Lettres d’exil (1870-1874)/01

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Lettres d’exil (1870-1874)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 721-751).
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LETTRES D’EXIL
(1870-1874)


A Monsieur Verrion.


Pollone, 14 octobre 1870

Mon cher ami,

J’estime ainsi que vous ma candidature impossible.

La seule question pour moi est de savoir si je ne profiterai pas des élections pour adresser quelques paroles à la France, sous prétexte de candidature. Cela dépendra des circonstances dans lesquelles on se trouvera alors.

Je rédige, en effet, un livre sur mon ministère[1]. Il sera aussi concluant que mon 19 janvier pour les hommes de justice. Quant aux autres, je m’en préoccupe moins que jamais. Que m’importent leurs clameurs ! Ainsi on m’affirme qu’on m’accuse d’avoir emporté plusieurs millions. Or, comme j’ai placé les trois quarts de la petite dot de ma femme dans ma maison de Passy, qui probablement sera brûlée pendant le siège, en dehors de ma propriété de Saint-Tropez qui me coûte et ne me rapporte rien, il ne me restera que quelques milliers de francs, de quoi vivre dans la médiocrité, pendant quelques mois, jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de me créer des ressources. Les plus acharnés, quand ils me verront condamné au labeur quotidien, reconnaîtront bien que je suis sorti de mon ministère comme autrefois de ma préfecture, non pas avec des millions, mais avec des dettes. S’ils ne le reconnaissent pas, tant pis pour eux ; je n’ai besoin de certificats d’honnêteté de personne.

L’Empereur n’a pas voulu la guerre : il ne l’a pas cherchée, et si, au point de vue militaire, il a commis des fautes personnelles (ce que j’ignore), au point de vue politique, il n’a fait que suivre l’opinion publique.

Je partage vos anxiétés sur l’avenir. Quant à moi, je resterai immuable jusqu’à la fin de ma vie. Je continuerai à mettre la question de forme de gouvernement au second rang, à combattre l’opposition systématique, même si elle est dirigée contre ceux qui ne me l’ont pas épargnée ; et, quoique trouvant la forme républicaine la plus correcte et la plus logique, dès qu’un gouvernement quelconque sera sorti des libres volontés de la nation, que son nom soit empire, république, légitimité, orléanisme, je l’aiderai sans arrière-pensée, tant qu’en assurant l’ordre il poursuivra l’amélioration, par la liberté et par la science, du sort des humbles, des pauvres, de ceux qui souffrent et qui pleurent. Je le combattrai de toutes mes forces dès qu’il s’écartera de ce but, auquel je resterai fidèle malgré les injustices et les abandons du peuple.


A Monsieur Ernest Adelon.

Moncalieri, 25 novembre 1870.

Cher ami,

Vos lettres m’intéressent ; elles me sont un tableau vivant de cette pauvre France dont je suis désolé de ne pouvoir partager de plus près les douleurs. Mais tous mes amis du Midi me supplient de ne pas venir, que ce serait une témérité inutile. Je me résigne.

Notre vie est vraiment monastique : le travail le matin jusqu’à midi. Après le déjeuner, une promenade sur les hauteurs avoisinantes ; puis encore le travail, la lecture des journaux, des lettres bien rares ! A peine de loin en loin une visite reçue ou rendue. Je passe les journées entières sans dire autre chose que quelques paroles affectueuses autour de moi, ou ces banalités que la bouche prononce sans que l’esprit y ait une part. Les jours où la brume ne nous enveloppe pis, nous avons devant nous, à nos pieds, le Pô, les plaines du Piémont et l’admirable ligne des Alpes, déjà brillante de neige Humboldt prétendait qu’il avait peu vu de spectacles comparables. Mes yeux s’attachent avec mélancolie sur ces belles montagnes dont l’insensible beauté répond bien à ma disposition intérieure. Il ne peut s’agir de bonheur, ni même de calme, en ces jours de malheur ; mais j’éprouve un apaisement dans cette solitude. Dans les premiers jours, je me suis trouvé comme fou de douleur ; mes cheveux ont blanchi ; j’entendais les cris des mourants et les malédictions de deux peuples me poursuivaient. N’ai-je commis aucune faute ? N’ai-je pas fléchi ? J’ai alors repassé minute par minute avec anxiété tous les jours de ces délibérations intérieures ; je me suis traduit moi-même devant un tribunal plus sévère que celui devant lequel mes plus cruels ennemis auraient pu m’envoyer ; je me suis accusé, je me suis défendu aussi, et, après bien des luttes, j’ai prononcé sur moi-même que j’avais rempli mon devoir, que je n’avais eu pour mobile ni le désir de conserver le pouvoir, ni celui de gagner la gloire, mais uniquement la préoccupation de conserver forte et intacte dans son honneur notre pauvre patrie. Depuis ce temps, j’ai moins souffert ; j’ai pu lire, travailler, méditer. Maintenant je suis remonté, plein de décision, et mon âme s’est retrouvée.

