Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Notice sur Madame de Sévigné

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Texte établi par SuardFirmin Didot (p. i-xviii).

NOTICE

MADAME DE SÉVIGNÉ

Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de), naquit en 1626, en Bourgogne, au château de Bourbilly, de Celse-Bénigne de Rabutin, baron de Chantai, et de Marie de Coulanges, fille de Philippe de Coulanges, conseiller d’État. La première de ces deux familles était d’une noblesse bien plus ancienne que la seconde : d’après une charte retrouvée par Bussy, l’origine des Rabutins remontait au XI e siècle. Marie de Rabutin était encore au berceau lorsqu’elle perdit son père ; le baron de Chantai fut tué en 1627, en combattant sous les ordres du marquis de Toiras, pour repousser les Anglais de l’île de Ré. Sa veuve ne lui survécut que cinq ans. Restée orpheline à l'âge de six ans, Marie de Rabutin fut placée sous la tutèle de son aïeul maternel jusqu’à l’année 1636, où elle le perdit. Elle demeura depuis sous la surveillance de l’abbé de Coulanges, son oncle. C’est lui qu’elle désigne dans ses lettres sous le nom de Bien bon, et pour lequel elle témoigne si souvent, avec cet accent de sensibilité qui lui appartient, une reconnaissance toute filiale. Son enfance et sa jeunesse furent entourées, en effet, de soins tout paternels. Rien ne fut négligé pour qu’elle reçût autant d’instruction qu’il était permis alors aux femmes d’en avoir : et on leur permettait, on leur demandait même d’en avoir beaucoup. Ménage, qu’on lui donna pour précepteur, lui apprit le latin, l’italien, l’espagnol ; le savant Chapelain contribua aussi à l’instruire. Aux sérieuses leçons de ces deux maîtres succédèrent celles d’une cour élégante et polie, qui commençait à servir de modèle à l’Europe pour la grâce des manières et la délicatesse de l’esprit. C’était la cour d’Anne d’Autriche, où elle passa les plus belles années de sa jeunesse.

Elle se maria jeune encore en 1644 : elle n’avait pas atteint sa dix-huitième année. Le marquis de Sévigné, qu’elle épousa, était un fort noble seigneur, mais n’avait aucune des qualités qui peuvent rendre une femme heureuse. Prodigue, et passionné pour le plaisir, il dissipa une bonne partie de son bien, et délaissa sa femme pour des maîtresses. Il était d’autant plus difficile de lui pardonner ses infidélités et ses désordres, qu’il joignait à son goût pour la dissipation une humeur brusque et un caractère rude et difficile. Cependant non-seulement madame de Sévigné resta sévèrement attachée à ses devoirs d’épouse, mais même l’affection qu’elle avait conçue pour son mari ne put s’éteindre. « Le marquis de Sévigné, dit Conrart dans ses Mémoires, disait quelquefois à sa femme qu’il croyait qu’elle eût été très-agréable pour un autre ; mais que pour lui, elle ne pouvait lui plaire. On disait aussi qu’il y avait cette différence entre son mari et elle, qu’il l’estimait et ne l’aimait point, au lieu qu’elle l’aimait et ne l’estimait point. En effet, elle lui témoignait de l’affection : mais, comme elle avait l’esprit vif et délicat, elle ne l’estimait pas beaucoup, et elle avait cela de commun avec la plupart des honnêtes gens ; car, bien qu’il eût quelque esprit et qu’il fût assez bien fait de sa personne, on ne s’accommodait point de lui, et il passait presque partout pour fâcheux ; de sorte que peu de gens l’ont regretté. » Cette union si mal assortie ne dura que sept années. Le marquis de Sévigné et le chevalier d’Albret courtisaient en même temps madame de Gondran. Cette rivalité amena une rencontre, dans laquelle le premier s’enferra sur l’épée de son adversaire. La blessure était mortelle : il expira peu de temps après le combat, le 5 février 1651. Dans les années 1649 et 1650, le marquis de Sévigné s’était enrôlé parmi les frondeurs. Le cardinal de Retz, son parent, l’avait entraîné sans peine dans une révolte qui donnait carrière à son humeur inquiète et turbulente. Il avait combattu quelque temps pour la Fronde aux côtés du chevalier Renaud de Sévigné, son oncle, qui commandait le fameux régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur pour le parlement.

On n’a qu’un très-petit nombre de lettres écrites par madame de Sévigné pendant son mariage et les premières années de son veuvage ; mais dans ces quelques lettres, on remarque déjà cette facilité, cette vivacité spirituelle, cette grâce ingénieuse et délicate qui l’ont immortalisée. En 1647, elle écrivait à son cousin, le comte Bussy de Rabutin : « Je vous trouve un plaisant mignon, de ne m’avoir pas écrit depuis deux mois : avez- vous oublié qui je suis, et le rang que je liens dans la famille ? Oh ! vraiment, petit cadet, je vous en ferai bien ressouvenir ! si vous me fâchez, je vous réduirai au lambel [1]. Vous savez que je suis sur la fin d’une* grossesse, et je ne trouve en vous non plus d’inquiétude de ma santé que si j’étais encore fille. Eh bien, je vous apprends, quand vous en devriez enrager, que je suis accouchée d’un garçon» à qui je. vais faire sucer la haine contre vous avec le lait ; et que j’en ferai encore bien d’autres, seulement pour vous faire des ennemis. Vous n’avez pas eu l’esprit d’en faire autant : le beau faiseur de filles ! etc. » Sans doute les années donneront plus d’étendue et de force à l’esprit de madame de Sévigné, plus de souplesse à son talent : mais on voit que dès cette époque elle écrivait avec une vivacité et une grâce peu communes ; et il est étrange que l’abbé de Vauxcelles ait pu dire qu’elle était loin d’écrire dans sa jeunesse aussi bien qu’elle le fit dans la suite.

