendre. Ne crois pas que je te dise ici rien qui ne soit profondément gravé dans mon cœur. Non, Adèle, tu ne me dois, tu ne me devras jamais, quoi que je fasse pour toi, la moindre reconnaissance. Le dévouement absolu avec lequel je sacrifierais mon être entier au tien est le premier de mes devoirs, et je n’aurais aucun mérite à l’accomplir, et je te le répète, tu ne serais nullement ingrate en m’oubliant un moment après mon sacrifice. J’aurais rempli ma destinée et voilà tout.

Je suis donc bien loin de te reprocher ici de n’avoir gardé nul souvenir du peu de preuves d’amour que j’ai pu te donner jusqu’ici. Je mourrais demain pour toi et tu ne t’en apercevrais seulement pas, que la chose serait toute simple. Ce que je te demande, Adèle, ce n’est pas de la reconnaissance, mais de la pitié, c’est la générosité de ton caractère d’ange que j’invoque, pour qu’à l’avenir tu ne m’accuses plus de ne pas t’aimer.

Je sais bien que je n’ai aucun droit à ta pitié, ni à ta générosité ; mais, Adèle, je ne veux de toi autre chose que de m’épargner une douleur insupportable, celle de te voir douter de moi, je te demande cela comme une grâce ; si mes paroles sont vaines devant toi, si tu ne te donnes pas la peine de croire à mon amour, du moins, je t’en supplie, ne me montre pas ce dédain à découvert ; laisse-moi penser que tant de paroles, tant d’actions d’amour depuis si longtemps n’ont pas été perdues ; que je ne suis pas sans t’avoir inspiré quelque confiance. Ou, si c’était me tromper que de me laisser croire cela, alors dis-le-moi une seule fois froidement et sans pitié, dis-moi que tu ne crois à aucune de mes paroles, que peu t’importe mon amour, et laisse-moi mourir.

Tu m’as rappelé ce soir, Adèle, tout ce que tu as fait, tout ce que tu daignerais faire pour moi. Hélas ! le jour où tu as laissé tomber ton regard sur moi, tu as plus fait que je ne ferais en donnant ma vie. Tu avais bien raison de me demander ce soir ce que signifierait ma mort. Elle ne serait autre chose qu’un témoignage du plus grand amour qui ait jamais été inspiré par une créature humaine, la plus angélique des créatures, à la vérité.

Adieu. Quand je songe que je ne puis t’offrir que ma mort en échange d’un de tes regards ou d’une de tes paroles, je suis effrayé de mon néant.

Adieu, mon Adèle, permets-moi de dire mon Adèle adorée, quoique tu ne me croies pas. Je souffre beaucoup, il n’aurait tenu qu’à toi de me guérir ce soir. Tu ne l’as pas voulu, que ta volonté soit faite !

Adieu, ange, je vais lire ta lettre bien-aimée, et la baiser, ainsi que tes

cheveux et tout ce qui m’appartient vraiment de toi. Adieu.
Mercredi (20 février).

Aujourd’hui j’ai travaillé presque toute la journée, chère amie, et je ne crois pas avoir fait rien de bon, tant la journée d’hier me préoccupe tristement quand je la compare à celle-ci. Hier, heureux auprès de toi, aujourd’hui triste et abandonné. Peut-être aussi penses-tu à moi en ce moment, cette idée me console ; je suis absent, mais je ne suis pas oublié, n’est-ce pas, mon Adèle ?

Ce sera avec joie que je te montrerai tout ce que je fais et tout ce que je ferai, bannis toute incertitude à ce sujet ; j’aimerais, pour tout te dire, qu’il n’y eût que toi qui visses tout cela ; mais je sens que c’est à peu près impossible. Je te demande seulement que tu juges ces ouvrages sans consulter personne, car c’est ton jugement seul que je suis empressé de recueillir et qui est d’une extrême importance pour moi. Ensuite, condamne ou approuve selon ton goût, je t’écouterai religieusement, comme on écoute un être d’une nature angélique et supérieure. Quand je te saurai guidée uniquement par ton âme et par ton cœur, comment n’aurais-je pas un profond respect pour les impressions dont tu me rendras compte ? J’ai toujours pensé qu’un homme de lettres ne devait avoir qu’un seul conseiller, ou une femme telle que toi, ou un homme de génie. Pour moi, je pourrais choisir, mais c’est par mon Adèle que j’aime à être jugé sans appel.

Adieu donc pour aujourd’hui, je t’écrirai jusqu’à samedi. Samedi, jour bien heureux, et qui pourtant passera comme les autres.


Jeudi (21 février).

Je relis ce que j’ai écrit hier, et pour n’y plus revenir, je te supplie de me rendre raison avec une entière sincérité de l’effet bon ou mauvais que t’auront produit les essais que je te communiquerai. Ils renferment, j’en suis sûr, une foule de défauts, que l’indulgence de mes amis n’a point vus ou point voulu voir et que tu me signaleras, mon Adèle, dès qu’ils te frapperont. Songe seulement à ne prendre conseil que de toi. Tu aurais découragé l’auteur des Martyrs en lui parlant de son livre comme tu m’en parlais l’autre jour, certainement d’après des opinions étrangères. Autant je me confie à toi, autant je me défie des autres. Sois donc mon conseil, tu peux tout pour moi, fais que je te doive tout.

Cette première page t’ennuiera comme elle m’ennuie, chère amie, mais rappelle-toi que si je t’occupe de moi, c’est pour remplir un vœu que tu m’as exprimé. J’espère que tu ne me crois plus tant d’amour-propre, à présent que je montre à cette Adèle dont l’estime est tout pour moi les ébauches de quelques méchants ouvrages. Je voudrais que tu pusses savoir combien je désire de bonne foi que tu m’en dises franchement ton avis, quoique j’en tremble d’avance.

J’étais bien heureux jeudi dernier à pareille heure. Tu étais près, bien près de moi ; je sentais tous les mouvements de ton corps, je respirais presque ton haleine, je recueillais toutes tes paroles et toutes n’étaient que pour moi. Quand ma vie entière se passera-t-elle ainsi ? Les moments de bonheur qui s’écoulent à tes côtés sont des moments d’un bonheur bien pur et bien profondément senti, je t’assure. À peine enfuis, je les regrette comme s’ils ne devaient jamais revenir ; et quand j’en pressens le retour, je les désire comme si je ne les avais jamais éprouvés. Je sens quand je suis avec toi une joie toujours aussi grande et toujours aussi nouvelle. Ce sont là les signes d’un impérissable amour. Le moindre mot de toi me bouleverse, soit qu’il m’afflige, soit qu’il m’enchante.

Adèle, ce sont des esprits bien faibles et des cœurs bien étroits ceux qui doutent de l’éternité de l’amour. Il y a au fond de l’âme qui aime véritablement une voix qui lui dit qu’elle aimera toujours. En effet, l’amour est la vie de l’âme ; pour qui médite un peu, c’est une preuve puissante de notre immortalité immatérielle. Ne prends pas ceci, chère amie, pour de vaines paroles, ce sont les plus grandes vérités qu’il y ait au delà de la vie que je t’expose ici, et il doit y avoir chez toi comme chez moi quelque chose qui te les révèle. Ce sont ces vastes et magnifiques espérances qui font du mariage le ciel anticipé. Pour moi, quand je pense que c’est toi qui m’es donnée, je me tais, car il n’y a pas de mots humains pour rendre grâces d’un tel bienfait.


Samedi (23 février).

Tu me disais l’autre jour quelque chose qui m’a frappé singulièrement, c’est pourquoi il faut que je t’en parle. Tu me disais que tu n’étais pas sûre que je fusse sage. Je commence par te prévenir, mon amie, que si je pensais que ces paroles fussent sérieuses, je n’y répondrais pas. C’est parce que je suis convaincu qu’elles sont une plaisanterie que je te donne quelques explications sur ma manière de voir à ce sujet.

Je ne considérerais que comme une femme ordinaire (c’est-à-dire assez peu de chose) une jeune fille qui épouserait un homme sans être moralement certaine, par les principes et le caractère connu de cet homme, non seulement qu’il est sage, mais encore, et j’emploie exprès le mot propre dans toute sa plénitude, qu’il est vierge, aussi vierge qu’elle-même. Mon opinion là-dessus ne fléchit que dans un cas, c’est celui où le jeune homme ayant commis une faute, l’avouerait avec un violent repentir et un profond mépris de lui-même, à sa fiancée ; le jeune homme serait un traître odieux et méprisable s’il ne l’avouait pas ; alors, la jeune fille pourrait ne pas pardonner ou pardonner sans être, selon moi, moins estimable.

Je n’ignore pas en te communiquant ces idées qu’elles ne sont ni de ce monde, ni de ce siècle ; mais qu’importe ! J’en ai bien d’autres de ce genre que je suis satisfait d’avoir. Je pense également que la pudeur la plus sévère n’est pas moins une vertu d’obligation pour l’homme que pour la femme ; je ne comprends pas comment un sexe pourrait répudier cet instinct, le plus sacré de tous ceux qui séparent l’homme des animaux.

Tu m’as reproché quelquefois, chère amie, d’être bien rigide envers ton sexe ; tu vois que je le suis peut-être plus encore pour le mien, puisque je lui refuse des licences qu’on ne lui accorde que trop généralement. Te dire que l’observation de ces devoirs rigoureux que je me suis imposés ne m’ait jamais coûté, ce serait, certes, mentir. Bien souvent, je ne te le cache pas, j’ai senti les émotions extraordinaires de la jeunesse et de l’imagination ; alors j’étais faible, les saintes leçons de ma mère s’effaçaient de mon esprit ; mais ton souvenir accourait et j’étais sauvé.

Jeudi, j’ai passé ma soirée avec quelques hommes de génie et plusieurs hommes de talent ; si je n’avais eu des amis dans tout cela, je me serais fort ennuyé. En sortant, ces messieurs qui vivent dans les salons et dans les cercles, s’écriaient qu’ils n’avaient jamais des soirées aussi heureuses que celle-là. Moi, j’ai pensé à mon Adèle bien-aimée. Je me suis dit : Je n’ai point de génie, je n’ai point de talent, mais j’ai plus de bonheur que tous ces hommes. Cette soirée, si heureuse pour eux, me semblait bien triste près d’une de mes soirées heureuses. En vérité, Adèle, quoique ma vie ait été et soit encore souvent bien amère, je ne voudrais changer de sort avec personne. Je serais à la fois souffrant et mourant, qu’il y aurait encore pour moi dans le seul bonheur d’être aimé de toi plus de félicité qu’aucune autre destinée humaine ne peut en contenir. Et quand je te posséderai, que sera-ce donc ?

Adèle, tu m’as promis ton portrait. Est-ce que tu l’as oublié ? Je suis bien malheureux, s’il faut que je te le rappelle. Ton portrait, de ta main, voilà ce que tu m’as promis. As-tu pu oublier que tu m’avais promis cela ? As-tu oublié en effet, mon Adèle, l’une des plus grandes joies que tu puisses me causer ? Est-ce que tu n’as aucun souci de mon bonheur ? Je ne veux pas croire cela, jusqu’à ce que tu m’aies répondu. J’aime mieux penser que le temps et la solitude t’auront manqué, et non le désir de remplir une promesse, qui est si douce pour moi et doit être si sacrée pour toi. J’attendrai alors sans murmurer.

Il faut que je te parle de cette campagne où vous comptez passer l’été. Une séparation, ne fût-elle que de deux lieues, m’afflige, et pourquoi ne pas te dévoiler toutes mes superstitions, je vois celle-ci avec de tristes pressentiments. Ne ris pas, mon Adèle, le chagrin de ne plus habiter près de toi suffit pour enfanter ces craintes vagues et en apparence déraisonnables, je n’essaie pas de les justifier autrement, même à mes propres yeux. Je me tourmente, je m’inquiète, et voilà tout. Je sais bien que je pourrai t’aller voir de temps en temps, mais cet éloignement matériel n’a-t-il pas été imaginé pour donner lieu à un autre éloignement que tes parents jugent plus prudent ? De quelle nature seront les nouvelles habitudes de cette nouvelle demeure ? Quand et comment te verrai-je ? J’ignore tout cela, mais je sais que je serai désolé le jour où tu quitteras Paris pour aller t’établir là. Nous sommes bien des gens qui agissons pour ton bonheur, et il ne devrait y en avoir qu’un, celui pour qui tu es tout, celui qui t’aime à part de tout le reste des hommes, celui qui doit être et qui est ton mari, ton protecteur

et ton esclave.
Dimanche matin (24 février).

Tu m’as mis à la torture pour découvrir ce qui avait pu te sembler si extraordinaire dans ma lettre d’hier soir. Mes idées se sont enfin arrêtées sur celles dont une jeune fille ne doit pas, j’en conviens, entretenir un jeune homme. Seulement je croyais être ton mari, et avoir par conséquent quelques privilèges de plus qu’un autre. Il me semble en outre qu’il n’y a rien dans des réflexions chastes et intimes qui ait pu te choquer ; je te donnais une preuve de haute confiance et d’estime profonde en te dévoilant des secrets de mon âme et de ma vie que nulle autre femme que toi n’a droit de connaître. D’où vient donc ton mécontentement ? Que te disais-je qui pût te sembler indigne d’être écouté par l’oreille la plus pure et la plus virginale ?

Je te montrais combien est grande ta puissance sur moi, puisque ta seule image est plus forte que toute l’effervescence de mon âge ; je te disais que l’être qui serait assez imprudent pour s’unir, lui impur et souillé, à un être pur et sans tache, ne serait digne que de mépris et d’indignation, à moins qu’il n’eût fait d’abord l’aveu de sa faute, au risque même d’être repoussé pour jamais. Que pouvait-il y avoir dans des principes aussi sévères qui provoquât ta sévérité ? En vérité, j’étais loin de m’y attendre. Si j’étais femme et que l’homme qui me serait destiné me dît : Tu es la femme qui m’a servi de rempart contre toutes les autres femmes, tu es la première que j’aie pressée dans mes bras, la seule que j’y presserai jamais ; autant je t’y attire avec délices, autant j’en repousserais avec horreur et dégoût toute autre que toi ; il me semble, Adèle, que si j’étais femme, de pareilles confidences de la part de celui que j’aimerais seraient bien loin de me déplaire. Serait-ce que tu ne m’aimes pas ?...

Chère amie, je voulais encore te parler de ma conduite d’hier soir, que tu as attribuée à la vanité et à l’amour-propre, ce qui m’a bien affligé, dans un moment où je croyais agir d’une manière fière, estimable et digne de toi ; je voulais te parler de tout cela, mais il ne me reste que le temps de te dire de ne pas te fâcher du ton grave de cette lettre, de te répéter combien je t’aime, même quand tu es injuste, et avec quelle joie je vois s’ouvrir cette journée que je passerai avec toi.

Adieu, je t’adore, je te respecte et t’embrasse bien tendrement.

Ton mari fidèle,
Victor.
(1er mars.)

Je ne puis comprendre, Adèle, comment j’ai écrit des mots qui aient pu donner lieu aux idées qui t’ont si justement blessée dimanche. Cela est d’autant plus singulier que jamais jusque-là ces idées ne m’avaient approché. Elles bouleversent tout mon système de vie, elles révoltent tous mes principes de conduite. Aucun de mes amis, même les moins sévères dans leurs mœurs, n’aurait pu concevoir de moi le soupçon que je ne sais quelle absurde phrase t’a inspiré ; n’est-ce pas une fatalité, qu’une de mes lettres fasse naître de pareilles interprétations chez toi, toi ma femme bien-aimée, toi aux yeux de laquelle je dois surtout tenir à conserver ma propre estime ? Que m’importe, chère amie, ce que pense de moi l’univers, si tu en penses mal ? Y a-t-il quelque estime au monde qui puisse me consoler de ton mépris ? Je savais bien que quelquefois la pensée échappait à l’expression, mais je ne croyais pas que l’expression pût la dénaturer, et la dénaturer aussi cruellement. Mais tout cela est effacé. Mes explications ont je n’en doute pas détruit chez toi toute impression fâcheuse. Il me reste à m’étonner d’avoir pu avoir à donner des explications là-dessus. C’est ma faute et je m’applaudis de l’effet désagréable que t’ont produit ces paroles si obscures dont l’ambiguïté présentait ce sens odieux et révoltant. Je te remercie, Adèle, je te remercie du fond de l’âme de t’être indignée quand il s’est présenté à ton esprit ; je te remercie de t’être affligée, cette indignation et cette affliction me prouvent que je suis aimé comme je veux l’être, comme je t’aime. Chère amie, c’est toujours pour ton Victor une vive joie, quand il découvre en toi quelque nouvelle générosité de sentiments qu’une occasion inattendue développe.

Oui, je serais méprisable si j’avais jamais pu penser un seul instant dans ma vie à une autre que toi, si tu n’étais pas pour moi toutes les femmes et certes bien plus que toutes les femmes ; le jour où je cesserais de penser ainsi, jour qui ne sera jamais, je serais vil et méprisable à tes yeux et aux miens. Maintenant, doute si tu peux et si tu l’oses. Non, mon Adèle, non, je ne suis pas indigne de toi, même dans la moindre, dans la plus irréfléchie de mes pensées. S’il s’éveille chez moi un désir, il se tourne vers celle qui purifie et tempère tout, même le désir ; toute autre femme se compose à mes yeux d’une robe et d’un chapeau ; je n’en demande pas davantage. Pardonne-moi, toi qui es si douce et si indulgente, de te répéter encore ce que je t’ai déjà tant répété, mais quand je te parle de mon amour et de mon respect, puis-je tarir ?


Samedi, 3 heures de l’après-midi (2 mars).

Adèle, ne nous le dissimulons pas, nous venons de nous quitter peu satisfaits l’un de l’autre, après avoir fait pourtant tout notre possible pour nous satisfaire mutuellement. Du moins puis-je, moi, me rendre ce témoignage. Tu conviendras, chère amie, que tu m’as traité avec quelque sévérité et pendant et après notre conversation. Je suis revenu ici triste, quoique j’aie eu le sourire sur les lèvres jusqu’au dernier moment, mon mal de tête endormi s’est réveillé, et je ne sais en vérité si je devrais terminer cette lettre dans la disposition où je me trouve. Si donc elle contient quelque chose qui t’afflige, je te supplie avant d’être perdu dans mes réflexions de le considérer comme n’étant pas écrit. Cette prière te semble peut-être singulière, mais c’est une précaution contre l’entraînement des rêveries tristes qui m’obsèdent en ce moment. — Tu me redis souvent, Adèle, et tu m’as redit dans cet entretien, que je te laissais mon rôle à faire, ainsi qu’à tes parents. Chère amie, si j’avais vingt-cinq ans et dix mille francs de rente, tu n’aurais pas un moment à m’adresser ce reproche, je ne laisserais mon rôle à personne, il me serait si doux à remplir. J’ignore si dans ma situation je pourrais agir autrement que je fais, lorsqu’une partie de mon avenir ne dépend pas de moi, je crois qu’il y aurait peu de générosité à promettre plus que je ne serais sûr de tenir. Ce serait un lâche et misérable abus de confiance. Je montre à tes parents mes affaires telles qu’elles sont, je les dirige comme ils le désirent, je marche dans le sentier qu’ils me tracent, même quand je pencherais à suivre une autre route. En cela je ne fais que mon devoir, mais du moins je le fais et je le fais avec joie. Comment donc peux-tu dire que je te laisse remplir mon rôle ? Tu m’as fait entendre un jour que je paraissais peu désirer notre mariage. Adèle, Dieu m’est témoin que tu m’as dit cela un jour ; j’aime à croire que tu avais proféré sans y penser ces paroles incroyables. Je suis convaincu, moi, maintenant, et je n’ai que depuis une heure cette amère conviction, que ce mariage n’est vraiment désiré que de moi seul. C’est un désir bien tiède, Adèle, que celui auquel il serait indifférent d’attendre quelques années, si le monde ne parlait pas. Car, tu l’as répété toi-même tout à l’heure, c’est uniquement pour faire cesser les propos que tu désires m’épouser. J’avais admiré le désintéressement avec lequel dans une de tes dernières lettres tu disais mépriser ces caquets ; cette générosité de ta part ne m’étonnait pas. Je m’étais trompé. Pardonne-moi ma présomption. Je le conçois quand je rentre en moi-même, tu dois être humiliée qu’on te regarde comme devant être ma femme. Dans le fait, cette union ne t’apporte d’autre avantage que la considération attachée au rang social de mon père. Si tu avais épousé cet artiste qui t’a demandée, tu vivrais heureuse dans une autre sphère, mais qu’importe ! Tu jouirais de l’aisance et tu serais à l’abri de ces ridicules propos que tu crains par-dessus tout. J’ignore si j’ai été pour quelque chose dans ton refus, alors je le regrette, car, je te le redis encore, ce n’est pas mon bonheur, mais le tien qui est l’objet de ma vie. Quand tu seras heureuse, n’importe avec qui, ma tâche sera terminée et j’aurai rempli le vœu d’aveugle dévouement qui subordonne mon être au tien. Non, Adèle, tu as raison, je ne mérite pas que tu supportes le moindre ennui pour moi et du moment où ces propos t’affectent, tu dois m’en vouloir. Toi seule es digne d’un sacrifice, digne de tous, cette vérité me vient du fond de l’âme ; aussi es-tu la seule femme pour qui j’agirais comme je fais, bien que tous mes efforts soient méconnus de toi. Je suis fier et timide, et je sollicite ; je voudrais ennoblir les lettres, et je travaille pour gagner de l’argent ; j’aime et je respecte la mémoire de ma mère, et je l’oublie, cette mère, en écrivant à mon père. Adèle, qu’importent mes efforts, c’est le succès seul que tu me demandes, et j’y arriverai ou je tomberai à la peine. Cependant je ne suis pas tel que tu voudrais. Tu me disais il n’y a qu’un instant : J’aimerais un homme qui... Tu n’as pas achevé, me laissant sans doute la tâche de terminer ta pensée. Je suis donc sorti avec la conviction de ne pas être celui que tu aimerais et avec la résolution de tout faire pour que tu n’aies plus à te plaindre de moi, même injustement. Si cette lettre te semble triste, tu me diras peut-être que tu attribues cela à ce que tu m’as parlé de mes affaires, mais que tu ne m’en entretiendras plus, etc. Je te préviens que cette amère ironie ne ferait que m’affliger davantage, tu dois savoir que c’est un plaisir et un bonheur pour moi que de recevoir et de suivre tes conseils ; ils me seront toujours précieux et chers. Ce qui me désole, c’est de savoir que ton affection pour moi n’est pas à l’épreuve d’un sot propos, c’est de savoir que sans cela tu pourrais attendre encore notre union quelques années, c’est de savoir que tu aimerais un homme qui... Oui, Adèle, tu as raison, il serait digne d’être aimé de toi celui qui n’oublierait jamais la fierté de son caractère, qui n’aurait aucune condescendance, ne ferait aucune concession, et ne sortirait jamais de sa place, pas même pour toi. J’avoue que je n’ai pas su être tel et que demain, si tu crois que j’ai tort, je serai encore prêt à te demander pardon.

Adieu, permets-moi de te forcer encore de m’embrasser, car jusqu’à ce

que tu en décides autrement, je serai ton mari.
Lundi, 10 heures 1/4 du soir (4 mars).

Chère amie, je viens d’être cruellement trompé dans une douce espérance. Je m’étais arrangé de manière à être libre ce soir à sept heures et demie, afin de te voir encore une fois, ne fût-ce que monter en voiture, avant que la journée fût finie. À huit heures un quart, j’étais rue du Temple, pensant que vous ne sortiriez pas avant huit heures et demie. Neuf heures ont sonné, j’étais encore à la même place et dans la même attente. Enfin ce n’est que bien après neuf heures que j’ai perdu tout espoir, ne supposant pas que vous rentrassiez si tard. Alors au lieu de revenir content en suivant de loin la voiture où tu serais montée, au lieu de ce bonheur sur lequel je comptais, il m’a fallu reprendre tristement le chemin de ma triste maison, sans avoir mon Adèle devant mes yeux pour m’alléger l’ennui de la route. Me voici maintenant à t’écrire, afin que cette journée se termine par un peu de bonheur et que tu me plaignes de n’avoir pu venir plus tôt.

Cette longue soirée d’attente inutile m’a reporté aux jours de notre séparation. Que d’extravagances de ce genre j’ai faites alors, que tu verrais plutôt avec pitié qu’avec reconnaissance, si elles ne devaient t’être toujours cachées ! Seulement, Adèle, quand tu me dis que je ne t’aime pas, réfléchis à deux fois, parce que quelque idée que tu puisses te faire de mon dévouement pour toi, tu ne le connais pas encore tel qu’il est.

J’ai, ma bien chère Adèle, à te dire une chose qui m’embarrasse. Je ne puis ne pas te la dire et je ne sais comment te la dire. Enfin je me recommande à ton indulgence, ne vois que l’intention. Si tu la vois telle qu’elle est dans mon cœur, tu en seras reconnaissante et c’est ce qui m’enhardit. Je voudrais, Adèle, que tu craignisses moins de crotter ta robe quand tu marches dans la rue. Ce n’est que d’hier que j’ai remarqué et avec peine les précautions que tu prends... Je n’ignore pas que tu ne fais en cela que suivre les opiniâtres recommandations de ta mère, recommandations au moins singulières, car il me semble que la pudeur est plus précieuse qu’une robe, bien que beaucoup de femmes pensent différemment. Je ne saurais te dire, chère amie, quel supplice j’ai éprouve hier et aujourd’hui encore dans la rue des Saints-Pères, en voyant les passants détourner la tête et en pensant que celle que je respecte comme Dieu même était à son insu et sous mes yeux l’objet de coups d’œil impudents. J’aurais voulu t’avertir, mon Adèle, mais je n’osais, car je ne savais quels termes employer pour te rendre ce service. Ce n’est pas que ta pudeur doive être sérieusement alarmée ; il faut si peu de chose pour qu’une femme excite l’attention des hommes dans la rue. Toutefois je te supplie désormais, bien-aimée Adèle, de prendre garde à ce que je te dis ici, si tu ne veux m’exposer à donner un soufflet au premier insolent dont le regard osera se tourner vers toi ; tentation que j’ai eu bien de la peine à réprimer hier et aujourd’hui et dont je ne serais plus sûr d’être maître une autre fois. C’est bien certainement à cette impatience et à cette torture que tu dois attribuer l’air chagrin dont tu m’as fait des reproches.

J’ai longtemps balancé, mon amie, avant de te parler de cette matière peut-être un peu délicate. Mais j’ai pensé que c’était à ton mari, à ton meilleur ami qu’il appartenait de t’avertir, et que ce n’était pas moins mon devoir de te protéger contre un regard insolent que contre toute autre insulte. Je ne doute pas qu’il ne suffise d’avoir appelé là-dessus ton attention, et que tu n’agissais ainsi que par distraction ou par une obéissance trop aveugle aux volontés de ta mère. Tu ne verras dans ce que je te dis ici qu’une preuve de plus de ce respect qui va jusqu’au culte et qui n’a cependant plus besoin d’être prouvé. Je suis le premier, mon Adèle bien-aimée, à rendre hommage à la bonté et aux excellentes qualités de ta mère, mais je crois qu’elle est trop peu sévère pour certaines convenances, tandis qu’elle s’en crée en revanche bien d’autres fort inutiles. Est-il, par exemple, de maxime plus malsonnante que celle dont tu me parlais, qu’on doit être plus réservée avec l’homme qu’on doit épouser qu’avec tout autre ? J’avoue qu’elle suffirait pour me faire fuir une jeune fille qui la mettrait en pratique. Toi, mon Adèle, tu as en toi un instinct exquis qui te révèle toutes les bienséances ; il y a dans ton organisation morale quelque chose de merveilleux que j’admire quand je considère combien ton âme est sortie grande et pure de toutes les fausses idées dont elle a été entourée dès l’enfance. Adieu, toi qui es un ange et que j’ose aimer. Lundi dernier à pareille heure, j’étais bien heureux. Adieu. Adieu. Dors bien. Demain matin, je tâcherai de te voir.

Je t’embrasse tendrement.

Ton mari.


Écris-moi bien long, et songe à ce portrait qui, après toi, sera pour ton

Victor la chose la plus précieuse qu’il y ait au monde.
Vendredi soir (8 mars).

C’est ce matin 8 mars qu’est partie cette lettre qui peut entraîner tant de conséquences[31]. Soyons attentifs tous deux, nous touchons peut-être, mon Adèle, à l’une des époques les plus importantes de notre vie. Pardonne-moi de dire notre vie et de te confondre ainsi avec moi dans une communauté de sort que je ferai pourtant cesser moi-même, sois-en sûre, tout le premier, du moment où je craindrai qu’elle n’amène pas ton bonheur.

Maintenant que cette lettre est partie, Adèle, maintenant que j’ai rempli mon devoir en obéissant à l’un de tes désirs, je puis te dire tout ce que je n’ai point dit auparavant de peur de paraître hésiter entre mon dévouement à tes moindres volontés et un danger, ce danger dût-il même entraîner le malheur de toute ma vie. Je sens au contraire combien il était naturel que tu désirasses à tout prix sortir de l’incertitude où tu es, je le sens tellement qu’il y a deux mois je voulais moi-même prévenir ta juste impatience en provoquant de tes parents l’autorisation de faire la même ouverture à mon père, en allant même plus loin, en lui demandant son consentement. Ils ont pensé autrement et j’ai dû me rendre. Quand cette idée vous est revenue, je l’ai trouvée simple et même convenable de votre part, aussi me suis-je bien gardé d’en présenter le résultat sous un jour défavorable et d’en faire ressortir les inconvénients. Que ces paroles ne t’alarment en rien, chère amie, si je prévois des malheurs, je n’en prévois que pour moi, et je te le répète, cela n’a point dû me faire reculer quand tu me disais d’avancer. Tu ne dépends, toi, aucunement de mon père, tu n’es point légalement et directement placée sous son autorité, il n’a point le droit de te faire faire un pas hors de Paris ; il ne peut tourmenter et détruire que mon avenir personnel ; si mon amour pour toi lui déplaît, ce n’est qu’à moi qu’il peut s’en prendre. Sois donc tranquille comme moi, car s’il fallait tomber, je saurais encore tomber de manière à te protéger. Attendons tous deux avec calme et bonne conscience. M’as-tu vu, dis-moi, moins riant et moins serein depuis que j’ai peut-être anéanti moi-même tout ce que j’espérais ? Non, chère amie, la satisfaction de t’avoir obéi est au-dessus d’une crainte purement personnelle. Dans quelques jours, tout sera décidé, et quoi qu’il m’arrive, je ne regretterai pas ce que j’ai fait puisque je t’aurai délivrée de l’incertitude dont tu es si tourmentée. Je ne te parlerai même pas des malheurs dont je pressens que cette lettre sera pour moi la cause. S’il ne m’était doux de te faire voir mon dévouement dans toute sa profondeur, si ce que je prévois arrive, j’aurai la consolation de penser que j’avais tout prévu et que je m’étais résigné à tout, sans te parler de rien, uniquement pour te donner une preuve de soumission et d’amour. Alors, si tu conserves encore quelque temps mon souvenir, peut-être ne sera-ce pas avec l’idée que ce Victor t’avait peu aimée, comme tu le lui reproches quelquefois. Toute mon ambition, mon Adèle adorée, est de te prouver mon dévouement ; c’est à cela que sera consacrée toute ma vie, qu’elle dure soixante ans ou qu’elle dure deux mois.

Je t’en conjure donc encore, ne t’inquiète pas ; les choses suivront maintenant leur ordre naturel, je viens de donner aux événements une impulsion dont je ne suis maintenant pas plus le maître que toi. D’ailleurs, dans toutes les chances, il s’en trouve certainement une de bonheur, j’ai dû ne te présenter que celle-là parce que, je te le redis encore, les autres ne peuvent tomber que sur moi. Il eût été lâche de t’en parler. Tu désirais, c’est la seule chose que j’aie considérée et je n’ai aucun mérite à avoir fait ce qui était strictement mon devoir. À présent, si tous mes rêves s’évanouissent, je n’aurai plus qu’à les suivre ; et il te restera à toi une grande réalité, c’est d’avoir inspiré un amour véritable, un amour profond et dévoué. Maintenant, ma bien-aimée Adèle, je puis parler ainsi d’une voix ferme et sérieuse, parce que l’heure est peut-être bien voisine où je confirmerai par les actions ce que tu n’as peut-être jusqu’ici considéré que comme des mots. Ce sera ma dernière joie.

Cependant tout peut encore tourner à bien. Ce ne serait pas la première fois depuis que je t’aime que mon bonheur aurait passé mes espérances. Enfin, cela est peu probable, mais n’est pas impossible. Chère amie, mon Adèle, pardonne-moi de reculer ainsi devant ce malheur après t’avoir pourtant osé dire que j’étais résigné ; c’est que mes espérances étaient si belles et si douces ! — Attendons.

Seulement pour que cette lettre ne se termine pas sans une plainte, je te dirai, chère Adèle, qu’il a été bien amer pour moi après avoir médité cette lettre pendant deux jours de la voir si singulièrement accueillie chez toi. Toi-même, mon amie, tu m’as presque reproché les formules apologétiques que ma position et tes intérêts comme les miens m’imposeraient quand même le respect dû à mon père ne me les dicterait pas. Tu m’as parlé de flatteries, Adèle, je ne t’en veux pas, mais cela m’a affligé, tu as peut-être dit ce mot légèrement, comme lorsque tu as flétri de ce mot les expressions de l’enthousiasme que tu m’inspires. Quelquefois tu emploies des paroles auxquelles tu n’attaches sans doute aucune signification fâcheuse et qui pourtant m’entrent bien avant dans le cœur. Tu m’avais dit dans ta précédente lettre, avec un père rien n’humilie, je ne pense pourtant pas entièrement cela. Adieu. À demain. Je t’écrirai encore. Je t’aime au delà de ce que tu peux supposer.


Samedi, 4 h. 1/2 du soir.