Je ne me fais cependant pas d’illusion : la vie publique m’est fermée pour longtemps, peut-être pour toujours. Du reste, la nécessité de gagner le pain quotidien, après les ruines qui vont détruire notre petit patrimoine, m’obligerait à la délaisser, alors même que j’aurais la possibilité de m’en mêler encore. Je veux seulement, avant de m’en aller, déposer mon bilan et présenter mes comptes. C’est à quoi je me prépare. Mais comme je n’ai pas mes documents français et que, d’autre part, 1870 n’est que la conséquence de 1859) et 1866, je me suis mis, étant en Italie, à creuser 1859. Seulement, avec ma manie de pénétrer au fond des choses, de 1859) je suis allé à 1849, puis à 1814 ; des faits, j’ai été conduit aux idées, des actes aux paroles, et me voilà maintenant plongé au milieu des Moniteurs du pays, des Balbo, des Gioberti, des livres d’histoire, des documents diplomatiques, comme si je n’avais d’autre souci dans la vie que de savoir ce qu’étaient réellement Charles-Albert ou Cavour. Deux bons amis, Valerio et Castelli, me procurent tous les livres qui me sont nécessaires. De telle sorte que, moi aussi, je vis avec les morts.

Ma seule consolation, et celle-là est abondante, me vient des êtres chers qui m’entourent.


A Robert Mitchell, prisonnier en Allemagne.

Moncalieri, 23 décembre 1870.

Je ne sais si je dois désirer votre échange. Je suis si épouvanté du désordre qui règne dans l’action française ! Je ne puis comprendre que les républicains aient si mal pris leur temps pour faire une révolution. Si l’on voulait continuer la guerre, un gouvernement établi y eût eu bien plus de facilités, et en un mois il eût obtenu plus de ressources que les démagogues n’en ont mis sur pied depuis quatre mois avec une déperdition de forces incalculable !

Je comprends encore moins Bismarck. Je le croyais un grand esprit, un Cavour : ce n’est qu’un emporté. Comment n’a-t-il pas saisi la chance unique de belle immortalité qu’il a eue à Sedan ? Supposez-le à ce moment offrant la paix, sans demander ni la Lorraine ni l’Alsace. La France se le serait tenu pour dît et la paix était assurée pour plusieurs générations ; la Prusse avait à la fois la gloire du présent et celle de l’avenir. Ah ! si la Fortune nous avait souri, comme j’aurais autrement usé de la victoire ! comme je me serais borné à demander le désarmement des hommes et des forteresses ! Je ne sais pas pourquoi Dieu m’a maudit assez pour me refuser l’occasion de témoigner à notre ennemi le Prussien une magnanimité égale à celle que j’ai montrée à l’Empereur mon persécuteur. Je ne murmure pas, je me soumets, je me résigne : je ne méritais sans doute pas ce bonheur ; il est réservé à un autre. In manus tuas, Domine.


A Monsieur le comte de Beust.

Moncalieri, 23 décembre 1870.

Monsieur le chancelier,

J’aurais besoin des documents que vous avez communiqués à vos Chambres, et comme je ne connais personne à Vienne, je prends la liberté de vous prier de me les faire expédier.

Quelle belle occasion vous avez laissé perdre de venger la désastre de Sadowa ! La France, si la guerre continue à lui être défavorable, ne sera affaiblie que pour un temps. Mais, quelle sera la situation de l’Autriche après qu’elle aura subi la manière insolente dont le roi de Prusse vient de déchirer le traité de Prague et de prendre le vieux litre des Habsbourg ? Comment défendrez-vous ses Allemands contre l’attraction germanique et ses Slaves contre l’attraction slave ? La France seule pouvait, maintenant que l’Italie n’est plus entre elle et vous, être votre alliée fidèle, constante, loyale, des bons et des mauvais jours. Tous chez nous pensaient de même à votre égard et vous nous avez abandonnés après tant de promesses de concours ! Excusez ce cri de douleur et croyez à mes sentiments de haute considération.


A Ernest Ollivier.

Moncalieri, 21 décembre 1870.