Elle avait eu de son mari un fils et une fille. Elle renonça au monde tant que dura leur enfance, et se réduisit au commerce de quelques amis. Elle remplit tous ses devoirs de mère avec une tendre sollicitude, qu’éclairait un jugement excellent. Afin d’être tout entière à ses enfants, elle ne voulut point, si jeune qu’elle fût encore, profiter des occasions qui s’offrirent plusieurs fois pour elle de se remarier. Ceux qui eussent voulu se faire agréer d’elle comme amants furent éconduits, aussi bien que les prétendants au titre d’époux. Parmi les premiers, on vit figurer de fort illustres personnages. Turenne se montra quelque temps fort épris de la séduisante veuve : le prince de Conti et le surintendant Fouquet ne négligèrent rien pour toucher son cœur. Bussy écrivait à sa cousine eu 1654 : « Tenez- vous bien, ma belle cousine ! telle dame qui n’est pas intéressée est quelquefois ambitieuse ; et qui peut résister aux finances du roi, ne résiste pas toujours aux cousins de Sa Majesté. De la manière dont le prince m’a parlé de son dessein, je vois bien que je suis désigné confident. Je crois que vous ne vous y opposerez pas, sachant, comme vous faites, avec quelle capacité

je me suis acquitté de cette charge en d’autres rencontres. Ce

qui m’inquiète, c’est que vous serez un peu embarrassée entre ces deux rivaux ; et il me semble déjà vous entendre dire :

<poem> Des deux côtés j’ai beaucoup de chagrin ; O Dieu, l’étrange peine !

<poem>

Dois-je chasser l’ami de mon cousin[2] ?
Dois-je chasser le cousin de la reine[3] ?

Peut-être craindrez-vous de vous attacher au service des princes, et que mon exemple vous en rebutera ; peut-être la taille de l’un ne vous plaira-t-elle pas [4] ; peut-être aussi, la figure de l’autre [5] : mandez-moi des nouvelles de celui-ci, et les progrès qu’il a faits depuis mon départ ; à combien $ acquits patents il a mis votre liberté. La fortune vous fait de belles avances, ma chère cousine ; n’en soyez point ingrate. Vous vous amusez après la vertu, comme si c’était une chose solide ; et vous méprisez le bien, comme si vous ne pouviez jamais en manquer, etc. » De pareils conseils restaient sans effet sur madame de Sévigné. Assurément sa résistance aux attaques du prince de Conti et aux insinuations de Bussy n’avait point sa source dans l’indifférence d’une nature froide ; peu de femmes eurent une sensibilité plus active, une imagination plus vive qu’elle. Mais elle voulait être sage ; et la perfection de sa raison lui donnait la force de l’être. D’ailleurs aucun de ceux qui soupiraient pour elle n’offrait l’idéal de tendresse et de bon goût nécessaire pour séduire un cœur aussi délicat, un esprit aussi fin et aussi sensible aux imperfections que le sien. Cet idéal ne se trouvait ni dans l’épais et honnête Turenne, ni dans le médiocre et ambitieux Conti, ni dans l’inconstant Fouquet ; encore moins dans le fat chevalier de Méré, et dans le diseur de bons mots M. du Lude, qui furent aussi au nombre des soupirants ; encore moins dans le bonhomme Ménage, car lui aussi fut blessé au cœur, et risqua plus d’une fois, malgré sa timidité et sa gaucherie, des déclarations qui étaient repoussées avec de piquantes et inoffensives plaisanteries.

Madame de Sévigné refusait ceux qui sollicitaient ses bonnes grâces, de manière à les décourager sans les fâcher. Elle mettait dans ses refus un tact si délicat, des façons si douces et si aimables, un ascendant si fort de bon sens et de raison, que les amants rebutés devenaient de sincères et fidèles amis. « Il n’y a guère que vous dans le royaume, lui écrivait Bussy, qui puissiez réduire un amant à se contenter d’amitié : nous n’en voyons presque point qui, d’amant éconduit, ne devienne ennemi ; et je suis persuadé qu’il faut qu’une femme ait un mérite extraordinaire pour faire en sorte que le dépit d’un amant maltraité ne le porte pas à rompre avec elle. » Bussy avait raison de conclure ainsi.

Madame de Sévigné reparut dans le monde quand elle crut pouvoir le faire sans que l’éducation de ses enfants en souffrît. Elle se fit placer au premier rang parmi les femmes qui ornaient par leur esprit et leur beauté la société d’alors. Le beau temps de l’hôtel de Rambouillet durait encore. On sait qu’elle fut une des dames les plus admirées du cercle fameux que présidait madame de Montausier. Son esprit gagna encore en légèreté et en délicatesse dans le commerce de cette société ingénieuse : elle s’y raffina, sans s’y gâter. Elle laissa aux femmes d’un goût moins pur, d’un jugement moins solide que le sien, les subtilités, les fadeurs, le purisme affecté. On la compta au nombre des précieuses[6] ; mais ce nom était alors synonyme de femme d’esprit. Quand Molière personnifia dans Cathos et Madelon la pruderie, le pédantisme et l’extravagance dont l’hôtel de Rambouillet avait donné les modèles, il eut grand soin de faire une distinction, et d’intituler sa pièce les Précieuses ridicules.