Imagine-toi, chère amie, que depuis ce matin, je n’ai pas un moment de liberté ! Je voulais passer toute cette journée à travailler et à t’écrire et j’ai été contraint de subir des visites. Plains-moi et ne m’accuse pas. J’avais tant de choses à te dire, je voulais te rendre compte de ma semaine dont tout le commencement a été pris par cette lettre et les tracasseries du bal de poëte. Comment as-tu pu, soit dit en passant, douter un seul instant que je m’abstienne d’y aller, quand cela te déplaisait. Que m’importe d’être bien ou mal avec tous ces gens-là ? Seulement tu me disais que je ne sentais pas comme toi, et ces paroles m’affligeaient d’autant plus, que tu es allée, toi, bien souvent (et cela tout récemment encore à cette soirée sur laquelle tu as voulu me donner des explications) à des bals où je n’étais pas. Enfin, tu sens maintenant comme j’ai toujours senti et je t’en remercie, car j’en suis bien heureux. Adieu, mon Adèle, s’il y a quelque chose de triste dans ma lettre d’hier, songe qu’il n’y a rien de froid. Bien loin de là, jamais je ne t’ai plus aimée ou je n’ai plus senti combien je t’aime qu’à présent, quand le sacrifice s’approche peut-être inévitablement.

Adieu, adieu, mon adorée Adèle, je t’idolâtre, je t’embrasse et suis jusqu’au dernier instant ton fidèle mari.

Victor.


Ne t’alarme pas pourtant. Tout se dénouera peut-être heureusement.
Dimanche, 10 h. 1/2 du matin (10 mars).

Puisque je ne puis te voir, ma douce et généreuse Adèle, du moins vais-je t’écrire. Je rentre, le cœur gonflé de reconnaissance pour toi et d’un sentiment que je ne qualifierai pas de peur de t’affliger, contre ceux qui te font ainsi pleurer. Pendant que j’étais près de toi debout et en apparence calme et froid, mon Adèle, je bouillais d’impatience et d’indignation, laisse-moi dire le mot. Te voir tourmenter de la sorte sans but, toi la plus tendre et la meilleure des filles, non, je ne sais comment je me suis contenu. J’aurais voulu élever hautement la voix, te protéger, te défendre de toute ma force et de toute ma colère. Oh ! que cela m’eût soulagé ! Je ne serais pas ici maintenant oppressé, car toutes les larmes que je n’ai pu verser avec les tiennes, toutes les paroles que je n’ai pu dire pour toi me sont retombées sur le cœur et m’étouffent. Adèle, cependant ta mère est bonne, mais elle ne voit ni de haut, ni de loin, elle n’est jamais à ton élévation, en cela elle ressemble à toutes les femmes ; c’est ce que je lui pardonnerai toujours de grand cœur, excepté quand cette médiocrité d’esprit la conduira comme aujourd’hui, à tourmenter mon Adèle, ma noble, mon excellente, ma bien-aimée Adèle, celle au delà de laquelle il n’est pour moi ni bonheur, ni vertu dans la vie ; car je suis attaché à toi, ange, par tous les points de mon âme, et chez moi tout ce qui aime la vertu comme tout ce qui veut le bonheur est à mon Adèle, mon Adèle adorée. Aussi les liens qui m’unissent à toi sur la terre ne se briseront que lorsque tous les autres liens de la vie se rompront, et alors mon âme libre sera encore et plus que jamais à toi.

Qu’il m’eût été doux de te défendre, de te venger aujourd’hui ! Mais je n’osais pas plus lever la tête pour te défendre que tomber à tes pieds pour te consoler. J’aurais craint d’accroître la colère de ta mère et de voir se tourner sur toi ce qu’elle aurait peut-être hésité à diriger vers moi. Pourtant, chère amie, c’est avec bien de la joie que j’aurais fait le sacrifice de toute fierté, si à ce prix j’avais pu racheter le chagrin que tu souffrais ; j’aurais volontiers subi moi-même toute cette colère, pour la détourner de toi. Mais la crainte de tout gâter en m’en mêlant m’a retenu. Du moins, chère amie, si ma reconnaissance et ma profonde approbation peuvent te consoler de quelque chose, tu les as dans toute leur plénitude.

Adieu, je vais sortir afin de te voir de loin à l’église, tu ne me verras pas, mais je serai là ; c’est ce qui m’arrive bien souvent. Adieu, à mon retour, Adèle, je continuerai. Je me sens moins triste en pensant que je vais jouir

de ta vue.
Deux heures et demie.

Ton petit frère vient de me tourmenter pour aller avec lui à cette exposition de tableaux ; mais je t’imite et je reste. Mon Adèle, tu t’ennuies sans doute en ce moment ; ce serait un supplice pour moi de penser que tu donnes le bras à un autre ; mais si j’avais su que cela dût entraîner tant de peines pour toi, j’aurais encore préféré ce supplice, tout insupportable qu’il est pour moi. Si je pouvais penser que tu éprouves la même répugnance à donner le bras à un autre homme, que moi à une autre femme, alors je ne regretterais rien ; mais Adèle, quelque idée que j’aie de ta tendresse pour moi d’après les preuves dont tu daignes m’en combler tous les jours, puis-je jamais croire qu’elle égale la mienne pour toi ? En vérité, quand je descends en moi-même, je ne me sens pas tant de présomption.

La scène si triste de ce matin m’a rappelé, chère amie, les contestations que j’avais à soutenir l’hiver dernier avec ma mère pour des choses de ce genre, cependant cette noble mère savait s’arrêter au point où ma résistance fût devenue une douleur.

Mon Adèle, pardonne-moi de t’avoir parlé peut-être un peu durement ce matin de ta mère dans ma lettre, il m’est impossible de te voir maltraiter ainsi et de conserver mon sang-froid ; mais la crainte de t’affliger aurait peut-être dû m’arrêter ; c’est à quoi je n’ai pas réfléchi dans le premier moment. Pardonne-moi.

Notre entretien d’hier soir m’a vivement ému, et en rentrant, ta lettre, cette lettre si tendre et si touchante[32] a prolongé cette émotion jusqu’au moment où je me suis doucement endormi en rêvant de toi. C’est dans cet instant même, ma chère et trop bonne Adèle, que notre bonheur ou notre malheur se décident loin de nous. Oui, je compte sur ta tendresse, je vois et j’admire ton courage, ton dévouement me pénètre, mais je t’en supplie, ne compromets jamais pour moi ton repos. Dans quelques jours peut-être, je ne serai plus qu’un malheureux qu’on te dira d’oublier, et si cet oubli me semble pouvoir assurer ta tranquillité, je te le dirai moi-même ; mais ce sera les dernières paroles que ma bouche prononcera.

Pourtant, mon Adèle adorée, j’aurais été bien heureux dans mon malheur d’inspirer un dévouement pareil à celui que tu me promettais hier ; hélas ! à quels rêves ne faut-il pas renoncer dans la vie ? J’aurai passé en t’aimant, t’aimer aura été l’histoire de toute ma vie… Je ne me plains certes pas de ce sort. Adieu, adieu, ma bien-aimée Adèle ; je t’embrasse comme je t’aime, reçois autant de baisers de ton mari que tu as versé de larmes pour lui.

V.-M. H.
Lundi (11 mars).

Toutes mes idées sont confuses et en désordre dans ma tête ; la soirée d’hier, le dévouement, les paroles tendres de mon Adèle bien-aimée me jettent dans une douce et triste rêverie, dont je voudrais pouvoir fixer sur ce papier la vague émotion, afin de te montrer en quel état je suis loin de toi. Ton image ne m’apporterait que de la joie si avec les souvenirs de notre passé elle ne ramenait les pressentiments de notre avenir.

Je viens de prendre tes cheveux car dans le grand et fatal doute qui m’obsède depuis trois jours j’avais besoin d’une réalité qui vînt de toi, d’un gage palpable de cet amour angélique auquel tu m’as permis de croire. Seul un instant, j’ai couvert tes cheveux de baisers, il me semblait en les pressant sur mes lèvres que tu étais moins absente ; il me semblait que je ne sais quelle communication mystérieuse s’établissait peut-être au moyen de ces cheveux bien-aimés entre nos deux âmes séparées. Ne souris pas, Adèle, du délire où je m’égare. Hélas ! si peu d’heures dans ma vie se passent près de toi, chère amie, que je suis contraint souvent de chercher, soit en baisant tes cheveux, soit en relisant tes lettres, un moyen d’apaiser cet immense besoin de toi qui me dévore. C’est par ces moyens artificiels que je vivais pendant notre longue séparation, et puis l’espérance restait toujours devant mes yeux.

L’espérance !... Dans huit jours, dans trois jours, qui sait s’il m’en restera quelque chose ? Pourquoi la destinée change-t-elle quand le cœur ne peut changer ? Enfin, quelque sort qui se présente, Adèle, je l’attends de pied ferme ; je me souviendrai que tu as daigné m’aimer, et que n’affronterais-je pas avec cette pensée ? On a d’ailleurs toujours une porte ouverte pour sortir du malheur, et du jour où la dernière espérance me sera enlevée, je fuirai par là. J’irai commencer une autre vie, qui, tout amère qu’elle soit, ne le sera pas certainement autant que celle-ci, sans toi. Adieu pour aujourd’hui. Oh ! que j’ai soif de te voir !


Mercredi, 3 heures et demie (13 mars).

Adèle, mon Adèle ! je suis ivre de joie. Ma première émotion doit être pour toi. J’avais passé huit jours à me préparer à un grand malheur, c’est le bonheur qui vient ! — Il n’y a qu’un nuage. Adieu pour quelques heures ;

je te porterai dès ce soir cette lettre, ma bien-aimée et trop généreuse Adèle.
IV

La réponse du général Hugo est enfin arrivée : il donne son consentement[33]! Il est même heureux d’avoir à le donner ; car il a, lui-même, à se faire pardonner par ses fils une chose grave ; trois semaines après la mort de leur mère, il a épousé la femme pour laquelle il a quitté sa famille, et il n’en a seulement pas informé ses enfants. C’est là « le nuage ». N’importe, même avec ce nuage, c’était le ciel qui s’ouvrait pour Victor, au moment où il n’osait plus l’espérer.

Après le consentement obtenu du père, la première lettre qu’écrit Victor sera un grand cri de joie. Il est doublement heureux : l’obstacle sérieux à son mariage est levé, et son Adèle vient de lui donner la preuve la plus irrécusable d’amour qu’il pût souhaiter. La petite bourgeoise si timorée d’autrefois s’est élevée, ou, mieux, a été élevée par lui à la passion la plus magnanime. Elle a vu la sombre résolution avec laquelle Victor attend l’arrêt de son père ; si la réponse est négative, il mourra ! Et elle ne veut pas qu’il meure ! si le consentement paternel lui est refusé, qu’il l’emmène, qu’il l’enlève, elle est toute prête à le suivre. Mais le consentement est donné et le généreux sacrifice est inutile. Il n’y a plus à attendre pour arrêter le jour du mariage que cette malheureuse pension royale qui doit fournir un fonds un peu fixe à l’établissement du jeune ménage.

En attendant, voilà Victor officiellement reconnu enfin pour le fiancé d’Adèle. Même, sur ses instances, on lui fera sa place dans la villégiature annuelle de Mme Foucher. On loue un appartement à Gentilly et, dans le jardin qui en dépend, il y a un ancien colombier en forme de tourelle où s’installera Victor. Il pourra prendre ses repas avec la bien-aimée, la voir à tous les instants du jour…

Par exemple, Mme Foucher exigera qu’habitant sous le même toit, Adèle et Victor ne soient jamais seuls. Ce qu’il ne peut lui dire, il est donc forcé de le lui écrire, et

cela nous vaut la lettre lyrique du 23 mars.
Vendredi soir (15 mars).

Après les deux ravissantes soirées d’hier et d’avant-hier, je ne sortirai certainement pas ce soir ; je vais t’écrire. Aussi bien, mon Adèle, mon adorable et adorée Adèle, que n’ai-je pas à te dire ! Ô Dieu ! depuis deux jours je me demande à chaque instant si tant de bonheur n’est pas un rêve ; il me semble que ce que j’éprouve n’est plus de la terre, je ne comprends pas le ciel plus beau.

Tu ne sais pas, Adèle, à quoi je m’étais résigné. Hélas ! le sais-je moi-même ? Parce que j’étais faible, je me croyais calme, parce que je me préparais à toutes les démences du désespoir, je me croyais aguerri et résigné. Va, laisse-moi m’humilier à tes pieds, toi qui es si grande, si tendre et si forte, j’aurais pensé atteindre aux bornes du dévouement en te sacrifiant ma vie, toi, ma généreuse amie, tu étais prête à me sacrifier ton repos.

Adèle, à quelles folies, à quels délires ton Victor ne s’est-il pas livré durant ces huit éternels jours ? Tantôt j’acceptais l’offre de ton admirable amour[34], poussé aux dernières extrémités par une lettre de mon père, je réalisais quelque argent, puis je t’enlevais, toi ma fiancée, ma compagne, ma femme, à tout ce qui aurait voulu nous désunir, je traversais la France avec le nom de ton mari pour aller dans quelque terre étrangère en chercher les droits ; le jour nous voyagions dans la même voiture, la nuit nous reposions sous le même toit. Mais ne crois pas, ma noble Adèle, que j’eusse abusé de tant de bonheur ; n’est-il pas vrai que tu ne me fais pas l’affront de le croire ? Tu aurais été plus respectable et plus respectée que jamais de ton Victor ; tu aurais pu coucher dans la même chambre que lui, sans avoir à craindre un attouchement, ni même un regard. Seulement, j’aurais dormi ou veillé sur une chaise ou à terre près de ton lit, comme le gardien de ton repos, le protecteur de ton sommeil. Le droit de te défendre et de te protéger eût été de tous les droits de ton mari le seul que ton esclave eût réclamé, jusqu’à ce qu’un prêtre lui eût donné tous les autres.

Adèle, en m’abandonnant à ce songe charmant au milieu de tant de malheurs, j’oubliais tout... Puis le réveil arrivait, et avec lui le remords d’avoir conçu un moment de pareils projets, je me rappelais tes parents, ta tranquillité, tes intérêts, je me reprochais d’avoir assez peu de dévouement pour en accepter tant, d’être assez peu généreux pour consentir à tant de générosité, moi qui ne m’étais jamais rêvé que faisant ton bonheur ou t’immolant le mien. Alors je me maudissais comme le démon de ta vie, je me souvenais de toutes les souffrances qui te sont venues de moi, et je prenais cette folle résolution pour laquelle tu versais hier soir ces larmes que je suis si coupable d’avoir fait couler, j’allais trouver quelque ami malheureux comme moi, qui eût perdu comme moi le dernier espoir et n’eût plus comme moi qu’à demander à la vie sa dernière douleur.

Adèle, oh ! ne me hais pas, ne me méprise pas pour avoir été si faible et si abattu quand tu étais si forte et si sublime. Songe à mon abandon, à mon isolement, à ce que j’attendais de mon père, songe que depuis huit jours j’avais la perspective de te perdre, et ne t’étonne pas de l’excès de mon désespoir. Toi, jeune fille, tu es admirable, et en vérité je crois que ce serait flatter un ange que de te le comparer. Tu as tout reçu de ta nature privilégiée, tu as de l’énergie et des larmes. Ô Adèle, ne prends pas ces paroles pour de l’enthousiasme aveugle ; cet enthousiasme a déjà duré toute ma vie et n’a fait que s’accroître de jour en jour. Toute mon âme est à toi, si toute mon existence n’avait pas été à toi, l’harmonie intime de mon être aurait été rompue, et je serais mort, oui mort nécessairement.

Telles étaient mes méditations, Adèle, quand la lettre qui contenait mon avenir est arrivée. Si tu m’aimes, tu sais quelle a été ma joie, je ne te peins pas ce que tu dois avoir senti.

Mon Adèle, pourquoi cela ne s’appelle-t-il que de la joie ? Est-ce qu’il n’y a pas de mots dans la langue humaine pour exprimer tant de bonheur ?

Ce passage subit d’une résignation morne à une félicité immense a ébranlé mon âme pour longtemps. J’en suis encore tout étourdi, et parfois je tremble d’être brusquement réveillé de ce beau songe divin. Oh ! tu es donc à moi, tu es donc à moi ! Bientôt, dans quelques mois peut-être, cet ange dormira dans mes bras, s’éveillera, vivra dans mes bras, toutes ses pensées, tous ses instants, tous ses regards seront à moi ! toutes mes pensées, tous mes instants, tous mes regards seront à elle, mon Adèle !...

Ah ! je puis donc enfin quelque chose sur mon avenir. Avec tant d’espérance, quel courage n’aurai-je pas ! Avec tant de courage, quel succès n’obtiendrai-je pas ! De quel fardeau je suis soulagé ! Comment ! ce n’est que d’avant-hier ! Il me semble qu’il y a déjà longtemps que mon bonheur est à moi. J’ai tant senti dans ces deux jours !

Et ta lettre de mercredi soir ! Comment t’en remercier, mon Adèle ? Je ne croyais pas qu’en un pareil moment rien pût ajouter à mon bonheur, ta lettre m’a fait éprouver que cette émotion de l’amour et de la joie n’a pas de bornes dans le cœur humain. Quelle épouse noble, tendre et dévouée m’est destinée ! Comment te mériterai-je jamais, Adèle ! Je ne suis que néant près de toi. Autant je relève la tête devant tout autre, autant je m’abaisse avec respect devant toi. Ainsi donc tu m’appartiendras ! Ainsi je suis appelé sur la terre à une félicité céleste ! Je te vois jeune épouse, puis jeune mère, et toujours la même, toujours mon Adèle, aussi tendre, aussi adorée dans la chasteté du mariage qu’elle l’aura été dans la virginité du premier amour. Chère amie, dis-moi, réponds-moi, conçois-tu ce bonheur, un amour immortel dans une union éternelle ! Hé bien, ce sera le nôtre.

Ce matin, j’ai répondu à mon père. Il n’y a dans sa lettre que deux mots affligeants, ceux qui annoncent ses nouveaux liens. Ma mère a pu lire ce que je lui ai écrit ce matin, mon enivrement ne m’a point fait oublier mon deuil ; tu ne peux m’en blâmer, ma noble amie. D’ailleurs, j’espère avoir tout concilié. Je suis son fils et ton mari. Tout mon devoir est là.

Je n’oublie pas que tu m’as dit que le compte de ma semaine ne serait pas sans intérêt pour toi. Je t’avouerai que jusqu’à mercredi j’ai essayé inutilement de travailler. Les heures s’écoulaient à lutter contre l’extrême agitation de mon esprit. J’étais plein de celle que je craignais de perdre, et toutes mes idées s’arrêtaient là. Hier, j’ai pu travailler. Aujourd’hui, j’ai passé tout le jour à courir les ministères, métier que je dois recommencer demain, après avoir donné toute la matinée au travail. La soirée sera bien heureuse.

Mon Adèle, c’est maintenant qu’aucun obstacle ne me rebutera, ni dans mes travaux, ni dans mes demandes. Chaque pas que je ferai dans ces deux routes me rapprochera de toi. Comment me sembleraient-elles pénibles ? ne me fais pas l’injure de penser cela, je t’en supplie. Qu’est-ce qu’un peu de peine pour conquérir tant de bonheur ? N’ai-je pas mille fois offert au ciel de l’acheter de mon sang ? Oh ! que je suis, que je serai heureux !

Adieu, mon angélique et bien-aimée Adèle, adieu ! je vais baiser tes cheveux et me coucher encore loin de toi, mais en rêvant à toi. Bientôt peut-être, ce sera à tes côtés. Adieu, pardonne tant de délire à ton mari qui t’embrasse et t’adore pour les deux vies.

V.-M. H.
Ton portrait ?
Ce dimanche matin [17 mars][35].

Tu m’as accusé hier d’injustice, mon Adèle, puis tu as ajouté avec ton sourire doux et triste : Je ne t’en veux pas. Quelque convaincu que je fusse du peu de réalité de cette injustice que tu me reprochais, cela aurait suffi, certes, pour me faire tomber à tes genoux si nous avions été seuls. Tu ne m’as point voulu dire adieu, et quoique dans l’état où j’étais je n’eusse pas besoin de cela pour souffrir toute cette nuit, je te dirai à mon tour que je ne t’en veux pas. — Adèle, mon profond respect, mon culte pour toi est tel que pour ne pas considérer comme une sorte de sacrilège la familiarité que tu as daigné me permettre avec toi, j’ai besoin de me rappeler à chaque instant et cette permission même et tous mes droits. Juge maintenant de la commotion que je dois éprouver quand je te vois flétrie de la familiarité de quelque autre homme, quand je te vois descendre de toute la hauteur où tu es placée dans mon admiration et mon estime pour tomber dans l’intime égalité d’un être vulgaire et d’un homme ! Hier, malgré toutes les petites contrariétés dont je t’ai parlé et l’ennui de tout ce qui nous entourait, je jouissais d’un grand bonheur intérieur, de celui de me sentir enfin élevé au nom de ton mari, car je crois t’avoir dit combien le rang moral est à mes yeux au-dessus du rang social ; c’est dans ce moment que j’ai été brusquement heurté par cette parole familière qui t’a tout à coup dégradée jusqu’à celui qui la prononçait. Tu ne peux concevoir ce qui s’est passé en moi dans ce moment-là. Le souvenir de cette prière, oubliée par toi durant dix-huit mois alors qu’elle aurait dû t’être plus sacrée que jamais, et réitérée inutilement il y a cinq mois, lorsque le simple sentiment des convenances, quand même tu n’aurais jamais pensé à moi, aurait dû t’avertit de la dignité de ton sexe, de ton âge et de ton âme ; ce souvenir et la nécessité de renouveler pour la troisième fois un avis que je n’aurais pas dû être contraint de t’adresser une seule, tout cela m’a accablé comme si on m’avait dit : elle, que vous aimez, que vous respectez comme Dieu ne vous aime point et ne se respecte pas. Cela m’a semblé si étrange, qu’il m’est venu des idées étranges ; ce qui eût été naturel pour toute autre femme, mais était monstrueux et odieux à ton égard. Aussi à peine la réflexion amère dont tu t’es offensée si justement m’est-elle échappée que je m’en suis repenti. Pourtant cela aura pu te faire voir à quel point j’étais ému, humilié et tourmenté pour une chose que tu parais traiter sans conséquence. Je t’ai quittée sans un mot de réconciliation de toi. Aujourd’hui, j’espère que cet orage se dissipera. Cependant je ne me dissimule pas que n’ayant pas le cœur content, il me sera impossible de t’aborder avec un visage joyeux. J’attendrai que tu m’expliques cette opiniâtreté incompréhensible pour moi de ne tenir nul compte d’une prière que je n’aurais pas même dû être contraint de te faire. J’apporterai les meilleures dispositions à t’entendre, je cherche même d’avance à te justifier dans mon esprit, mais j’avoue que je n’y parviens pas. À toi, il te suffira peut-être d’un mot. Tu m’as sans doute hier soir accusé après mon départ de sévérité et de rudesse, quand j’avais le cœur plein de pardon et de tristesse. Adèle, toi qui me dis injuste, n’es-tu pas quelquefois un peu injuste toi-même de m’attribuer la gêne et le silence que m’imposent les regards de tous ceux qui nous entourent ? Si nous étions seuls, si nous pouvions nous expliquer librement, tu verrais si ton Victor est dur et inflexible comme tu le crois.

Chère amie, ta lettre d’hier soir m’a versé un peu de baume sur le cœur. Les détails charmants dont tu me parles, ma femme, étaient loin de m’occuper peu, comme tu le penses. Je ne souffrirai certainement pas que tes parents fassent le moindre sacrifice quand le bienheureux moment sera venu[36]. Je vais dès à présent commencer des économies qui accroîtront un peu mes autres ressources ; je regrette presque ce vil or que j’ai prodigué l’an dernier pour des ingrats. Enfin !… Je voudrais pouvoir t’offrir un temple et non une maison. Tu verras. Travailler, économiser et solliciter, voilà ma vie jusqu’à notre mariage.

Adieu, bien-aimée Adèle, embrasse-moi. J’espère que ce soir nous nous serons pardonné mutuellement. Il m’eût été bien doux d’habiter Gentilly près de toi[37] Les raisons que tu me donnes ne me satisfont pas. Tu auras peut-être un voisin inconvenant.

Adieu, adieu, pense à moi et embrasse-moi encore.

Ton mari fidèle et respectueux.
Jeudi, neuf heures et demie du soir (21 mars).

Si tu savais comment s’est écoulée ma soirée jusqu’à cette heure, tu te rirais peut-être de moi. Mais non, car je ne doute pas que tu ne sois digne d’être aimée ainsi. Pendant que tu penses à tout autre chose à cette soirée, je vais t’écrire, et certainement quelque bonheur que tu puisses trouver là, le mien sera plus grand que le tien.

Je ne te parle pas, Adèle, de cette soirée[38], tu y es allée, il suffit. Sois tranquille, chère amie. Jamais tu n’auras à craindre cette tyrannie dont tu parlais aujourd’hui, jamais, sous prétexte qu’il ne sera pas partagé par moi, je ne te priverai d’un amusement, je ne pourrai même avoir un instant cette pensée, car du jour où tu te seras créé des plaisirs hors de notre bonheur, tout sera fini pour moi, tu ne m’aimeras plus, et à cela qu’aurais-je à dire ? Pour moi, quand je m’abstiens d’un bal ou d’une fête où je ne te trouverais pas, je t’avoue que je n’y ai aucun mérite ; je fais précisément tout le contraire d’un sacrifice. Il me serait insupportable d’aller dans un lieu de joie où celle qui fait ma seule joie ne serait pas, où je n’éprouverais que l’ennui de ton absence ; alors en restant chez moi j’obéis à un égoïsme, qui est tout simplement la conséquence de mon amour pour toi. Aussi, je me garde bien de te parler de si peu de chose, cependant, Adèle, si tu connaissais cette partie extérieure et publique de ma vie dont tu ne peux avoir qu’une idée très imparfaite, peut-être trouverais-tu que je t’immole des jouissances. Mais comme je ne goûte qu’une jouissance au monde, toutes les autres, quelles qu’elles soient, ne sont rien pour moi. Une fois seulement et tout récemment j’ai accepté une invitation de bal et je t’ai dit pour quelles considérations. Néanmoins en l’acceptant, il était de mon devoir de t’en parler. Tu me fis une observation qui était fort juste, c’est que tu n’y serais pas. C’est précisément pour cela que je t’en parlais. Quoique tu n’aies pas toujours jusqu’ici pensé de même, tu daignas me dire qu’il te serait moralement impossible d’aller à une fête où je ne serais pas. Ces paroles me remplirent de joie et fixèrent ma résolution. Je prétextai une indisposition, je fis plus, je la feignis, rien ne put m’empêcher de te donner cette marque d’obéissance et de me sauver en même temps d’un ennui. Tu vois, chère amie, que ce que je veux, je le veux bien ; je sais, moi, trouver des raisons auxquelles on ne peut répondre.

Adieu pour ce soir, chère, bien chère Adèle, tu vas rentrer tard et fatiguée, puisses-tu m’avoir donné une pensée dans toute ta soirée et bien dormir ! Adieu.


Vendredi (22 mars).

Chère amie, que rien de ce qui est écrit plus haut ne te blesse. Je ne crois pas que ce que je t’ai dit là sans la moindre amertume puisse être amèrement interprété ; mais je veux prévenir en toi tout chagrin, même ceux qui me semblent improbables.

Hélas ! comment oserais-je me plaindre de toi, de toi, mon Adèle, qui es si bonne, si tendre, si généreuse, si noblement et si entièrement dévouée ! À toutes les vertus de ta nature privilégiée tu ajoutes encore toutes les grandes et belles vertus de l’amour. Comment se fait-il, chère et bien-aimée Adèle, qu’un être tel que toi soit si singulièrement entouré d’esprits étroits et de cœurs arides ? Ce n’est pas à cause de moi que je m’afflige de tout ce qui t’environne. Que m’importe ce que cela pense de moi ? C’est pour toi qui es obligée de vivre au niveau de ces gens qui te traitent comme une égale et auxquels tu es si supérieure, c’est pour toi, noble amie, qui es condamnée à être incessamment examinée de leurs petits yeux, jugée de leur petit jugement, tourmentée par leur petite tyrannie. En vérité, il me semble voir une colombe parmi des canes, et je rirais bien de tant de discordance, s’il ne s’agissait de toi. Il y a bien des espèces d’animaux dans les hommes.

Chère amie, il est inutile de te dire combien j’excepte de tout cela tes parents, que j’aime puisqu’ils sont les tiens. Ils ont bien aussi quelquefois, à parler franchement, le tort de voir de près ou de travers, mais chez eux ce n’est pas un défaut, parce que ce n’est pas une habitude. Du reste, il me semble qu’ils te connaissent et t’apprécient, et surtout qu’ils t’aiment, ce qui me fait passer par-dessus tout.

Le tableau que tu me présentes de notre bonheur à Gentilly[39] m’a ému et transporté, quoiqu’il fût déjà tout entier dans mon attente et dans mon espérance. Tu dois croire, mon Adèle bien-aimée, que mon imagination n’a pas été moins prompte que la tienne à me représenter cette félicité. Elle me semble si grande qu’en vérité, accoutumé que je suis à souffrir toujours de malheurs inattendus, je regarde soigneusement et presque avec crainte dans l’avenir si je puis me confier à toute ma joie. Tout jeune que je suis, la douleur est pour moi une vieille connaissance avec laquelle il me serait maintenant bien cruel de renouer. C’est que je n’ai, moi, que de terribles résignations. Ne parlons plus de cela, à quoi bon se former des orages quand on est sous un ciel si pur et si beau ? Le passé est passé, ne le ramenons pas à nous de force pour le mêler à notre avenir.

Adèle, tu as un Victor qui t’aime comme jamais femme ne fut aimée, qui est un homme et sait qu’on n’arrive au bonheur que par le travail et le danger ; aie donc de la joie et du courage. Dans la vie, tu seras mon appui moral, et je serai ton appui physique. Va, nous ne chancellerons ni l’un ni l’autre. Un regard de toi me conduirait à tout, il m’élèverait au ciel comme il me précipiterait dans un abîme. Oui, chère amie, sois fière, car voilà la puissance que tu exerces, et que tu exerces sur un homme qui sentait la nécessité d’être homme lorsqu’il était encore enfant. L’immense supériorité que tu as sur moi ne m’épouvante pas, parce qu’elle m’inspire la force de franchir cet intervalle. Puisque mon être est lié au tien, il faut bien qu’il marche près du tien et digne du tien, peu d’oreilles humaines comprendraient le langage que je te parle ici, mais je ne sais personne au monde qui soit plus que toi digne qu’on lui parle avec l’âme et le cœur.


Samedi (23 mars).

Ainsi je te verrai tous les jours, ainsi nous habiterons sous le même toit en attendant mieux encore. Ainsi chaque matin en me levant je pourrai voir les premiers rayons du soleil se réfléchir sur les vitres derrière lesquelles dormira ce que j’ai de plus cher et de plus précieux au monde. Je serai là au haut de cette tour comme la sentinelle qui veillera sur ton bonheur et ton repos ; je travaillerai avec plus d’ardeur et de joie encore en songeant que le prix de ce travail est si près de moi.

Adèle, il ne manquera à tant de bonheur que la présence de celle qui en eût tant joui, car elle était ma mère, elle m’aimait et elle t’aimait aussi, toi en qui son fils plaçait tout son orgueil et toute sa félicité. Que ne t’a-t-elle tout à fait connue ! Mais, mon amie, ses regards se sont trop arrêtés à tout ce qui t’entourait, elle t’a jugée d’après ceux à qui tu es si loin de ressembler ; ses yeux n’ont pas été comme les miens pénétrer jusqu’à ton âme. Elle t’eût certainement aimée et estimée bien plus que moi, son Victor, si elle t’avait vue comme je te vois, si noble, si grande et si pure ! Déjà mon long et opiniâtre amour l’étonnait, ma haute estime pour toi la gagnait lentement, et sans l’affreux malheur qui nous l’a si tôt enlevée, nous aurions peut-être été heureux par elle un an plus tôt.

Adèle, pardonne-moi de mêler des idées si tristes à d’autres idées si riantes ; mais avant de me livrer entièrement à nos délicieuses espérances, tu ne peux me blâmer de donner encore un regard à cette mère admirable pour la mémoire de laquelle je voudrais te voir partager mon culte et mon amour. Une fois réunis, ce n’est pas elle qui nous eût imposé des entraves si singulières et presque si offensantes[40]. Elle eût cru s’humilier elle-même, si nous estimant tous deux, elle eût gêné notre liberté ; elle eût voulu, au contraire, que, par de hautes et intimes conversations, nous nous préparassions mutuellement à la sainte intimité du mariage. Elle aurait su qu’il n’y a rien dans mes plus secrètes pensées qui soit dangereux pour toi et rien dans les tiennes qui ne soit utile et profitable pour moi. Son Victor t’aurait consultée en tout, se serait plu à te révéler dans la solitude tous les mystères de la poésie qui touchent de si près aux mystères de l’âme et de la vertu, et auxquels par conséquent tu es si digne d’être initiée. Le soir, qu’il m’eût été doux d’errer loin de tous les bruits, sous les arbres et parmi les gazons, devant toi et devant une belle nuit ! C’est alors qu’il se manifeste à l’âme des choses inconnues à la plupart des hommes. C’est alors que toutes les formes de la nature semblent ravissantes et divines, et que tout paraît en harmonie avec l’ange qu’on aime. Dans ces moments, chère amie, la parole humaine est insuffisante à rendre ce qu’on éprouve, mais tu es de ces intelligences rares qui savent comprendre tout ce qu’elle ne peut exprimer. Tes yeux, Adèle, savent lire tout ce qu’on lit en eux. Ils entendent le langage céleste qu’ils parlent. Et moi, j’aurais voulu étudier dans une délicieuse solitude cette âme qui apparaît si belle dans ton beau regard, épier toutes tes émotions, recueillir tous tes doutes, recevoir toutes tes confidences ; j’espérais me nourrir de la douceur et de la sublimité de tes entretiens, te dévoiler à toi-même tout ce que ta modestie ignore en toi, réveiller ces hautes idées nées avec toi, mais qui peut-être sommeillent encore, et te montrer quelle reconnaissance nous devons tous deux au Dieu qui t’a créée.