Il me semble qu’en Italie l’opinion s’est modifiée. J’ai lu l’autre jour dans la Perseveranza un article admirable en notre faveur. Au moment où, dans notre malheureuse patrie, les écrivains officiels et officieux, aveuglés par la haine de parti, affaiblissent celle juste cause par des capitulations diplomatiques plus humiliantes que les capitulations militaires, j’ai été touché de trouver dans un écrivain étranger une appréciation si éclairée de la vérité des faits. Ni l’Empereur, ni son ministère n’ont cherché la guerre ; la Prusse seule l’a voulue, provoquée, après l’avoir longuement préméditée. C’est pour nous y obliger qu’elle a organisé la candidature Hohenzollern avec le mystère d’un complot, et, cette candidature écartée sans qu’elle y eut contribué en rien, elle a commis envers nous un de ces actes qu’aucune nation n’a jamais supportés sans signer sa déchéance morale et politique.

Lorsque nous avons été surpris par cette agression, nous opérions à l’intérieur une transformation sans précédent dans notre histoire ; à l’extérieur, nous cherchions à apaiser les dissentiments et à donner à la paix la garantie d’un désarmement. Si l’Empereur et le ministère avaient voulu des prétextes, est ce qu’ils en manquaient ? Est-ce qu’ils avaient besoin d’attendre la candidature Hohenzollern ? L’affaire des Danois du Sleswig n’offrait-elle pas plus qu’un prétexte de guerre ? Quant à moi, après avoir pendant douze ans soutenu le droit des nationalités et condamné toutes les ambitions sur le Rhin, je ne me serais dans aucun cas prêté à une guerre de conquête. Mais combien peu reconnaîtront ces vérités qui, un jour, auront une évidence historique, même en Allemagne, si, comme je l’espère, la cupidité n’y a pas éteint l’esprit de Goethe et l’âme de Beethoven. Quelle malédiction auprès du vulgaire que la défaite ! il faut savoir se taire et attendre.


A la princesse Wittgenstein.

3 janvier 1871.

Ma chère princesse,

Votre lettre a été la bienvenue et je me hâte d’y répondre. Je ne dirai rien des événements : ils sont cruels ; mais, comme vous, je suis très persuadé qu’ils auront d’autres effets que ceux qui apparaissent. Après des épreuves plus ou moins longues, la France retrempée reprendra ses destinées auxquelles l’Allemagne se montre manifestement incapable de succéder, par l’infériorité morale qu’elle révèle en même temps que sa force matérielle. Je la croyais moins forte selon le monde et plus grande selon Dieu, plus généreuse, plus magnanime. Du reste, il vaut mieux qu’il en soit ainsi et que nous nous rachetions nous-mêmes par les larmes et par le sang.

Il m’a paru peu digne de voir qui que ce soit en ce moment sur ce plateau de Moncalieri, aux villas toutes dépeuplées l’hiver ; j’en ai choisi une et je suis venu m’y enfermer comme dans un cloître. Mon père et Daniel sont venus nous y rejoindre et nous vivons là entre nous, sans aucune relation extérieure, tout entiers au travail, à la retraite. Je m’occupe de mon livre sans savoir quand je le publierai et, sans doute, cela ne sera pas prochainement. Jusqu’à ce que la paix soit revenue, je n’ai qu’à me taire et à subir avec un esprit de douceur et de résignation les insultes, les mauvais jugements et les persécutions.

Que deviendrai-je après cela ? Voilà la troisième fois qu’au moment où je vais, après tant d’épreuves, toucher au port, je suis saisi par la vague et rejeté en pleine mer. Je vais donc de nouveau me remettre à ramer. Pendant un temps plus ou moins long, je ne pourrai rien tenter en politique, à cause de l’impopularité qui, en France surtout, s’attache aux vaincus. Je prouverai sans doute de cet exil pour reprendre ma robe d’avocat et assurer un patrimoine à mes enfants. Tant que je ne pourrai pas exécuter ce projet, il est probable que je resterai éloigné. Il faut, dans certaines occurrences, savoir éviter à ses amis l’ennui de vous renier.


A la comtesse d’Agoult.

11 janvier 1871.

Je ne savais que vaguement où vous étiez, première cause de mon silence ; ensuite ma fatigue extrême, mon chagrin ; puis l’habitude que j’ai prise de ne faire le premier pas vis-à-vis de personne. En vieillissant, quand on ne devient pas très âpre, on devient très miséricordieux et on s’accommode le mieux qu’on peut aux humeurs diverses des hommes, à leurs faiblesses Or, la principale est de ne plus connaître les vaincus. Pourquoi contrarier ce goût si naturel ?