À la suite d’une de ces exhortations par lesquelles le galant et peu scrupuleux Bussy cherchait à ébranler les sages résolutions de sa cousine, on lit cet avertissement : « Nous vous verrons un jour regretter le temps que vous aurez perdu ; nous vous verrons repentir d’avoir mal employé votre jeunesse, et d’avoir voulu avec tant de peine acquérir et conserver une réputation qu’un médisant vous peut ôter, et qui dépend plus de la fortune que de votre conduite. » Il est malheureusement trop vrai que la médisance peut quelquefois détruire ou compromettre les réputations les plus légitimes et les plus solidement établies. Si madame de Sévigné n’éprouva pas par elle-même la vérité de cette observation, ce ne fut pas la faute de Bussy ; car lui-même se chargea d’être ce médisant dont il cherchait à lui faire peur. En 1658, se trouvant dans un pressant besoin d’argent pour faire la campagne de cette année, il s’adressa à madame de Sévigné pour un prêt de dix mille livres. Le service qu’il demandait fut promis sans peine : mais certaines formalités un peu longues, que la prudence de l’abbé de Coulanges jugeait nécessaires, ayant retardé l’envoi de la somme, Bussy se persuada qu’on l’avait joué par une promesse vaine : irascible comme il l’était, il crut à un mauvais procédé. Il avait l’habitude de se venger avec emportement de tous les torts dont il était ou se croyait victime : il inséra dans son Histoire amoureuse des Gaules un portrait satirique de madame de Sévigné, où non -seulement il présentait sous un jour ridicule les qualités de son cœur et de son esprit, mais lui prêtait des défauts et des vices qu’elle n’avait jamais eus. Ainsi, méconnaissant cette vertu si pure à laquelle il avait lui-même rendu hommage, il l’accusait de cacher sous les dehors d’une prude les désordres d’une femme galante. Ce portrait était pis qu’une satire, c’était une noire calomnie. Après avoir couru quelque temps manuscrit, il fut imprimé, avec le livre dont il faisait partie. Le monde fut assez juste pour ne pas se laisser ébranler dans la bonne opinion qu’il avait conçue de madame de Sévigné : mais, quoiqu’elle fût sans effet, une telle attaque venant d’un ami, d’un parent, porta un coup douloureux à une âme aussi noble, à un cœur aussi sensible. Cependant il suffit au coupable de donner, un an après, quelques marques de repentir, pour obtenir un pardon complet. La haine ne pouvait être un sentiment durable chez madame de Sévigné : bonne et indulgente comme elle était, le ressentiment le plus légitime lui pesait ; et la première occasion de s’en débarrasser était aussitôt saisie par elle. Elle n’attendit même pas pour pardonner à son cousin, qu’il fût malheureux : leur réconciliation s’était déjà faite, lorsque Bussy, par ses scandaleuses témérités, se fit envoyer à la Bastille.

En 1664, madame de Sévigné fut cruellement éprouvée dans une de ses plus chères affections. Fouquet, qui s’était résigné à l’aimer comme elle le voulait, et non comme il l’eût désiré, et qu’elle comptait au nombre de ses amis les plus dévoués, fut arrêté à Nantes, et condamné, après un long procès, à la prison pour le reste de ses jours. Pendant quelque temps sa vie fut en péril. Plusieurs membres de la commission instituée pour le juger opinaient avec force pour qu’il payât de sa tête les désordres de son administration. Madame de Sévigné suivait avec anxiété les débats qui devaient décider du sort de son ami. Par des lettres écrites coup sur coup, elle tenait M. de Pomponne au courant des diverses phases et des principaux détails du procès. M. de Pomponne avait été enveloppé dans la disgrâce du surintendant ; il vivait alors dans sa terre, où il subissait une sorte d’exil. Dans toute la correspondance de madame de Sévigné, il est peu de parties qui offrent plus d’émotion et d’éloquence. Tandis qu’elle ne songe qu’à rendre compte de ce qu’elle a vu et de ce qu’elle a senti, elle trace un tableau dramatique et tout vivant de cette grande scène judiciaire ; elle écrit un admirable plaidoyer. Ces lettres, où se déploie toute son imagination et tout son cœur, ont été justement regardées comme un trait de courage. Ce journal qu’elle adressait à M. de Pomponne courait risque d’être intercepté avant de parvenir à sa destination. Dans un temps où la persécution s’étendait sur les amis de Fouquet, il eût été dangereux d’être surpris à le plaindre, à l’admirer, et à faire circuler des réflexions sur le noble sang-froid de l’accusé et l’indécent acharnement des juges. Madame de Sévigné était trop fidèle à l’amitié pour s’arrêter devant ces craintes ; elle eut le courage de ses alarmes et de sa douleur. Par là, le souvenir de son amitié pour Fouquet a mérité d’être associé à celui du noble dévouement que lui témoignèrent Pellisson et la Fontaine. Madame de Sévigné se consolait du chagrin que lui causaient les torts des amis ingrats ou les malheurs des amis fidèles, en voyant sa fille, objet de tant de soins et de tant d’amour, croître chaque jour en beauté, en esprit et en grâces. Elle la présenta dans le monde en 1663, et la vit avec orgueil s’attirer les hommages de tout ce qu’il y avait de distingué à la ville et à la cour. Elle-même conservait encore assez de jeunesse pour que le monde, qu’elle enchantait de plus en plus par son esprit, réservât une part d’éloges à sa beauté. La mère et la fille formaient un couple brillant et unique, qui attirait tous les regards. Les seigneurs à la mode, les poètes de cour, imaginaient pour elles les compliments les plus ingénieux. Benserade composa en leur honneur un de ses plus jolis madrigaux :

Blondins accoutumés à faire des conquêtes,
Devant ce jeune objet si charmant et si doux,
Tout grands héros que vous êtes,

Il ne faut pas laisser pourtant de filer doux.
L’ingrate foule aux pieds Hercule et sa massue[7] :
Quelle que soit l’offrande, elle n’est point reçue ;

Elle verrait mourir le plus fidèle amant,
Faute de l’assister d’un regard seulement.
Injuste procédé, sotte façon de faire,
Que la pucelle tient de madame sa mère,
Et que la bonne dame au courage inhumain,
Se lassant aussi peu d’être belle que sage,
Encore tous les jours applique à son usage
Au détriment du genre humain.

La Fontaine, à la même époque, plaça cette dédicace en l’honneur de la plus jolie fille de France [8], au commencement de la fable du Lion amoureux :

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près [9],
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable ? etc.