Il paraît que ce sont des rêves. — Nous ne serons jamais seuls, dis-tu, et par conséquent jamais ensemble ; car pour être vraiment ensemble il faut être seuls. Ajoute à cela que personne chez toi n’est capable de comprendre la langue que j’aimerais à te parler comme à un homme de génie et certes bien plus encore ; car une âme telle que la tienne est bien supérieure au génie. D’ailleurs cette langue, je te la parle ici, et je ne doute pas qu’elle ne te semble aussi claire qu’elle paraîtrait bizarre à des esprits limités et à des cœurs matériels.

Chère amie, il faut renoncer à transporter nos lettres dans nos conversations. Je n’en serai pas moins bien heureux, plus heureux que je n’aurais jamais osé l’espérer, je te verrai, je te parlerai souvent, et est-il quelque bonheur au-dessus de celui-là, si ce n’est de te posséder, félicité dont je me figure à peine toute l’étendue, et qui cependant m’est promise.

Avant de finir, je te dois le compte de ma semaine et je serai heureux si tu me donnes celui de la tienne. Les deux premiers jours ont été employés comme tu sais, depuis, je suis un peu fatigué de ce travail forcé. Alors j’ai profité de ce moment d’épuisement et de stérilité qui suit toujours un excès de composition, pour faire des choses insignifiantes. Ainsi j’ai remis au courant mon interminable correspondance, occupation très fastidieuse et qui me prend trop souvent un temps nécessaire, ce qui fait que je me déciderai quelque jour, en dépit du monde entier, à ne plus répondre à cette nuée de connaissances que pour la plupart je ne connais pas. Il faudra bien que le feu s’éteigne faute d’aliments. D’un autre côté, on me dit que ce silence obstiné passerait pour orgueil ; c’est un ridicule que je tiens surtout à éviter. Je m’en rapporte à toi, mon Adèle, que me conseilles-tu ? Ajoute à ces lettres les embarras non encore terminés de notre déménagement et les visites auxquelles mon nouveau logis ne me dérobe pas, mais qui ne me suivront heureusement pas dans ma tour ; et tu verras qu’en somme la majeure partie de ma semaine s’est assez ennuyeusement et inutilement passée, excepté les moments où je t’ai écrit. Je compte employer mieux pour mon plaisir et nos intérêts la semaine prochaine. Je me remettrai sérieusement à ce roman, puisqu’il te plaît. Je n’ai encore rien pu décider pour mon ode[41], je n’aurais pas balancé un moment à faire ce que tu désirais si cela ne dépendait que de moi, mais dans ton intérêt même, il est des avis que je dois ménager. Souvent un avis méprisé d’un ami utile nous fait un ennemi implacable, considération qui ne serait rien à mes yeux si ton sort n’était pas lié au mien. Tu vois donc, chère Adèle, que tu me condamnais sans m’entendre. J’espère pourtant que la destination de cette ode sera bientôt fixée. Il n’y a pas encore, certes, de temps perdu, et maintenant je dois regarder autour de moi à chaque pas que je fais dans ma carrière, parce qu’ils sont bien plus importants que lorsqu’elle ne concernait que moi.

Adieu, mon Adèle, ma femme bien-aimée, je pense que tu ne te plaindras pas de la brièveté de cette lettre. Tu dis que tu m’écris plus que je ne t’écris ; écoute, j’ai reçu de toi depuis le 8 octobre 1821, trente-deux lettres, si tu as conservé par hasard les miennes à dater de cette époque, compte-les, et je suis sûr que tu reconnaîtras par cette preuve palpable combien ton reproche est peu fondé. Songe ensuite combien mes lettres sont longues. Leur longueur m’effraye tellement moi-même quelquefois que je doute que tu les lises en entier. Moi, je lis, je relis, je dévore les tiennes ; adieu, quoique j’aie encore mille choses à te dire, adieu, mon Adèle adorée, je te verrai ce soir quelques heures après avoir pensé à toi pendant huit jours et huit nuits. Adieu, dors bien et donne-moi une pensée en t’éveillant, puisqu’il n’y aura de place pour moi dans tes rêves que lorsque j’habiterai mon colombier.

Encore une fois adieu pour t’embrasser.

Victor.
Mercredi, dix heures du soir [27 mars][42].

Il est difficile de revenir plus contrarié d’une soirée plus heureuse. Imagine-toi, mon Adèle, qu’au moment où je sortais, ta mère m’en a proposé une pareille pour demain et qu’il a fallu que j’aie sottement accepté il y a quelques jours pour demain même une invitation à dîner avec un de mes amis éloignés qui est venu passer quelques instants de loisir à Paris. En sorte que tout le monde y perdra. Au lieu d’une joie cordiale, j’apporterai demain au nouvel arrivant toute la tristesse et tout l’ennui de ton absence. L’idée que je pourrais passer près de ma femme adorée ces moments si fastidieux me rendra moi-même pour les autres le plus fastidieux des hommes. Adèle, je ne connais pas de plaisir, quelque grand et quelque vrai qu’il soit, même celui d’un entretien intime avec mon meilleur ami, qui approche seulement à une distance immense du moindre bonheur qui me vient de toi, fût-ce celui d’entrevoir de loin ta robe dans une promenade. Juge maintenant de la comparaison cruelle qui se présentera demain soir incessamment à mon esprit. Mon Adèle d’un côté, et tous ces importuns, tous ces odieux indifférents de l’autre ! À peine avais-je parlé à ta mère de cet engagement, qu’il m’est survenu l’idée toute simple de m’en débarrasser à tout prix, mais ta mère me l’a si positivement défendu, que j’ai dû me taire. Il est vrai que j’ai pensé que je te verrais vendredi à midi, ce qui m’aide à me résigner, car si je t’avais vue demain soir, je ne t’aurais pas vue après-demain matin. En me répétant cela, je me console un peu. Et puis vendredi soir je passerai encore ma soirée avec toi, ce qui me fera supporter cette insipide lecture avec joie, puisque ce sera une occasion de te voir. Adieu pour ce soir, j’ai voulu te dire avant de me coucher combien je suis triste, et mécontent de moi-même ; il me semble que parler à ma bien-aimée Adèle de ma tristesse et de mon mécontentement, cela me soulage.

Je viens de baiser tes cheveux, et cela a achevé de me remettre. Je vais songer à toi en m’endormant afin de rêver de toi quand je dormirai. Adieu

donc, adieu, j’ai bien de la peine à me séparer de toi, même sur le papier.
Samedi (30 mars).

Je croyais trouver beaucoup de travail dans cette semaine et je n’y ai guère trouvé que beaucoup de bonheur. Ce n’est certainement pas moi qui croirai avoir perdu au change. Cependant je serais plus content encore si j’avais pu réunir le travail et le bonheur. C’est ce qui aura lieu à Gentilly et c’est pour cela que je désire tant y être installé. Là du moins plus d’importunités, plus de visites, peu de lettres, tous mes jours seront à mon Adèle et à mes ouvrages.

Je t’ai vue cette semaine cinq jours, dimanche, lundi, mercredi, jeudi et vendredi ; certes, c’est l’une des plus heureuses dont je puisse conserver le souvenir ; mais pourquoi faut-il que tous les instants que je ne puis passer près de toi, ne m’appartiennent pas ? Il faut consumer en démarches ou perdre en conversations des moments précieux ; cela m’afflige et de cœur et d’esprit ; car lorsque tu es absente, c’est dans une laborieuse retraite que je m’en aperçois le moins ; il me semble que travailler pour toi, Adèle, c’est presque être en ta présence. Il est vrai que ces ennuyeuses démarches ont aussi mon Adèle pour but ; par conséquent je ne dois pas m’en plaindre. Enfin tout cela finira, et il ne me restera de toutes ces petites contrariétés qu’une félicité immense et inaltérable.

J’envisage avec effroi les ennuis qu’entraînera pour moi la publication de cette ode et par suite celle de ce recueil si je m’y décide définitivement. Je ne songeais pas à cela quand je parlais tout à l’heure du bonheur de Gentilly ; toutes ces maudites publications m’empêcheront encore de longtemps d’en jouir pleinement. Il faudra être si souvent à Paris pour voir les imprimeurs, parler aux libraires, presser les ouvriers, corriger les épreuves, etc., que je ne sais si cette seule considération ne m’arrêtera pas. Que me conseilles-tu, mon Adèle ? Je ferai ce que tu me diras. Songe seulement que je ne te parle ici que des embarras indispensables et dont l’auteur ne peut se décharger sur personne. Que serait-ce si je te parlais de ceux qui suivent ordinairement l’impression ?

Mais je suis décidé à ne rien faire pour aider au succès. Je considère comme indigne d’un homme qui se respecte cette habitude qu’ont adoptée tous les gens de lettres d’aller mendier de la gloire près des journalistes. Beaucoup de personnes trouvent cette délicatesse exagérée, mais je suis sûr que toi, tu ne me blâmeras pas. J’enverrai mon livre aux journaux ; ils en parleront s’ils le jugent à propos, mais je ne quêterai pas leurs louanges comme une aumône. À cela on m’objecte qu’il est prouvé que les journaux peuvent faire le succès d’un mauvais ouvrage ou empêcher celui d’un chef-d’œuvre. Je réponds par des exemples que le tour qu’ils jouent au public n’a pas de longs effets et que le temps remet tout à sa place ; ensuite, il m’est bien plus prouvé encore que l’homme qui va dire à un autre : Louez-moi, fait une chose méprisable ; s’il invoque l’usage, je réponds que l’usage est méprisable ; et, juge-moi, mon Adèle, ai-je tort ?

D’ailleurs jusqu’ici je n’ai pas fait un pas pour moi près d’un journaliste, et c’est peut-être pour cela que les journalistes me témoignent quelque considération. On respecte celui qui se respecte. Je suis sûr, chère amie, que tu vas trouver ces idées toutes simples. Hé bien, croirais-tu qu’elles semblent extravagantes à une foule de gens qui ne sont pourtant ni fous, ni vils ? C’est ainsi que le monde adopte mille bienséances de convention qui en principe sont souvent stupides lorsqu’elles ne sont pas révoltantes.

Et pour te parler ici d’un sujet qui nous intéresse tous deux, y a-t-il rien de plus ridicule que les prétendues convenances dont on environne la sainte cérémonie du mariage ? Dès le matin, on est assailli, fêté, ennuyé ; on appartient à tous les indifférents, à tout le monde excepté à l’être que l’on aime et dont on est le bien. Il faut absolument parler haut, rire aux éclats, comme si l’on pouvait plaisanter dans le bonheur. L’homme vraiment et profondément heureux est grave et serein, il ne se montre pas gai ; que lui importe tout ce qui l’entoure, il jouit en lui, il jouit en une autre encore, mais voilà tout. Quand l’âme est ainsi inondée de félicité, elle craint de l’épancher au dehors ; elle ne cherche pas à échauffer les indifférents de sa joie ; elle n’est expansive qu’avec l’âme qui lui répond et qui éprouve le même bonheur qu’elle. Les grandes émotions, Adèle, sont muettes. Le bonheur parfait ne rit pas ; le malheur complet ne pleure pas.

Ces mystères intimes de notre organisation morale, chère amie, te sont aussi connus qu’à moi ; mais il est étonnant qu’ils aient été révélés à si peu d’hommes. C’est que parmi nous l’esprit social altère l’âme naturelle. Ainsi, par exemple, au lieu d’envelopper d’ombre et de silence le bonheur de deux jeunes époux, il semble qu’on n’ait pas assez de lumière et de bruit pour le troubler, et le troubler c’est le profaner. Qu’importent les fêtes, les banquets et les danses à deux cœurs qui s’aiment et qu’on unit ! Tout cela ajoute-t-il quelque bonheur à celui du mariage ? N’est-il pas odieux qu’un ramas d’hommes souvent pleins de vice et de turpitude sachent précisément à quelle heure la vierge deviendra épouse ? et qu’ils mêlent même de loin leurs conjectures grossièrement plaisantes aux plaisirs les plus permis et les plus sacrés ?

Pardonne, chère amie, mais si j’étais le maître, rien ne se ferait ainsi. Un beau jour d’été, après avoir passé des heures heureuses ensemble, avec quelques vrais amis qui auraient encore été pour nous du superflu, nous irions le soir nous promener tous deux seuls dans les champs, pleins de rêveries douces et de délicieuses émotions. Une église de village se présenterait devant nous. Ton Victor t’y entraînerait, tu ne serais prévenue de rien. L’autel serait paré de fleurs, près de l’autel se retrouveraient et tes parents et nos amis, si oubliés dans notre promenade. Un prêtre arriverait et nous serions unis en un instant comme par enchantement. Alors tu pourrais venir te reposer dans mes bras de cette promenade faite à mon côté. Tout ce que nous aurions rêvé d’union pure, intime et divine dans la soirée se réaliserait dans la nuit. Rien de profane ne se mêlerait à tant de choses sacrées. Le soir, nos amis joyeux respecteraient la paix angélique de notre félicité. Le lendemain matin, nul regard indiscret ne nous demanderait compte de nos plaisirs ; nulle parole importune ne sonderait le secret de nos âmes et de nos vies, ou plutôt de notre âme et de notre vie. Adèle, ce tableau de notre union me transporte, si tu m’aimes, il ne te sera pas indifférent.

Ô mon Adèle, qu’importe tout ce que je dis ? Au milieu des accessoires les plus insipides, le jour de notre mariage n’en sera pas moins, avec le jour où j’ai su que tu daignais m’aimer, le plus beau jour de ma vie.

Adieu, ma noble, ma douce, ma bien-aimée Adèle, ce n’est pas m’humilier que de dire que je suis pas digne de baiser la poussière de tes pieds. Je ne connais personne au monde qui en soit digne, et cependant, avec ton adorable bonté, tu me permets de t’embrasser, n’est-ce pas ? Ton mari respectueux et fidèle,

Ton mari respectueux et fdèle,
V.-M. H.
Dimanche, 9 h. du soir [31 mars].

C’était avec un chagrin profond, mon Adèle chérie, que je croyais remarquer depuis quelque temps de l’indifférence dans l’accueil que tu faisais à mes lettres. J’avais été plus d’une fois obligé de t’avertir qu’il était possible que je t’eusse écrit, et plus d’une fois encore je m’étais vu sur le point de remporter les lettres que j’avais été si heureux de t’écrire en pensant que tu les lirais. Aussi, ta demande m’a-t-elle causé ce soir une surprise à la fois pénible et douce, pénible, puisque par extraordinaire je n’avais pas de billet à te remettre, douce, parce qu’elle me prouvait que tu daignais encore penser quelquefois et peut-être trouver quelque plaisir à lire une lettre de ton Victor. — Je crains, mon Adèle, que tu ne sois grondée ce soir à cause de moi, et c’est moi pourtant qui seul aurais droit de me plaindre, mais je veux me taire là-dessus, j’endure tout cela sans murmurer pour ma femme adorée, je regrette même de t’en avoir reparlé ici. Que sont ces contrariétés près de la félicité d’être aimé de toi ! Mon Adèle ! oh oui ! c’est cette félicité qui fait toute ma joie, ma seule joie, et quand je me surprends l’audace d’y croire, je suis le plus heureux des êtres. Est-il bien vrai qu’il y a sous ce sein bien-aimé un cœur qui bat pour moi ? Est-il bien vrai que j’ai quelquefois place dans les rêves de l’ange qui remplit, qui enchante tous les miens ? Oh ! si je voulais essayer de te dire, mon Adèle, tout le bonheur que renferme pour moi la félicité d’être aimé de toi, cette lettre serait éternelle. Adieu pour ce soir, je n’ai bientôt plus de lumière, cela est d’autant plus fâcheux que j’espérais remplir ces quatre pages avant de me coucher ; mais il faut céder à la nécessité, et d’ailleurs que pourrais-je ajouter quand je t’ai dit que je t’adore, ce que tu sais comme moi, et que je t’embrasse, bonheur qui ne m’arrive pas aussi souvent que je le dis. Adieu donc, hélas ! il faut s’arracher à toi !


Lundi, 4 h. de l’après-midi.

Je crains à chaque instant d’être dérangé, mon Adèle, et pourtant je voudrais bien t’apporter ces quatre pages ce soir. Et toi, m’as-tu écrit ? Aurai-je ce soir quand je te quitterai le bonheur de te retrouver dans une douce lettre bien tendre et plus précieuse encore pour ton mari ? Hélas ! quand je te quitte, Adèle, le bonheur de te lire et de t’écrire est la seule consolation qui puisse arriver jusqu’à moi ! Et c’est vraiment de l’héroïsme quand je me résigne, comme cela m’arrive quelquefois, à travailler dans la soirée. Cependant c’est pour toi, et pour toi je puis m’imposer tous les sacrifices, même celui de la douceur de t’écrire. Que ne peux-tu lire dans mon âme, Adèle ! Tu ne m’affligerais jamais, comme tu l’as fait hier, par des doutes bien peu mérités. Tu m’as reproché d’avoir été à la campagne l’an dernier, et ce reproche, mon Adèle, c’était à moi à te l’adresser. Mais à Dieu ne plaise que j’ose encore te tourmenter. Tu m’as donné, chère ange, des preuves d’amour qui resteront à jamais gravées dans le cœur de ton Victor. Oh non ! ne crois pas qu’il puisse manquer un seul instant de sa vie au souvenir de tout ce qu’il te doit. Il n’a que toi au monde, Adèle, mais tu remplis toute son âme, tout ce qu’il peut éprouver de respect, d’amour, d’enthousiasme, de dévouement, c’est toi qui le lui inspires, c’est à tes pieds qu’il le dépose.

Adieu, ange, daigneras-tu embrasser ton mari, ton Victor ?
Jeudi, 4 avril.

J’espérais te voir ce matin à l’église ; je t’ai attendue bien longtemps et bien inutilement. J’y retournerai à trois heures et si je ne t’y vois pas, j’aurai du moins la consolation d’avoir fait pour toi ce que tu ne ferais certainement pas pour moi. Ce sera à la fois une consolation et une peine, car on voudrait toujours être aimé autant que l’on aime.

Tu te plains, chère amie, de ce que je t’écris, dis-tu, moins qu’autrefois. Cette plainte est loin de me sembler fondée. Si je m’écoutais, Adèle, je donnerais au bonheur de t’écrire tout le temps que je ne pourrais consacrer au bonheur de te voir. Mais ce serait de l’égoïsme, et tu serais la première à me rappeler que toutes mes heures doivent être employées utilement plutôt qu’agréablement, et que je ne dois pas encore penser à passer tout mon temps aux choses qui me plaisent. Il me faut, je t’assure, beaucoup de courage pour ne pas t’apporter toutes les semaines un gros cahier où la même idée unique d’amour et de dévouement serait reproduite sous toutes les formes et dans toutes les phrases. Toutes occupations qui ne me ramènent pas directement à toi me sont insipides, et il faut qu’elles soient bien nécessaires pour que je me résigne à m’y livrer. Aussi quand mes journées se sont bien ennuyeusement écoulées au milieu de ces affaires de tout genre qu’entraîne le souci d’une réputation et d’un état, je me récompense de mes peines en t’écrivant, je me repose en toi, mon Adèle, de toutes les fatigantes distractions qui se disputent ma vie. J’oublie alors qu’il existe autour de moi un monde, des hommes qui s’agitent dans le bien et dans le mal, des événements qui s’écoulent, un ciel plein de nuages et d’étoiles, j’oublie tout pour ne penser qu’à celle qui peuple pour moi cet univers moral et physique où sans toi je serais comme dans un désert. Dans ces moments d’oubli où domine ton seul souvenir, où ma pensée peut s’attacher sur toi pleinement sans mélange et sans diversion, il me semble que je suis placé bien haut pour voir la terre. Alors de même que je pleure de ce dont rient les hommes, je me sens la force de rire de ce dont ils pleurent. Je sépare alors distinctement l’animal humain de l’âme divine. Le mépris que m’inspirent les douleurs qui ne s’adressent qu’à la matière me rend plus sensible aux moindres des souffrances qui vont au cœur. Adèle, toutes les choses dont se compose l’existence prennent une face nouvelle quand on aime, l’âme, placée dans l’amour qui est sa vie naturelle, acquiert alors de nouvelles forces pour observer le monde au milieu duquel elle est exilée. On devient indulgent, parce qu’on se pénètre de cette idée que si l’on voulait être sévère, il faudrait l’être sans cesse. On reconnaît que bien peu de choses sur la terre méritent la haine et l’indignation, et qu’il faut apporter à la masse des hommes en échange de ses bassesses et de ses folies un peu de mépris et beaucoup de pitié. Tu crains qu’il n’y ait de la dureté dans mes principes, mon amie, rassure-toi. Ce n’est pas à moi qu’il conviendrait d’être si impitoyable. Je sens combien je vaux peu, et je le sens surtout quand je te parle, à toi, mon Adèle bien-aimée. Tu ne saurais te figurer d’ailleurs dans quelle incroyable bienveillance j’enveloppe tous mes frères d’humanité. Je me suis accoutumé de bonne heure à rechercher dans le mal qu’on me fait le motif qui a poussé un homme à me faire ce mal. Alors ma colère d’un moment se change presque toujours en une longue et profonde compassion. Il m’arrive même assez souvent de trouver un principe louable dans la source d’une mauvaise action. Alors tu conviendras qu’on n’a guère de mérite à se consoler du tort reçu et à le pardonner. J’en reviens toujours à cette idée que je ne puis demander à des créatures vulgaires la perfection de mon Adèle. Après cette réflexion il est tout simple que je sois indulgent. Il est remarquable, chère amie, qu’on ait souvent traité l’amour de folie, de démence, de maladie, etc. Hé bien ! l’amour enseigne la plus belle des philosophies.

Je viens de te conduire dans des idées graves, mais parmi lesquelles ton esprit doit se retrouver comme dans une patrie ; car je suis sûr qu’il n’y a rien de ce que j’exprime ici si faiblement que tu ne sentes comme moi et mieux que moi. Je ne dépose qu’en toi ces méditations intimes. Elles ne doivent être entendues que d’un cœur qui vive dans l’innocence et dans l’amour à la fois. Un enfant ne me comprendrait pas encore, un vieillard ne me comprendrait plus. C’est cette jeunesse de l’âme, Adèle, que nous conserverons toujours, si ton affection pour ton Victor est éternelle comme le sera sa tendresse pour toi. Adieu pour aujourd’hui. Je vais à Saint-Sulpice. Y seras-tu ?


Vendredi (5 avril).

Je t’ai vue enfin hier au soir et j’en suis encore tout heureux. Quelle est donc cette puissance enchanteresse que tu exerces sur moi ! Quoique je te voie à présent bien souvent, ta présence produit toujours sur moi les mêmes effets avec la même force. Si je t’aperçois de loin, de très loin, comme je t’ai reconnue hier de la rue d’Assas, le cœur me bat et je double le pas comme lorsque je ne te voyais qu’à de longs intervalles, pendant de courts instants et grâce à des hasards longtemps épiés. Mon Adèle, j’ai beau faire, je ne puis me figurer quelle sera ma félicité quand nous serons unis. Pardonne-moi de te répéter si souvent la même chose, mais je n’ai qu’une pensée et à qui la dirai-je si ce n’est à toi ? Adieu pour aujourd’hui. Je vais m’occuper de faire ma malle pour cette retraite où tant de bonheur m’est promis. Ce soir, j’irai m’ennuyer à quelques visites d’adieu. Et demain le jour sera beau dès mon lever, car je passerai ma matinée à t’écrire et ma journée près de toi. Adieu, adieu ! je ne veux pas commencer une autre ligne, car il n’y aurait pas de raison pour que je finisse, tant il me coûte de laisser du papier blanc !


Samedi matin (6 avril 1822).

J’ai été très affligé et très indigné dimanche, chère amie, en entendant de quelles infamies on avait souillé dans ton esprit la mémoire de ma mère. Je t’ai suppliée de n’en rien croire, je t’en ai conjurée parce qu’il m’importe que celle qui partagera ma vie ne pense pas mal de celle à qui je dois cette vie. Songe, Adèle, si tu as quelque estime pour ton Victor, que la femme qu’on accuse d’une si vile calomnie envers une jeune fille, est celle qui m’a nourri, qui m’a élevé[43] ; si cette considération n’est rien pour toi, songe de quelles nobles vertus cette mère nous a donné l’exemple au milieu des plus grandes douleurs. Ma mère se plaignait peu, et pourtant elle a beaucoup souffert. Aussi en inspirant à ses enfants l’horreur du vice qui faisait le malheur de toute son existence, elle répétait souvent que son malheur même ferait le bonheur de celles que ses fils épouseraient. Hélas ! elle n’a pu être témoin de l’accomplissement de sa prédiction. Je suis fâché, mon amie, que tu ne m’aies pas parlé plus tôt de l’imposture imaginée sans doute pour me perdre dans ton estime, la tête de ma mère aurait été plus tôt déchargée de cet odieux mensonge. Car, chère amie, je ne doute pas que maintenant tu n’aies réfléchi au peu de fondement d’une telle accusation. Je ne m’y appesantirai donc pas. Je te dirai seulement que jamais je n’ai entendu ma mère parler de ta famille ou de toi avec colère à un étranger ; au contraire, elle ne se servait que de paroles d’estime et d’amitié quand le hasard mêlait votre nom à une conversation, ce qui à la vérité arrivait très rarement. Je te dirai encore avec la même franchise que lorsque ma mère était seule avec moi, et qu’elle me voyait toujours triste, morne et abattu, elle exhalait quelquefois sa douleur en plaintes contre moi et contre toi ; mais dès qu’elle s’apercevait que ma tristesse ne faisait qu’en redoubler, elle se taisait. Je conviens encore qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu loyalement pour te bannir de mon souvenir ; elle a cherché à me livrer aux dissipations du monde ; elle aurait voulu que je m’enivrasse des jouissances de l’amour-propre ; pauvre mère ! elle-même avait mis dans mon cœur le dédain du monde et le mépris du faux orgueil. Elle voyait bien que tout échouait sur moi, parce que j’avais placé ma vie ailleurs que dans les joies qui passent et les plaisirs qui s’évanouissent. Je ne parlais jamais de toi, mais elle lisait dans mes yeux que j’y pensais sans cesse. Pourquoi cette noble mère a-t-elle été ambitieuse pour moi ? Pourquoi a-t-elle rêvé pour son fils une prospérité qui n’est pas le bonheur ? Cette sagesse lui a manqué entre toutes les sagesses qui réglaient sa conduite, elle a oublié que l’âme ne se nourrit pas de richesses et d’honneurs et que la vie perd toujours en félicité ce qu’elle gagne en éclat. Ce sera une grande leçon pour moi un jour que cette erreur de ma mère. Je ne préférerai point les projets calculés et les froides espérances que mon âge mûr aura conçus pour mes enfants à leurs affections, aux penchants qui s’empareront de leurs cœurs, pourvu toutefois que je sois sûr de la pureté de ces penchants et de la noblesse de ces affections. Je tâcherai de les diriger d’après mon expérience pour leur plus grand bonheur, mais jamais je n’essaierai de détruire ce qui est indestructible, un amour vertueux dans un être pur. Adèle, ma bien-aimée Adèle, tu partageras ces soins, tu m’aideras de tes conseils, et si jamais (ce qui est impossible) j’oubliais ce que je dis ici et que je voulusse sévir contre une passion innocente, tu me rappellerais, toi, ma douce Adèle, ce que le mari de vingt ans promettait pour le père de quarante. Ce sera, n’est-il pas vrai ? une chose ravissante que d’étudier chez nos enfants les progrès de ce que nous aurons éprouvé nous-mêmes, de les voir recommencer doucement toute l’histoire de notre jeunesse. Alors, chère amie, nous pourrons dire, comme ma noble mère, que nos souffrances feront leur bonheur. Adieu, mon Adèle, je vais te voir dans quelques instants. Ce soir j’habiterai sous le même toit que toi. Embrasse-moi pour tant de bonheur, adieu, ma femme, adieu, mon Adèle adorée, je t’embrasse mille et mille fois.

Ton fidèle Victor.
Ce mardi matin.

Tu veux que je t’écrive avant tout, chère amie ! Tu comptes donc bien sur ma pauvre raison pour croire qu’après avoir goûté dès le matin du bonheur de t’écrire, je pourrai faire autre chose toute la journée. En t’écrivant dès à présent, je commence par où l’on devrait toujours finir, car ce bonheur serait la récompense de mon travail ce soir, tandis qu’il va me rendre au contraire le travail bien pénible tout à l’heure, par le contraste qui s’établira nécessairement en moi. Il faudra cependant avoir la force de m’arracher à toi, mon Adèle, pour je ne sais quelle insipide correspondance, et cet éternel roman. Quand donc seras-tu là, près de moi, pour donner du charme et de l’attrait à ces ennuyeuses occupations !

Pourtant, chère amie, quand j’y songe, je me demande s’il est bien vrai que j’aurai la force de m’y livrer quand tu vivras sans cesse avec moi. Il me semble qu’il me faudra un courage surnaturel pour ne point passer toutes mes journées dans tes bras ; il me semble que je ne pourrai m’empêcher d’employer tous mes instants à te caresser, à te couvrir de baisers et d’embrassements. Ange, dis-moi, comment veux-tu, quand je serai libre de jouir à toute heure de cette enivrante félicité, comment veux-tu que je me la refuse ? Ce sera toi, Adèle bien-aimée, qui me repousseras quand ce sera nécessaire, car jamais, non jamais, je ne remporterais une si triste victoire sur moi-même.

Il est vrai, chère amie, que le désir de te voir riche, heureuse, bien heureuse, est tout-puissant sur moi, et tu n’auras qu’à me le rappeler d’une seule parole pour que je me prive sur-le-champ de la plus douce des félicités. — Je veux garder un peu de celle de t’écrire pour ce soir. Ainsi, adieu pour l’instant, adieu, mon Adèle adorée, j’espère que tu as passé une bonne nuit et que tu vas m’écrire, en attendant que je puisse m’informer de tout cela, reçois de ton mari mille et mille baisers.


Cinq heures un quart de l’après-midi.

Chère amie, je viens de travailler et je vais attendre en t’écrivant le moment si heureux où je te verrai ; je t’avoue qu’en pensant que je suis encore séparé de toi par tout le temps qu’il faut pour remplir cette page et demie, je ne puis la mesurer de l’œil sans un certain effroi. C’est que le bonheur de t’écrire est encore si différent du bonheur de te voir ! Je ne sais, mais plus je te vois, plus je sens combien ta vue est nécessaire à mon existence ; chaque jour je me dis qu’il est impossible d’être plus parfaite que tu ne l’es, et chaque soir je me couche avec l’idée que j’ai découvert en toi une perfection nouvelle. Il y a si longtemps que cela dure, mon Adèle, que cette seule preuve suffirait pour démontrer que mon amour pour toi ne finira jamais. Oh ! si tu m’aimes, que nous serons heureux ! Quand ma pensée se reporte aux temps douloureux qui sont passés pour nous et que je les compare à la félicité dont je suis si près de jouir, je suis merveilleusement frappé de l’espace que la vie peut parcourir en si peu de temps. Je croyais qu’il y avait plus loin du fond du désespoir au faîte du bonheur. Et quand j’envisage du point où je suis actuellement arrivé la situation où j’étais il y a un an, je suis comme le voyageur qui s’effraie de l’abîme dont il vient de sortir. Ô Adèle !

Je me dis souvent : Peut-être avons-nous encore bien des épreuves à subir, bien des contrariétés, bien des malheurs même à supporter, mais il est impossible que cet effroyable passé revienne pour nous. Nous avons payé par assez d’afflictions un heureux avenir, et l’on n’essuie pas deux fois de semblables malheurs sans mourir. Que nous importent donc les peines qui peuvent nous attendre maintenant ! N’est-il pas vrai, ange bien-aimée, que les souffrir ensemble, ce ne sera pas souffrir ? Ah ! si tu m’aimes, Adèle, tu ne me démentiras pas. Oh oui ! tu m’aimes, mon Adèle adorée, tu m’aimes, puisque je vis.

Adieu, je t’embrasse tendrement.

Victor.
Mercredi, dix heures et demie du soir[44].

Je t’obéis, mon Adèle, et je termine mon travail par un bonheur. Que tu as été cruelle ce soir de dire que j’étais indifférent à tes larmes ! Cette parole m’est restée sur le cœur, plus amère encore que tes larmes. Tu ne sais pas que j’aurais voulu racheter de tout le sang de mes veines chacun de tes pleurs. Hélas ! tu souffres en ce moment peut-être, je t’ai laissée souffrante, et ce n’est pas le moment de te faire des reproches. Oh oui ! j’ai éprouvé ce soir de bien vives douleurs. Ne crains rien, Adèle, tu as assez de tes peines, sans que je cherche à te faire partager les miennes. Cependant si tu avais pu ce soir voir tout ce que je souffrais en secret pendant que tes yeux adorés pleuraient, il se serait mêlé à tes larmes quelques larmes de pitié pour moi. Au moment où tu me croyais calme et froid, Adèle, tu ne sais pas ce qui se passait dans le cœur de ton Victor. Oublions tout cela ; qu’importe ce que j’ai souffert, quand tu as pleuré ! Ton découragement profond me désolait, parce qu’il me semblait ne pouvoir venir que du défaut de confiance en ton mari. Tu as daigné me rassurer, tu veux bien que je vive puisque tu me permets de compter sur ton amour. Ô mon Adèle bien-aimée, dans cette soirée je ne veux me souvenir que de tes caresses angéliques, elles ont été le baume de mes plaies. Adieu donc. Pourquoi ces caresses adorées sont-elles loin de moi quand j’en aurais tant besoin ? Je t’embrasse. À demain.


Jeudi, onze heures du matin.

Bientôt je te verrai, mon Adèle, et je te verrai, j’espère, un peu heureuse de la journée que nous allons passer ensemble. Il me tarde bien de savoir comment tu as passé cette nuit. Adieu pour un instant, je ne sais si tu pourras lire ce griffonnage. Je vais m’habiller. Je t’embrasse bien tendrement.

Victor[45].
Ce dimanche matin [12 mai].