Votre lettre m’a fait grand plaisir : il y règne une sérénité qui, aujourd’hui, est dans mon cœur, et un espoir qui n’y est pas encore. Plus j’envisage en philosophe observateur ce terrible moment, semblable à celui où Machiavel se trouva en 1527, dove la pnce è necessaria e la querra non si può abbandonare, plus je suis partagé en un double sentiment : devant tant de docilité, de patience, d’héroïsme, de sacrifices dans notre peuple, mon âme ranimée s’abandonne aux pensées d’espérance ; devant l’ignorance, la présomption, le décousu de nos chefs politiques, mon âme abattue ne donne plus accès qu’au découragement. Quoi qu’il arrive (et je donnerais ma vie pour que ce fût la victoire), l’entreprise d’accroître les désastres d’une invasion par ceux d’une révolution restera une des plus folles de l’histoire !


A Monsieur Bourrelly.

Moncalieri, 14 janvier 1871.

Mon cher ami,

Je vous remercie de votre lettre affectueuse. Je suis en effet très calme, préparant un livre qui mettra au néant pour l’histoire, les accusations ineptes et lâches dont on me poursuit pour n’avoir pas laissé insulter la France, et pour avoir obéi à la pression impérieuse de l’immense majorité. Du reste, l’opinion publique est une telle prostituée que je m’inquiète médiocrement de ce qu’elle pense de moi. Voilà bientôt six mois que je vis seul, sans voir personne, méditant, travaillant, et savourant la vérité de la parole de l’Imitation : Cella continuata dulcescit. Si j’avais de quoi vivre sans travailler, je resterais ainsi jusqu’à la fin de ma vie. Malheureusement n’étant point dans cette situation, il faudra que je revienne aux réalités : ce sera dur. Si j’étais moins engagé dans les choses publiques, je renoncerais pour toujours à la vie publique. Je m’en tiendrai éloigné le plus que je le pourrai ; et grâce à mon impopularité, ce sera très long : mais dès qu’un devoir se présentera à moi, et que je pourrai rendre service à cette pauvre Patrie, que j’adore d’autant plus qu’elle est malheureuse, je sacrifierai mon repos, ma santé, ma fortune ; quel que soit le dégoût que j’ai pour les luttes politiques, j’y rentrerai courageusement.

Le mieux eût été de ne pas faire une révolution et de ne pas joindre les calamités d’une guerre intérieure à celles d’une lutte extérieure. Maintenant ce qu’il y aurait de mieux, ce serait d’essayer consciencieusement une république sensée, avec deux Chambres non permanentes, un président. Les excès des démocrates, les intrigues des partis, les instincts monarchiques du pays le permettront-ils ? Quant à moi, mon parti est pris ; quel que soit le gouvernement que la France se donne, je l’aiderai, je le seconderai. Jamais je ne serai le complice d’une révolution. A mes yeux, ce serait une scélératesse. Cette conduite n’est nullement incompatible avec une fidélité personnelle à l’Empereur, le seul du régime pour lequel j’éprouve un sentiment affectueux. Comme je le plains, ce pauvre homme ! Quelles fautes ne seraient pas effacées par l’expiation qu’on lui impose ! L’a-t-on assez outragé, méconnu, vilipendé, déchiré, calomnié depuis plusieurs mois ; après l’avoir tant adulé, célébré, acclamé !

Je ne forme aucun projet : de quelque temps encore, je ne puis penser à rentrer en France : la haine universelle s’attache trop à mon nom. J’attendrai. Cela passera comme tant d’autres choses…


Au duc de Gramont.

Moncalieri, 17 janvier 1871.

Je reçois votre lettre parfaitement intacte et je vous remercie du télégramme. Tant que je ne pourrai pas étudier toutes les pièces, il y aura toujours quelques points sur lesquels je n’aurai pas de certitude, surtout lorsque les pièces n’auront pas passé par mes mains déjà.

Du reste, voici comment je travaille. Comme cléments j’ai ma mémoire, les notes sommaires que je prenais chaque soir ou que ma femme prenait pour moi, le Journal officiel, vos lettres, enfin les documents étrangers. Avec ces éléments je vais faire une première reconnaissance dans le sujet, grouper les faits et leurs motifs sans me préoccuper du style ni du contrôle mathématique des détails. Ce premier travail fini, dès que j’aurai mes documents et les vôtres, je ferai une refonte générale et minutieuse. L’été venu, il faudra que nous nous rencontrions pendant huit jours quelque part et que nous arrêtions les lignes, puis je rédigerai définitivement, de manière à être prêt à publier au printemps prochain, sauf à différer si l’heure ne me parait pas propice. Je voudrais faire une œuvre de vérité et aussi une œuvre d’art, dans laquelle l’aridité des faits serait relevée par des souvenirs intimes, des portraits, et à travers laquelle circulerait une discussion serrée. L’Empereur, on prenant l’initiative dans ses brochures de raconter mes conversations, m’a autorisé à raconter les siennes ; je le ferai avec respect, mais librement. Je n’omettrai pas notamment de mentionner le déjeuner où Mme Waleska nous tournait le dos et l’Impératrice affectait de ne pas nous regarder parce que nous nous contentions de la renonciation du Père Antoine. Je suis parfaitement décidé, après tant de sacrifices faits à un gouvernement qui, pendant la plus grande partie de sa vie, m’a persécuté, à ne pas en faire un dernier en immolant mon honneur.