Plusieurs seigneurs prétendirent à la main de mademoiselle de Sévigné. Le comte de Grignan fut préféré, et l’épousa en 1669. Il n’était plus jeune : âgé de quarante ans, il avait été déjà marié deux fois, et avait eu deux filles de sa première femme. Mais madame de Sévigné le trouvait tel qu’on le pouvait souhaiter, et par sa naissance, et par ses établissements, et par ses bonnes qualités. Il était, à cette époque, attaché à la cour ; et l’estime dont il y jouissait semblait devoir l’appeler aux plus brillants emplois. Madame de Sévigné se réjouissait d’une alliance qui, en lui faisant attendre pour sa fille une haute fortune, lui laissait l’espérance de la garder auprès d’elle : cette attente fut trompée en partie. M. de Grignan fut appelé à un poste éminent, mais loin de Paris et de la cour. Quinze ou seize mois après son mariage, il alla remplir en Provence les fonctions de gouverneur, et emmena sa femme avec lui.

Madame de Sévigné aimait sa fille avec idolâtrie. Cette séparation creusa dans sa vie un vide profond et douloureux, auquel elle ne put jamais s’accoutumer. Pour le combler, elle eut recours à la grande ressource des âmes tendres contre l’absence : elle écrivit des lettres, et les multiplia, sans jamais se rassasier de cette douceur. Ainsi se forma ce précieux recueil qui devait être lu par la postérité et placé au nombre des plus rares monuments du génie.

Madame de Sévigné nourrit pendant longtemps l’espérance de voir rappeler son gendre à la cour, pour y occuper une place digne de ses services. Ce rappel n’eut pas lieu : elle ne revit sa fille qu’au moyen des voyages qu’elle faisait en Provence, ou des visites, beaucoup trop rares à son gré, qu’elle recevait d’elle à Paris. Madame de Sévigné avait eu de l’ambition, non pour elle, mais pour ses enfants : aussi les vit-elle avec peine rester en chemin. M. de Grignan ne sortit pas de son gouvernement de Provence, place importante, mais qui, en même temps qu’elle l’obligeait à des dépenses ruineuses, ensevelissait son mérite et celui de sa femme dans une province éloignée. Le marquis de Sévigné, auquel sa mère avait acheté la charge de guidon, puis celle de sous-lieutenant des gendarmes du Dauphin, n’obtint aucun avancement. Il finit par se dégoûter de sa charge, et la vendit. C’était un brave officier, et un homme de beaucoup d’esprit. Ses galanteries, son goût pour le plaisir et la dépense, ne l’empêchaient pas de bien faire son service, mais lui étaient l’esprit de suite et l’activité nécessaire pour se pousser par l’intrigue. Il manqua d’habileté, et, comme le disait sa mère, eut beaucoup de guignon. Après avoir vendu sa charge, il se maria avec la fille d’un conseiller au parlement de Bretagne, pourvue d’une assez belle dot, et acheva ses jours dans le repos et dans la dévotion.

Nous ne sommes pas heureux : ces mots reviennent plusieurs fois dans les lettres écrites à Bussy. Vers 1678, madame de Sévigné, qui ne se retira jamais du monde, se retira à peu près de la cour. Elle ne s’y fit plus présenter qu’à de longs intervalles. Elle était lasse d’y figurer sans titre, sans faveurs pour elle ni pour les siens. Il lui aurait fallu plus de frivolité et d’amour-propre qu’elle n’en avait, pour se contenter du rôle qu’y jouait madame de Coulanges [10]. En 1680, elle écrit des Rochers à sa fille : « Mon fils dit [11] qu’on se divertit fort à Fontainebleau. Les comédies de Corneille charment toute la cour. Je mande à mon fils que c’est un grand plaisir d’être obligé d’y être, et d’y avoir un maître, une place, une contenance ; que pour moi, si j’en avais eu une, j’aurais fort aimé ce pays-là ; que ce n’était que par n’en avoir point que je m’en étais éloignée ; que cette espèce de mépris était un chagrin, et que je me vengeais à en médire y comme Montaigne de la jeunesse : que j’admirais qu’il aimât mieux passer son après-dîner, comme je fais, entre ma demoiselle du Plessis et mademoiselle de Launay, qu’au milieu de tout ce qu’il y a de beau et de bon. Ce que je dis pour moi, ma belle, vraiment je le dis pour vous. Ne croyez pas que si M. de Grignan et vous étiez placés comme vous le méritez, vous ne vous accommodassiez pas fort bien de cette vie ; mais la Providence ne veut pas que vous ayez d’autres grandeurs que celles que vous avez. Pour moi, j’ai vu des moments où il ne s’en fallait rien que la fortune ne me mît dans la plus agréable situation du monde ; et puis tout d’un coup c’étaient des prisons et des exils. »

Elle veut sans doute parler ici de la mort de Turenne, de l’emprisonnement du cardinal de Retz, de Fouquet, de Bussy, et de l’exil de M. et de Mme . de Pomponne. Dans la société d’élite où elle vécut toujours, elle trouva beaucoup d’amis, et même (ce qui fait plus que toute autre chose l’éloge de son caractère) beaucoup d’amis dévoués. Mais elle en eut peu qui fussent en possession d’un grand crédit. Ceux qu’on vient de nommer, et sur la fortune desquels elle avait fondé de légitimes espérances, disparurent de la scène brusquement, et n’eurent pas le temps de faire agir leur bonne volonté pour elle. Du reste, il ne faut pas croire qu’elle ne sut pas supporter ces mécomptes : elle était trop sage pour n’être pas capable de se résigner. À la suite du passage qui vient d’être cité, elle ajoute : « Trouvez-vous que ma fortune ait été fort heureuse ? Je ne laisse pas d’en être contente ; et si j’ai des moments de murmure, ce n’est point par rapport à moi. » Ce langage était sincère. Sa résignation ne ressemblait point à celle de sou cousin : ce n’était point ce masque de tranquillité et de philosophie que l’orgueilleux Bussy prend dans toutes ses lettres, et au travers duquel on voit à plein son dépit d’être annulé par la disgrâce, et sa colère contre le prince qu’il flatte encore du fond de son exil.