Après la mauvaise nuit que je viens de passer, je veux du moins passer une douce matinée, mon Adèle bien-aimée, à t’écrire pendant que tu m’écris. Hier soir, en te quittant, je ne m’attendais pas à avoir une bonne nuit, j’étais tourmenté d’une trop vive agitation. Cependant, pour ne pas te désobéir, j’ai résisté à la tentation de rester jusqu’au jour à t’écrire, et je me suis couché pour essayer de dormir. Alors tout ce qui venait d’avoir lieu entre nous m’est revenu, j’ai pensé avec amertume à tes larmes que j’avais encore fait couler, aux craintes que tu me montres sans cesse d’être méprisée de ton Victor, toi qu’il admire, qu’il aime et qu’il vénère plus que Dieu même, et surtout au récit effrayant que tu m’avais fait sur cette fatale carrière. Juge, mon Adèle, de la nuit que j’ai passée.

Hélas ! c’est une idée qui me poursuivra bien longtemps que celle d’avoir pu involontairement pousser jusque-là l’âme de ma douce et adorée Adèle. Quand je songe à toutes les circonstances que tu m’as racontées, je frissonne. Toi mourir, ange ! et qu’as-tu donc fait pour mourir ? Et à cause de moi, grand Dieu ! de moi dont la vie ne vaut pas une de tes larmes ! Grand Dieu ! grand Dieu !

Je viens de m’arrêter un moment afin de penser à autre chose, car ces idées me brisent. Cela m’a été impossible. Toutes les douleurs de ma nuit me reviennent ; en vain tu m’as souri en me disant adieu, en vain je songe à ta charmante lettre que j’ai lue et relue hier au soir, que j’ai couverte de baisers, une douloureuse préoccupation m’accable. Je voudrais te parler de notre bonheur, de ce bonheur si enivrant et si près de nous, et je songe à quoi il a tenu qu’il ne fût hier détruit pour jamais. Sur quoi faut-il donc compter dans la vie ?

Quoi ! mon Adèle, tu as eu un moment l’idée de laisser ton Victor seul sur la terre, et d’ajouter le veuvage à son isolement d’orphelin. Si tu as été assez cruelle pour concevoir cette idée affreuse, je te préviens qu’elle aurait été trompée, car je n’aurais pas survécu quatre minutes à celle qui est ma vie et mon âme. Je serais mort dans le même instant et de la même manière, afin d’être sûr de te suivre quel que fût ton sort dans l’éternité.

Hélas ! je voudrais chasser toutes ces pensées qui m’obsèdent depuis des heures, et je suis impuissant contre moi-même. Adèle, oh ! que je voudrais te voir en ce moment, te presser dans mes bras, m’assurer qu’elle est bien là, près de moi, qu’elle est bien vivante, celle sans qui je ne puis vivre ! Il n’y a que ta présence qui puisse me calmer. Jusqu’à ce que je te voie, il faut me résigner. Mais je vais te voir bientôt. Que ce bientôt est triste, quand j’ai besoin de te voir tout de suite.

Tu me souriras, n’est-ce pas, mon Adèle ? Dans ce moment où je suis si seul, je pense à ce sourire comme à la félicité des anges, il me semble qu’il me guérira de tout ce que j’ai souffert cette nuit.

Que fais-tu en ce moment ? Pourquoi n’es-tu pas près de ton Victor qui a besoin de toi ? Viens, qu’il se rassasie de ta vue, je suis, Adèle, altéré de te voir et j’en suis fou.

Comment ! tu m’aimes donc, toi qui es pour moi un être plus divin que la divinité même ! Et dis-moi, est-ce que je suis digne de tant de bonheur ? Prends pitié de moi, Adèle, car tout ce qui vient de toi m’enivre de ravissement ou de désespoir.

Adèle, Adèle, mon ange adoré, je vais te voir, je pourrai baiser des lignes que tu auras tracées, un papier que tu auras touché. Adieu, je ne me plains pas, quand je songe à tout cela. Adieu, je t’embrasse et je t’adore.

Ton mari,
Victor.
Dix heures du soir.

Tu ne sais pas, ange, tu ne sais pas, ma bien-aimée Adèle, avec quel profond sentiment de douleur je t’écris, maintenant que je suis seul, seul avec moi-même et avec l’idée que ce sont d’autres soins que les miens, d’autres caresses que les miennes qui soulageront tes souffrances, qui tariront des larmes dont je suis cause. Hélas ! je suis bien à plaindre, moi qui suis seul à dévorer mes peines, moi qui te fais pleurer, Adèle, et ne puis te consoler. Ô mon Adèle, que ne puis-je arracher en ce moment mon cœur pour te le montrer à nu, tu verrais si c’est une torture cruelle pour un étranger, pour un orphelin qui a attaché toute son existence à un seul être, qui l’aime d’un amour infini, qui donnerait toute sa vie pour un de ses sourires ou pour une de ses larmes, de faire couler les pleurs de cet ange et d’être le seul auquel on refuse le droit de les essuyer de ses baisers ou de les laver de son sang.

Que fais-tu dans ce moment, mon ange adoré ? tu pleures, tu souffres, et c’est pour moi et je ne suis pas là ! Plains-moi, car n’est-il pas vrai que je suis encore plus malheureux que toi ? Toutes mes douleurs restent sur moi, mais je les voudrais mille fois plus pesantes et plus amères encore pour t’épargner, à toi, bien-aimée Adèle, la moindre contrariété. Oh ! avec quelle vérité je ne cesse de m’offrir à chaque instant tout entier en sacrifice pour la moindre partie de ton être ! je considère ton bonheur comme le but de ma vie ; je ne suis sur la terre que ton bouclier ; ma tâche n’est pas comme celle de tous les autres hommes de songer à mon repos et à ma félicité personnelle, mais uniquement de détourner sur moi tous les chagrins qui te seraient destinés. Juge, chère amie, de ce que je dois éprouver quand je vois qu’au lieu de te garantir de quelques souffrances, j’en attire sur toi de nouvelles.

Ainsi l’inquiétude que tu m’as avouée avec une tendresse angélique qui m’aurait enivré de bonheur dans tout autre instant, n’est pas la seule cause de tes larmes. Adèle, je dois pour ma punition m’accuser devant toi de ce que ta générosité n’a pas voulu me reprocher. Je veux parler de ma conduite avec toi depuis l’heure du dîner. Je n’essaierai pas de me justifier, je me condamne sans appel, puisque tu as pleuré. Cependant écoute, et tu vas voir que ce qui t’a affligée n’avait encore sa source que dans un excès d’amour, qui m’exagère la moindre peine qui me vient de toi.

Lorsque tu descendis dans le jardin un moment après moi, je remarquai que tu m’évitais avec un soin qui me parut de l’affectation, néanmoins je changeai de direction pour te rencontrer, même persévérance opiniâtre de ta part à me fuir. Cela me sembla une bien forte marque d’indifférence, je ne te dirai pas ce que j’en éprouvai, je ne me suis pas plaint et je ne me plaindrai pas. Au moment du dîner, je t’abordai, nous venions de passer séparés trois quarts d’heure que nous aurions pu passer ensemble, et je te retrouvai gaie. Je résolus de répondre à tant de froideur par une froideur apparente. Pardonne-moi, Adèle, je suis bien coupable.

Après le dîner, nouvelle séparation. Je passai quelques heures bien tristes ; à mon retour, tu me parus encore gaie, et ta mère me dit que tu l’avais été en effet pendant toute cette visite. Mon Adèle, rarement mes émotions se peignent sur mon visage, mais elles n’en sont peut-être que plus profondes. Ta gaîté me désola. Résolu de répondre à l’indifférence par un air d’indifférence, je n’eus pas de peine à paraître triste. Tu sais le reste.

À présent, je me mets à genoux devant l’ange qui me pardonne toujours et je lui demande pardon encore pour cette fois. Hélas ! j’ai tant souffert ce soir ! C’est quand je suis seul que je sens combien je suis isolé. Moi, qui de tous ceux qui t’entourent devrais en ce moment être le plus près de toi, j’en suis le plus éloigné. Je suis bien malheureux ! Mais qu’importe tout ce que je souffre pourvu que tu dormes maintenant. Adieu, ma douce et adorée Adèle, je te verrai demain matin. Je t’embrasse, je t’embrasse mille fois.

Ton mari.
Ce lundi, cinq heures du matin [20 mai].

Comment peux-tu, Adèle, me dire que je ne suis plus heureux de t’écrire, moi qui y passerais, si j’osais, tous les moments que je ne puis passer près de toi, afin de ne faire que changer de bonheur. Je ne puis croire en vérité que ce reproche soit sérieux de ta part. Faut-il tout te dire ? C’est pour moi une jouissance si vive de t’écrire qu’ensuite tout travail me devient insipide et à peu près impossible. D’une émotion si douce et si profonde, comment veux-tu que je passe froidement à des émotions étrangères ? Comment veux-tu que je songe à peindre des félicités ou des maux imaginaires, quand je suis encore plein de ma propre tristesse ou de ma propre joie ? Ne m’accuse pas, mon Adèle ; tu ne connais pas ce supplice singulier d’appliquer violemment son imagination à mille choses différentes et indifférentes quand notre être tout entier est invinciblement absorbé dans un seul souvenir et dans une seule pensée. À la vérité, c’est toujours à toi que je ramène tous mes ouvrages, c’est toujours de toi que descendent toutes mes inspirations ; mais si ton image préside à toutes mes idées, la nature nécessairement variée de ces idées fait souvent qu’elle ne peut y présider que de loin, et cela ne me suffit qu’à moitié. Maintenant, chère amie, ne va pas me gronder de toutes ces confidences et surtout ne me fais plus le plus injuste de tous les reproches, celui de ne pas trouver de bonheur à la chose qui après ta vue m’en procure le plus au monde. Ô mon Adèle, quand donc croiras-tu à tout mon amour ?

Tu me rappelais dans ta dernière lettre qu’il y avait longtemps que je ne t’avais parlé de m’écrire[46]. Ce silence qui me coûtait beaucoup venait uniquement de ce que, sachant qu’ici tu es constamment avec ta mère, je craignais de te paraître inutilement importun. Je ne te cacherai pas que ta plainte, quoique non fondée, m’a fait plaisir ; j’ai vu avec joie que tu avais remarqué ce qui m’avait été si pénible ; et j’avoue que j’aurais été vivement affligé si tu avais passé trois semaines sans m’écrire et sans t’en apercevoir. Moi-même, en t’écrivant, je me laisse en ce moment entraîner et je ne m’aperçois pas que la matinée ne doit pas s’écouler sans que j’aie travaillé pour mon Adèle. Mon seul bonheur à présent, mon Adèle bien chère et bien injuste, serait de pouvoir te parler sans cesse quand je suis près de toi, et t’écrire toujours quand j’en suis loin. Mais, hélas ! il faut toujours se priver de ce qu’on désire le plus.

Adèle, si tu doutes encore de mon amour, je ne demanderai plus au ciel qu’une chose, c’est qu’il te montre une fois mon âme à nu, telle qu’elle est dans son inexprimable tendresse pour toi, et qu’il me laisse mourir ensuite. Adèle, Adèle, nul au monde, pas même ta mère, ne t’aime d’un amour qui approche seulement à une distance immense du mien ; c’est qu’à la vérité nul ne te connaît comme moi.

Adieu, ange, hier tu m’as déclaré ton défenseur dans un moment où j’avais peine à me contenir ; dans ce moment-là, moi qui n’abhorre personne, je t’avoue que j’abhorrais cet enfant insensé, tant le sentiment que j’éprouve pour toi est violent. Ô Adèle, pardonne-moi, mais je te dis tout ce qu’il y a dans mon âme.

Ô combien je t’aime ! Embrasse-moi. Viendras-tu ce matin ?[47] Plus je te vois et plus j’ai besoin de te voir. Adieu, adieu, ma femme adorée. Réponds-moi si tu peux, je t’en supplie. Ta douce lettre d’hier m’a donné tant de

bonheur !
Samedi [25 mai].

Si tu savais où et comment je t’écris en ce moment, chère Adèle, tu ne serais plus tentée de me redire que je n’éprouve pas de bonheur à t’écrire. Comment se peut-il que cette idée se soit présentée à ton esprit, plus j’y pense et moins je le conçois. Adèle, comment tout ce qu’il y a dans mon âme ne t’est-il pas connu ? Mon âme n’est-elle pas la tienne ? Ah ! le jour où l’un de nous aura trompé l’autre, il aura introduit un germe de mort dans notre amour. Mais cela ne sera jamais car notre culte pour ce qui est beau et bon, et mon culte pour toi, ange, nous préservent victorieusement de l’esprit de fausseté.

J’ai passé hier une heureuse journée. Ces fatigues pour toi et près de toi m’étaient douces. Quand ta lèvre pure approchait la mienne, quand ta douce main se posait sur mon front et en essuyait la sueur, Adèle, je n’aurais pas donné ces moments-là pour toutes les félicités de la terre et du ciel. J’ai quelquefois des instants de bonheur enivrants. Je me demande alors ce que j’ai fait pour les mériter, et je trouve que je vaux bien peu et que j’ai bien peu souffert pour obtenir le bel avenir qui est devant mes yeux. Je ne suis digne de toi, mon Adèle adorée, que parce que je sens profondément que nul n’en serait digne. Du moins as-tu en moi un mari qui t’appréciera et qui t’honorera comme tu dois être honorée et appréciée. Ce qui me fait croire quelquefois que je suis un peu supérieur aux autres, c’est qu’il ne leur est pas donné comme à moi de sentir ton angélique supériorité. Il y a donc une faculté dans mon âme qui n’est pas dans la leur. Mais du reste, que suis-je pour partager ta vie ? Et cependant, Adèle, je la partagerai. Non, je ne puis comprendre comment tant de néant peut mériter et sentir tant de bonheur.

Je vais te voir dans peu d’instants ; dans peu d’instants je saurai si ta nuit a été paisible, si tu as pensé à moi en t’endormant et en t’éveillant, si tu as un peu désiré pendant cette longue matinée de voir arriver l’heure qui doit me ramener près de toi. Adèle, pour moi, ce sont là toutes les idées qui remplissent ma vie ; ou plutôt c’est là toute mon idée unique. Pense-t-elle à moi ? A-t-elle pensé à moi ? Et si jamais une voix intérieure me répondait non, si jamais je cessais d’avoir la conscience que tu m’aimes, Adèle, alors je m’éteindrais naturellement parce que mon existence n’aurait plus d’aliment, parce que mon âme n’aurait plus rien à faire parmi les âmes des hommes. Prends garde, mon Adèle, car ce que je te dis là est bien vrai et je ne crois pas que tu puisses jamais désirer ma mort.

Adieu, ange, mon ange adoré. Je t’embrasse tendrement. Réponds-moi le plus tôt que tu pourras. Adieu, adieu.

Je voudrais, mon Adèle adorée, pouvoir te dire tout ce qui se passe dans mon âme en ce moment. Tu ne me répéterais plus, comme tu le fais trop souvent, que tu es malheureuse. Je voudrais pouvoir saisir la vague et douce rêverie où me jette cet instant de délice sitôt passé. Oh ! quand donc, ange, m’appartiendras-tu devant tous les hommes ! Quand pourrai-je à chaque instant du jour jouir de la félicité qui vient de m’échapper comme un songe, et d’un bonheur plus grand encore ! Je crois à peine à la vérité que ce soit possible, mais cela sera pourtant car un jour viendra où les alarmes de mon Adèle bien-aimée n’arrêteront plus mes caresses, et où peut-être elle daignera répondre à celles de son mari. Oh ! est-ce que je ne mourrai pas de bonheur alors ?

Je voudrais que tu pusses savoir quel idolâtre dévouement prosterne tout mon être devant le tien, avec quel sentiment profond de respect et d’amour je baiserais la poussière de tes pieds, oui, Adèle, rien de tout cela n’est exagéré, ce sont des vérités bien trop faiblement exprimées. Qu’ai-je donc fait de digne d’un Dieu pour être aimé de cet ange, de mon Adèle adorée ?

Adieu, mon bien, ma vie, ma joie, adieu, je t’embrasse et je t’embrasse encore.

Ton mari,
Victor.
Mardi matin [28 mai, Paris[48]].

Je viens de m’éveiller, mon Adèle, tout triste de ne pas m’éveiller dans la même maison que toi. Tu ne saurais croire combien les jours que nous passons à Paris me paraissent longs et insupportables. Toutes mes heures sont désertes, toutes mes journées sont vides, quoique remplies d’une foule de distractions qui ne me suivent, certes, pas à Gentilly. Hélas ! Adèle, quand donc t’aurai-je sans cesse près de moi ! En ce moment tu es loin de ton Victor, d’autres t’occupent, tu ne penses plus à notre bonheur de Gentilly, tu ris peut-être, et celui dont tu absorbes toutes les pensées est ici seul, triste, et ne songeant qu’avec ennui au moment où il faudra cesser d’être seul et de paraître triste.

Avant-hier, à pareille heure, que j’étais heureux ! Pourquoi des moments comme ceux-là passent-ils ? Pourquoi deux êtres qui s’aiment ne peuvent-ils pas couler ainsi toute leur vie dans les bras l’un de l’autre ? Adèle, oh ! je veux croire que cette félicité nous sera donnée, je veux le croire ; car autrement je fuirais devant le long avenir qu’il me reste encore à parcourir. Mais pourquoi si ce bonheur est réservé à ton Victor, n’en jouit-il pas dès à présent ? Est-ce que cela dérangerait quelque chose aux destinées des autres hommes que la nôtre se fixât promptement ? Qu’importerait à Dieu que notre éternité de bonheur commençât trois ou six mois plut tôt ? Quand je pense à tout cela, je suis prêt à murmurer comme un insensé. S’il a été fait une exception, elle est pour moi, et je me plains. Mais, dis-moi, ma bien-aimée Adèle, n’est-il pas excusable de se livrer à l’impatience quand on attend le jour où l’on unira une vie jusqu’alors si tourmentée, à celle de l’ange le plus pur qui ait jamais existé ? Oui, Adèle, il est impossible d’exagérer en parlant de toi, comme en parlant de l’amour que tu mérites et que tu m’inspires.

Hélas ! et cependant j’ai encore fait couler tes larmes avant-hier. Ange ! en de pareils moments je suis bien coupable, mais crois que je suis encore bien plus malheureux. Je ne puis te dire ce qui se passe en moi quand je vois cette Adèle adorée pleurer à cause de moi. Chère amie ! et si cela arrive au milieu d’un moment de bonheur, oh ! alors, ce que j’éprouve est au-dessus de toute expression. C’est du ciel et de l’enfer.

Adieu pour ce matin, mon Adèle, je vais bientôt te voir pendant

quelques minutes ; c’est un bonheur que je savoure longuement d’avance.
Mercredi soir [29 mai].

Je viens de lire ta lettre, ta douce et charmante lettre. J’ai fait tous les remèdes que tu m’as demandés, mais ce n’est pas sur eux que je compte pour me guérir, mon Adèle adorée, c’est sur ta lettre. Que ne peux-tu savoir, dès à présent, chère amie, combien ce peu de mots de toi m’a fait de bien ! Tu en serais contente, car tu m’aimes et il doit t’être doux de voir avec quelle passion je t’aime de mon côté. Ne me dis plus pourtant que jamais je ne comprendrai à quel point tu m’aimes. Quelle affection ne dois-je pas comprendre, Adèle, moi qui t’aime d’un amour éternel et infini ? Aime-moi autant que je t’aime, ange, et nous aurons le bonheur le plus parfait que puisse contenir la vie.

Comment peux-tu craindre que je t’abandonne jamais si j’avais le malheur de voir tout ce que j’aime au monde malade[49] ? Grand Dieu ! Adèle, il faudrait m’arracher de force de ton lit de douleur, et si l’on me repoussait aussi impitoyablement, on me verrait nuit et jour couché devant ta porte. Oh ! non, tu ne recevrais rien, n’est-ce pas, que des mains de ton Victor ? Tu supplierais avec lui tes parents de ne pas lui ôter la seule consolation qui puisse l’aider à supporter d’aussi cruelles inquiétudes, celle d’être continuellement et constamment auprès de ton lit, d’y veiller, d’y vivre. Et comment pourrais-je supporter qu’une main étrangère environne de soins, à défaut de moi, celle qui est pour moi, certes, bien plus que moi-même ? Et cela, dans le moment même où elle et moi aurions le plus besoin l’un de l’autre ! Non, mon Adèle bien-aimée, cela ne sera jamais. Ton mari sera jusqu’à et après sa mort, ton compagnon de joie et de douleur. Adèle, c’est cette idée qui remplit toute son âme et il s’y livre avec confiance. Adieu pour ce soir, les embarras des remèdes que tu m’as prescrits m’ont occupé une heure et demie et il était dix heures quand j’ai commencé à t’écrire. Adieu, mon Adèle adorée, j’achèverai demain. Je vais baiser ta lettre et tes cheveux, cela m’aidera peut-être à dormir comme j’espère que tu dors

en ce moment. Adieu.
Jeudi matin.

Je viens de me lever beaucoup moins souffrant qu’hier et je me mets à t’écrire pour me soulager entièrement.

Je ne te dirai pas que je veux que ma première pensée soit pour mon Adèle, car pensant ou rêvant continuellement à toi, je ne puis t’offrir ni première ni dernière pensée, mais seulement la pensée unique qui domine toute mon âme et toute ma vie. Et toi, mon Adèle, as-tu bien dormi ? Qu’il me tarde de te voir, de lire ce que tu m’as écrit hier au soir ! J’espère que tes douleurs d’estomac sont passées, j’espère que tu n’as plus de chagrin ou du moins que tu n’en auras plus ce soir quand je te verrai. Ô mon Adèle, je ne te verrai donc que ce soir ! Je m’étais fait une habitude du bonheur de te voir souvent tous les jours et cette habitude si douce me rend bien malheureux à Paris.

Adieu, ange, plains ton pauvre mari et laisse-le t’embrasser mille fois.

Victor.
Mercredi matin (5 juin).

Mon Adèle bien-aimée, je veux la première fois que je te verrai me mettre à tes genoux et baiser la poussière de tes pieds. Si tu savais quel bien me font tes lettres, quel courage elles me donnent, tu passerais à m’écrire tous les moments que nous ne passons pas ensemble. Moi, je voudrais quand je t’écris laisser aller ma plume selon mon cœur, il me semble quand je me mets à cette douce occupation qu’il me sera facile de te dire tout ce qu’il y a dans mon âme ; mais je suis étonné tout à coup de ne pouvoir rendre ce que j’éprouve et de chercher vainement des paroles assez fortes pour ce que je veux te dire. Adèle, tout ce que je sens à ta seule pensée est inexprimable, tu remplis mon âme comme si j’avais une divinité, un ciel pour moi à part sur la terre, je voudrais quelquefois t’adorer d’un culte d’idolâtrie, ô mon Adèle, tu m’inspires tous les sentiments tendres, nobles, généreux qui composent ta nature, je te respecte, je te vénère, je t’estime, je t’admire, je t’aime comme on adore, et quand tu me dis de te répéter souvent que je suis ton mari, juge quelle est ma joie et mon orgueil.

Oh ! oui, je suis ton mari, ton défenseur, ton protecteur, ton esclave, le jour où je perdrais cette conviction, je suis certain que mon existence se dissoudrait d’elle-même, parce qu’il n’y aurait plus de base à ma vie. Tu es, Adèle, le seul être sur lequel puisse jamais reposer tout ce qui désire, tout ce qui aime, tout ce qui espère en moi, c’est-à-dire mon âme tout entière.

Je t’en conjure, si c’est quelque chose pour toi que de m’épargner une vive douleur, ne me répète plus, ange, que les preuves de tendresse et de dévouement que tu daignes me donner peuvent m’inspirer un autre sentiment que celui de la reconnaissance la plus profonde et la plus respectueuse. Si tu savais quel est mon bonheur quand je vois celle à qui j’ai confié tout mon avenir se confier de son côté à moi ; quand tu places sans crainte ton corps si pur et si virginal dans mes bras, il me semble que c’est la plus haute preuve d’estime que tu puisses me donner, et combien je suis fier de me sentir estimé d’un ange tel que toi ! Aussi ton mari espère-t-il que tu ne seras pas inexorable et que tu ne lui refuseras pas, si tu l’aimes, encore quelques matinées comme la bienheureuse d’avant-hier[50]. Je te prierai tant !

Cependant consulte tes intérêts et prive-moi plutôt d’un grand bonheur que de t’exposer à un petit danger.

Adieu. Je vais courir toute la journée pour nos affaires ; il m’est bien pénible de penser que tu sortiras aussi et que je ne serai pas près de ma femme. Plains ton pauvre Victor. Adieu encore une fois, je te verrai ce soir, cela me soutiendra dans cette longue journée. Adieu, mon Adèle adorée, je t’embrasse comme je voudrais être embrassé par toi.

Ton mari.
Samedi [8 juin].

Ne te plains pas, mon Adèle, de la soirée d’avant-hier. Quoique je sente alors plus vivement que jamais les chagrins qui me viennent de toi, ce sont toujours de bienheureux moments pour ton Victor que ceux qu’il passe près de toi. Juges-en par l’empire absolu que la moindre de tes paroles exerce sur ton mari. Oh ! console-moi toujours ainsi, bien-aimée Adèle, des larmes que tu me feras verser. Je ne donnerais pas maintenant pour le bonheur des anges la douleur à la vérité bien amère que tu m’as causée, puisqu’elle m’a valu une lettre si douce et des consolations si tendres. Chère amie, oui, cette douleur a été bien vive. Les larmes me font bien mal. Ceux qui pleurent aisément sont soulagés quand ils pleurent. Moi, je n’ai pas ce bonheur. Celles de mes larmes qui peuvent sortir sont celles qui me soulagent ; mais presque toutes me restent sur le cœur et m’étouffent. Une mère, qui a prévu le cas où l’on est seul dans la vie, m’a accoutumé dès l’enfance à tout dévorer et à tout garder pour moi.

Pourtant, Adèle, il m’est bien doux de m’épancher en toi. Endurées pour toi, les fatigues et les souffrances ne me sont rien ; mais si je te vois quelquefois les deviner et les plaindre, alors, mon Adèle adorée, elles me sont chères et précieuses. Hélas ! n’as-tu pas pleuré aussi, toi, avant-hier ? Qu’est-ce donc que mes larmes ? Ô mon amie, combien les tiennes m’ont encore fait plus de mal ! Elles sont retombées douloureusement sur mon cœur, comme des remords. Pardonne-moi, va, je me hais bien. Adèle, que notre, que mon bonheur, serait grand si ce que disait aujourd’hui ta mère se réalisait ! Quel bonheur ! Ayons une confiance mutuelle en nous-mêmes et dans l’avenir. Adèle, n’est-il pas vrai que je serai bien heureux ? Comment ma femme peut-elle maintenant craindre de revenir dans ma tour ? Adèle, il faut que tu redoutes un bien grand danger pour me priver, moi, ton Victor, du plus grand bonheur dont il puisse jouir à présent. Consulte avant tout ton intérêt. Mon Adèle adorée, je ne t’adresserai plus une prière d’égoïste, mais j’aurai un bien vif chagrin. Adieu, je vais te voir dans quelques minutes, mais il m’est bien triste de penser que je ne serai pas près de ma femme dans le voyage à Gentilly. Hélas ! mon Adèle bien-aimée, adieu ! Je veux que tu me dises que tu m’embrasses, je le veux,

c’est-à-dire que je t’en prie. Adieu donc, embrasse ton mari, ton Victor.
Dimanche, 9 heures et demie[51].

Peut-être vais-je mieux dormir cette nuit que la dernière. Hier, Adèle, je n’ai pu bien dormir sans que tu me l’eusses souhaité : mon sommeil dépend de ton adieu. Tu as été plus heureuse que moi. Je ne te fais pas ici un reproche, loin de moi de te blâmer d’une indifférence qui assure ton repos… — Cependant ce sont pour moi des pensées amères que celles-ci. Ne m’accuse pas, mon Adèle, puis-je penser à de l’indifférence de ta part sans une profonde douleur ? Oh ! dis-moi, oui, dis-moi, répète-moi que ce n’est pas de l’indifférence, mais... qu’est-ce donc alors ? — Tout, plutôt que de l’indifférence. Je veux bannir cette idée avant de me coucher, car ce serait vainement que je me flatterais d’avoir une meilleure nuit que celle d’hier que tu as si bien passée. Adèle, puisses-tu toujours bien dormir, quand même ce serait la nuit de ma mort ! — Mais non, tu m’aimes, tu m’aimes, n’est-ce pas, ange ? Je n’ai besoin que de cette conviction dans la vie, mais j’en ai tant besoin ! Mon Adèle, j’en veux croire tous tes regards, toutes tes paroles de ce soir, et la tendre inquiétude avec laquelle tu voulais me retenir à cause de la pluie, oh ! sois toujours ainsi, mon Adèle adorée, afin qu’il n’y ait pas au monde deux hommes aussi heureux que moi comme il n’y a pas deux femmes aussi parfaites que toi. Adieu pour ce soir, tu reposes déjà sûrement et tu ne te doutes pas que ton mari t’embrasse pendant que tu dors.


Lundi.

J’espérais, mon Adèle bien-aimée, t’écrire encore au moins deux pages et je n’ai que le temps de clore celle-ci par mille baisers.

Ton mari,Victor[52].
Lundi, dix heures du soir (17 juin, Paris).

Tu souffres en ce moment, mon Adèle bien-aimée ; puisque je ne puis te voir, je vais t’écrire. Peut-être demain cette lettre inattendue te procurera-t-elle un instant de plaisir. Hélas ! je suis bien à plaindre de ne pas être près de toi dans un moment où tu aurais besoin de soulagement. Que ceux qui t’entourent sont heureux ! Ô mon Adèle, si tu savais avec quel serrement de cœur je viens de revoir cette chambre déserte, si loin de celle où tu vas dormir ! C’est toujours pour moi une douleur nouvelle que de quitter ce cher Gentilly, où cependant je suis loin d’être pleinement heureux.

Tu m’as fait bien des chagrins aujourd’hui, mais puisque tu es malade, je ne te reprocherai rien. Pourtant je n’ai pu m’empêcher de remarquer avec douleur dans cette voiture que tu as eu les yeux fermés pendant presque tout le chemin. Grand Dieu ! mon Adèle, je ne t’accuse pas, tu étais souffrante, et si cela te soulageait, tu as bien fait. Seulement, si j’avais, moi, souffert à ta place, il me semble que c’est en fixant mes regards sur toi que j’aurais cru me guérir. Quoi qu’il en soit, chère, bien chère amie, je te le répète, si cela t’a soulagée, tu as bien fait de me fermer tes yeux ; et pourvu que je retrouve demain soir ma femme tout à fait bien portante, je ne me plaindrai pas. Adieu pour ce soir, mon Adèle adorée, j’ai des idées trop tristes pour continuer. Je tâcherai de t’écrire encore demain. J’espère que tu dors bien en ce moment comme tu me l’as promis. Ange, adieu, reçois mille baisers de ton pauvre mari qui est vraiment bien triste.


Mardi.

Le temps m’a manqué pour t’écrire aujourd’hui, bien-aimée Adèle, j’espère m’en dédommager demain. En attendant, je t’embrasse comme je

t’aime, adieu, ange adoré.
Mardi soir [18 juin][53].

Quelques mots pour toi avant de me coucher, mon Adèle bien-aimée. Helas ! j’ignore si tu m’écriras, mais ce n’est pas une raison pour que je me prive du bonheur de t’écrire. Tu dors sans doute en ce moment, combien de fois ne m’est-il pas arrivé de t’écrire pendant que tu dormais ! Tu m’as fait ce soir un reproche bien cruel, un reproche qui serait insupportable à ton Victor s’il pouvait croire qu’il sort de ton cœur comme il sort de ta bouche, tu m’as dit un moment que je ne t’aimais pas, qu’un moment, à la vérité, mais pour une pareille accusation, chère amie, un moment est déjà bien trop. Oh ! quand donc pourrai-je avoir le bonheur de donner ma vie pour un de tes sourires ou pour une de tes larmes, afin de démentir cette parole, à laquelle tu ne crois pas, dis, mon Adèle adorée ? Tu es profondément convaincue que tu es un ange, que mon âme entière se consume à t’aimer, que tu inspires à ton mari toute l’idolâtrie que tu dois inspirer à un être capable de t’apprécier. Adèle, si tu me voyais en ce moment, si tu étais là, près de moi, près de mon regard, près de ma bouche, Adèle, non, de ta vie, tu ne me répéterais plus que je ne t’aime pas. Adieu pour ce soir, je vais dormir seul, mais je te retrouverai dans mes rêves, en attendant les bienheureuses nuits où ma femme sera à la fois dans mes rêves et dans mes bras.


Jeudi matin.

Cependant, Adèle, tu me l’as encore répété hier au soir, ce reproche qui est une cruauté de ta part. Tu m’as redit que je t’aimais moins, et moi, il me semble que chaque jour je t’aime davantage. À la vérité, je ne t’écris ni ne te vois, certes, pas autant que je le voudrais, mais pourquoi cela ne dépend-il pas de moi ? je ne t’écrirais jamais, parce que je te verrais toujours. Je serais sans cesse à tes pieds ou sur ton sein, je serais déjà comme je serai dans quelques mois. Tout ce bonheur m’est refusé, je passe bien peu d’instants près de toi, et les autres, que je voudrais consacrer à t’écrire, il faut, sans compter tous les embarras qu’entraînent beaucoup d’amis et surtout de connaissances, les employer à quatre affaires sérieuses, mes deux pensions, mon recueil et mon roman. Tous ces ennuis, quelque multipliés qu’ils soient, ne sont rien, puisqu’ils me conduiront au bonheur d’être à toi. Mais ils m’empêchent de t’écrire aussi souvent et aussi longuement que je voudrais, et c’est déjà me faire acheter le grand bonheur qu’ils me promettent par la privation d’un grand bonheur. Tu ne saurais te figurer, Adèle, combien c’est une chose singulière d’être obligé de se livrer ainsi à tant d’occupations diverses lorsqu’on ne peut avoir qu’une pensée. Il me semble qu’on devrait être dispensé de vaquer à tous les soins fastidieux de la vie quand l’âme habite une autre sphère, une sphère d’enthousiasme, d’enchantement et d’amour. Voilà le sentiment dont tu remplis ma pensée, voilà le monde d’idées que tu as créé pour ton Victor, Adèle, mon Adèle adorée, et qui sait ? tu lui reprocheras peut-être encore ce soir de ne pas t’aimer !


Vendredi matin.