A Monsieur Jouanet.

10 février 1871.

Ne désespérons pas ! Il serait criminel de désespérer de la pairie. Aimons-la, cette chère et belle patrie d’autant plus qu’elle est plus malheureuse, et profitons de nos épreuves individuelles pour nous améliorer nous-mêmes, pour devenir plus justes, plus miséricordieux, afin que par nous la France se relève et brille de nouveau après s’être guérie de sa présomption et surtout de l’esprit révolutionnaire qui a été sa calamité jusqu’à présent.

Je ne sais encore quand je reviendrai (dans le Midi). On me dit que je suis toujours l’objet de la haine universelle. J’attends donc que des jours plus calmes soient venus et que les gens sensés se soient rendu compte que ce n’est ni l’Empereur ni moi qui avons voulu la guerre, que c’est la Prusse qui l’a voulue, cherchée, qui nous y a contraints, et que l’Empereur et moi avons fait tout ce qui est humainement possible pour l’éviter.

Quant à vous, restez tranquille. Ne prenez même pas la peine de me défendre ; ce serait inutile : c’est un torrent qu’il faut laisser tarir sans essayer de l’arrêter.


A Monsieur Amédée de Jonguières.

21 février 1871.

Cher ami,

Ne croyez pas que j’aie été insensible à votre bonne lettre ou blessé par sa franchise. Aucune franchise ne m’a jamais blessé et celle de mes amis n’a eu pour résultat que de m’attacher davantage à eux. Seulement je suivrai votre conseil, et, même pour vous répondre, je ne rentrerai pas dans le domaine politique d’où j’espère être sorti pour bien longtemps, sinon pour toujours. Si l’Empereur a commis des fautes, est-ce le moment de les relever ? n’est-il pas plus généreux de ne se rappeler que ses bonnes et grandes qualités, son humanité, sa douceur, sa bonté, son amour de la France et du peuple, le courage avec lequel il a renoncé à son pouvoir personnel, et surtout ses malheurs, les injures dont on l’accable, les trahisons dont on l’entoure, les infamies qu’on accumule contre lui ? Pauvre, pauvre homme ! Moi, je lui pardonne tout et je n’ai pu retenir mes larmes en lisant sa dernière proclamation qui est simplement admirable.

J’ai bien souffert à contempler les désastres de la patrie et chaque coup qui atteignait nos malheureux soldats me retentissait au cœur. J’ai cru que je ne m’en relèverais jamais. C’est l’injustice qui m’a rendu à moi-même. Quand j’ai appris que, de tous côtés, on m’accusait, on me poursuivait de haine et de calomnies, qu’on voulait faire retomber sur moi seul la responsabilité d’une guerre que j’avais tout tenté pour éviter, je me suis révolté, et cette révolte m’a soulevé de terre, redonné le courage et mis dans une assiette forte et patiente d’où je ne suis plus sorti.

Maintenant que deviendrai-je ? Comment renouerai-je une vie que je brise pour la troisième fois ? Aussi longtemps que je pourrai, je vivrai dans la méditation et l’étude. Si mes ressources matérielles, qui se rattachent presque toutes à l’affaire de Suez, venaient à me manquer, Dieu ne m’abandonnera pas assez pour me refuser les moyens de ne pas manquer à mes devoirs. Je redeviendrai avocat stagiaire comme il y a vingt ans, et peut être trouverai-je encore, pour me faciliter ma tâche, l’appui d’un nouveau Vatimesnil : car c’est à ce digne homme, je ne l’oublierai jamais, que je dois ma grande affaire de Guerry contre Berryer, comme c’est à Montalembert que je dois ma nomination à l’Académie.

Je ne vous remercie pas de votre fidélité à un ami vaincu : ce serait marquer que j’en ai été surpris, tandis que j’en étais sûr.


A Monsieur Castelli.

Moncalieri, 4 mars 1871.

Nous voilà dans l’abîme[2]. Nous en sortirons et nous aussi nous entrerons un jour à Belin. La seule pensée de ma vie sera désormais de préparer ce jour. Je n’ai souci ni de dynastie, ni de république, ni même de liberté. Une seule pensée, une seule passion, un seul but : la revanche nationale. Le monde fera bien de se hâter de jouir de cette paix, car il verra une bien autre guerre ! — Ou la France périra ou deviendra un État de second ordre, ou elle reprendra sa place et punira l’Allemagne. Dieu veuille que ce soit cette fois avec l’aide de l’Italie !