Dans les longs intervalles qui s’écoulèrent entre les visites de sa fille ou ses propres voyages en Provence, madame de Sévigné ne vécut point toujours à Paris. Il lui fallait de temps en temps aller passer une saison dans sa terre des Rochers, pour demander des comptes à ses fermiers, ou pour réparer par les économies d’un séjour en Bretagne les dépenses qu’en bonne mère elle s’était imposées pour le prodigue marquis. Alors, du milieu de cette vie de conversations délicates et de fêtes brillantes qu’elle menait à Paris, elle se trouvait tout à coup transportée dans la solitude d’un antique manoir, à peine troublée par les visites de quelques provinciaux insipides ou ridicules. Mais, comme on le voit par ses lettres, ces temps d’exil n’avaient rien de rude pour elle. Le plus grand de ses plaisirs, la consolation inépuisable de sa vie, la suivait partout : c’était cette correspondance de tous les jours qu’elle entretenait avec sa fille adorée. D’ailleurs elle avait des amis dont la société ne lui manquait nulle part : c’étaient ses livres chéris, Virgile, Montaigne, Molière ; surtout Pascal, qu’elle mettait de moitié à tout ce qui est beau ; Arnauld et Nicolle dont le beau langage la séduisait aux opinions de Port-Royal ; et le grand Corneille, qui la transportait d’admiration au point delà rendre injuste pour Racine. À ce goût sérieux et passionné pour l’étude, elle joignait une autre ressource non-moins sûre contre l’ennui : c’était ce vif amour des beautés de la nature, qu’on a eu raison de remarquer comme un des traits caractéristiques de son génie. Dans le site pittoresque au milieu duquel s’élevait sa demeure, dans les bois séculaires qui l’entouraient, elle trouvait toujours de quoi charmer ses yeux et occuper sa pensée. Elle en parle sans cesse, elle nous les représente sous tous les aspects que leur donnaient les changements des saisons et les diverses heures du jour, avec une admiration naïve et poétique qui surprend, dans cette époque si peu soucieuse des champs et des plaisirs simples qu’ils procurent, si exclusivement éblouie par l’élégance de la vie sociale et le luxe des cours. C’est une surprise analogue à celle qu’on éprouve souvent en lisant la Fontaine, mais plus vive peut-être, parce qu’on s’attendait moins à trouver ce sentiment si vrai, si passionné des grâces négligées ou des magnificences sauvages de la nature, chez la grande dame élevée par le monde et pour le monde, sans cesse mêlée aux plaisirs d’une société exquise, où elle avait une place si brillante, que chez le poète indépendant et rêveur, habitué à s’inspirer du spectacle des champs et des bois, où d’ailleurs il cherchait ordinairement ses modèles.

Madame de Sévigné, parvenue à la vieillesse, fit en Provence, dans l’année 1694, un voyage qui fut le dernier. La famille des Grignan venait de célébrer sous ses yeux un double mariage, celui de son petit-fils avec la fille d’un fermier général [12], et celui de sa petite-fille, de cette charmante Pauline dont elle avait commencé l’éducation, avec le marquis de Simiane ; quand madame de Grignan, dont la santé donnait des craintes depuis plusieurs années, fut atteinte d’une maladie qui pendant quelque temps mit ses jours en péril. Madame de Sévigné, dans cette circonstance, ressentit avec tant de force les émotions d’une mère tendre, et en remplit les devoirs avec tant d’ardeur, que sa santé, jusque-là excellente, en fut gravement altérée. Dans l’instant où madame de Grignan commençait à se rétablir, elle tomba dangereusement malade elle-même : le 10 avril 1696, elle avait cessé de vivre. Le vœu touchant qu’elle avait exprimé plusieurs fois dans ses lettres fut réalisé. On a pu remarquer la lettre qui commence ainsi : & Si j’avais un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible dont j’ai été pénétrée en voyant comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d’années que la vôtre, vous connaîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l’ordre de la nature, qui m’a fait naître votre mère et venir en ce monde beaucoup devant vous. C’est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première ; et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi, etc. » Du vivant même de madame de Sévigné, son talent épistolaire était célèbre à la cour et dans le grand monde. Louis XIV avait lu avec intérêt les lettres d’elle qui s’étaient trouvées dans les cassettes du surintendant Fouquet, et celles que Bussy avait entremêlées dans ses Mémoires. Souvent quand une lettre charmante, comme elle en écrivait ^tant, avait été lue par le parent ou l’ami auquel elle s’adressait, celui-ci en parlait, la montrait, la prêtait. Elle n’ignorait point ces indiscrétions, et ne s’y opposait pas. Il y avait ainsi des lettres d’elle qui couraient de main en main, et qu’on désignait par un nom tiré de ce qui en faisait le sujet principal ou le trait le plus saillant. Madame de Coulanges lui écrivait en 1673 : « Je ne veux pas oublier ce qui m’est arrivé ce matin ; on m’a dit : Madame, voilà un laquais de madame de Thianges. J’ai ordonné qu’on le fît entrer. Voici ce qu’il avait à me dire : Madame, c’est de la part de madame de Thianges, qui vous prie de lui envoyer la lettre du cheval de madame de Sévigné, et celle de la prairie »[13]. J’ai dit au laquais que je les porterais à sa maîtresse, et je m’en suis défaite. Vos lettres font tout le bruit qu’elles méritent, comme vous voyez ; il est certain qu’elles sont délicieuses, et vous êtes comme vos lettres. » Il était difficile que la correspondance de madame de Sévigné, dont plusieurs échantillons avaient eu ainsi dans le grand monde une sorte de publicité de son vivant, demeurât ignorée après sa mort. Ce que la société de son temps avait vu de ses lettres avait fait trop de bruit pour que sa famille ne les conservât pas avec un soin religieux, et pour que le publie oubliât quel dépôt avait dû rester entre les mains de ses héritiers et n’en désirât point la publication.