Si tu savais après quelle incertitude et avec quelle peine je suis allé avant-hier soir à ce triste théâtre où je ne devais pas te voir, tu ne me dirais pas, chère amie, ce que tu m’as dit hier au soir. Adèle, c’est à moi de me plaindre, à moi à qui tu n’as pas dit ce que tu sentais quand je t’ai demandé à plusieurs reprises s’il fallait m’imposer ce chagrin pour faire plaisir à mon amie. J’ai dû croire que l’emploi du reste de ma soirée t’était indifférent, et sacrifier mes propres désirs à ceux auxquels je n’aurais, certes, pas sacrifié les tiens. Pardonne-moi, mon Adèle, de n’avoir pas eu plus de présomption, n’ai-je pas aussi à te pardonner de n’avoir pas eu plus de franchise ? pourquoi, Adèle, ne pas nous rendre mutuellement compte de nos impressions sans hésitation et sans détour ? Est-ce qu’il doit y avoir dans nos cœurs une pensée de l’un qui soit cachée à l’autre ? Hélas ! malheur à nous s’il en est jamais ainsi ! Vois si ton Victor te dissimule une seule des émotions qui lui viennent de toi, soit douce, soit douloureuse. Je me croirais coupable d’agir ainsi. Mon plus grand désir, en toute occasion, serait que tu pusses connaître mon âme comme tu connais la tienne. Tu ne me ferais pas si souvent des reproches cruels. Tu saurais qu’il n’est pas, je ne dis pas une seule des émotions de mon cœur, mais un seul des mouvements de tout mon être qui ne soit dirigé vers toi. Même absente, je te cherche de l’âme et du regard, quelquefois je t’appelle à haute voix avec des transports convulsifs, si j’apprends que je puisse te voir passer de loin dans quelque rue, rien ne m’arrête et je reste des heures entières à épier ton passage, souvent inutilement ; si tu parais, je te suis, toujours prêt, quoique éloigné de toi, à te défendre, à te sauver de je ne sais quels périls imaginaires que je crains toujours pour toi. Tu le vois, Adèle, je te dévoile sans pitié pour moi-même, toute ma folie, dont tu vas peut-être rire. Oh non ! n’est-il pas vrai, mon Adèle adorée, que tu n’en riras point ? Mais n’est-il pas vrai aussi que désormais tu ne m’accuseras plus de ne pas t’aimer ? Songe à toutes mes paroles, à toutes mes pensées, à toutes mes actions, Adèle, et conviens que c’est une légèreté bien cruelle que de m’avoir fait ce reproche.


Quatre heures et demie.

Dans peu de temps je te verrai. Que ce peu de temps va me sembler long ! Du moins en passerai-je une partie à t’écrire, et cela en adoucira l’ennui. J’ai encore couru aujourd’hui toute la journée. Il faut bien des pas inutiles pour en faire un utile. Quelqu’un m’a dit aujourd’hui : « Vous avez tout ce qu’il faut pour réussir, hors le bonheur d’en être indigne ». C’est un mot profond, Adèle, et qui vaut la peine d’être médité. On me reproche de toutes parts de ne pas être importun, intrigant, de ne savoir pas plus solliciter un journaliste qu’un ministre, de pousser ce qu’on appelle la fierté du talent jusqu’à dédaigner la poursuite de la gloire, etc., etc. Moi, Adèle, j’ignore si j’ai du talent, mais je veux être digne d’en avoir, je veux surtout être digne de toi. Je méprise, je l’avoue, tous ces moyens de succès ; je crois que le bonheur et la gloire sont de nobles buts où l’on ne peut arriver que par de nobles chemins. Je ferai tout ce qu’il convient de faire, et je me conduirai en tout de façon que ma conduite puisse être entièrement approuvée par toi. Et dis-moi, mon Adèle bien-aimée, n’est-ce pas ainsi que tu penses, toi qui es le juge de toutes mes actions comme l’idole de toutes mes pensées ? Est-ce donc à moi de désespérer de l’avenir ? Je n’ai jamais dévié du sentier que je me suis tracé et je me vois à la veille d’obtenir ces deux pensions qui doivent assurer la félicité de toute ma vie. Oh non ! ayons bon espoir et laissons parler les lâches et les sots. Adieu, ange, adieu, mon Adèle adorée. Bientôt je serai près de toi, c’est ce qui me console de cesser de t’écrire. Adieu, adieu, je t’embrasse bien tendrement. Ton mari respectueux et fidèle,

Ton mari respectueux et fidèle,
V.-M. H.
Dimanche soir[54].

Oui, mon Adèle, j’ai été ce soir sur le point de me lever et de partir. S’il était possible qu’on se conduisît ainsi à mon égard dans toute autre maison que la tienne, bien certainement je n’y resterais pas un instant de plus et je n’y rentrerais jamais. Il n’y a que toi, Adèle, dont je puisse tout supporter, tout. Mais nul autre ne m’humiliera impunément. Si je fais devant toi une abnégation complète de moi-même, je n’en suis peut-être que plus fier vis-à-vis de tout autre. Je suis le gardien jaloux de tes privilèges sur moi, et je ne puis souffrir que d’autres qui ne me sont rien se croient autorisés à les partager. Ils me comprennent bien peu la plupart de ceux qui t’entourent ! Parce qu’ils me voient te prodiguer le respect et l’adoration, ils se figurent qu’ils ont des droits sur moi. Je vois quelquefois prendre à mon égard des airs de suffisance et d’importance dont je me contente de rire, parce que c’est pour toi qu’il faut les souffrir. Comment donc ne comprennent-ils pas à quelle hauteur tu es placée au-dessus d’eux dans mon estime ? Ils s’imaginent que la fraternité ou la parenté, c’est l’égalité. Adèle, tu n’es l’égale de personne. Je ne connais pas une âme humaine qui puisse se comparer à la tienne. Combien mon Adèle angélique est au-dessus de tout ce qui l’environne ! et quelle joie pour moi de me dire dans mon cœur : elle m’aime, celle dont nul n’est digne ! — Et comment ne supporterais-je pas la manière singulière dont je suis traité chez toi, quand je vois quelle est celle que l’on a pour toi ? J’avoue que je suis un tout autre homme pour toutes les maisons où je vais, mais dois-je m’en étonner, moi qui te suis si démesurément inférieur, quand sous mes yeux les êtres les plus médiocres affectent des airs de fatuité et d’impertinence envers toi, devant qui ils devraient se prosterner de respect ! Quelquefois même ils osent te tourmenter lourdement, et se croient vraiment tes égaux parce qu’il y a quelques gouttes du même sang dans vos veines. Ils ne conçoivent pas qu’ils ne peuvent se rendre dignes d’un tel honneur qu’en se montrant pénétrés de déférence et d’admiration pour toi. — Je n’ai pas besoin, mon Adèle chérie, de te dire ici que je suis bien loin d’avoir l’intention de désigner aucun des êtres pour lesquels la nature réclame ton respect. Tu ne peux penser qu’une pareille idée entre dans mon esprit. — Laissons cela : j’avoue que j’ai été indigné ce soir, pour toi comme pour moi, et que je n’aurais pas supporté cet affront patiemment, si ton nom n’avait été là pour m’arrêter. — Adieu, mon Adèle, ce nom adoré est tout-puissant sur moi. Je ne me repentirai jamais de ce que j’aurai fait pour ma femme. Adieu, je t’embrasse et je t’embrasse encore. Que demain me tarde à venir !


Lundi matin.

C’est une chose bien douce pour moi, mon Adèle, que de commencer cette journée comme j’ai terminé celle d’hier, en t’écrivant. Mais qu’il me serait bien plus doux de pouvoir être en ce moment à tes côtés, d’épier le premier regard de tes yeux, le premier sourire de tes lèvres ! Hélas ! ce bonheur est encore pour d’autres que pour moi, espérons qu’un mois ne s’écoulera pas avant que ton Victor ne soit entré en possession de son bien. Il me semble, chère, bien chère amie, que j’ai déjà vécu une vie entière de tourments et de privations depuis que je t’aime ; il est bien temps que j’arrive à ma vie de bonheur.

Ô mon Adèle, bonheur est un mot trop faible pour exprimer ce qu’éprouvera ton mari dans ce bienheureux jour, ce qu’il éprouve quand tu daignes lui permettre une caresse ou un baiser.

Adieu, adieu. Embrasse-moi[55].
Vendredi matin (5 juillet).

M’écris-tu en ce moment ou du moins penses-tu à moi, mon Adèle ? Je suis bien triste et j’aurais bien besoin que tu fusses maintenant à côté de moi, avec ta douce voix et ton doux regard. C’en est donc fait d’ici à bien longtemps de notre bonheur de Gentilly ! Que vais-je devenir dans ce grand Paris ? Tous mes instants, partagés là-bas entre le bonheur de te voir et celui de travailler pour toi, vont m’échapper à présent sans bonheur et presque sans travail. Tu me diras, il est vrai, qu’ici je serai à portée de mieux suivre toutes nos affaires et qu’ainsi mon temps ne sera pas perdu, mais ce sont de bien insipides nécessités que celles qui m’éloignent de toi. Je ne sais si je devrais t’écrire en ce moment, Adèle. Je suis abattu, et je ne puis vaincre cet abattement. Je me répète pourtant tout ce que tu me disais hier au soir pour me consoler : nous nous verrons tous les jours ; mais je m’étais fait une si douce habitude d’être sans cesse, absent ou présent, près de toi, de m’endormir et de m’éveiller sous le même toit, de prendre mes repas à tes côtés, de sentir ton pied sur le mien, de te servir... Hélas ! mon Adèle, rien de tout cela désormais ! Je vais reprendre mon ancienne manière de vie, je vais redevenir errant et solitaire, et le feu pourra prendre à ta maison sans que je sois là le premier pour t’enlever dans mes bras. Tu vas traiter de pareilles idées de folie, et tu auras raison car mon amour va sans cesse demander à mon imagination de nouveaux motifs de soucis et d’alarmes. Tu dois le savoir comme moi, mon ange bien-aimé, les âmes douées à un haut degré de la faculté d’aimer se font à tout moment des misères que ne comprennent pas les autres âmes. Je suis dans un de ces instants d’accablement, je voudrais travailler et je n’ai rien dans la tête qu’une vague inquiétude et le regret de notre félicité de Gentilly si tôt passée. Dans deux mois il est vrai... Mais deux mois durent si longtemps ! Ô mon Adèle adorée, redonne-moi du courage pour ces deux longs mois, aime-moi un peu comme je t’aime, écris-moi souvent, mon Adèle, parle-moi, reparle-moi sans cesse de tout ce qui occupe ma pensée, et aime-moi, aime-moi, je ne serai jamais malheureux. Adieu, pardonne à cette illisible

écriture et reçois mille baisers de ton pauvre mari, de ton Victor.
Ce vendredi, 9 heures du soir.

Voici le premier moment de joie de toute cette journée : je t’écris.

Adèle, il me semble qu’il y a un siècle que je ne t’ai vue. Je ne puis me figurer qu’hier à pareille heure je fusse encore près de toi. Hier, j’étais bien heureux ! Ô quand donc tous mes instants, tous ! se passeront-ils ainsi ? quand serai-je ton compagnon de tous les jours ? quand pourrai-je veiller sur toutes les heures de ta vie, sur toutes les heures de ton sommeil ? Chère amie, il me semble que plus cette heureuse et mille fois heureuse époque approche, plus mon inquiète impatience redouble ! Si tu savais tout ce qui se passe dans mon âme quand je songe à toi, à l’immense félicité qui me viendra de toi ! Je cherche en vain des mots, toutes mes idées restent confuses et ma tête n’est plus qu’un chaos d’amour, d’ivresse et de joie.

Je crains, en vérité, que le jour où je pourrai m’écrier à la face de tous les hommes : elle est à moi, entièrement, uniquement et éternellement à moi ! oui, je crains que ce jour-là mon être ne se brise de bonheur. Tant de joie, en entrant violemment dans mon âme, devra, ce me semble, la bouleverser. Quel moment que celui où je tiendrai tout mon bonheur de toute ma vie ! ce bonheur qui est depuis si longtemps devant moi sans que je puisse l’atteindre ! C’est donc un ange qui peuplera ma solitude, qui fera cesser mon isolement ! Et quand je pense que cet ange bien-aimé m’a permis de croire qu’il désirait aussi un peu ce jour que j’appelle si ardemment de tous mes vœux et de tous mes travaux, j’oublie les cruelles épreuves que j’ai subies pour ne songer qu’à l’avenir enivrant qui m’est promis, et je trouve que j’ai encore trop peu souffert pour tant de bonheur.

Adèle, je jouirai donc bientôt auprès de toi des droits d’époux et des devoirs d’esclave, je pourrai te protéger et te servir, effacer tous tes chagrins avec mes caresses, tarir toutes tes larmes avec mes baisers ; ou plutôt tu n’auras alors ni chagrins, ni larmes ; tu seras heureuse, n’est-ce pas ? et ma joie reposera dans la tienne. — S’il nous survient des contrariétés, et, ne nous faisons pas illusion, il nous en surviendra, elles ne seront rien, parce que nous les supporterons ensemble, ou plutôt parce que ton sourire m’aidera à les supporter. Car dans tout le cours de notre vie nos rôles mutuels seront, toi, de me consoler, et moi, de te défendre.

Répète-moi souvent, Adèle, que tu souhaites aussi notre union, car tu ne saurais croire de quelles indicibles joies me pénètre cette idée que mon plus ardent désir est partagé par l’être angélique qui l’inspire. Maintenant je vais compter tous les jours jusqu’à celui où je recevrai le titre de mes pensions, et cependant j’ai été prévenu que cela pourrait bien durer encore six semaines. N’importe, il me semble que tous les bureaux vont se presser dans leur travail, parce que j’attends pour être heureux qu’ils aient fini. Cela ressemble un peu à de la folie, mais que veux-tu ? C’est à toi que tu dois t’en prendre. Pourquoi as-tu fait perdre la raison à ton Victor ?

En vérité, depuis que notre mariage est devenu pour moi la chose la plus certaine qui soit sous le ciel, je m’étonne à chaque instant de le voir arrêté par ce qui l’arrête. Je me demande comment il se fait que la réalisation des espérances les plus pures et les plus idéales soit retardée par un obstacle aussi matériel, l’argent ! Et cela est pourtant. C’est comme si je voyais un nuage attaché avec une chaîne de fer.

Adieu, mon Adèle adorée, pardonne-moi toutes mes folies, donne-moi demain une longue lettre et reçois en échange mille baisers de ton mari,

de celui dont tu es l’ange et l’idole, et qui te verra demain.
Lundi, 10 heures du soir. [Juillet[56].]

Tu n’es donc plus là, auprès de moi, mon Adèle ! Me voici seul, seul et bien loin de toi, et bien loin encore du temps où je serai sans cesse près de toi ; car deux mois sont deux éternités. Depuis hier cependant je sens quelque chose de plus complet dans ma vie et dans mon bonheur ; je vois que je possède toute ta confiance, ma femme n’a plus rien de caché pour moi. Tous tes petits secrets, ange, me sont connus, n’est-ce pas ? comme à toi-même. Hélas ! cette indisposition m’inquiétera bien à l’avenir, mais je te soignerai, je te réchaufferai dans mes bras, de mes baisers, de mes caresses, je t’entourerai de tout mon amour contre tes souffrances. Combien tu m’as rendu heureux, mon Adèle adorée, par ce doux et tendre épanchement ! Oh ! je veux t’en remercier à deux genoux, je veux que tu saches de quelle inexprimable félicité un mot de toi peut inonder le cœur de ton Victor. Pourquoi n’es-tu pas là ? Où es-tu ? Que fais-tu ? Tu t’endors maintenant, et ma pensée peut-être est bien loin de ton âme. Oh non ! dis-moi, fais-moi croire, ange bien-aimé, que je suis pour toi tout ce que tu es pour moi, je ne pourrai le croire, mais je serai heureux de l’entendre de ta bouche.

Adieu, toi qui fais le bonheur de ma pensée et l’enchantement de mes rêves. Adieu, je vais essayer de dormir, mais je brûle d’amour. Si cela dure longtemps, je mourrai quand il faudra te quitter. Je t’embrasse.

Ton fidèle mari,
V.-M. H.
Samedi matin (13 juillet).

Ta lettre me remplit d’attendrissement et de joie chaque fois que je la relis. J’avais bien besoin, mon Adèle adorée, d’être consolé de la douleur si vive que j’ai éprouvée hier, en apprenant que je ne passerais pas ces trois jours près de toi, à cet heureux Gentilly. Oh ! écris-moi toujours ainsi, ange, j’ai tant besoin d’amour pour supporter la vie ! Si tu savais quelle est la puissance de ton âme sur la mienne, tu serais heureuse, car tu m’aimes, tout indigne que je suis d’être aimé d’un être tel que toi. J’ai baisé ta lettre avec transport, il me semblait qu’elle avait quelque chose de mon Adèle absente. Mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, que ne connais-tu ton Victor tout entier ! tu verrais que, s’il est bien imparfait sous tous les rapports, il a du moins quelque chose de parfait, c’est son amour pour toi. Cet amour, je le retrouve sans cesse, sous la moindre comme sous la plus importante de mes pensées. Pardonne-moi de te répéter sans cesse la même chose en d’autres paroles. Moi, quand je t’ai parlé de mon amour, de mon adoration, de mon idolâtrie, j’ai fini le cercle de mes idées et il faut recommencer.


2 heures après-midi.

Je saisis tous les moments où je peux t’écrire, afin que cette journée s’abrège. Elle est si longue. Oh oui ! regrettons, mon Adèle, notre Gentilly. Qu’est-ce que ces trois heures passées le soir dans une gêne perpétuelle près de la douceur de dormir sous le même toit, de respirer le même air, de m’asseoir à la même table que toi. Hier, chère amie, j’ai essayé de prendre ta défense contre des reproches bien singuliers : je n’ai pas été bien reçu ; mais pour toi, est-ce que je ne supporte pas tout ? Est-ce donc à ta mère de m’envier une tendresse que tu ne pourrais me refuser sans la plus profonde ingratitude, car il n’y a que l’amour qui puisse payer l’amour ! Comment ! ta mère voudrait que tu ne répondisses que par une affection secondaire à l’attachement le plus ardent, au dévoûment le plus absolu. à l’amour et au respect le plus profond ! Ô répète-moi sans relâche, mon Adèle bien-aimée, ce que tu me disais dans ta douce lettre d’hier[57] que ton Victor est tout pour toi comme tu es tout pour lui, que toutes les affections s’évanouissent devant notre amour mutuel, redis-le moi sans cesse, car c’est du plus profond de mon cœur que je t’affirme que j’ai besoin de cette conviction pour vivre. Si demain je cessais de croire en toi, Adèle, mon existence se briserait d’elle-même, car où serait mon appui dans la vie pour supporter le poids d’un pareil malheur ? Oh non, non, je t’aime, je t’aime, et tu ne peux ne pas m’aimer, toi qui es un ange. Adieu, adieu, mon Adèle,

ton mari t’embrasse et t’embrasse encore.
Jeudi, 9 heures et demie du soir[58].

Mon Adèle, c’est encore tout ému par ta lettre adorée que je t’écris. Je te le répète, chère amie, ne pense plus à la matinée d’hier que pour plaindre ton Victor. Il ignorait l’heure, on la lui a cachée, c’est ce qui l’a privé du bonheur de t’en écrire plus long. Hier soir encore, tu dois croire, chère amie, qu’il a fallu une nécessité bien grande pour que je me passe de t’écrire avant de m’endormir, seule joie que je puisse éprouver quand je t’ai quittée. Je suis bien triste et bien tourmenté en ce moment, Adèle, bien triste de n’être pas resté près de toi jusqu’à onze heures, bien tourmenté de te savoir souffrante, hélas ! et pour des causes qui, je ne puis te le cacher, sont loin de me laisser tranquille. Oh ! dis-moi et répète-moi mille fois, Adèle, que cela n’aura pas de conséquences, ou plutôt, grand Dieu ! dis-moi ce que tu penses, ne me rassure pas perfidement, oui, ce serait perfidie, songes-y bien, Adèle, que de me tranquilliser à tort. Dis-moi la vérité, toute la vérité, il faut que je la sache, afin de vivre ou de mourir. Adieu, je t’embrasse mille fois, quoique tu ne me dises jamais cette parole si douce en terminant tes lettres. Je t’embrasse, ange !


Vendredi, 5 heures du soir.

Si j’étais sage, Adèle, si je savais sacrifier le bonheur aux affaires, ce n’est pas à toi que j’écrirais en ce moment. Je ne sais combien de lettres, accumulées dans mon tiroir, demandent des réponses depuis un siècle. Je n’ai pas le courage de m’occuper des autres quand je puis m’occuper de toi. Maintenant je ne puis me résigner à prendre cette plume pour des indifférents ou même des amis. C’est une grande victoire sur moi-même quand je m’y décide. Il me semble qu’elle ne doit être employée que pour toi, soit à travailler, soit à t’écrire. Gronde-moi de tout cela, chère amie, car cette négligence apparente de tout ce qui n’est pas toi paraît aux autres de la hauteur et du dédain. Ils me font la réputation d’être fier et inabordable. et ils ne savent pas que le tort qu’ils imputent à je ne sais quel orgueil incompréhensible pour moi, vient de l’amour. Mon Adèle, dis-moi de moins penser à toi, de moins t’écrire. — Mais non, ne me parle pas ainsi, car je croirais que tu ne m’aimes plus et d’ailleurs je ne pourrais t’obéir. — Ma conférence de ce matin a eu un bon résultat, il ne faut pourtant chanter victoire que lorsque nous tiendrons la pension. Je te conterai tout cela ce soir en détail. Oh ! oui, avant deux mois nous serons mariés ! — Adieu, mon Adèle chérie, tu vas à présent trouver que je t’écris trop. Mais que veux-tu ? c’est ta faute. Pourquoi t’es-tu fait adorer de ton pauvre mari ? J’espère que tu m’auras aussi écrit de ton côté. Adieu, adieu, mon ange bien-aimé.

Te retrouverai-je bien portante ce soir ? Reçois mille baisers. Que ne

peuvent-ils te guérir ![59]
Samedi (20 juillet).

Prends garde, mon Adèle, ne m’accuse plus de ne pas aimer à t’écrire, car j’y passerais désormais toutes mes journées. Tu me dis, à la vérité, que je peux bien tous les jours donner à une lettre pour toi une heure ou une demi-heure et tu aurais raison s’il me suffisait d’une heure ou d’une demi-heure pour t’écrire. Tu ne sais pas, chère amie, après quel long recueillement je commence ces lettres ; il me semble que lorsque je m’entretiens ainsi avec toi, je ne puis fouiller assez profondément dans mon âme. Si je n’écoutais que ma pensée éternelle, si je laissais courir ma plume, je t’écrirais sans cesse que je t’aime et toujours que je t’aime, tandis que je m’applique à t’exprimer tout ce que cette seule et grande idée réveille de sentiments dans mon cœur ; autrement ces lettres, Adèle, seraient toutes les répétitions les unes des autres. Après cette explication qui t’a sans doute ennuyée, chère amie, ne me répète plus un reproche cruel qui ne devrait jamais se présenter à ton cœur, parce qu’il est cruel, ni à ton esprit parce qu’il est injuste. Toi qui es si bonne et si douce, tu ne voudrais pas faire de peine à ton Victor. Et comment peux-tu, je te le demande, mon Adèle chérie, douter un seul instant du bonheur que j’éprouve à épancher ainsi dans ces lettres tout ce qui peut s’exprimer dans l’inexprimable amour que j’ai pour toi ! Tu ne sais pas, Adèle, quel poids était sur mon cœur, à l’époque douloureuse où nous étions séparés, la passion brûlante que j’étais obligé de renfermer en moi-même et qui me dévorait. Te rappellerais-tu, as-tu encore la première lettre que je t’écrivis alors ? Hélas ! mon Adèle, souviens-toi de l’accueil que tu lui fis d’abord... Je ne te blâme pas, ange, tu me connaissais bien peu dans ce temps-là. Il y a aujourd’hui un an que j’arrivai à Dreux, ne nous plaignons pas du ciel, aujourd’hui je suis bien près de mon bonheur et le jour de cette arrivée j’étais loin de croire qu’une année dût suffire pour l’amener. Ô mon Adèle, pardonne-moi, car je doutais de toi, et je croyais presque toute ma félicité évanouie. Pardonne-moi, depuis tu m’as bien prouvé que ta belle âme est faite pour toutes les nobles vertus d’un amour constant, virginal et dévoué. Oh ! combien je t’aime, combien je t’ai toujours aimée ! Et comment oserais-je me plaindre de la vie, quand j’y ai rencontré pour compagne un ange tel que toi. Adieu, ma bien-aimée Adèle, mille baisers de ton mari.

Victor.
Lundi, 10 heures du soir[60].

Si tu savais, Adèle, combien je suis triste de t’avoir quittée sitôt ce soir !… Tu m’as fait un bien injuste reproche au moment de notre si prompte séparation, je l’ai emporté avec moi ce reproche que tu as mêlé à ton adieu, et il me pèse sur le cœur. Cependant en cet instant pénible j’ai eu un éclair de joie, c’était de te voir affligée de cette séparation qui m’affligeait tant. Il m’avait semblé, mon Adèle bien-aimée, qu’il t’avait d’abord bien peu coûté de me dire adieu de si bonne heure, aussi quand je t’ai vue me témoigner la même crainte, j’ai eu un moment de bonheur sur lequel tu t’es méprise. Ô Adèle, que ne peux-tu voir mon cœur à nu ? C’est un vœu que je répète bien souvent, mais tu saurais combien il est profondément vrai que toutes les moindres émotions de mon âme t’appartiennent, tout mon être tend sans cesse vers le tien, par ses actions comme par ses pensées, par ses paroles comme par ses actions. Ce soir, j’aurais moins senti la douleur de n’être plus auprès de toi si j’avais pu rentrer et rester à t’écrire jusqu’au moment du sommeil. Hé bien, il a fallu passer ces deux heures en courses nécessaires ; pourquoi ai-je des affaires ?

Chère amie, je ne puis penser sans douleur à tous les ennuis que la position de ta pauvre mère va nous occasionner[61], à toi surtout, ma bien-aimée Adèle ; ton sommeil sera peut-être troublé cette nuit, oh ! que n’es-tu près de moi ! Que ne suis-je là pour assurer ton repos et prendre pour moi toute la peine qui va retomber sur toi ! Mon Adèle, je suis triste en ce moment ; oh ! je suis inconcevablement triste, je suis mécontent de moi, il me semble que j’aurais mieux employé ma soirée en laissant là toute affaire et en la passant à t’écrire, elle eût du moins été moins pesante et moins longue à s’écouler. Quand je songe à notre bonheur de Gentilly, toute ma force s’en va ; comment ! c’est donc ainsi que passe tant de bonheur ! J’ai bien besoin de penser à la félicite si pure et si immense qui m’attend dans deux mois pour ne pas murmurer. Adèle, est-il vrai, mon Adèle adorée, que ce soit dans deux mois ? Oh ! alors nul n’interrompra plus ton sommeil, comme on le fait peut-être en ce moment ! Alors tu seras tout entière sans cesse protégée de mes deux bras. Adieu pour ce soir, je suis bien triste. Notre séparation a été brusque et tu me reprochais de ne plus t’aimer presque d’un air de conviction… Dieu ! ne plus t’aimer ! Moi qui donnerais ma vie et mon âme pour un seul de ces cheveux d’ange que je vais couvrir de baisers avant de me coucher. Adieu donc, à demain, que j’ai de peine à me séparer de toi !


Mardi, 8 heures et demie du matin.

Je veux dérober encore ce matin quelques moments aux ennuis et à l’ennui. Que fais-tu en cet instant ? as-tu bien dormi, mon Adèle ? Penses-tu à moi, à ton pauvre mari que tu as laissé hier si malheureux ? M’écris-tu ? J’aime à penser que tu m’écris peut-être à présent, et que cette douce lettre fera ma joie ce soir et adoucira le regret de t’avoir quittée. Que me dis-tu ? Quelle est ta pensée ? Ah ! faut-il être contraint de me faire à chaque instant du jour des questions pareilles ? Ne devrais-je pas être sans cesse près de toi, Adèle, moi qui ne vis réellement que près de toi ! C’est vrai, il me semble que je ne sens mon âme et ma vie que lorsque je puis voir ton regard ou entendre ta voix. Loin de ce bonheur, tout est ténèbres autour de moi et je suis en quelque sorte indifférent à moi-même. Je vois des objets se mouvoir, j’entends des sons se former, mais rien ne m’intéresse, et il faut quelque chose d’extraordinaire pour me tirer de cette apathie. Si l’on cause devant moi, je rêve ailleurs ; si l’on me parle directement, je réponds des mots sans suite. Adèle, c’est toi qui es cause de ma folie, c’est toi aussi qui en es le remède. Laisse-moi croire, je t’en supplie, que tu penses à moi comme je pense à toi, que tu m’aimes comme je t’aime, répète-le-moi sans cesse et ne te lasse pas de me le redire, si tu veux que j’aime cette vie, si douce avec toi, si affreuse et si insupportable sans toi.


6 heures un quart.

J’espérais, chère amie, pouvoir t’écrire encore cette longue page en serrant bien les lignes, mais toute ma journée s’est passée à faire des courses, recevoir des visites, etc., suite insipide de la publication de mon recueil. Mon Adèle, que tous ces gens-là m’ont enlevé un temps précieux ! Pardonne-moi, car je ne leur pardonne pas. Il est 6 heures. Je vais te voir, je suis si avide de te voir que c’est tout au plus si je voudrais prendre le temps de te dire encore que je t’aime, que je t’adore, que je t’embrasse, adieu, ange.

Ton mari, Victor.
Jeudi, 9 heures du soir[62].

Tout obsédé que je suis d’idées tristes, je ne puis, mon Adèle bien-aimée, résister au désir de t’écrire. Et cependant qu’est-ce que ce papier pour me consoler dans ce moment ? ô Dieu ! je souffre, je souffre bien cruellement, moi qui ai vu pleurer mon Adèle et qui n’ai pu la prendre dans mes bras et essuyer toutes ses larmes de mes baisers. Me voici seul maintenant, et dans quel instant de ma vie ai-je jamais eu plus besoin qu’elle fût là ? Et encore, mon Adèle idolâtrée, tu serais là, que je ne pourrais t’exprimer tout ce que je sens, tout ce que je souffre, car en ce moment je n’ai pas un sentiment qui ne soit une souffrance. À quoi bon t’écrire ? est-ce que la millième partie de mes réflexions pourra trouver place dans cette lettre ? Que te dirai-je ? Hélas ! toute mon âme se soulève tumultueusement, et toutes les douleurs que j’éprouve sont également inexprimables. Tu m’as accusé de ne pas t’aimer, et ce reproche m’est bien amer, puisque ce qui me tourmente, et ce qui t’importune, c’est mon trop d’amour. Adèle, il est donc vrai que tu aurais été plus heureuse d’être aimée par quelque être tranquille et froid, qui n’eût connu ni la chaste susceptibilité, ni les délicates jalousies d’un grand amour ? Ce soir je t’ai parlé d’une violation des bienséances qui m’affligeait parce qu’elle te concernait ; il te faut une grande et sévère pudeur, Adèle, pour rester pure au milieu des inconvenances auxquelles on t’expose et que tes parents ne semblent pas remarquer. Ces idées, malheureusement trop fondées, m’ont jeté dans une rêverie triste qui t’a frappé, et là-dessus tu m’as reproché de ne pas t’aimer. — Cette lettre n’est pas écrite pour me plaindre, chère amie, est-ce que je vaux la peine d’être plaint par toi ? Pourtant j’ai ressenti ce soir une des afflictions les plus insupportables que je pouvais éprouver, celle de voir couler tes larmes... oui, je voudrais savoir si j’ai aujourd’hui commis à mon insu quelque crime qui m’ait mérité une telle douleur. Ô Adèle, que ne peux-tu en ce moment voir jusqu’au dernier repli de mon âme ! Si tu m’aimais réellement, de ta vie tu ne verserais une larme. Je suis bien malheureux ; quelle idée maintenant peut me consoler ? J’espère du moins que tu vas passer une bonne nuit pour me dédommager de l’insomnie qui m’attend. Songe que tu m’as promis de ne pas te lever de la nuit, songe qu’il me faut tout ton sommeil, songe aux questions que je te ferai demain. — Hélas, Adèle, j’ignore si cette lettre te fera peine ou plaisir ; si elle est ce qu’elle doit être, ce que j’ai voulu la faire, l’expression fidèle de ma pensée, chère amie, elle ne t’affligera pas. Car Dieu m’est témoin qu’il n’y a aucune de mes pensées, même de celles qui t’attristent quelquefois, qui ne soit inspirée par l’amour le plus pur, le plus ardent, le plus jaloux de ton bonheur. Que ne sacrifierais-je pas pour ton bonheur ?

Adieu, mon Adèle, je vais essayer de te retrouver dans quelque songe joyeuse et contente de ton Victor, adieu, ma femme, ange bien-aimé, adieu mon Adèle adorée, je t’embrasse et demain je chercherai un moment pour achever ce papier. Dors bien.


Vendredi , cinq heures et demie du soir.

J’ai éprouvé aujourd’hui beaucoup de difficulté à travailler, chère amie, ce qui ne m’étonne pas, je suis si préoccupé de la soirée d’hier ! Qu’il me tarde de te voir ! Je suis bien inquiet de toi. Je voulais aller aujourd’hui dès ce matin chez toi pour savoir de tes nouvelles, je n’ai pas osé, de crainte de sembler importun. Mon Adèle, que fais-tu en cet instant ? Penses-tu avec quelque joie au moment de nous revoir, il approche, mais à mon gré bien lentement. Oh ! qu’il me tarde d’être auprès de toi ! de lire dans tes yeux si tu m’aimes encore, si tu as pensé à moi depuis hier... hier ! il me semble qu’un siècle s’est écoulé depuis que je ne t’ai vue. Où est notre félicité de Gentilly ? Dans deux mois il est vrai... mais que deux mois sont longs ! Adieu, mon Adèle bien-aimée. Je t’embrasse mille fois et je t’embrasse encore.

Ton mari[63].
Lundi, 9 heures du soir (5 août).