Au directeur de la Correspondance Slave à Prague.

14 mars 1871.

Monsieur,

Laissez-moi, quoique vaincu, vous exprimer ma reconnaissance pour la sympathie persévérante que vous avez témoignée à la France dans la malheureuse crise qu’elle traverse. J’en suis d’autant plus touché que je suis convaincu que c’est par l’alliance fraternelle et militaire de la race slave et de la race française que les principes de justice prévaudront de nouveau dans le monde.

Vous m’avez honoré autrefois de l’envoi de votre journal. Si vous vouliez continuer à me l’expédier, vous m’obligeriez, car je tiens à suivre vos affaires de près.

Croyez à ma cordiale sympathie pour vous et pour votre œuvre.


À Monsieur Bourrelly.
Moncalieri, 29 avril 1871.
Mon cher ami.

Nous sommes toujours dans l’attente, et mon père et Adolphe qui devaient partir ces jours-ci suspendent leur départ jusqu’à ce que cette affaire de Paris se termine. La victoire de Versailles est certaine ; mais elle peut être plus ou moins prochaine ou plus ou moins sanglante.

Tout ce qui se passe est bien trouble et bien triste ; Cependant je ne désespère pas, nous sommes revenus de plus loin. Mais je suis de plus en plus frappé de ce fait que le rogne d’une liberté paisible, ce Vœu permanent de la nation, n’a été empoché que par la révolte des minorités et je me préoccupe de trouver les moyens de sauvegarder les droits sans cesse méconnus de la majorité. En Amérique, il faut protéger la minorité contre l’oppression de la majorité. Chez nous, c’est la majorité qui a besoin de protection contre l’intolérance factieuse des minorités. Si nous ne remédions pas à cela, finis Galliæ. Si je trouve, j’indiquerai le résultat de mes recherches dans un livre à titre de testament politique, car je considère ma carrière active comme close. La haine des partis que j’ai été sur le point de vaincre, ne me pardonnera pas.

Vôtre de cœur.

E. O.

Je crois à l’échec de la Commune, surtout à cause de sa conduite. Elle renonce à la terreur, elle n’en a plus l’audace. Or, comme la terreur a été son origine, sa raison d’être, sa force, comme, sans la fusillade de la place Vendôme, elle mourait dans son berceau, elle est perdue, dès qu’elle abandonne l’auxiliaire qui l’a fait naître et s’établir.

C’est la punition des mauvaises causes, qu’elles ne peuvent se rapprocher du bien, sans périr. Ce contact en les purifiant les consume.


A Madame Singer.

26 mai 1871.

Ma chère amie,

Vous voulez donc que je vous parle politique.

Eh bien ! finissons-en d’abord. En ce qui concerne vos objections à ma conduite, il y aurait trop à dire ; je me borne à écarter d’un mot, trois de vos affirmations.

1° La prétendue négation de Benedetti n’a aucun sérieux. Je vous enverrai sur ce point une brochure non signée de Gramont, tirée à cent exemplaires, qui vous éclairera.

2° Je n’avais pas à me plier aux volontés guerrières de l’Empereur, car elles n’existaient pas. Ce pauvre homme ne voulait pas plus de guerre que moi, et il ne l’a acceptée comme moi que parce qu’il n’a pu faire autrement. La guerre a été imposée par Bismarck. Cela deviendra plus clair que la lumière du jour avec le temps.

3° Me retirer au moment du péril, c’eût été une lâcheté. Je suis sans doute dévoué à la cause de la paix, mais je le suis plus encore à celle de l’honneur, et je ne m’occupe jamais, dans mes décisions, du profit ou de la gloire personnelle. Tout ce qu’on débite sur ces événements n’est qu’un ramassis de mensonges, de calomnies. Avec le temps, la vérité se fera sur notre rôle comme sur celui de Bismarck et chacun sera remis à sa place : je ne redoute rien de cette épreuve.

Quant à mes idées sur la forme actuelle à donner au gouvernement, les voici. Il n’y a rien d’absolu en matière de gouvernement. Le meilleur est celui qui s’adapte le mieux à la situation morale et politique d’un peuple, et qui le conduit le mieux à son but. Quel est le but que doit poursuivre la France, si elle ne veut pas périr ou pourrir, — ce qui est pis ? — La revanche.

Il ne s’agît plus de liberté, ni de bien-être, il s’agit d’être. Il faut arracher Strasbourg à la Prusse, et aller imposer la paix à Berlin. Toute autre politique serrait une politique de honte, d’abjection, de suicide. Attendons aussi longtemps que cela sera nécessaire, mais préparons-nous sans distractions à cette sainte guerre. Je pense donc que le meilleur gouvernement sera celui qui opérera une concentration plus énergique du pouvoir, pour mieux la préparer et la faire.