Le premier recueil de lettres de madame de Sévigné parut en 1726, par les soins de l’abbé de Bussy, fils cadet du comte de Bussy, auquel madame de Simiane avait remis des copies d’un assez grand nombre des manuscrits de son aïeule. Cette édition fut reproduite plusieurs fois : elle était encore très-incomplète. En 1754 il en parut une autre, dont l’éditeur fut le chevalier de Perrin, ami de madame de Simiane. La famille de madame de Sévigné n’avait point autorisé l’édition de l’abbé de Bussy : elle donna son autorisation au nouvel éditeur, entre les mains duquel elle remit les originaux de toutes les lettres déjà connues, et de celles qui ne l’étaient pas encore. Mais comme certains passages des premières éditions avaient soulevé beaucoup de plaintes de la part des familles sur lesquelles madame de Sévigné révélait des détails peu honorables, madame de Simiane chargea M. de Perrin d’y faire des modifications et quelques retranchements. Elle voulut en outre qu’il prît soin d’arranger tous les passages d’où l’on pouvait tirer des conjectures fâcheuses sur le caractère de madame de Grignan, sa mère. Ce double vœu fut docilement exécuté. Il est résulté de là que l’édition de 1754, plus complète que les précédentes, et qui, de plus, a sur elles l’avantage d’avoir été dressée d’après les originaux, est cependant moins fidèle. C’est ce que n’ont pas aperçu tous les éditeurs qui se sont succédé depuis 1754 jusqu’en 1806, et qui tous ont reproduit exactement, sauf quelques additions, le travail du chevalier de Perrin. Le mérite de la dernière édition, celle de M. de Monmerqué, est d’offrir un contrôle du travail de M. de Perrin par celui des éditeurs antérieurs, qui ne sont qu’incomplets et rarement infidèles, et une nouvelle révision du texte sur tous les originaux qui ont été conservés. M. de Monmerqué a donné ainsi au public un texte véritablement restauré. La collection s’est encore enrichie entre ses mains de quelques lettres jusqu’ici inédites. Mais le service rendu au public par M. de Monmerqué serait plus complet, si au texte réparé par ses soins il avait joint des notes plus instructives, moins sèches, plus nombreuses. Il est vrai qu’un commentaire satisfaisant des lettres de madame de Sévigné, et propre à dissiper toutes les obscurités qui s’y rencontrent, exigerait un immense travail.

Un esprit fin, délicat, pénétrant, enjoué ; une raison droite et sûre, souvent profonde ; une imagination active, mobile, féconde, qui s’intéresse à tout, qui reproduit avec une vérité et une vivacité singulières de mouvements et de couleurs tous les objets qui l’ont frappée ; une sensibilité vive et douce, qui a sa source, non dans la tête, mais dans le cœur ; qui s’épanche aisément, abondamment, et dont toutes les émotions se communiquent : tels sont les éléments divers dont se compose le génie de madame de Sévigné. Pour se révéler avec toute leur force et tout leur éclat quand elle tient la plume, ces dons heureux de sa nature n’ont pas besoin que le travail et l’art viennent les élaborer, les combiner, les transformer. Pour être spirituelle, aimable, profonde, entraînante, madame de Sévigné n’a pas besoin de vouloir et de calculer ; il lui suffit pour cela de se livrer à ses facultés : elle n’a qu’à être elle-même. Le naturel, l’abandon, l’élan spontané, ces qualités, chez elle, accompagnent toutes les autres, pour en doubler le prix.

De là ce style négligé, naïf, expressif, plein de saillies, pittoresque, hardi, varié, qui dans sa familiarité prend tous les tons et rassemble tous les genres d’éloquence, même l’éloquence sublime. Sans doute ces lettres reçoivent un grand prix des détails qui s’y trouvent sur tant de personnages et d’événements du grand siècle : elles forment un livre d’histoire rempli de faits curieux ou instructifs : mais cet intérêt historique n’a contribué qu’en second lieu à leur succès. Ce qui fait le charme le plus puissant de ce recueil, c’est la mise en œuvre de tant d’événements grands et petits, par l’esprit et par l’imagination de madame de Sévigné. Ce qui frappe, ce qui séduit, c’est bien moins l’importance ou la nouveauté des faits, que la finesse ou l’élévation du penseur, que le coloris du peintre. À qui en douterait, il n’y aurait qu’à faire lire les lettres qu’elle écrit des Rochers : là, elle est bien loin de la cour, elle ignore toutes les nouvelles : ces lettres ont-elles moins d’agrément ? Elle nous attache alors seulement par la nature de ses sentiments et de ses pensées, et par la forme dont elle les revêt ; elle nous intéresse aux plus petites choses, par la manière vive dont elle les sent, les conçoit, les exprime.