Chère amie, je viens de lire ta lettre, et je suis aussi heureux que ton Victor peut l’être loin de toi. Seulement c’est avec regret, avec un regret bien vif que je n’ai pas vu cette lettre sortir de ton sein. Il me semble que j’éprouve un double bonheur quand je puis baiser à la fois des caractères tracés par ta main et un papier qui a touché ton sein. Ne ris pas de mes folies, mais il me semble encore qu’une lettre près de laquelle a battu ton cœur a quelque chose de plus mystérieux et de plus tendre. — Oh ! que j’ai été heureux ce soir, mon ange adoré ! Il ne m’a manqué, Adèle, que de remarquer dans tes yeux une félicité égale à la mienne. Si j’avais pu croire que ces caresses avaient autant de douceur pour toi que pour moi, toute mon âme aurait été enivrée. Mais, mon Adèle bien-aimée, ne crois pas ton Victor assez ingrat pour t’accuser d’indifférence, je ne me plains que de ce sentiment de pudeur, si adorablement pardonnable, qui t’empêche de montrer à ton mari sa femme tout entière telle qu’elle devrait être pour lui. Heureusement le terme si désiré approche, et bientôt ton pauvre Victor n’aura plus besoin de t’écrire chaque soir qu’il t’embrasse. Adieu, j’ose encore t’embrasser, mon ange chéri, quoique dans ta lettre de ce soir tu me refuses ce bonheur.


Mardi.

Il est quatre heures et demie tout à l’heure, mon Adèle bien-aimée, et je n’ai que le temps de te répéter ma pensée de toute la journée, Je t’adore.

Adieu, je t’embrasse mille et mille fois.

Ton Victor.
Mardi, huit heures et demie du soir[64].

Pourquoi n’y avait-il point au bas de ta douce lettre de ce soir, chère amie, ce que tu avais daigné mettre en terminant quelques-unes des précédentes ? Si tu savais combien un baiser de toi après de tendres assurances d’amour, me rendait heureux ! J’espérais que tu en prendrais l’habitude, et j’apprends aujourd’hui que non, par une lettre où tu me dis que tu m’aimes ! Si effectivement tu m’aimes, Adèle, je ne dois point croire que tu aies oublié ces paroles si enivrantes pour ton Victor, je t’embrasse, oh non ! j’aime bien mieux en accuser un sentiment de pudeur adorable que je te supplie de conserver jusqu’au dernier jour dans toute sa délicatesse, mais pour tout autre que ton mari. Adèle, mon Adèle, si tu es ma femme, s’il est vrai que tu ne me dédaignes pas pour compagnon de ton existence, souviens-toi donc alors que toi et moi, nous ne formons plus qu’un seul être, que toutes les choses de l’âme et du corps doivent être en commun entre nous, que nous devons avoir de la pudeur à nous deux et ensemble, mais non l’un contre l’autre. Tu vas me dire que nous ne sommes pas encore mariés devant les hommes, mais, bien-aimée Adèle, je ne réclame aucun des droits que donne la publicité du mariage, je ne veux de toi que des preuves secrètes d’amour conjugal et virginal. Un jour viendra, et tout prochain qu’il est il me semble encore bien éloigné, où mes désirs n’auront plus de bornes comme mon bonheur, où ma vie sera complète, où mon âme appartiendra à ton âme, perpétuellement et éternellement.

En attendant ce jour d’enchantement, mon Adèle adorée, allège-moi un peu, à moi ton pauvre mari, l’ennui de mon veuvage et de ma solitude. Songe combien une parole tendre, combien une douce caresse ont de pouvoir pour ma félicité. Ton angélique pudeur est le seul des sentiments de ton âme dont je ne veuille pas pour moi. Adèle, ton devoir est d’être aussi indulgente pour ton Victor que sévère pour tout autre ; plus tu seras bonne envers moi, plus tu seras inaccessible à tout ce qui ne sera pas moi. Les baisers que je te demande, ce sont des baisers sacrés, les caresses que j’implore, ce sont de saintes caresses ; tout ce qui vient de toi est pur comme toi. Voilà pourquoi le culte que je te rends ne [doit] pas t’étonner. Il m’élève, loin de m’humilier. Adieu pour ce soir, ma douce et noble Adèle,

n’est-ce pas que tu m’embrasses ?
Mercredi, 3 heures après-midi (7 août).

Je suis triste, mon Adèle chérie, et d’avance de courage de tout le découragement que je vais sans doute remarquer en toi ce soir. Encore des délais ! Je te conterai en détail quand je te verrai comment il se fait que ma pension est encore retardée pour quelques jours.

Ce nouvel incident ne sera rien peut-être, mais j’avoue que je n’y tiens plus. Mets-toi un instant à ma place, Adèle, et tu sentiras combien ma position est gênante envers tes parents et toi. Il me semble que je suis responsable de chaque instant qui s’écoule, et je n’ignore pas qu’on ne peut s’empêcher de croire chez toi que si tous les obstacles ne sont pas levés, c’est bien un peu par ma faute. Toi-même, Adèle, tu n’es pas éloignée de le penser, et ne crois pas que je veuille ici te faire un reproche, puisqu’il m’arrive souvent à moi-même de me demander sévèrement si je fais bien tout ce que le devoir, concilié avec un sentiment de réserve et de fierté que tu comprendras, m’ordonne de faire. Je crois pouvoir t’assurer du fond de l’âme que je n’ai point à m’accuser de ce tort grave, je serais bien heureux si cette assurance pouvait dissiper en toi ces doutes que tu éprouves, mais que ta délicatesse généreuse cherche à me cacher.

Adèle, je désire notre mariage pour lui-même, toi tu le souhaites surtout par ennui de ta position actuelle. Ne me répète donc pas ton reproche cruel que tu le désires plus que moi.

Adieu, mon Adèle bien-aimée, je suis abattu d’avoir un retard à t’annoncer, cependant ce retard ne différera peut-être rien. Daignes-tu me permettre encore de t’embrasser ?

V.
Jeudi soir (8 août).

Hélas ! mon Adèle, c’est par ce mot que devraient maintenant commencer toutes mes lettres. Je suis bien triste. Te voir si peu à présent et ne te voir qu’au milieu de tant de gêne, il me semble que c’est de mauvais augure. Peut-être aussi dois-je croire, — et j’adopte avec empressement cette idée, car elle me vient de toi, — que je n’ai point encore assez acheté l’immense bonheur qui est si près de moi. J’ai bien souffert, à la vérité, mais je vais être si heureux ! Ah ! aucune souffrance ne pourrait payer cette félicité.

Adèle, hélas ! je ne sais que te dire de l’état de mon âme, je pense à notre bonheur futur, prochain, et je suis triste ! Chère amie, tu es en ce moment en proie à tant de contrariétés, à tant d’ennuis ! Oh ! où est notre bonheur de Gentilly ? Ange, le mouchoir que tu as trempé de tes larmes n’est pas encore sec ; comment penser à de la joie ?

Et ce brevet[65] éternellement promis qui n’arrive pas ! Adèle, dois-je t’avouer ma faiblesse ? Ces retards me tourmentent à présent qu’ils t’inquiètent. Je n’ai confiance que dans ta confiance, comme je n’ai de joie que dans ta joie et de peine que dans ta peine. Chère amie, quand je pense à ceux qui retiennent peut-être mon bonheur dans leurs mains, j’éprouve des mouvements inouïs de rage et de douleur. Oui, de rage ! Ah ! l’homme qui me retarderait d’un mois le bonheur de te posséder serait mal conseillé dans son intérêt. Le bonheur qui me vient de toi, Adèle, est sacré ; malheur à qui y touche ou y touchera !

Adieu pour ce soir, demain j’espère pouvoir continuer. Que ne puis-je t’écrire sans cesse ? Pourquoi faut-il travailler ? Adieu, je t’embrasse comme

je vais baiser tes cheveux, ton mouchoir, tes lettres, comme je vais embrasser ton image tout à l’heure dans quelque charmant rêve.
Vendredi (9 août).

Je n’ai que peu de temps devant moi, chère amie, car il n’est pas loin de six heures. Je viens de travailler et de dîner. Toute ma journée m’a échappé sans que j’aie pu t’écrire plus tôt. Toutes mes journées, Adèle, sont maintenant bien tristes et bien insipides.

J’espère cependant que cette solitude où je vis finira bientôt et que nous retournerons à Gentilly avant la fin du mois. Mon Adèle, c’est la privation de te voir comme je te voyais à Gentilly qui me désole. Je t’en prie, soutiens mon courage, car je suis bien près d’en manquer. J’ai eu trois mois si heureux avant ce triste mois ! Je m’étais accoutumé au bonheur, j’avais cru presque que c’était la vie. À présent, il faut reprendre cette insupportable vie qui me rappelle si cruellement l’année passée. Il faut perdre des habitudes qu’il m’avait été si doux de prendre et reprendre des habitudes qu’il m’avait été si doux de quitter.

Cependant, à Gentilly même où j’étais si heureux, Adèle, il me manquait quelque chose, il me manquait tout ! Je ne serai pleinement heureux que lorsque je pourrai passer tous mes instants près de toi, et tu te rappelles qu’il était loin d’en être ainsi à Gentilly. Pourtant, que ne donnerais-je point pour y être encore.

Je me souviens avec délices de nos promenades à Arcueil, à Bourg-la-Reine, etc. Je me rappelle nos parties sur l’eau où j’avais le bonheur de conduire la barque qui te portait ; je me rappelle surtout avec une joie et un regret inexprimables ces petites visites si courtes que ma femme adorée daignait me faire le matin dans mon heureuse tour. Je me représente ces moments de ravissement et d’ivresse. Oh ! dis-moi qu’ils reviendront, mon Adèle chérie, et qu’ils nous apporteront un bonheur plus grand, une félicité plus complète encore. Pardonne-moi de dire nous, mais tu veux toi-même que je croie à ton amour et comment vivrais-je si je n’y croyais pas ? Adèle, je donnerais vingt ans de ma vie pour être plus vieux de deux mois.

Adieu, ange, embrasse ton mari.
Mardi, 9 heures et demie du soir (13 août).

Il m’est impossible, mon Adèle, de me coucher avant de t’avoir répondu. Oh non ! tu n’es pas coupable, car tu n’as jamais pu penser un seul moment que je changerais, Adèle, tu n’as même pu le rêver. Je ne puis croire que les rêves mêmes puissent être à ce point menteurs. Moi, t’oublier ! moi, cesser jamais de t’aimer, de t’adorer, de t’idolâtrer ! N’est-il pas vrai, ange chéri, que cette idée ne s’est pas arrêtée un seul instant dans ton esprit ? Ce serait pour ton Victor une bien profonde douleur si jamais un doute pareil... Mais non, cela ne se peut et je rêve de me défendre d’un tel reproche. Me dire que je peux jamais cesser de t’aimer, c’est me dire que je n’ai point d’âme et qu’il n’y a point de Dieu. Et quelle autre créature humaine pourrait donc être digne d’un homme honoré de ton amour ? Est-il une femme au monde vers laquelle puisse descendre celui vers lequel tu as bien voulu descendre ? Et si tu daignes, toi, angélique et admirable jeune fille, avoir quelque estime pour cet homme encore si indigne de toi, pour ce Victor si fier d’être ton mari, comment peux-tu croire un moment que sa plus grande félicité ne serait pas de sacrifier pour un seul de tes regards mille vies et s’il était possible, mille éternités ?

Ô mon Adèle, quel être sur la terre peut te dire son dévouement égal au mien ? Est-ce que toutes mes paroles, toutes mes pensées, tous mes mouvements ne sont pas pour toi ? Est-ce que j’ai jamais éprouvé une joie qui ne me vînt de toi ? Est-ce que tu n’es pas mêlée à toutes mes douleurs ? Est-ce que tu n’es pas mon âme, ma vie, mon ciel ? Hélas ! je vois Dieu en toi, je l’aime en toi, parce que je ne puis voir et aimer autre chose que toi. Ce sont peut-être là des blasphèmes ; mais pardonne-moi. Ce n’est pas offenser Dieu que d’adorer un ange. Il ne t’aurait pas créée si parfaite s’il n’avait voulu que celui qui te donnerait sa vie l’oubliât lui-même pour ne songer qu’à toi.

Adieu pour ce soir, mon Adèle adorée. Pourquoi ne puis-je pas te dire tout ce qui me gonfle le cœur ? Pourquoi ne puis-je trouver des paroles pour

mon amour ? Adieu, dors bien. Je t’embrasse et je t’embrasse encore.
Mercredi, 4 heures un quart (14 août).

Oh ! qu’il me tarde d’être enfin ton mari devant tous ! On te tourmente, on t’afflige et je n’ai pas encore le droit de te soustraire à toutes les afflictions, de te défendre de toutes les tyrannies ! Cette expression n’est pas trop forte, Adèle, elle est bien faible au contraire. Il faut avoir un courage que je ne comprends pas pour agir envers toi comme on le fait, envers toi, la plus douce et la plus adorable des créatures ! Mon Adèle, ne crois pas que j’exagère encore une fois, ce sont des vérités puisées dans le repli le plus intime de mon cœur. Malgré ta modestie et ta soumission, tu dois les reconnaître en toi-même.

Ce n’est pas que je veuille en rien diminuer ton respect et ton amour pour tes parents, chère amie ; ce respect et cet amour sont aux yeux de ton mari un de tes charmes les plus touchants ; mais je veux néanmoins que tu saches résister à d’injustes vexations, que tu ne te laisses pas sacrifier aussi paisiblement à des prédilections inexplicables pour moi.

Grand Dieu ! pourquoi ne suis-je pas déjà ton mari ? N’importe, je le suis devant toi et devant Dieu, je suis ton défenseur, ton appui. Compte sur moi, mon ange bien-aimé ; et qui élèvera la voix pour toi, si ce n’est ton Victor ? Oh oui ! compte toujours sur moi, sois sûre que ce soutien-là du moins ne te manquera jamais. Mon bonheur, mon repos, ne sont pas le but de ma vie, c’est ton repos, c’est ton bonheur que je dois assurer par tous les sacrifices, conserver par tous les dévouements. Tu es faible, mais je suis fort, et toute ma force est pour toi. Oui, je suis à toi tout entier, tout en moi t’appartient, ce qui doit mourir comme ce qui est immortel.

Adieu, mon Adèle adorée. Adieu, ma femme. Je t’embrasse bien

tendrement.
Lundi, 8 heures et demie du soir[66].

Ne plus te voir que deux heures par jour, après tant de bonheur si tôt passé à notre Gentilly ! Chère amie, cela seul suffirait pour me désoler, et il faut encore, quand je te vois, que cette joie soit empoisonnée par le spectacle de toutes les tracasseries odieuses que l’on te fait souffrir ! Ce n’est pas assez que nous soyons séparés, il faut que ton sommeil soit dérangé, tes nuits troublées et encore comment paie-t-on tes soins et tes peines ! J’avoue que dans le peu de moments que je passe chez toi, la patience est souvent bien près de m’échapper. Je me contiens, mais il faut toute ma crainte de t’attirer quelque désagrément pour remporter cette pénible victoire sur moi-même. Tout mon être se révolte quand je te vois, toi, mon Adèle, ma femme bien-aimée, l’objet d’un reproche indirect et injuste ou d’une insupportable exigence. Non, je ne veux pas que tu prodigues ton repos, que tu sacrifies ta santé, songe, chère et bonne, trop bonne Adèle, que c’est bien plus qu’immoler ma santé et mon repos. Je veux que tu dormes toutes tes nuits, autrement comment pourrais-je dormir te sachant debout ? C’est par pitié pour moi que je te prie d’avoir pitié de toi. Ce sera de l’égoïsme, si tu veux, car pour tout ce qui te concerne j’ai de l’égoïsme. Je souffre en toi comme je jouis en toi. Adieu pour ce soir, mon ange chéri, je vais travailler et puis me coucher pour rêver de toi, en attendant que je me couche pour t’embrasser comme je t’embrasse en ce moment sur le papier. Adieu. Dors.


Mardi.

J’espérais pouvoir t’écrire aujourd’hui, chère amie, mais il faut renoncer

à ce bonheur. Du moins te verrai-je ce soir. Mille caresses de ton mari.
Mardi soir (20 août).

Ton papier était bien petit, mon Adèle, et les bords en étaient coupés comme s’il avait été diminué. Pardonne-moi, chère amie, cette remarque qui te prouve combien tes lettres me sont précieuses. Hélas ! je compte pour ainsi dire les lignes de toutes les pages et les lettres de toutes les lignes. Oh oui, Adèle ! ton Victor a bien besoin de croire que tu l’aimes. Pour moi, je n’ai presque plus d’encre et ce avec quoi j’écris peut à peine passer pour une plume. Aussi je me vois forcé de remettre à demain le bonheur de t’en écrire davantage, en attendant j’embrasse mon Adèle adorée aussi tendrement que je l’aime.


Mercredi, 4 heures et demie.

Je lis et relis ta lettre, Adèle ; chère amie, pardonne-moi ; je suis heureux de voir que quelques jours de retard t’affligent autant que moi ; peut-être à la vérité, y a-t-il de la présomption à le croire, mais, chère ange, le dirais-tu si cela n’était pas ? Seulement ton papier est bien exigu, en étendant les deux pages, elles couvrent à peine celle-ci ; je reviens souvent sur cette remarque, c’est que ton mari l’a faite avec une vive peine.

Je sors du ministère : encore une ou deux semaines de patience, mon Adèle ! Ces gens-là ne se doutent pas que ce qu’ils appellent des semaines de patience sont pour moi des siècles de souffrance. Ils traitent l’affaire de ma pension comme une affaire, sans soupçonner qu’ils devraient la traiter comme un bonheur. Cependant l’ardeur de mes démarches actuelles contraste si fortement avec l’indifférence qu’ils me voyaient précédemment apporter à mes intérêts qu’elle devrait leur faire sentir qu’il s’agit ici de plus que de moi. Enfin, pourvu que leurs longues promesses se réalisent bientôt, j’aurai bien vite oublié leurs lenteurs. mon Adèle, parle-moi souvent de notre bonheur quand nous serons unis, du tien surtout, car il est tout le mien. Je voudrais que tu pusses lire mon âme ; tu serais peut-être heureuse. Va, sois-en sûre, dans six semaines tu seras à moi, j’ai bien besoin de cette certitude moi-même, et je l’ai. Adieu, adieu, mon Adèle bien-aimée, n’aie aucune inquiétude de l’avenir. Il faut que nous soyons mariés dans deux mois, et

nous le serons ou je serai mort. Adieu, ange, je t’embrasse.
Jeudi [22 août].

Comment peux-tu, Adèle, douter du bonheur que ton mari éprouve à t’écrire ! Je voudrais tant pouvoir passer dans cette seule et douce occupation mes journées longues et tristes qui ne s’écoulent plus dans mon cher Gentilly ! Souvent quand je me mets à t’écrire, mon Adèle, j’ai l’esprit fatigué par des conversations vides, la tête appesantie par le travail. Hé bien, quand c’est pour toi que j’écris, je ne m’en aperçois pas, je reviens doucement à ma pensée éternelle, les idées m’arrivent en foule et les pages se remplissent. Quelquefois je crains que mes répétitions continuelles ne t’ennuient, je cherche dans mon âme quelque chose de nouveau, mais je n’y trouve rien que tu ne connaisses déjà depuis longtemps, rien que je ne t’aie déjà redit cent fois, et si tu m’aimes comme je t’aime, cela doit te rendre heureuse. N’en doute pas, chère amie, nous avons une destinée à part dans la vie. Nous jouissons de cette rare intimité des âmes qui fait la félicité de la terre et du ciel. Notre mariage qui s’apprête ne sera que la consécration devant les hommes d’un autre mariage, de ce mariage idéal de nos cœurs dont Dieu seul a été l’auteur, le confident et le témoin. Il y a des moments, Adèle, où je m’inquiète, en songeant qu’un jour notre délicieuse union sera publique. Il me semble que le secret de notre bonheur est un bonheur de plus. Je voudrais le dérober aux regards de ces hommes : ils me l’envieront. Ô Adèle, quel ravissant avenir que celui de l’être auquel le ciel a associé le tien ! S’il est vrai que dans l’existence de tout homme la part du malheur égale celle du bonheur, je ne comprends pas quel malheur assez immense pourra compenser dignement le bonheur de te posséder. Ou plutôt, Adèle bien-aimée, je ne vois qu’un malheur, un malheur affreux, qui puisse me punir d’avoir osé jouir d’une telle félicité. Hélas ! aie, je t’en conjure, le plus grand soin de ta santé ; songe, mon ange adoré, que ma vie est toute dans la tienne, songe que je ne crains qu’un malheur au monde, et celui-là, je n’y survivrais pas.

Tu m’as laissé bien inquiet hier soir. J’espère aujourd’hui te retrouver bien portante, et apprendre que la cause de ton mal de tête d’hier n’a pas eu d’autre suite. Je l’espère, il faut bien que je l’espère. Adieu, mon Adèle,

ton mari t’embrasse bien tendrement, adieu, ange, mon bien, ma vie.
Vendredi, 8 heures et demie du soir (23 août).

Ce n’est qu’en t’écrivant que je puis me consoler de ne pas te voir. Ma pensée, si triste en ce moment, ira du moins jusqu’à toi, mon Adèle ; que je serais heureux si celle qui t’occupe au même instant pouvait de même m’être transmise. J’y retrouverais peut-être quelque chose de mon souvenir… Peut-être !... Pardonne-moi d’avoir dit peut-être, cher ange, tu m’as dit que tu pensais sans cesse à moi, et puisque tu l’as dit, cela est. Hé ! n’ai-je pas besoin d’être pénétré de cette conviction comme de celle de mon existence ? Mon amour n’est-il pas toute ma vie et si tu cessais de le partager, que serait cette vie ?

Hélas ! en ce moment peut-être, mon Adèle, tu souffres, tu t’inquiètes, tu te fatigues, ou tu attends des fatigues pour cette nuit. Oh ! est-il donc vrai que ton repos, que ton sommeil sacré puisse être troublé, sans que j’aie le droit de le protéger ? Tu vas te récrier, m’accuser, invoquer ta tendresse filiale ; chère amie, je ne puis te condamner, mais ce que tu fais comme fille, ne puis-je m’en plaindre comme mari ? Est-ce que tu crois que je te verrai de sang-froid sacrifier ton sommeil si cher, épuiser tes forces, compromettre ta santé ! Et tout cela, pour que tu remplisses seule des devoirs dont trois autres personnes devraient partager les soins ! Non, je me plaindrai, je me plaindrai sans cesse, et là-dessus je ne fléchirai pas. Que ne puis-je prendre pour moi le triple et le centuple de ces peines pour t’en épargner la centième partie ! Mon Adèle, va, je suis bien digne de pitié, voilà bien des nuits que je passe loin de toi, n’était-ce pas assez de cette douleur, sans avoir pour m’achever de continuelles inquiétudes sur la manière dont se passeront les tiennes ? Il me semble te voir à chaque instant réveillée en sursaut, arrachée de ton repos, forcée de t’habiller à la hâte... Chère amie !

Pourquoi ne suis-je pas déjà au mois de septembre, je ne sais, mais voici que je me tourmente sur ta santé ; Adèle, mon Adèle adorée, promets-moi bien de ne pas faire d’imprudences. Tu sais, Adèle, que tu n’es plus à toi, tu sais que tu me dois compte de toutes tes actions, de toutes les palpitations de ton cœur. Ne prodigue pas ta santé qui est mon bien, ne sois pas généreuse, je t’en supplie, aux dépens de ton repos qui est mon repos.

Hélas ! tu ne m’écouteras pas et c’est ce qui me désole. Tu te figures que tu peux user et abuser de tes forces, que tu es maîtresse de toi... Ah ! rappelle-toi ce que tu m’as donné en me donnant ton amour, rappelle-toi qu’en me défendant de me jouer de ma vie, tu t’es engagée à me conserver la tienne.

Ne ris pas de mes craintes, je t’en conjure, puisqu’elles font mon tourment. Tu n’es qu’une femme, Adèle, quoique tu sois un ange, et tu n’as point assez de forces pour supporter l’insomnie et la fatigue. Ton projet de passer les nuits quand ta mère sera accouchée, m’a ennuyé, tellement effrayé que je n’ose y croire.

Adieu donc, pour aujourd’hui, mon Adèle bien-aimée, je te verrai demain matin, en attendant je t’embrasse mille fois sur tes lèvres adorées.

Ton mari inquiet,
Victor.
Lundi, 9 heures du soir (26 août).

Il me serait bien doux, mon Adèle, de passer toute la nuit à t’écrire comme cela m’est déjà tant de fois arrivé ; mais il faudrait renoncer à un autre bonheur également bien doux, celui de rêver de toi, et j’aime mieux partager ma nuit entre ces deux félicités. D’ailleurs ce sera t’obéir, ce qui est une joie de plus.

Chère amie, si tu savais combien il est grand le bonheur de mes songes !… Souvent d’enchanteresses illusions te transportent, mon Adèle bien-aimée, dans les bras de ton mari ; il te serre sur son cœur, tes lèvres adorées pressent ses lèvres, tu te plais à ses caresses, tu y réponds, Adèle, tout son être se confond avec le tien... Puis l’excès de bonheur me réveille, et rien !... Et mon lit vide, et mon Adèle absente, et toute la triste réalité ! Alors, chère amie, je suis aussi à plaindre que j’étais digne d’envie, il me semble que je passe du ciel dans l’enfer. C’est dans ces moments, mon ange chéri, que j’ai bien besoin pour relever mon courage de penser que le jour où tant de rêves délicieux ne seront plus des rêves n’est pas loin de nous.

Hélas ! mes rêves, Adèle, ont si longtemps été tout mon bonheur ! Durant notre longue et douloureuse séparation, avais-je autre chose que les doux mensonges de la nuit et du sommeil ? C’est alors que les nuits, quand l’affliction me permettait de dormir, étaient vraiment la seule partie heureuse de ma vie ; c’est alors que j’ai éprouvé que les malheurs si cruels d’un amour innocent sont adoucis par cette innocence même. À cette époque où mes journées étaient si tristes et si isolées, il m’a semblé que toutes les joies de mon âme s’étaient réfugiées dans mes songes. Tu apparaissais dans tous mes sommeils, et si quelquefois de douloureux souvenirs se mêlaient confusément à ces charmants rêves, du moins tu étais là, et ton image répandait son charme sur tout. Il me semblait que tu étais le témoin de mes tourments, la consolatrice de mes peines, et dans ces songes chéris combien ne bénissais-je pas les douleurs auxquelles je devais le bonheur d’être consolé par toi !

Mais alors c’était le réveil qui était affreux ! je perdais tout, presque jusqu’à l’espérance, tandis que maintenant, même quand tu m’es échappée avec mon rêve, il me reste encore la plus délicieuse, je ne dis pas des espérances, mais des certitudes. Dans un mois, mon Adèle... Ne trouves-tu pas qu’un mois est bien long ? Pardon pour cette question présomptueuse. Je me suis laissé un moment égarer par l’idée d’être aimé de toi autant que tu es adorée de moi. Chère amie, tu m’as permis, tu m’as ordonné de le croire, mais je n’ose me flatter d’un tel bonheur. Tu vas me gronder encore peut-être… Oh ! gronde-moi, dis-moi, répète-moi que tu m’aimes comme je t’aime, tu sais bien, Adèle, que c’est par ces paroles que je vis, tu sais bien que toute mon existence dépend de la tienne, tu sais bien que tu as un jour tenu ma vie entre tes mains, ce jour où j’osai te dire que je t’aimais et où tu daignas me répondre…

Adèle, cette ravissante réponse a décidé de ma vie, de ma destinée, de mon éternité. Elle ne sortira de mon cœur que si tu l’en arraches ; car, Adèle, il dépend de toi seule de m’ôter le bien que tu m’as donné, ton amour. C’est te dire que ma vie est à ta discrétion. Fais de ton Victor ce que tu voudras pourvu que tu l’aimes. C’est la seule nécessité de son bonheur. Tout le reste n’est rien.

Aussi quand je te vois un moment froide ou mécontente, ma douce Adèle, je ne saurais te dire tout ce que j’éprouve de douloureux. Il me semble que je vis moins, que mon âme est mal à l’aise. Un mot tendre de toi me rend toute ma vie, et c’est ce qui m’est arrivé ce soir.

Adieu, j’ai emporté en te quittant ce qui m’a manqué hier, la consolation d’un doux adieu, je vais bien dormir, c’est-à-dire rêver délicieusement. Quel jour donc cessera mon veuvage ? Encore un long mois, et ce mois aura trente jours d’un siècle, et ces jours chacun vingt-quatre heures éternelles.

Adieu, mon Adèle adorée ; tu dors maintenant, il me semble te voir reposer, tes yeux charmants fermés, tes mains tant de fois couvertes de mes baisers, croisées sur ton sein bien-aimé, il me semble voir ton haleine si fraîche et si pure sortir par intervalles égaux de ta bouche sur laquelle je ne puis poser la mienne ! Ô Adèle, quand donc ?... Dans un mois, n’est-ce pas ?


Mardi 27 (août).

Je voulais d’abord ne t’écrire aujourd’hui qu’après mon travail, mais comme je veux que tu aies ces quatre immenses pages, je vais prendre mon bonheur avant tout. Adèle, si seulement tu avais à les lire un peu du plaisir que j’ai à les écrire, mon Adèle, que je serais heureux ! Cependant je ne dois pas te cacher que depuis quelques jours toutes mes émotions douces sont empoisonnées. Je ne viens presque pas chez toi que je ne te trouve souffrante. Hier encore, tu avais mal à la tête ; je suis bien vivement tourmenté par l’idée que ces douleurs dont tu te plains depuis quatre ou cinq jours proviennent ou de ce coup que tu as reçu ou de l’autre cause dont tu m’as parlé. Je suis bien malheureux. Peut-être aussi le défaut de distractions, l’ennui qui doit peser sur toutes tes journées suffisent-ils pour te rendre malade. Je veux m’attacher à cette idée : autrement l’inquiétude me tuerait. Parle-moi beaucoup, parle-moi toujours de ta santé, mon Adèle, je voudrais d’instant en instant tout quitter pour avoir de tes nouvelles, je crains chaque soir de te retrouver plus souffrante, plus souffrante, ô Dieu ! et je ne serais pas là ! et d’autres que moi t’environneraient durant tout le jour, recueilleraient tes plaintes, interrogeraient tes regards ! Adèle, promets-moi ce que tu m’as déjà si doucement promis, dis-moi que tu ne voudras jamais d’autres soins que les miens, songe que nul n’a le droit de veiller sur une vie qui m’appartient, songe que ce devoir serait dans mon malheur aussi affreux que celui de te voir malade, mon unique félicité. Nous ne formons qu’un seul être, mon Adèle chérie, quand une moitié de nous-mêmes souffre, qui doit la soigner et la consoler, si ce n’est l’autre ? Hélas ! durant notre cruelle séparation, il est vrai, tes soins et tes consolations ont bien manqué à toutes mes douleurs, je les ai bien des fois appelés en vain ; mais il n’en sera pas ainsi pour toi s’il est vrai que tu m’aimes, tu ne connaîtras pas ce malheur, tu ne sauras pas combien il est amer de voir autour de soi dans un moment pareil tout le monde excepté le seul être que l’on ait besoin d’y voir. Pour mieux dire, Adèle, n’est-ce pas que mes craintes seront vaines, ces craintes qui ont si cruellement pénétré jusqu’au fond de mon cœur ? N’est-ce pas que je vais te trouver ce soir tout à fait rétablie et que tu me diras avec un ravissant sourire : je me porte bien.

Adèle, quand une parole douce sort ainsi de ta bouche avec un doux sourire, tu ne te figures pas quelle impression elle produit sur ton Victor ! Si tu savais combien il faut peu de chose de toi pour me rendre heureux ! Je crains quelquefois quand je suis près de toi d’être transporté d’un subit accès de folie ; j’ai des tentations indicibles quand je t’entends me parler noblement ou tendrement de te ravir dans mes bras ou de baiser le bout de tes pieds. Alors tous les importuns qui nous entourent et nous observent disparaissent à mes yeux, je ne vois plus que toi, toi, mon Adèle angélique, ma femme adorée, toi, jeune fille sublime et douce, et il me faut toute ma force pour dompter ces impulsions d’une ivresse presque convulsive. Tu ne connais rien de tout cela, mon Adèle, si dans ce moment-là je t’exprime mon intime et impérieuse pensée, tu ne remarques pas l’égarement de mon regard, et tu me réponds en souriant et d’une voix calme. Oh ! non, tu ne connaîtras jamais la violence de mon amour… Hélas ! Adieu, je t’embrasse.

Victor.
Mardi, 9 heures du soir (27 août).

Une phrase de ta lettre m’afflige vivement, mon Adèle ; c’est celle où tu me menaces de me cacher à l’avenir ce que tu appelles tes petites souffrances[67], petites souffrances qui sont mes plus grandes douleurs. Je ne saurais te dire combien cette cruelle menace m’inquiète, d’autant plus que je crains, Adèle, que tu ne l’exécutes en croyant bien faire. Tu dis que tu ne veux pas me causer de peines, avant tout, Adèle, tu ne dois pas me cacher les tiennes, tu ne dois rien me cacher. Oh ! promets-moi, je t’en conjure à deux genoux, promets-moi de continuer à me dire tout, absolument tout ce que tu éprouves, promets-le-moi de façon que je n’en puisse douter, ne me laisse pas, mon Adèle bien-aimée, cette horrible inquiétude dans le cœur. Et qui donc, Adèle, serait le confident de ce que tu souffres ? Tu ne peux pas prétendre que je te voie souffrir sans ressentir moi-même de douleur. Alors comment as-tu le courage de me menacer de me priver de cette partie de ta confiance sur laquelle je compte le plus ? Ne te laisse pas aveugler ici, chère amie, par une générosité qui ferait mon désespoir. Dis-moi tout sans crainte de m’affliger. Songe, au contraire, à quelles alarmes insupportables je serais sans cesse livré si je pouvais croire un moment que mon Adèle, ma femme adorée, éprouverait une douleur physique ou morale sans m’en donner ma part ! Si je puis, Adèle, conserver la nuit quelque sommeil et le jour quelque tranquillité d’esprit, c’est grâce à la certitude que tu ne peux avoir rien de secret pour moi. Songe, Adèle, qu’il est impossible que j’apprenne tes souffrances sans douleur puisque je t’aime ; songe en même temps quelle serait ma désolation si je pouvais supposer que tu m’en caches une seule. Je reviens souvent sur cette idée, Adèle, c’est que vraiment elle me consterne. Peut-être, chère amie, et j’ai déjà cru m’en apercevoir, désires-tu que je te cache, moi, mes souffrances de corps et d’âme, afin de n’en pas être fatiguée, si tel est ton désir, tu dois voir que je t’importune rarement de tout cela, mais tu n’as qu’à dire un mot et ce qui est rarement ne sera jamais à l’avenir. Pour moi, je ne renonce pas à cette partie de ta confiance qui est la plus précieuse à ton Victor, je réclame la confidence de toutes tes souffrances, quelles qu’elles soient, je la réclame, je la veux, je ne pourrais vivre avec toutes les craintes perpétuelles que ferait naître en moi ton silence sur ce que tu pourrais éprouver. Tu entends, Adèle ? je ne pourrais vivre. Hélas ! si tu veux que je te cache mes douleurs, j’y consens afin de t’en épargner l’ennui, mais moi, je t’exprime en suppliant un vœu contraire. Hâte-toi, de grâce, de me rassurer, car je suis tout ému et je sens que je dormirai mal cette nuit. Adieu, mon Adèle adorée, adieu, ma femme, ange bien-aimé, je ne puis m’accoutumer à te quitter ainsi à huit heures, même pour t’écrire ; un jour viendra (et ce jour n’est pas loin) où cette heure, au lieu de nous séparer comme à présent, nous réunira plus intimement et plus étroitement.