Quel sera le vengeur ? Je ne le vois pas poindre. Le Duc d’Aumale peut-être ? peut-être un sous-lieutenant qui rêve dans une mansarde. Quel qu’il soit, je suis à lui, et j’étudie pour lui la guerre. Je n’ai plus qu’une pensée qui brûlera mon cœur jusqu’au dernier soupir : obtenir justice de l’iniquité de l’Allemagne.

Voilà pour le côté extérieur de notre situation. A l’intérieur, il s’agit de socialisme et d’ultramontanisme. La lutte est entre les deux. Le socialisme est à l’hôtel de ville et l’ultramontanisme à Versailles. Qui les domptera l’un et l’autre ? Je voudrais que ce fût la république, mais elle n’aura pas assez de force. Les d’Orléans, pas davantage, Ici se présente la chance des Bonaparte ou du Césarisme. Je lis l’histoire romaine ; je suis épouvanté des analogies, et je me demande si le Césarisme n’est pas la forme nécessaire des Démocraties. Je repousse cette tentation, mais elle est bien forte.

Maintenant, parlons de nous.

La pensée de votre fils ne m’a pas quitté ; mais je le croyais avec Mac Mahon et je ne savais où et à qui m’adresser pour avoir de ses nouvelles et des vôtres. Quant à votre sœur, c’est moi qui ai à me plaindre plus qu’elle. Je lui ai écrit à Trouville, elle ne m’a pas répondu, et comment aurais-je su qu’elle était à Bruxelles, tandis que par Saint-Tropez, elle pouvait toujours savoir où j’étais. Mais ne récriminons pas. Soyons sans arrière-pensée, à la joie de nous retrouver et de nous aimer. Cette joie est immense en moi, et à son intensité je juge de la blessure cruelle que m’eût été votre froideur. Vous êtes un de ces êtres rares sans lesquels la vie me serait une dureté. Et je me réjouis à l’idée d’être obligé, par mon impopularité et par la haine publique qui s’attachera longtemps encore à moi, à la douce nécessité de me concentrer et de me réduire à ces vieilles amitiés d’autrefois, à mes amitiés des jours d’obscurité. M’y voilà revenu, à ces jours ! Pendant bien longtemps, je vais être à l’écart de tout ; mais ma proscription aura de délicieuses compensations, puisque votre fidélité ne s’est pas laissé ébranler ni déconcerter par le flot de calomnie, de bassesse, de haine qui s’est déchaîné sur mon pauvre nom. Ne vous fatiguez pas à le défendre ; laissez, laissez dire, mais dans votre cœur, réservez-lui toujours un petit coin mystérieux.

Depuis mon départ de France, ma vie se résume en deux mots : la solitude et le travail. Voulant ne voir absolument personne et n’ayant d’ailleurs que très peu d’argent à dépenser, je me suis installé à Moncalieri dans une petite villa. Mon père et mon fils, chassés du Var par les fureurs démagogiques, sont venus me rejoindre : et nous avons vécu là, étroitement entre nous, refusant de recevoir les. visites. Au lieu de me lamenter, je me suis mis résolument au travail et j’ai fait d’énormes travaux. Un d’eux est le récit complet de la guerre de 70, au point de vue politique. Bien entendu, je ne songe pas à le publier et de longtemps ; mais c’est fait.

Le printemps venu, j’ai quitté Moncalieri, trop chaud, et je suis venu m’installer dans la Suisse piémontaise, charmante contrée dans laquelle il n’y a que des prairies, des châtaigniers et de braves gens. Je compte y demeurer jusqu’en octobre. Si, à cette époque, j’ai pu réunir quelques sous, j’irai faire une course en Italie, puis j’irai passer l’hiver à Saint Tropez. Je veux pendant bien longtemps m’éloigner de tout, rester étranger à tout et fuir surtout Paris. Il faut qu’on m’oublie et que, quand je reparaîtrai, on dise : mais nous le supposions mort ! J’ai été préfet, commissaire, député, ministre à mon corps défendant. Si j’entre de nouveau dans la vie publique, ce sera comme autrefois, parce que j’y serai forcé, et non pas parce que je l’aurai recherché…

Malgré tout, je ne désespère pas, notre pays est revenu de plus loin : il se relèvera. Quant à moi, ne fussé-je jamais plus rien d’officiel dans les affaires, je trouverai moyen d’être utile, et mes années de retraite ne seront peut-être pas perdues. C’est dans une situation semblable que Machiavel a écrit le Prince. Et qui sait ? Ce qui a paru une chute, n’est peut-être que le commencement de ma vraie grandeur.