Madame de Sévigné est naturelle, naïve : mais il faut bien se garder, en lui appliquant ces mots, de les prendre ou de paraître les prendre dans un sens trop absolu. Sa naïveté n’est pas, ne peut pas être l’instinct aveugle d’un talent qui s’ignore lui-même, comme semblent le croire beaucoup de ses admirateurs, qui, en appréciant son génie, n’ont à la bouche que les mots de candeur, ingénuité, abandon, et retournent et commentent ces mots en tant de façons et en leur laissant un sens si étendu, qu’ils font d’elle, en vérité, une sorte de phénomène impossible, une femme d’esprit et de génie de la société de Louis XIV, presque aussi naturelle et aussi spontanée que l’arbre qui donne son fruit [14]. Formée à l’école des anciens par Ménage ; élevée dans l’amour intelligent des choses délicates par la cour d’Anne d’Autriche ; vivant au milieu d’un monde qui savait le prix du bon goût et le recherchait ; habituée, dès sa jeunesse, aux hommages les plus flatteurs[15] sur son esprit et son bien dire, madame de Sévigné ne pouvait répandre dans ses lettres tant de traits charmants ou profonds sans s’en douter, et par une sorte d’inspiration fortuite et aveugle. Sans doute elle ne travaillait point ses lettres : qui oserait l’en accuser [16] ? mais croyons que, sans y mettre aucun apprêt, sans se préoccuper de leur succès pour le présent ni pour l’avenir, elle avait conscience et se sentait heureuse d’y verser toutes les saillies, toutes les réflexions fines, tous les mots éloquents que son fertile génie trouvait sans peine ; que, sachant très-bien l’admiration dont elles étaient l’objet, elle y souscrivait sans en être fière, sans en concevoir de hautes espérances de gloire, mais non sans en être agréablement flattée. Disons même qu’il est presque impossible qu’en les écrivant, malgré la rapidité avec laquelle courait sa plume, elle ne se plut souvent à exciter encore, par un léger et facile effort, l’enjoument, la finesse, la verve de son esprit, soit pour se divertir par cette épreuve faite en jouant sur elle-même, soit pour mieux satisfaire son obligeant désir d’amuser sa fille ou ses amis, soit même pour s*attirer ces éloges, ces admirations, dont elle ne croyait, au reste, qu’une partie, et dont sans doute elle se fût passée très-aisément. Cette espèce de calcul ingénieux et rapide, qui n’est qu’un léger coup de fouet donné à l’esprit, qu’emporte assez sa propre verve, ne se fait-il pas sentir dans ce passage, qui, nous n’en doutons pas, a été écrit aussi vite que d’autres : « Je ne vois pas, dit-elle à sa fille, un moment où vous soyez à vous ; je vois un mari qui vous adore, qui ne peut se lasser d’être auprès de vous, et qui peut à peine comprendre son bonheur. Je vois des harangues, des infinités de compliments, de civilités, de visites ; on vous fait des honneurs extrêmes, il faut répondre à tout cela : vous êtes accablée ; moi-même, sur ma petite boule, je n’y suffirais pas. Que fait votre paresse pendant tout ce fracas ? elle souffre, elle se retire dans quelque petit cabinet, elle meurt de peur de ne plus retrouver sa place ; elle vous attend dans quelque moment perdu, pour vous faire au moins souvenir d’elle, et vous dire un mot en passant. Hélas ! dit-elle, m’avez-vous oubliée ? Songez que je suis votre plus ancienne amie, celle qui ne vous a jamais abandonnée, la fidèle compagne de vos plus beaux jours ; que c’est moi qui vous consolais de tous les plaisirs, et qui même quelquefois vous les faisais haïr ; qui vous ai empêchée de mourir d’ennui, et en Bretagne et dans votre grossesse. Quelquefois votre mère troublait nos plaisirs, mais je savais bien où vous reprendre : présentement je ne sais plus ou j’en suis ; les honneurs et les représentations me feront périr, si vous n’avez soin de moi. Il me semble que vous lui dites en passant un petit mot d’amitié, vous lui donnez quelque espérance de vous posséder à Grignan ; mais vous passez vite, et vous n’avez pas le loisir d’en dire davantage[17]. Le devoir et la raison sont autour de vous, et ne vous donnent pas un moment de repos ; moi-même, qui les ai toujours tant honorés, je leur suis contraire et ils me le sont : le moyen qu’ils vous laissent le temps de lire de pareilles lanterneries ? »

On fait très-bien, toutes les fois qu’on veut se rendre compte de la composition des lettres de madame de Sévigné, d’éloigner toute idée d’artifice et d’ambition littéraire, d’immoler à la gloire de cette femme unique tous les talents épistolaires à la Pline le jeune, et de proclamer le naturel comme étant l’attribut propre et distinctif de son génie. Mais, pour la juger au vrai point de vue, pour mieux saisir les traits de cette délicate physionomie, il faut reconnaître que le naturel se mélange chez elle d’une douce et facile coquetterie. Madame de Sévigné unit fréquemment à une naïveté très-réelle, des raffinements ingénieux, quelquefois même légèrement subtils. Elle est femme ingénue et elle est artiste habile : mais, ce qu’il ne faut pas oublier, son art lui-même est tout de premier mouvement ; ses raffinements lui coûtent peu ; ils sont improvisés comme le reste. C’est une précieuse pleine de bonhomie, de feu et d’abandon ; c’est un bel esprit qui improvise d’après son âme et son cœur, et qui désirant déplaire aux autres, y tient bien plus pour les autres que pour lui-même.

P. JACQUINET.

(Extrait du Dictionnaire encyclopédique de la France ; Univers pittoresque).