Adieu, je voudrais bien rêver de ce bonheur. En attendant, je t’embrasse mille fois.


Mercredi.

Je viens de travailler, mon Adèle, et je me récompense en t’écrivant. Ce soir tu liras ceci, et tu auras peut-être un peu de joie en voyant combien tu es aimée de ton mari. Je ne veux pas, mon Adèle, que tu couses trop, cela te fatigue ; il serait possible que tes maux de tête vinssent de là, je ne te recommande cela qu’afin de les prévenir. Ils me font tant de mal ! Fais du reste ce qui te plaira le mieux, pourvu que cela ne me prive pas de la douceur d’occuper ta pensée, distrais-toi, ange, que ne puis-je être près de toi. Ne me dis pas que j’aurai une femme ignorante, mon Adèle adorée en saurait toujours assez quand elle ne saurait que m’aimer.

Adieu, je t’embrasse bien tendrement, je vais dîner, puis je te verrai,

quel bonheur ! Adieu, adieu.
Mardi, neuf heures et demie du soir[68].

Pendant que tu dors sans doute, mon Adèle, je vais t’écrire quelques mots pour avoir encore un peu de bonheur aujourd’hui. Je viens d’achever quelques lettres nécessaires qu’il m’a bien coûté d’écrire, car lorsque je te quitte de si bonne heure, ce n’est qu’en t’écrivant que je puis supporter le reste de la soirée. Cependant il a bien fallu s’exécuter et maintenant je me dédommage de cet ennui. D’un autre côté peut-être ne devrais-je pas continuer cette lettre ce soir, car j’ai le cœur plein d’idées tristes. Je ne te verrai donc demain qu’à cinq heures, Adèle ! Tu ne saurais croire combien cette pensée me désole, après t’avoir entendue me dire : à deux heures ! Un bonheur entrevu et sitôt évanoui est bien cruel. Ainsi demain, je verrai à peine deux heures celle que j’aurais besoin de voir sans cesse ! Dis-moi, bien-aimée Adèle, es-tu affligée, es-tu désolée comme ton Victor de cette insupportable privation ? Si cela se prolongeait, je ne sais... Oh ! où est notre félicité de Gentilly ? Où sont ces matinées enchanteresses que ma femme adorée daignait parfois passer dans mes bras ? Tout ce bonheur reviendra-t-il ? — Oui, mais il faut attendre, et en attendant, on meurt.

Adieu, mon ange bien-aimé, une chose me console, c’est que tu dois avoir de bons rêves dans un moment où je pense à toi avec tant d’amour, comme j’y pense toujours d’ailleurs. Adieu, adieu, permets à ton pauvre mari de t’embrasser.


Mercredi, deux heures après midi.

Que je me repose un instant avec toi, mon Adèle ! J’ai été ce matin à Passy et je reviens travailler. C’est en ce moment-ci même que je devais être près de toi, du moins qu’il te soit consacré.

Je te verrai ce soir, mon Adèle, rien que ce soir ! Je t’apporterai une bonne nouvelle qui aurait cependant pu être meilleure, mais enfin je craignais quelque chose de pis. Une réduction de 200 francs ne m’épouvante pas[69] : ce sera autant de plus à regagner par mon travail. Peut-être d’ailleurs serons-nous dédommagés par la pension de l’Intérieur. Enfin !…

Faut-il te le dire, mon Adèle bien-aimée ? il est bien temps que je sois heureux. Je commençais à me lasser de ma position équivoque. Je m’effrayais quelquefois en moi-même d’un avenir qui ne m’offrait rien de fixe que ma volonté. Il m’était insupportable de voir le plus grand et le plus noble des bonheurs reculer ainsi devant mes yeux avec cette misérable pension. Il a fallu tout cela pour qu’elle eût quelque prix pour moi. Ce sera vraiment une étrange circonstance de notre vie que d’avoir été si longtemps contraints de mêler des affaires d’argent à des choses du cœur. Enfin, enfin, tout annonce que cette intolérable nécessité va cesser.

Oh ! quel jour heureux que celui où ton Victor n’aura plus à songer qu’au bonheur !

Adieu pour l’instant, chère amie, je vais aller voir où en sont les débats des assises, s’ils pouvaient durer jusqu’à vendredi ! Une journée entière près de toi ! C’est encore une chose singulière de notre position que d’être contraints, pour trouver quelques instants de doux entretiens, de nous réfugier dans la salle d’un tribunal. Personne ne se doute pourquoi je désirerais la prolongation du procès. Adieu donc, mon Adèle chérie, nous nous reverrons à cinq heures. En attendant, je t’embrasse bien tendrement.

Ton Victor.
Mercredi, 9 heures et demie du soir (28 août).

Ange, c’est ta lettre qui me comble de joie, elle est bien courte cependant, mais c’est son seul tort. Oh ! que je suis heureux d’avoir pu te donner un heureux rêve, puisque tu daignes appeler heureux les rêves où tu me retrouves tel que je suis, fidèle et tendre ! Adèle, il est donc vrai que, cette nuit, tandis que je m’enivrais en songe de cette volupté imaginaire de te presser dans mes bras, ton cœur aussi palpitait en croyant battre sur le mien ? il est donc vrai que ta bouche adorée a cherché la mienne pendant que la mienne cherchait tes lèvres, hélas ! sans les trouver ? Dieu ! que ne donnerais-je pas de jours et d’avenir pour jouir dès à présent de cette félicité enivrante dont les rêves les plus brûlants ne retracent encore qu’une bien faible image !

Pardonne, ô pardonne, Adèle, à l’égarement de mes paroles, le ciel m’est témoin qu’aucune pensée impure ne se mêle à ces transports aussi chastes qu’ardents, et comment une pensée pourrait-elle se rapporter à toi sans être sanctifiée par son objet même ? Il t’est donné, être virginal et pur, de purifier jusqu’au désir. C’est du bonheur conjugal que mes doux songes m’entretiennent, c’est aussi peut-être de ce bonheur qu’ils parlent à ton âme si innocente et si naïve. Ô mon Adèle, je conserverai comme toi, sois-en sûre, jusqu’à la nuit enchanteresse de nos noces, mon heureuse ignorance. Je t’apporterai des caresses aussi neuves que celles que je serais si heureux de recevoir de toi. Je n’ose, mon Adèle adorée, me flatter d’une si grande douceur ; tu n’as jamais répondu à mes caresses, le plus souvent tu parais souffrir mes baisers, si néanmoins je pouvais croire un instant que ces preuves de mon amour t’importunent… Oh non ! je ne veux pas m’arrêter à cette idée ! Ma bien-aimée Adèle, n’est-ce pas que mes embrassements ne te sont point odieux ? Oh ! je t’en conjure, daigne, si tu m’aimes, répondre quelquefois à mes caresses, aux caresses de ton Victor, de ton amant, de ton mari. Car, Adèle, je dois être tout pour toi, et il n’y a aucun titre que je ne doive prendre près de toi. Oui, aime-moi, toi que j’aime comme on n’a jamais adoré la Divinité, et embrasse-moi, toi dont je baiserais la trace avec

des transports de respect et d’amour.
Jeudi.

On m’obsède tout le jour, et je considère comme perdu tout le temps que je ne passe pas à travailler ou à t’écrire. Cependant, depuis quelques jours je suis coupable et il faut que tu me grondes. Je me lève tard, ce matin encore il était passé huit heures quand je me suis habillé. Il est vrai, Adèle, que je me couche tard, mais ce n’est pas une raison. La véritable est que depuis ces dernières nuits surtout j’ai été visité par de si délicieux rêves que je n’ai pas le courage le matin de m’arracher à la douce impression qu’ils me laissent, je tâche au contraire de la prolonger le plus longtemps possible après mon réveil par de vagues et douces rêveries. C’est en quoi j’ai tort, je ne dois pas employer ainsi pour mon seul bonheur des instants qui appartiennent au travail. Gronde-moi, mais pardonne-moi, chère Adèle, car je te promets que cette paresse d’amour ne me reprendra plus. Je me ferai, s’il le faut, violence, je m’arracherai à la douceur de rêver à toi pour travailler pour toi. D’ailleurs, cette Éthel, c’est toi.

Adieu, tu vois que j’ai à te demander pardon pour des fautes bien plus graves que celles que tu appelles les tiennes.

Adieu, adieu, mon ange chéri, je t’embrasse comme je voudrais que tu m’embrasses.

Ton mari fidèle et respectueux,
Victor.
Jeudi, 9 heures un quart du soir [29 août].

Tu me demandes ma confiance, mon Adèle bien-aimée ! J’avoue que ce n’est pas sans un profond étonnement que j’ai lu la dernière page de ta lettre. Chère amie, que peux-tu donc avoir à me demander du côté de la confiance ? Il faut bien cependant que ta plainte, car je dois considérer ta prière comme une plainte, ait une apparence de fondement. Peut-être trouves-tu que je ne te parle pas assez, je ne dis pas de mes affaires (elles te sont toutes connues comme à moi-même) mais de mes actions. Si ce n’est pas être trop présomptueux que d’avoir cette idée, Adèle, sois sûre que la sobriété avec laquelle je t’entretiens de mes actions vient uniquement de la crainte de t’ennuyer. Je puis te répéter ce que je t’ai déjà dit, ce que me dit si doucement ta charmante lettre de ce soir, j’agis toujours, mon ange adoré, comme si j’agissais en ta présence. Je n’insiste pas là-dessus parce que j’ai la conviction que tu n’en doutes pas. Ô mon Adèle, si je pouvais être assez heureux pour croire que le détail de mes actions t’offrît quelque intérêt, avec quelle joie ne te le présenterais-je pas, à toi qui les inspires toutes ! Oh oui, à l’avenir, je te dirai tous mes instants ; toutes mes pensées, tu les connais ; elles sont une seule pensée. Mais comment peux-tu me demander sérieusement aujourd’hui 29 août 1822, cette confiance qui est à toi tout entière et qui n’est qu’à toi depuis que j’ai une confiance à donner ! Mon Adèle, est-ce que tu ne sais pas toute mon âme, toute ma vie ? Écoute : toute mon âme, c’est Adèle ; toute ma vie, c’est Adèle. Et comment veux-tu que je puisse avoir, moi, quelque chose à te cacher ? Est-ce que tu n’es pas bien plus moi que je ne le suis moi-même ? Est-ce que toutes mes affaires, toutes mes actions, tous mes sentiments ne viennent pas de toi ? Adèle, ne te plains plus, au risque de t’importuner, je te raconterai à l’avenir toutes les minuties de ma vie, à moins que tu ne me dises que cela te fatigue. Cependant, mon adorée et adorable Adèle, s’il est vrai que tu m’aimes, tout ce qui m’arrive même d’indifférent dans le cours de ces journées que je ne passe pas près de toi, doit t’intéresser. Je sais bien, moi, que c’est un de mes plus doux bonheurs que de savoir chaque soir par ta bouche tout ce que tu as fait dans le jour. Je voudrais même souvent te voir entrer dans plus de détails, mais je crains quelquefois, et cela m’arrête, que tu n’attribues à un esprit d’inquisition, ce qui n’est que le désir si naturel de m’intéresser à tout ce dont tu as été occupée. Maintenant donc, Adèle, je ne craindrai plus cela.

Oh ! racontons-nous toujours l’un à l’autre nos moindres chagrins et nos moindres joies, ces épanchements, cette ravissante intimité, sont le droit et le devoir de l’amour. Il en est de cette confiance, ma chère et charmante Adèle, comme de la jalousie dont nous parlions ce soir. Elle est de l’essence de l’amour véritable. Je te parle, Adèle, de cette jalousie chaste et tendre, qui se concilie si bien avec le respect, l’estime, l’enthousiasme pour l’être aimé. C’est ce sentiment que tu as pu mille fois observer en moi, car j’en suis aussi fier que de mon amour dont il fait partie, et que je n’ai jamais pu surprendre chez toi. Adèle, je ne m’abuse pas, je ne suis pas plus digne de ta jalousie que de ton enthousiasme, j’aurais été bien heureux de les mériter et c’est la conviction que je ne pouvais m’en glorifier qui m’a toujours fait trembler de la vérité de ton amour.

Hélas ! cependant, il y a dans ta lettre des mots bien doux, il y avait, dans ce que tu me disais ce soir, des paroles bien délicieuses… Ô Adèle, si ce bonheur pouvait vraiment être le mien ! Je veux m’endormir sur cette idée.

Puisses-tu, toi, mon ange bien-aimé, mieux dormir cette nuit que la dernière. Cependant j’avais baisé tes cheveux et ta lettre, tu aurais dû t’en ressentir. Je vais en faire autant ce soir. En attendant, je t’embrasse ici, ravi d’avoir trouvé ce mot si tendre au bas d’une lettre de toi. Je t’embrasse et je dis que tu es un ange. Adieu.


Vendredi[70].

Tu es condamnée, mon Adèle chérie, à lire ce soir ces quatre longues pages interminables. Je ne me dissimule pas combien elles ajouteraient à ce que j’écris par jour de ce roman ; mais puisque tu m’as permis, que tu m’as prescrit même (et en était-il besoin ?) le bonheur de t’écrire, j’use au risque d’abuser. Mais non, n’est-il pas vrai, chère amie, que ton Victor ne peut t’ennuyer ? Tes quatre pages d’hier m’ont rendu si heureux que je me figure qu’il doit en être de même chez toi. Je ne me suis aperçu que ta lettre fût plus longue qu’à l’ordinaire que parce qu’elle m’a rendu plus heureux encore qu’à l’ordinaire. Je suis si fier, il m’est si doux de tenir dans mes mains, de dévorer de mes regards, de couvrir de mes baisers quatre grandes pages de ton écriture pleines de moi !

Je regrette bien douloureusement que cette semaine se passe sans que nous allions à Gentilly ; cette partie projetée était une de mes plus chères espérances ; couler encore une journée tout entière près de mon Adèle, lui donner le bras, lui parler, l’entendre, la voir tout le jour ! Il y a si longtemps que je n’ai joui d’une telle félicité ! Ce qui m’a bien affligé encore, ç’a été de voir que tu ne paraissais pas y songer, j’espérais chaque soir que tu m’en parlerais ; oui, cela m’a vivement affligé. Tu me diras que c’est un oubli, mais, Adèle, on n’oublie pas le bonheur, et si c’en eût été un pour toi comme pour moi, tu aurais pensé à m’exprimer au moins un regret. Ah ! je ne me console pas facilement de cette espérance déçue. Je voulais d’abord ne te rien dire de cette peine, mais elle vient de m’échapper et je ne peux ni ne veux plus te cacher combien elle est vive. Certes, si quelque chose pouvait ajouter au chagrin de n’avoir pas passé cette journée près de toi, c’était de ne point te voir le partager, et j’avoue que je manque de force pour cette double douleur. J’ai bien besoin, chère Adèle, de me rappeler les nombreuses preuves de tendresse dont tu me combles pour contrebalancer cette marque d’indifférence. Plains-moi, car je suis bien à plaindre, moi qui t’aime tant et... Mais non, je ne veux pas t’accuser, tâche, mon Adèle bien-aimée, de m’expliquer ce silence, car il me désole. C’est-à-dire, ne tâche pas, ne me dis jamais que la vérité, exprime plutôt un sentiment froid que tu sentirais qu’un sentiment passionné qui ne serait pas dans ton cœur.

Adèle, ange, pardonne-moi, hélas ! après la douce lettre que tu as daigné m’écrire, je ne sais ce que je dis. Combien je suis indigne de cet enthousiasme que tu veux bien me montrer, toi, être digne de tous les enthousiasmes ! Tu le vois, je suis bien injuste et bien ingrat ; mais tu me pardonneras, n’est-ce pas, mon Adèle adorée ? Tu me pardonneras, tu ne verras dans mes fautes que la démence d’un ardent amour. Tu sais que ton mari t’aime comme on n’a jamais aimé, j’ai ma grâce.

Adieu, embrasse le coupable à qui tu as pardonné.
Vendredi, 9 heures du soir[71].

Ne te plains pas, chère amie, je vais encore t’écrire ce soir. Que pourrais-je faire en te quittant ? J’ai l’âme pleine de toi, il faut bien qu’elle s’épanche un peu avec toi. J’ai eu ce soir une joie et une peine, la joie de te voir bien portante et le chagrin de penser que tu seras peut-être cette nuit dérangée dans ton sommeil chéri. Tous les jours, Adèle, je sens de plus en plus combien je suis malheureux de n’être pas encore ton mari. De combien de tourments et d’ennuis ne te sauverais-je pas à présent ? Et quel bonheur !… — Ô Dieu ! je n’y veux pas penser, car ma vie actuelle me serait insupportable. Adèle, à peine te vois-je deux heures par jour ! D’autres que moi ont ton premier regard, ton premier sourire, quand j’arrive, tu as déjà eu dans la journée des chagrins ou des plaisirs qui ne te sont point venus de moi, comme si d’autres avaient le droit de te faire éprouver une sensation !

Il faut donc se résigner. Ô quel jour pourrai-je donc cesser de t’écrire ? Quand seras-tu à moi ?

Adieu pour ce soir, je t’embrasse comme je vais baiser ton mouchoir, et

tes cheveux, tous tes cheveux ![72]
Dimanche, 1er septembre, 9 heures du soir[73].

Maintenant, mon Adèle, je ne puis me coucher content sans t’écrire : c’est une douce habitude qui fait partie de mon bonheur actuel, et il est bien borné, ce bonheur ! Ce soir encore il a fallu quitter ma femme à huit heures comme si elle n’était pas ma femme. Je me suis retiré avec une inquiétude dans le cœur, qui me dit que ta nuit se passera paisiblement ? Tu as déjà la nuit passée été dérangée dans ton sommeil, et je crains bien vivement que ta santé ne souffre, si ton repos précieux est ainsi troublé. Combien je voudrais, bien-aimée Adèle, pouvoir prendre pour moi toutes tes fatigues et tous tes ennuis ! Oh oui ! je tremble que ton sommeil ne soit interrompu cette nuit tandis que moi, qui suis fort et qui suis homme, je pourrai dormir en paix, si pourtant l’inquiétude n’y met ordre. Je n’oublie pas, mon ange chéri (et comment pourrais-je l’oublier ?), ta promesse de m’écrire si tu ne peux dormir, mais quelque bonheur que m’apporte une lettre de toi, elle ne peut rien quand je suis alarmé pour ta santé. Tu t’es plainte aujourd’hui à plusieurs reprises, Adèle, et cela a suffi pour empoisonner toute ma joie d’être auprès de toi. Pourtant il y avait longtemps que je n’avais eu d’aussi heureuse journée. C’est avec une bien délicieuse émotion que ton Victor a revu avec toi ce Gentilly témoin de tant de bonheur. Hélas ! pourquoi faut-il que cette félicité soit passée ? Elle n’est à présent que dans mon souvenir, mais il en est une autre encore bien plus grande dans mes espérances. Oh ! dis-moi, mon Adèle chérie, songes-tu quelquefois à ce bonheur passé, à ce bonheur futur ? Oui, mon cœur m’en répond, tu ne peux m’aimer sans y songer, et il est vrai que tu m’aimes, puisque je vis. Adieu pour ce soir. Oh ! combien tes douces et timides caresses m’ont rendu heureux ! Adieu, mon ange adoré, oh ! pourvu que tu dormes bien toute cette nuit, que tu rêves un peu de moi, que tu penses un peu à moi (chère amie, ne t’y trompe pas, un peu veut dire toujours), pourvu que demain je te retrouve rose, fraîche et bien portante, tous mes vœux seront comblés, pourvu encore que tu me permettes de t’embrasser autrement qu’à la fin de mes lettres. J’ai remarqué avec douleur que cette parole si tendre manquait au bas de ta dernière lettre. Je pense qu’il ne faut en accuser que ceux qui ont interrompu ma femme chérie.

Adieu donc, je ne peux me séparer de toi. Adieu, mille et mille baisers.


Lundi (2 septembre).

Je viens de travailler et de dîner. Il me semble que le peu d’instants qui me séparent de celui où je te verrai coulent bien lentement ! Du moins seront-ils employés à t’écrire, afin que ce bonheur se mêle à mon impatience et la tempère. Aurai-je une lettre de toi ce soir, mon Adèle ? Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Il faut que tu aies pensé à moi toute la journée, car ainsi que tu le disais si bien hier, si tu peux être un moment sans penser à moi, il vaudrait autant n’y penser jamais. Que je suis heureux, chère amie, que ce soit toi qui aies dit cela ! C’est une inspiration de ton cœur d’ange que j’ai recueillie avec une bien vive joie. Si tu me parlais toujours ainsi, Adèle, tu ne me verrais jamais douter de ton amour ; il y a des paroles qu’on ne trouve que lorsqu’on aime, et celle qui me rend si heureux est l’une des plus tendres qui soient échappées au véritable amour.

Adieu, mon Adèle bien-aimée, nous allons causer, pendant quelques instants bien courts, de notre bonheur à venir et prochain, je vais entendre ta voix chérie, voir ton regard adoré, peut-être m’enivrer furtivement d’un baiser ou d’une caresse de toi. Cette attente me transporte. Adieu donc, ou plutôt adieu n’est pas le mot, puisqu’après un long jour je vais te revoir. Je t’embrasse en mari.

Victor.
Surtout, que je te retrouve bien portante !
Lundi, neuf heures du soir (2 septembre).

Chère Adèle, je suis bien triste ce soir, je ne sais où sont mes idées, toute ma tête est en désordre et je me sens comme accablé. Il est donc vrai que je serai pendant huit ou dix jours presque continuellement éloigné de toi ; à peine pourrai-je voir chaque jour un instant celle dont la vue est cependant ma joie et ma vie. Oui, Adèle, j’ai besoin de ton regard pour vivre, j’ai besoin de pouvoir reposer le mien sur toi, sur toi qui es mon seul bien, mon unique trésor.

Ce soir, je suis tombé dans une de ces tristesses indéfinissables qui ne me viennent que de toi ; il m’a paru que tu étais bien faiblement préoccupée de l’idée de nous séparer si tôt, il m’a semblé que tu m’avertissais qu’il était temps de nous quitter ; rien sur ton visage, dans tes paroles, ne m’a fait pressentir dans toute la soirée que nous passerions huit ou dix jours sans presque nous voir, et pourtant, Adèle, tu le savais, car tu m’en parles dans ta lettre[74]. Voilà, chère amie, les signes qui me font douter de ton amour.

Tu me dis que ces doutes t’affligent, je ne t’en parlerai donc pas. C’est néanmoins une chose bien cruelle pour moi que de n’avoir pas prévenu ton adieu ce soir. Tu m’as dis ce mot la première avec une tranquillité qui m’a désolé ; ce n’est pas, Adèle, que je t’accuse de notre prompte séparation, tu m’as fait sentir qu’il était temps de partir pour vous laisser tous reposer, je ne crois pas que cela dépendît en rien de toi. Ce qui m’afflige profondément, c’est la gaîté que tu as montrée toute la soirée.

À Dieu ne plaise cependant que je veuille jamais te voir déguiser ou contraindre tes sentiments ! J’aime encore mieux cet air franc de satisfaction dans un moment où je suis, moi, bien triste, qu’un chagrin affecté. Sois toujours pour moi au dehors telle que tu es au dedans, car j’aime mieux être affligé comme ce soir par une gaîté intempestive que désespéré par une affliction simulée. Au reste, l’hypocrisie est si loin de ma noble Adèle, que cette recommandation est bien inutile. Ne vois dans rien de tout ceci un reproche ; si, dans un moment où tu savais que nous serions séparés si longtemps, aucune douleur ne s’est manifestée en toi, ce n’est point une faute, mon Adèle. Je sens tout le premier qu’au milieu de tout ce qui réclamait ton attention, tu as bien pu oublier ce Victor. Moi, j’ai passé par de bien vives et de bien amères douleurs, j’ai été livré à des affaires bien multipliées, à des soucis bien impérieux : jamais ton souvenir adoré n’a cessé un instant de dominer mon âme ; mais puis-je en exiger autant de toi ? Qui suis-je ?

Adieu pour ce soir, je suis bien, bien triste ; mais en relisant ta lettre et surtout la ligne qui la termine, je me sens à demi consolé.

Adieu, mon ange chéri, ma femme bien-aimée, je t’embrasse tendrement. À demain.


Mardi.

Il est plus de midi, chère amie, je veux pourtant te remettre cette lettre ce matin. J’ai couru depuis que je suis levé et ces courses maudites m’ont pris le temps que j’aurais été si heureux de consacrer à t’écrire. Il faut tout mon désir de te prouver par une lettre combien je t’aime pour ne pas tout laisser là, puisque le moment est venu de te voir. Comment as-tu passé la nuit ? Comment es-tu ce matin ? Je vais savoir tout cela, je vais avoir peut-être un doux regard de mon Adèle. Je t’embrasse un million de fois. — Allons !

Victor.
Mercredi, 10 heures du soir[75].

Il faut que je t’écrive quelques mots avant de me coucher. Il est bien tard, je te conterai demain comment il se fait que toute ma soirée se soit passée jusqu’ici sans que je t’aie écrit. J’espère, mon Adèle bien-aimée, qu’en ce moment tu dors bien doucement ; tu ne saurais croire avec quelle peine j’ai appris que ton sommeil avait été troublé une fois cette nuit. Chère ange, pourquoi faut-il que le droit de prendre tes fatigues pour moi me soit encore refusé ? Il me semble, mon Adèle adorée, que je désire en ce moment plus que jamais, s’il est possible, de me voir ton mari. Combien de tourments et d’ennuis je t’épargnerais ! Toutes tes nuits se passeraient près de moi, et ton précieux sommeil ne serait troublé que par mes caresses et mes baisers. Oh ! répète-moi sans cesse que tu m’aimes comme dans ta charmante mais bien courte lettre de ce soir. Prouve-le-moi, ange, en plaçant toujours au bas de tes lettres ce mot si doux : je t’embrasse.

Adieu pour ce soir, à demain, adieu, adieu.


Jeudi, 5 septembre, neuf heures un quart du soir.

Mon Adèle chérie, je suis rentré ce soir avec un mal de tête. Il a suffi de bien peu de chose pour le causer, mais bien peu de chose de toi, Adèle, c’est beaucoup. Oui, je suis triste, et tout ce que tu m’as dit de tendre ne peut dissiper cette tristesse, tes douces caresses de ce soir ne peuvent effacer l’impression que ton adieu m’a laissée. Quand je me suis approché de toi et que je t’ai dit en te quittant : À demain à six heures ! rien ne m’a témoigné que cet intervalle d’absence te parût comme à moi bien long. Je n’ignore pas, Adèle, qu’il ne dépend point de toi de l’abréger, mais il dépend de toi de me le rendre moins insupportable en n’y paraissant pas entièrement indifférente. Un mot, un geste, un signe de regret m’auraient presque consolé, tandis qu’en ce moment à la peine d’être si longtemps séparé de toi, se joint celle de penser que tu ne t’aperçois point de cette séparation.

Et ne me rappelle pas ici, Adèle, tout ce que tu as daigné et daignerais encore faire pour moi. De grandes preuves de dévouement peuvent être inspirées par la simple générosité, tandis que c’est dans les riens, dans les mots, dans les regards que l’amour se décèle. Les plus fortes preuves de l’amour sont une foule de choses imperceptibles pour tout autre que l’être aimé. C’est dans les moindres mouvements, dans les promptes et premières inspirations de l’âme qu’il se révèle tout entier. La générosité ne va pas si loin, hélas ! et tout ce que tu fais pour moi peut être le résultat d’une pitié généreuse, sans qu’aucun indice certain me prouve que c’est de l’amour.

Tu vas te récrier, m’accuser, me reprocher de l’ingratitude... Adèle, générosité pure encore que tout cela. Une marque de froideur t’est échappée naturellement, elle m’a blessé naturellement aussi. J’ai la faiblesse de te raconter cette douleur que tu m’as faite, un simple sentiment de bonté et de compassion te porte à réparer le mal que tu as causé, et pour cela tu emploies les seuls moyens efficaces, des paroles ou des signes extérieurs de tendresse. Tout cela me prouve ce que je sais déjà, que tu es bonne, compatissante, généreuse, mais nullement que tu m’aimes.

Je prévois, mon Adèle, tout ce que tu vas me dire ici pour me faire changer d’idée, parce que je connais ton excellent cœur ; mais il y a bien longtemps que j’ai cette pensée désolante dans l’âme, rien n’a pu l’en arracher, tu l’endors quelquefois par de grandes protestations d’amour, mais bien souvent tu la réveilles par de petites marques d’indifférence. Adieu, il est bien temps que cette lettre finisse, car je ne pourrais en écrire davantage. À demain donc, a six heures !

Songe surtout que je ne te demande rien que ce qui est dans ton cœur.

Quoi qu’il doive m’en coûter, je veux que tu te montres à moi telle que tu es.
Vendredi, huit heures du soir [6 septembre][76].

Eh bien, y a-t-il eu, aujourd’hui quand je suis entré, dans tes paroles ou dans ton regard rien qui annonçât quelque regret de ce que nous aurions pu nous voir une heure et demie plus tôt et dîner l’un près de l’autre ? Adèle, tu étais aussi riante que je l’aurais été si j’eusse passé la journée entière à tes côtés. Cette gaîté m’a produit une impression telle que j’ai eu besoin de sortir un moment. Je suis resté dehors pour voir si tu t’apercevrais de mon absence. C’est au bout de trois quarts d’heure que tu es venue avec le même front serein nous prier de passer dans la chambre à coucher. J’ai présumé que quelqu’un de la maison t’avait fait remarquer que je n’étais pas là. Ainsi la moitié du temps que je devais passer près de toi s’est écoulée, sans que tu aies daigné faire attention à mon absence. Il était plus de sept heures quand nous sommes descendus au jardin et je suis rentré ici à sept heures trois quarts. Tu vas me dire que tu as été retenue, que tu n’as pu faire autrement, je veux le croire, Adèle, quoique je sache que tu peux assez généralement ce que tu veux fortement ; mais je suis loin de prétendre exciter en toi une volonté forte, je ne me juge pas fait pour tant de bonheur. Ce qui eût dépendu de toi, Adèle, c’eût été de me témoigner par un signe un peu de regret, un peu de chagrin. Je me trompe. Cela ne dépendait pas de toi, ce regret et ce chagrin n’étant pas dans ton cœur, tu as bien fait, oh oui ! tu as bien fait de te montrer telle que tu es pour moi. Seulement à l’avenir songe bien qu’il faudra que tu te montres à moi toujours ainsi, froide et indifférente ; des marques d’amour me désoleraient parce que bien certainement elles seraient feintes, par bonté et par pitié, il est vrai, mais n’importe, Adèle, aucune hypocrisie ne doit entrer dans ton âme, même par générosité. Je te le répète, il faut que je te voie toute la vie telle que tu as été depuis hier soir, insouciante de mes peines et de mon amour. Si tu étais autrement, tu ne serais plus toi-même, je penserais que c’est une tendresse dictée par cette lettre. Non, ne me donne jamais de ces témoignages d’amour dont je t’accable, je n’y crois plus. Ils me feraient mal. Tout est fini de ce côté. J’ai observé à fond, ce soir, tout ce qu’il y a pour moi dans ton âme, j’y ai vu je ne sais quel sentiment qui ressemble à de la compassion, de l’habitude, de l’amitié peut-être, mais point d’amour. Ainsi désormais, je reviens encore sur cette idée, Adèle, ne me donne pas la douleur de te voir me témoigner une affection simulée qui n’est pas dans ton âme, de peur d’altérer ce profond sentiment d’enthousiasme que m’inspire ton angélique caractère si plein de candeur et de noble franchise surtout.

Écoute, quoique j’eusse dîné, j’ai été ce soir un moment sur le point d’aller chez toi à cinq heures. Je l’aurais certainement fait sans ton adieu d’hier soir, qui avait déjà si bien préludé à cette soirée-ci. Combien je me félicite maintenant d’avoir résisté à cette tentation ! Tu ne t’es seulement pas aperçue que je fusse absent, peut-être n’as-tu même pas demandé pourquoi je ne venais pas, si j’étais survenu, qui me dit que tu n’aurais point trouvé mauvais en toi-même d’être dérangée par moi dans ton dîner ? Il n’y a eu que moi d’affligé. Tant mieux ! Tu as paru étonnée ce soir de ma tristesse, il était tout simple que tu n’en comprisses pas le motif ; maintenant tu as lu ma lettre et du moins tu le sais. Tu m’as parlé de ton intention de ne pas gêner ma liberté de sortir le soir d’une manière qui me prouve que tu me connais bien peu et cela ne me surprend pas encore. J’ai seulement été étonné que tu ne m’aies exprimé aucune reconnaissance de ce que j’aie le premier donné le signal de notre séparation. C’est pour te plaire, pour sacrifier mon bonheur au tien que j’ai abrégé cette soirée. Du reste, ne crois pas, Adèle, que je sois en rien mécontent de toi : bien au contraire. Je ne puis que t’approuver ; tu le sais, je ne me suis jamais cru digne de l’amour d’un être tel que toi. Tu t’abuses toi-même sur la nature des sentiments que je t’inspire, et mon devoir, tout cruel qu’il soit, je le remplis, c’est de te détromper sur toi-même. Ne me parle donc plus de ton amour, Adèle, je te le répète, il m’est impossible d’y croire et je ne verrais dans tes paroles que des marques de généreuse pitié.