  1. Le lambel est un filet accompagné de plusieurs pendants, qui se met en forme de brisure dans les armoiries, pour distinguer les branches cadettes de la branche aînée. Madame de Sévigné était le dernier rejeton de la branche aînée des Rabutins.
  2. Fouquet.
  3. Le prince de Conti.
  4. Le prince de Conti était contrefait.
  5. Fouquet, qu’on disait ne point trouver de cruelles, devait moins ses succès aux agréments extérieurs qu’au charme de l’esprit et à l’attrait d’une grande fortune libéralement prodiguée.
  6. Voir le Dictionnaire historique des Précieuses, par le sieur de Somaize.
  7. Mademoiselle de Sévigné avait rempli le personnage d’Omphale dans un ballet de la cour.
  8. Expression de Bussy sur mademoiselle de Sévigné.
  9. Ce qu’on connaît de madame de Grignan par les lettres de sa mère, explique assez cette restriction de la Fontaine. On voit que cette femme, belle, vertueuse, spirituelle et savante, était froide, réservée, et même assez dédaigneuse. Souvent cette froideur attrista et même blessa sa mère, dont l’humeur était fort différente. De là, ces petits démêlés dont on surprend la trace dans les lettres de madame de Sévigné, à la suite des séjours de madame de Grignan à Paris. Il est vrai que tout n’était pas de la faute de madame de Grignan. L’abbé de Vauxcelles a dit fort spirituellement : « En amitié, les torts sont de celui qui aime moins ; et les imprudences, de celui qui aime trop. » Madame de Sévigné se rendit quelquefois coupable d’imprudence dans ses rapports avec sa fille, en s’abandonnant sans réserve et sans mesure aux mouvements de son affection pour elle. Les témoignages sans cesse prodigués d’une tendresse aussi vive, aussi ardente, d’un amour maternel qui avait pris tous les caractères d’une passion, risquaient, on le conçoit, de fatiguer ou d’importuner une personne froide, grave, peu expansive. Madame de Sévigné fut toujours sincère, mais ne fut pas toujours assez raisonnable dans son amour. L’excès ne vaut rien, même dans les sentiments les plus légitimes : il peut étonner et froisser l’objet même d’une affection si violente ; il peut, aux yeux des autres, donner les apparences de l’exagération ou du mensonge à la tendresse la plus naturelle et la plus pure. Les esprits froids, et même beaucoup d’esprits sévères, s’y méprendront, et calomnieront de bonne foi ce qu’ils ne peuvent comprendre. En vengeant madame de Sévigné de l’outrage que lui font ceux qui l’accusent de renchérir sur ses sentiments et de faire parade d’amour maternel, on aurait pu remarquer que les passions singulières et extrêmes comme la sienne ont un malheur, celui de devenir aisément suspectes d’exagération à beaucoup de gens. Disons aussi que l’amour maternel, quand il déborde ainsi, ne garde pas toujours toute la dignité qui lui convient et qu’il peut conserver même dans la familiarité de l’entretien le plus intime. Madame de Sévigné tombe quelquefois à l’égard de sa fille dans une espèce d’idolâtrie minutieuse, puérile, indiscrète, qu’on ne pardonnerait qu’à l’amour et dont le lecteur, même le mieux disposé, s’étonne, dont il se sent un peu confus pour elle. Il est difficile de ne pas éprouver quelque chose de cette impression, quand on la voit, à soixante ans, prodiguer mille petits soins, mille petites caresses, mille petites flatteries à une fille de quarante, et, après une séparation déjà longue, s’alarmer de tout pour elle, et ne pas lui laisser faire un pas, un mouvement, sans l’accabler de recommandations, d’avertissements, de prières.
  10. Madame de Coulanges ne possédait aucune charge ni aucun titre à la cour, et n’avait même point, pour s’y faire présenter, les droits que donnait à madame de Sévigné l’arbre généalogique des Rabutins ; mais l’agrément de son esprit l’y faisait désirer. Madame de Sévigné écrivait d’elle en 1680 : « Madame de Coulanges est à Saint-Germain : nous avons su par les marchands forains qu’elle fait des merveilles en ce pays-là, qu’elle est avec ses trois amies aux heures particulières. Son esprit est une dignité dans cette cour. »
  11. Le marquis de Sévigné était encore attaché au service du Dauphin ; mais, ennuyé de la cour, où il désespérait de s’avancer, et saisi d’un violent amour pour la retraite et le repos, il était sur le point de vendre sa charge, malgré les conseils de sa mère, qui l’engageait à prendre patience.
  12. C’était une mésalliance ; mais, disait madame de Grignan, il faut bien quelquefois fumer ses terres.
  13. La lettre du cheval n’a pas été conservée. On a celle de la prairie, adressée à M. de Coulanges sous la date du 22 juillet 1671. Madame de Sévigné y raconte plaisamment la désobéissance de son valet Picard, qui n’a point voulu aller faner dans la prairie des Rochers. Cette lettre est fort jolie, mais un peu tournée.
  14. L’abbé de Vauxcelles, dans ses Réflexions sur les Lettres de madame de Sévigné, emploie cette comparaison, sans faire entrevoir jusqu’à quel point il la croit juste. C’est risquer de ne donner qu’une idée fausse ou qu’une idée vague.
  15. Il y en aurait long à citer, si l’on voulait rassembler tous les éloges de son talent, toutes les définitions et toutes les appréciations admiratives de son esprit, que ses amis lui adressèrent à elle-même. Corbinelli allait jusqu’à dire, dans son style entortillé, qu’il voulait lui donner envie de la conformité que Cicéron pouvait avoir avec elle sur le genre épistolaire. Dès 1668, Bussy avait fait mettre au-dessous du portrait de sa cousine, qu’il avait dans son salon, cette inscription, dont il lui fit part : Marie de Rabutin, marquise de Sévigné, fille du baron de Chaulai, femme d’un génie extraordinaire et d’une solide vertu, compatibles avec la joie et les agréments. Tandis qu’elle trouvait dans chacun de ses amis un critique louangeur, elle jouait continuellement le même rôle à l’égard de sa fille. Elle ne cesse de célébrer et de caractériser le style de madame de Grignan, non-seulement avec la complaisance d’une mère tendre, mais avec la curiosité littéraire, la critique exercée, l’acunem d’une femme de goût, d’une connaisseuse en fait de style épistolaire.
  16. Il est bon de remarquer d’ailleurs que cela lui eût été matériellement impossible . En effet, il lui arrive souvent d’écrire plus de vingt lettres par mois à sa fille : et cela, non dans la solitude des Rochers, mais à Paris, au milieu des affaires, des visites, des fêtes, sans compter les correspondances avec d’autres, qui allaient leur train.
  17. La préciosité de ce passage est charmante. Mais quelquefois madame de Sévigné tombe dans une autre espèce de préciosité plus apprêtée et moins agréable. Elle écrit à Bussy en 1680, à cinquante-quatre ans : « Je suis un peu fâchée que vous n’aimiez pas les madrigaux. Ne sont-ils pas les maris des épigrammes ? Ce sont de si jolis ménages, quand ils sont bons ! » De pareils traits sont rares heureusement. Madame de Sévigné n’avait pu traverser tout à fait impunément l’hôtel de Rambouillet.