Adieu, il est tard, cette lettre m’a bien coûté ! Si je n’y ai pas entouré ton nom adoré de toutes les expressions d’un amour qu’il me serait si doux de te voir partager, c’est que j’ai senti que c’était inutile. Hélas ! Permets-moi seulement en terminant de te dire mon Adèle, c’est pour moi que je te

demande cette grâce.
Quatre heures et demie, samedi (7 septembre).

Il faut que je t’écrive quelques mots, mon Adèle bien-aimée. Il faut que tu saches combien ta douce lettre m’a causé d’émotion et de joie. J’y ai vu ce que tu ne m’avais pas dit dans la soirée, à mon grand chagrin, c’est que tu t’étais aperçue de mon absence jusqu’à six heures du soir.

J’aurais bien voulu t’écrire hier soir, mais la nécessité d’avancer ce roman était là, et j’ai travaillé assez avant dans la nuit. Aujourd’hui j’ai travaillé encore toute la journée, et je me récompense à présent en t’écrivant. Cependant il faut cesser, je devrais déjà être près de toi.

Adieu, mon ange chéri, pourquoi les mots me manquent-ils quand je voudrais te dire à quel point je te respecte et t’adore. Oh ! oui... Je t’embrasse et je t’embrasse encore.

Ton mari fidèle,
Victor.

Pourras-tu lire ce griffonnage, j’écris avec une plume qui n’en est pas

une.
Samedi, 9 heures du soir[77].

Mon Adèle, tu ne saurais croire quelle inquiétude j’ai emportée en te quittant. Hélas ! tu m’as laissé partir sans me dire ce que tu m’avais promis. Oh ! qui me rassurera ? Adèle, tu vas peut-être encore être sur pied cette nuit... Dieu ! grand Dieu ! que je suis malheureux ! tu m’as dit adieu la première, il a fallu me séparer de toi si brusquement que je n’ai pu trouver la possibilité de te demander ce qui devait me rendre la tranquillité ou me jeter la mort dans l’âme. Vingt fois en revenant et jusque sur mon escalier j’ai été sur le point de retourner chez toi sous un prétexte quelconque, afin d’obtenir de toi une parole qui me délivrât de cette insupportable inquiétude. Mon Adèle, Adèle, mon ange bien-aimé, où es-tu ? où es-tu ? Pourquoi n’es-tu pas là quand ton mari a tant besoin de ta présence ? Il est donc vrai qu’en faisant mon devoir ce soir j’ai mal fait ! J’ai dit ce que je devais te dire, mais combien je me repens maintenant que je vois... Mais n’est-il pas vrai, chère amie, que cette émotion n’aura pas de suite ? Je suis fâché que tu n’aies pas lu ma lettre, je t’avais écrit une partie de la nuit, j’y avais mis tout mon cœur, c’est dire que je t’en avais écrit long, mais qu’importe ! Tu m’aimes, je t’adore. Comment te porterais-tu mal ? Oh ! que je voudrais pouvoir couvrir de mes baisers toutes les parties de ton corps adoré ! Hélas ! il y a encore quinze heures au moins d’angoisse et d’anxiété avant que je te revoie. Mais je te reverrai bien portante, n’est-ce pas, n’est-ce pas, mon adorable Adèle, mon idole bien-aimée ?

Adieu, mille caresses de ton pauvre mari si inquiet[78].
Dimanche [8 septembre].

Tes deux lettres, mon Adèle, m’ont pénétré de reconnaissance et de joie. Je les ai lues et relues. Hier avant de me coucher, j’ai baisé tes cheveux avec plus de tendresse encore qu’à l’ordinaire, car mon amour était mêlé d’un repentir bien profond de tout le chagrin que je t’ai causé. Je m’empresse ce matin de t’écrire quelques mots pour que tu oublies mes déraisons et mes extravagances. Je répondrai en détail à tout ce que tu m’écris. Il est encore quelques points sur lesquels je combattrai tes idées, quelques autres sur lesquels je me justifierai. Mais, Adèle, je me soumettrai à ton jugement avec respect, car tu es un ange et je ne suis... que suis-je, grand Dieu ! près de toi ! Oh ! combien je t’aime ! et combien je m’abhorre de t’avoir si souvent tourmentée ! Chère, bien chère amie, tu ne m’as pas parlé de ta santé dans ta lettre et pourtant je t’en avais bien priée. Tu t’oublies toujours, mais ce n’est pas avec moi qu’il faut t’oublier, car quel autre sujet que toi peut intéresser ton Victor ? Ô mon Adèle, toi qui es à moi, pardonne-moi d’être si peu de chose et d’avoir levé mes yeux si haut. Oui, tu es à moi, et cependant je ne te mérite pas, si ce n’est par mon culte pur et profond, par mon humble et aveugle adoration. Je t’aime, je t’aime et en vérité je ne comprends pas comment je puis prononcer et écrire d’autres mots. Dis-moi, as-tu beaucoup souffert cette nuit ? Je verrai demain un médecin habile que je consulterai et dont je te répéterai les paroles. Chère amie, ou ne souffre pas ou fais que je souffre avec toi. Donne-moi, je t’en supplie, du courage pour tes douleurs. Tu es malade, Adèle, parce qu’il faut bien que quelque chose t’avertisse que tu es de notre nature. Mourir, pour toi, ce sera reprendre des ailes. Mais tu ne mourras qu’après moi, car tu es jeune, fraîche et belle, et Dieu ne voudra certainement pas trancher de bonne heure une vie de vertu. Adèle, ne m’entretiens jamais de ces idées si lugubres et heureusement si improbables. Songe que je suis souvent seul et qu’alors ma tête fermente. Adieu, écris-moi, je t’en supplie, bien long, puisque nous ne pouvons nous parler. Il faut m’arrêter, ma pensée a conçu vingt pages avant que ma plume ait parcouru une ligne. Adieu, je ne suis quelque chose que par l’affection que tu daignes me porter et l’amour que j’ose te vouer. Aime-moi toujours et pense à moi dans ta belle âme. Je t’embrasse tendrement.

Ton mari, Victor.
Mardi, 4 heures et demie [11 septembre][79].

Il faut quelques mots pour mon Adèle, afin que je puisse m’approcher d’elle avec un cœur content. Mon Adèle chérie, hier en rentrant j’ai eu du monde toute la soirée, aujourd’hui j’ai couru toute la matinée pour ma pension et pour mon acte de naissance que j’aurai vendredi. Je me suis mis à travailler assez tard et j’ai à peine le temps de te répéter combien je t’aime, de te redire des redites.

Je suis heureux de cette éternelle monotonie de mes lettres, si elle ne t’ennuie pas. Adieu, mon Adèle bien-aimée, j’espère que j’aurai un mot de toi et au moins un baiser. Je le prends d’ici et d’avance.

Victor[80].
Ce mardi (1er octobre).

Je viens de travailler. Je vais t’écrire pour me délasser. Cette douce occupation est la récompense de mes occupations sérieuses. C’est un bonheur dont je voudrais remplir tous les instants qui ne sont pas consacrés au bonheur de te voir. Cependant, mon Adèle, c’est à chaque fois que je t’écris une nouvelle lutte de mon cœur et de ma pensée contre l’insuffisance des paroles. Il manque toujours quelque chose à mes lettres, et ce quelque chose que je n’ai pu exprimer est pourtant ce que j’aurais le plus désiré rendre. Il me semble, Adèle, que si tu m’aimes, tu lirais avec ravissement dans mon âme ; mais, si tu m’aimes, ange bien-aimé, tu dois savoir tout ce que je veux te dire, tu dois suppléer à la faiblesse de ces mots amour, adoration, idolâtrie, pour peindre ce que j’éprouve pour toi. Il doit y avoir dans ton cœur une voix intime qui te révèle tout ce que le mien renferme d’indicible et d’inexprimable dans la tendresse qu’il t’a vouée.

Ô Adèle, quand je songe qu’il aurait pu se faire que tu ne m’aimasses pas, je frissonne comme devant un abîme. Hélas ! que serais-je devenu, grand Dieu ! si le regard de cet ange n’avait pas daigné tomber sur moi ?

Il est vrai que ma vie aurait été une dérision du ciel, car, n’est-il pas vrai, mon Adèle adorée, qu’il eût été injuste de me laisser chercher avec candeur et pureté l’âme destinée à mon âme, sans me permettre de la trouver ? Je n’ai rien fait pour ne pas te mériter ; mais aussi, qu’ai-je fait pour te mériter ? Hélas ! rien, que de t’aimer de l’amour le plus ardent, le plus chaste, le plus virginal, de te dévouer jusqu’à la mort et après la mort tout mon être, toute mon existence mortelle et immortelle. Qu’est-ce que cela, ange, auprès du bonheur de te posséder ?

Adieu, je te verrai ce soir. Aurai-je une lettre de toi ? Je t’embrasse en mari bien impatient d’être mari.

Victor.
Vendredi [4 octobre].

Quand je pense, mon Adèle, que notre bonheur est si prochain et que rien désormais ne paraît pouvoir l’entraver, ma vie me semble comme un rêve.

Il y a deux ans, il y a un an, que j’étais malheureux ; aujourd’hui, que de bonheur ! Je crois parfois ne sortir qu’à peine de cette longue et douloureuse époque où un regard passager de toi, ta robe un moment aperçue de loin dans une rue ou dans une promenade, et, plus tard, une ou deux paroles échangées avec crainte pendant quelques minutes d’entrevue, étaient mes seules jouissances, mes seules félicités, et encore bien longtemps épiées, bien rarement obtenues !

Quelle joie ! tout cela est dans le passé et que d’enchantement dans notre avenir ! Maintenant, Adèle, rien ne nous séparera plus, rien ne contraindra nos entretiens, nos caresses, notre amour !

Je te le répète, je crois à peine à mon bonheur, parce qu’il me semble que j’ai encore bien peu fait pour le mériter sitôt ! Ma joie est dans mon âme au niveau de mon amour, c’est-à-dire que les expressions me manquent aujourd’hui pour l’une comme elles m’ont toujours manqué pour l’autre. Toutes les paroles d’ivresse et de dévouement ont été tant prodiguées qu’elles sont faibles à force d’êtres communes, et ce que j’éprouve est un sentiment de bonheur si pur, si intime, si profond qu’il ne ressemble à rien de ce que l’on peut dire avec la voix et la plume. Interroge ton âme, mon Adèle bien-aimée, et, s’il est vrai que tu m’aimes, elle te répondra tout ce que la mienne ne peut te peindre par des expressions matérielles.

Au bonheur si immense de sentir enfin que je te posséderai, il se joint une satisfaction, c’est de voir tous ces propos du monde que tu craignais et dont ta générosité évitait de me parler, réduits au silence. À présent, ange, tu ne m’affligeras plus de tes appréhensions.

Notre histoire, chère amie, aura été une preuve de plus de cette vérité que vouloir fermement c’est pouvoir. Quelques mois ont suffi pour vaincre beaucoup d’obstacles ; mais que ne peut celui qui t’aime et qui se sent aimé de toi ?

Adieu, mon Adèle adorée, ton bienheureux mari t’embrasse, bien impatient de savoir quelle a été ta nuit et quelle est ta santé en ce moment.

Adieu donc.

Victor.
  1. Il s’agit de Chateaubriand, pour lequel Victor professait une ardente admiration.
  2. Dans cette lettre, Victor offrait un asile chez lui à son ancien camarade Édouard Delon, condamné à mort pour sa participation à la conspiration de Saumur. Voir Correspondance, page 342.
  3. « ... Tu te rappelles qu’il y a cinq mois, mes parents étaient décidés à ne pas te laisser venir chez nous… Notre mariage était une chose si vague qu’il était peu sage de te faire voir chez nous pour un prétendu de leur fille... À force de demander, j’obtins la seule chose qui pouvait me toucher... Je vois aussi, mon Victor, lorsque je ne m’étourdis pas, quel peu de probabilité nous avons à penser que notre mariage soit possible. Tu comprends la position de mes parents ; ils ne voient rien de fixe... Dis un peu à ta femme quel est ton espoir... Parle-moi de tes affaires sans ménagements, comme à ta meilleure amie. » (Reçue le lundi 7 janvier 1822.)
  4. Il faut lire 13 janvier. Le 14 était un lundi.
  5. « ... Lequel de nous en fait davantage pour l’autre ? tu ne me sacrifierais pas ton amour-propre un peu froissé et moi je te sacrifierais mes parents. As-tu réfléchi à cette phrase que tu dirais à papa dans le cas où il te ferait entendre que mon avenir est compromis ? La réponse que tu prépares n’est pas généreuse. Je te le répète, si mes parents t’ont laissé venir chez nous, c’est à ma sollicitation ; ainsi crois-tu qu’il soit noble de leur reprocher la faiblesse qu’ils ont eue pour moi ? »
  6. « ... Notre amour présente des difficultés immenses, surtout lorsque tu es dans l’intention de laisser venir les événements. » (Reçue le 12 janvier 1822.)
  7. « ... J’ai essayé de lever le voile qui me cachait mon avenir lié au tien, je le baisse de nouveau et te promets de ne jamais te parler de tes affaires. » (Reçue le 12 janvier 1822.)
  8. Madame Hugo avait d’abord été enterrée au cimetière de Vaugirard. Plus tard, son fils fit transporter ses restes au Père-Lachaise.
  9. « ... J’ai lu avec douleur ta dernière lettre. Ah ! si j’avais pu m’échapper de cette danse infernale, je serais allée me jeter dans tes bras et si j’avais su le malheur qui venait de t’arriver, rien ne m’aurait retenue, mais j’ignorais tout… Si j’avais été avec toi, peut-être aurais-tu supporté avec moins d’amertume ton violent chagrin. » (Reçue le mardi 22 janvier.)
  10. « ... La nuit m’a sembla un siècle, une nuit sans avoir reçu un bon souhait de ta part, mais il me fallait passer par une telle épreuve pour m’apprendre que toutes les nuits ne sont pas des 17 janvier, car si je souffrais physiquement, au moins mon Victor ne m’en voulait pas, j’étais soignée par lui et quelles douleurs ne seraient pas guéries par de pareils soins ! » (Reçue le 22 janvier 1822.)
  11. Chateaubriand, nommé ambassadeur en Angleterre, avait proposé à Victor Hugo de l’attacher à son ambassade.
  12. Inédite
  13. Voir la lettre du 4 janvier 1822, page 342.
  14. Inédite.
  15. Inédite.
  16. « ... L’on m’a dit que Mme Duvidal jouissait d’une très mauvaise réputation et l’on m’a conseillé de ne pas la voir parce que la mauvaise réputation d’une personne que l’on voit souvent influe sur la vôtre… J’aurais de la peine à la quitter dans un moment où elle pourrait croire que j’agis ainsi parce que je n’en ai plus besoin… Je te demande des conseils comme ceux que tu dois donner à ta femme. » (Reçue le samedi 2 février.)
  17. L’opinion de Victor Hugo se modifie rapidement, témoin la lettre qu’il adressa, deux ans plus tard, à Mlle Julie Duvidal qui devint, en décembre 1827, la femme d’Abel Hugo. Dans les craintes et les conseils de Victor, une large part doit être attribuée à l’éducation bourgeoise de sa prime enfance et dont il s’est vite dégagé, comme sa correspondance le prouve. Il s’y montre l’ami de David d’Angers, de Delacroix, de Célestin Nanteuil, de Louis Boulanger, et, toute sa vie, il a protégé, recommandé, aidé les artistes.
  18. « ... Tu ne saurais croire, Victor, combien nous occupons de pauvres esprits. Ce sont des propos, des mots inimaginables. Tout cela ne s’adresse pas à nous, c’est chez ma tante que tout le monde va savoir ce qui se passe. Ce sont des ennuis qui n’en finissent pas et que Mme Asseline a la charité de me rapporter. J’en ai été tellement assommée que j’en suis toute triste. » (Reçue le samedi 2 février.)
  19. « ... La manière dont tu me parles d’une soirée que j’ai passée si innocemment est tout à fait extraordinaire.
    « Il est dur pour moi de te répéter tes propres paroles quand tu me dis que tu crois que je n’y ai fait aucun mal. Cette expression est rude… Je suis allée à une fête de famille, chez une bonne vieille dame qu’il est inutile de te nommer parce que tu ne la connais pas. J’ai dansé jusqu’à 2 heures du matin dans la réunion la plus simple et la plus convenable... J’ai eu tort sans doute de ne pas te l’avoir dit de suite, mais au moins cela aura servi à me faire voir combien peu tu as d’estime pour moi… Sans doute ma conduite envers toi t’a-t-elle donné lieu de me croire ce que je ne suis pas. » (Reçue le 9 février 1822.)
  20. « ... Dis-moi un peu, Victor, est-ce permis avant d’être mariés à l’église d’embrasser son mari ? cela me tourmente beaucoup, je t’assure. Mais Dieu me pardonnera, car il sait de quelle manière je te caresse. Cher ami, je t’aime tant que c’est mon excuse. » (Reçue le samedi 9 février.)
    Dans cette même lettre, Adèle demande à Victor un conseil à propos d’un événement qui eût pu reculer leur mariage : « Encore un conseil à ton Adèle. Si maman, comme c’est à peu près certain, nous donne un petit frère, dois-je l’engager à le nourrir ? Je vais te dire pourquoi je te fais cette question, c’est que maman n’étant pas d’âge à pouvoir se charger d’un petit être toute seule, je me trouverais engagée à rester chez nous encore au moins deux ans. Si tu crois que je doive rester chez nous ce temps-là, alors je conseillerai à maman de garder ce petit innocent, mais alors il faut songer que ce sera un engagement. Je te demande ton avis là-dessus comme en tout, tu es mon arbitre. Dis-moi franchement ce que tu penses. Nous avons tous été nourris chez nous et je voudrais qu’il en fût de même pour ce petit individu ; mais en tout je ferai ce que tu voudras. Cela dépend beaucoup de moi, je désire que tu me dises ta volonté. » La réponse de Victor a dû être verbale, car on n’en trouve pas trace.
  21. Inédite.
  22. Inédite.
  23. Adolphe Trébuchet qui, de passage à Paris, couchait chez Victor.
  24. « … Comment, tu crois que je puis avoir des doutes sur ton caractère et, ne dis-tu pas, sur ta conduite ? Mais, cher Victor, ne sais-tu pas que je ne t’aime pas comme un homme ordinaire, et que, si quelque chose m’inquiétait sur tout ce qui est mœurs, tu ne serais plus pour moi mon bonheur, et au lieu d’un seul Victor, il y en aurait mille. C’est parce qu’au milieu de ces mille, je ne trouve que toi qui te ressembles, que je suis fière de t’aimer. Sur ton caractère, que m’importe que certaines personnes ne conçoivent pas tout ce qu’il y a de beau dans ta manière de voir ? Je te comprends, ça fait toute ma joie… Si j’avais plus de temps, je te dirais combien quelquefois je suis en peine d’expliquer ce que je sens parce que je ne suis qu’une bête, mais que vraiment si j’avais plus de facilité à te faire entendre tout ce que j’éprouve, tu t’étonnerais peut-être, non de trouver des moyens que je n’ai pas, mais de tout ce qui m’est inspiré pour toi. « (Reçue le vendredi 15 février 1822.)
  25. « ... Me dire comment tu emploies ton temps me ferait plaisir. Non pas que je doute le moins du monde que tu ne l’emploies très convenablement, mais tout ce qui t’occupe m’intéresse... Je voulais encore te dire que souvent (tout autre que maman) l’on me disait qu’il était à craindre que tu n’aies pas le goût du travail. Je suis loin de croire cela, mais cependant voilà six mois qu’il est probable que tu n’as pas perdus, mais que sans doute tu aurais pu mieux employer... Je suis femme, je ne peux rien, mais je réfléchis à tout et je vois que rien n’avance. Cher ami, tu ne te fâches pas, n’est-ce pas ?... Comment veux-tu qu’on croie que tu m’aimes et que tu désires m’épouser quand on présume que tu ne fais rien pour cela ? » (Reçue le 15 février 1822.)
  26. « ... Si tu voulais me faire plaisir, tu causerais avec papa de ce qui nous regarde, de tes intentions. Car s’il ne t’en parle pas, c’est qu’il craint d’être indiscret ou de te mettre dans l’embarras… Il faut avoir confiance dans papa si tu veux me plaire. » (Reçue le vendredi 15 février 1822.)
  27. Han d’Islande.
  28. Le Rapport sur Gil Blas, demandé à Victor Hugo par François de Neufchâteau.
  29. Le Dénouement d’Odes et Ballades.
  30. Amy Robsart.
  31. Il s’agit de la lettre où Victor demandait au général Hugo son consentement à leur mariage.
  32. Cette lettre répond à celles du 2 et du 4 mars : « ... Comment peux-tu me dire que la seule considération qui doive me faire envisager mon mariage avec toi comme avantageux pour moi est le rang de ton père ? Quelle erreur est la tienne !… Et que me font les rangs, les dignités ? Serais-tu dans une position qui te mettrait au-dessous des autres, que je ne t’en aimerais pas moins. Ton âme n’en changerait pas. Tu serais toujours Victor, ce Victor que j’aime surtout tel qu’il est, non dans un salon, entouré d’hommages, mais seul, pauvre même... Je te déclare que la dernière des considérations est pour moi celle que tu mettais au-dessus des autres… Que me fait d’être la femme d’un académicien pourvu que je sois la tienne, et comprends ce que me doit faire d’être la belle-fille d’un général, et si quelquefois je te dis de travailler, ce n’est sûrement pas pour que tu acquières de la gloire, mais bien parce que je désire arriver pouvoir te dédommager de tes peines... J’ai trouvé la lettre que tu as écrite à ton père très bien, elle serait bien si tu n’avais pas par trop loué ton Adèle. Je ne suis nullement angélique, c’est une idée qu’il faut que tu t’ôtes de la tête, je suis terrestre. Si quelque chose m’élevait, ce serait sûrement la tendresse que tu me portes et si quelque chose pouvait donner à ton père l’idée d’une personne peu ordinaire, ce serait d’être aimée de toi... Pourquoi toujours me parler de cet artiste si loin de ma pensée et auquel je n’ai pas donné cinq minutes d’attention. Il est trop heureux que tu y aies pensé un instant... Adieu, mon ami, tâche de me lire, car chaque fois que je t’écris, le cœur me bat. » (Reçue le samedi 9 mars 1822.)
  33. Consentement conditionnel ; nous avons retrouvé récemment copie de cette lettre du général Hugo :
    Mon cher Victor, l’œil d’un bon père ne quitte jamais de vue ses enfants : je savais que tu étais vivement épris d’une demoiselle et j’avais deviné ton choix. Je savais de plus que tu devais m’écrire à ce sujet à la fin de ton deuil, et quand ta lettre m’est arrivée, elle était attendue. Tu me peins en amant passionné les sentiments de ton cœur et l’heureux retour dont ils sont payés ; tu me parles de rang, de naissance, de fortune. Je sais que ces distinctions disparaissent devant les sentiments de la nature des tiens. Mais tout cela exige de ma part une explication que je ne te ferai pas attendre.
    Je suis loin de blâmer ton attachement pour Mlle Foucher. Mais n’es-tu pas trop jeune pour songer à des liens aussi sérieux que ceux du mariage ? Et quand tu aurais à ton âge cette maturité qu’ils réclament, quel est ton état dans le monde pour soutenir une femme et élever des enfants ?
    Sans les malheurs politiques qui m’ont privé des ressources acquises par mes nombreux succès, je te dirais, comme je le pense, que M. Foucher ayant été mon collaborateur et mon ami, son rang dans la société suffit au mien, et que le défaut de fortune de sa demoiselle serait très réparable en faveur de ses belles qualités, puisqu’alors tu en aurais assez pour vivre honorablement ensemble.
    Mais, mon ami, il n’en est pas ainsi. Le million de réaux qui m’avait été accordé et celui qui m’avait été promis en Espagne, n’ont pu recevoir d’emploi, parce que l’on ne m’a pas permis de m’occuper d’autres affaires que celles du Prince, et le premier a été perdu dans mon portefeuille à Vittoria, tandis que le second ne m’a jamais été remis. La propriété que j’ai achetée après la rupture par les tribunaux espagnols des liens qui m’attachaient à ta mère, et sur laquelle mon épouse actuelle n’a que des droits proportionnés à son apport, cette propriété, dis-je, était construite sur un fonds national, et je ne pourrai retirer quelque indemnité de sa perte qu’en risquant un procès dispendieux avec le général qui me l’a vendue… De ce tableau il résulte qu’avant de songer au mariage, il faut que tu aies un état ou une place et je ne considère pas comme telle la carrière littéraire, quelle que soit la manière brillante dont on y débute. Quand donc tu auras l’un ou l’autre, tu me verras seconder tes vœux auxquels je ne suis point contraire. Agis dès lors pour remplir cette condition et dis-moi si je puis concourir avec tes amis pour t’y faire arriver promptement. (Bibliothèque Nationale.)
  34. « Tu as sans doute cru que je parlais sans réflexion lorsque je te disais que je te suivrais partout. Mais c’est la résolution la plus méditée et la plus réfléchie… Et lorsque tu me dis que c’est peu généreux à toi de m’enlever à ma patrie, à mes parents, crois-tu donc encore qu’il serait plus généreux à toi de m’abandonner et de me laisser seule, puisque toi n’y étant pas, je suis aussi isolée que si j’étais dans un désert... Mais, cher ami, que ce ne soit qu’aux dernières extrémités que nous nous trouvions forcés de quitter ce que j’ai après toi de plus cher au monde… quand je pense qu’il est possible que je laisse de semblables parents dans la douleur, je voudrais qu’ils n’eussent jamais rien fait pour moi. Mais je pense aussi qu’ils auront d’autres sujets de consolation, qu’ils ont d’autres enfants, et que toi, mon ami, tu es seul au monde.
    ... Mon ami, ne vois dans cette action que tu dis être généreuse que de l’égoïsme de ma part. J’ai peur de ne pouvoir supporter un pareil événement et c’est pour moi que j’agis ; c’est parce que l’inquiétude m’enverrait dans la tombe... Ce n’est pas du dévouement... Mais ne crois pas pouvoir me laisser sans me retrouver folle ou morte. (Reçue le mercredi 13 mars 1822.)
  35. Inédite.
  36. « ... Il faudra nécessairement trouver quelque argent pour le moment du mariage. Certainement mes parents sont là, mais peut-être serait-ce trop que de leur demander tout ce qu’il faudra pour cette époque. Tu connais mes goûts et combien j’ai peu d’ambition ; mais enfin il faut avoir un chez soi. »
  37. « ... Tu me parlais, je ne sais si c’est sérieusement, de venir à Gentilly. Quelle serait ma joie si cela se pouvait !... Il faut que tu sois à Paris pour toutes tes affaires. » (Reçue le 16 mars 1822.)
  38. « ... Nous sommes invités à aller en soirée d’écarté chez Madame Carlier jeudi… Il m’est fâcheux de voir jouer et que tu n’y sois pas… Je serai malheureuse de ne pas t’avoir près de moi… J’ai fait des observations à maman pour n’y pas aller ; maman m’a répondu qu’elle ordonnait que j’y allasse, qu’elle ne me laisserait pas seule chez nous et qu’il fallait savoir s’ennuyer pour ses parents. » (Reçue le mardi 19 mars 1822.)
  39. « Tu vas donc venir à Gentilly ! Comme j’en serai heureuse !... Nous aurons souvent des contrariétés, mais nous les supporterons parce que nous serons sous le même toit et je serai si contente de savoir que tu es si près de moi. Je te verrai tous les jours, tous les jours je te parlerai. Quand nous aurons des discussions nous serons moins longtemps fâchés. Lorsque je serai dans le jardin et que tu seras à ton colombier, nous nous dirons bonjour. Tu vas rire de mes projets et si tu t’en moques, je me brouillerai avec toi. » (Reçue le mardi 19 mars 1822.)
  40. « ... Je pense toujours au bonheur de te voir tous les jours. Je serai donc plus heureuse que je n’ai jamais été. Nous mangerons presque toujours à la même table et quand je dormirai je rêverai de toi et quand je me réveillerai je penserai que tu es près de moi. La même cloche nous dira qu’il est l’heure de nous donner mutuellement le bonjour… Mais aussi point de promenade ensemble dans le jardin sans maman. Tel est l’ordre. Je me vois bien souvent tourmentée. Mais il faut en savoir bon gré à mes parents. Ils le font parce qu’ils croient que cela doit être ainsi. Leurs vues sont louables. » (Reçue le 21 mars 1822.)
  41. Buonaparte, dont le manuscrit est daté : mars 1822.
  42. Inédite.
  43. « Tu me parles toujours de manière à me faire entendre que je peux trouver désagréable que tu penses à ta mère. Loin de le trouver ainsi, je serais très fâchée que tu ne donnasses pas quelquefois quelques larmes à une mère qui t’a aimé si tendrement… Je sais qu’elle était ardente dans ses affections comme intolérante dans ses haines. Certes, je n’ai eu de sa part que des preuves d’inimitié… Il est inutile de te dire ce qui m’a été rapporté parce que je n’en aurais pas moins la conscience pure et cela servirait à te faire connaître ce que tu ne croirais pas. Il m’a fallu un grand mépris pour me taire. Je parle sans aucun sentiment de haine, ce ne sont que de simples souvenirs qui ne m’ont causé que la peine de me savoir mal jugée. Si tu savais ce qui m’a été dit et qui paraît certain, tu verrais quelle est la puissance que tu exerces sur moi pour ne pas en avoir voulu à quelqu’un qui t’était proche... Mais mon ami, que les mânes de ta mère reposent en paix, je ne lui en ai jamais voulu puisqu’elle t’aimait, et ce qu’il y a d’extraordinaire c’est que même je l’aimais tout en apprenant de si méprisables choses. Au reste, elle faisait tout cela dans un but louable, puisqu’elle voyait ton bonheur pour prix de mon déshonneur. » (Reçue le samedi 30 man 1822.)
  44. Inédite.
  45. Collection Louis Barthou.
  46. « ... Il y a longtemps que je n’ai joui du bonheur de t’écrire, et j’avoue que je t’aurais écrit déjà si je n’avais craint de t’ennuyer de mes lettres. Ce que je dis t’étonnera sans doute, mais j’étais affligée de voir que tu ne me parlais pas de t’écrire. » (Lettre reçue le 18 mai 1822.)
  47. Adèle allait quelquefois, en cachette, faire une visite à Victor dans sa tour.
  48. De temps en temps leurs affaires appelaient à Paris Victor et la famille Foucher.
  49. « ... Promets-moi que si jamais je suis malade même avant d’être mariée aux yeux du monde, tu ne me quitteras pas du tout, que nul autre que toi ne m’approchera. » (Reçue le mercredi 29 mai.)
  50. Il est probable, d’après une lettre d’Adèle, qu’elle a été voir Victor chez lui entre le 30 mai et le 5 juin : « ... Si tu ne venais pas, je courrais chez toi à la dérobée et je ne te quitterais plus que tu ne sois bien portant. Tant pis pour les on-dit… Je t’appartiens et rien ne pourrait m’empêcher d’être à toi ; seulement le temps où je t’appartiendrai légitimement aux yeux de tout le monde est indécis ; mais celui où je pourrais te porter des consolations et des soins que personne ne peut remplacer ne dépend de qui que ce soit, parce qu’une volonté ferme est indépendante de toute autre volonté. Il est des cas où je viole sans remords les droits paternels. » (Reçue le 30 mai.)
  51. Inédite.
  52. Collection Louis Barthou.
  53. Mardi et jeudi, lettres inédites.
  54. Inédite.
  55. Collection Louis Barthou.
  56. Inédite
  57. « Trois mois encore et je serai toujours près de toi. Quand nous pensons à cela nous devrions nous trouver bien heureux ! Et quand nous pensons que nous n’aurons rien fait qui soit indigne et que même nous aurions pu être ensemble plus tôt, mais que nous avons préféré notre propre estime à notre bonheur, certes, combien ne serons-nous pas plus heureux ! Mon Victor, que jamais nous ne fassions rien qui puisse empêcher de considérer notre conduite avec joie et quand même nous serions pauvres, nous nous contenterons de ce que nous aurons, mais nous serons purs. Je parle pour deux quoique je ne puisse rien aux affaires, mais je serai toujours de moitié dans ce que tu feras. C’est bien ce qui fait toutes les jouissances que j’ai en ce monde qui sont de songer que toutes tes actions sont les miennes ; elles font tout mon bonheur et toute ma gloire. C’est la seule qui soit permise à une femme. » (Reçue le 12 juillet 1822.)
  58. Inédite.
  59. Collection Louis Barthou.
  60. Inédite.
  61. Mme Foucher, enceinte, avait une grossesse très pénible, et sa fille devait souvent veiller la nuit près d’elle.
  62. Inédite.
  63. Collection Louis Barthou.
  64. Inédite.
  65. Le brevet de la pension de 1 200 francs promise et due.
  66. Inédite.
  67. « ... Tu as bien tort de t’inquiéter sur ma santé. Si cela est ainsi, tu me forceras te cacher mes petites souffrances. » (Reçue le mardi 27 août.)
  68. Inédite.
  69. La pension de 1 200 francs était réduite à 1 000.
  70. Inédite.
  71. Inédite.
  72. Collection Louis Barthou.
  73. Inédite.
  74. « ... Je suis chagrine. Maman va accoucher et à peine nous verrons-nous pendant neuf à dix jours. » (Reçue le 12 septembre 1822.)
  75. Inédite.
  76. Inédite.
  77. Inédite.
  78. Collection Louis Berthou.
  79. Inédite.
  80. Collection Louis Berthou.