Dans ce temps où tout homme veut être quelque chose, n’est-ce pas un bon exemple à donner que de s’accommoder de n’être plus qu’une goutte d’eau inconnue dans la mer qu’on dominait autrefois.


A l’Empereur Napoléon III.

Pollone, 8 juin 1871.

Sire,

Si vous étiez sur votre trône, je ne vous dérangerais pas pour vous annoncer un événement de ma vie privée. Mais il me semble qu’actuellement, c’est vous envoyer un témoignage d’attachement que de vous annoncer que ma femme vient de me donner un fils. Dieu lui fera la grâce, je l’espère, de travailler à la régénération de sa patrie.

Je lis dans les journaux que Votre Majesté songe à abdiquer en vue des événements futurs. Il y a, en effet, dans le nom de Napoléon, une puissance qu’il est difficile de croire épuisée. Guizot l’a dit : « L’expérience a révélé la force de ce nom. C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire fit un principe d’autorité. Il y a là de quoi survivre à de grandes fautes et à de longs malheurs. » Mais quels que soient les événements, croyez-m’en, ne vous condamnez pas vous-même par une abdication, qui, d’ailleurs, ne faciliterait rien. Gardez le titre que vous avez mérité par tant de services rendus à la France, au peuple, à la civilisation.

Quoi qu’il arrive, restez jusqu’au bout l’Empereur. Stantem mori oportet.


A Mme Singer.

Pollone, 14 juin 1871.

Je n’ai jamais menti de ma vie et si Thiers m’avait dit que nous n’étions pas prêts, j’en conviendrais volontiers. Mais je l’affirme sur l’honneur, jamais il ne m’a rien dit de pareil. Du reste, depuis que l’affaire Hohenzollern s’est compliquée, je n’ai causé avec lui qu’une fois en présence de quelqu’un qui confirmera mon démenti. M. Thiers se trompe[3]. Je n’ai rien dit et je ne dirai rien de très longtemps, mais le temps de dire viendra. Je ne veux pas prononcer une parole qui soit de nature à affaiblir ceux qui tiennent le pouvoir. Je consens encore à être le bouc émissaire d’Israël. Je n’ai rien à me reprocher, j’en ai la conscience, je suis calme ; le jugement des autres m’importe peu et je puis attendre. Je demande à mes amis d’avoir, en ce qui me concerne, la même philosophie et de ne pas se fatiguer à me défendre. Le temps, qui est galant’ uomo, s’en chargera.

Je comprends la répulsion que vous inspirent mes idées. Autant que vous, je déteste la guerre ; mais comme je suis persuadé que la France est finie, si elle ne se relève pas militairement, et comme je suis sûr qu’elle le peut, je ne comprends pas d’autre politique que celle de la revanche. Il vaut mieux s’exposer à périr que de végéter dans la boue. Et nous ne périrons pas !


A la Comtesse de Magnac.

20 juin 1871.

Chère amie,

On félicitait Michel-Ange de la naissance d’un neveu. Il répondit : « Lorsqu’un homme naît, il faut pleurer, ce n’est que lorsqu’il meurt après avoir bien vécu qu’il faut se réjouir. » Je pense ainsi. La naissance de mon fils me préoccupe donc plus qu’elle ne me réjouit. Ces jours-ci, il est un peu souffrant. Il me serait dur cependant de perdre cet enfant de mes heures d’affliction, cet enfant de la terre étrangère. Qu’il soit fait selon ce qui est écrit, car plus que jamais, c’est en Dieu que je place et ma paix et mon espérance.

Il se peut que parmi les personnes réellement intelligentes, je ne sois plus attaqué, mais comme elles sont peu nombreuses, je reste pour la multitude l’objet de l’exécration et pendant de longues années, si ce n’est toujours, ma vie sera toute de retraite, d’obscurité. Mais vous savez mieux que personne qu’il n’y a là rien qui me soit effrayant. Thérèse m’aidera à passer ces années de vie intérieure comme elle m’a aidé à traverser ces mois de douleur, et mes amis aussi me seront fidèles, et tant pis pour ceux ou celles qui ne le seront pas. Daniel est avec moi, ainsi que mon père. Il se porte bien, travaille bien, quoiqu’il soit passionnément joueur. Il est ouvert, intelligent. J’espère en janvier lui mettre un Virgile en main.

Ma maison de Passy est souillée, mais sauvée. La Commune l’occupait et allait y mettre le feu lorsque les troupes sont arrivées. Ils ont scié en deux mon coffre-fort et volé les quelques meubles ou tableaux qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever.


A la princesse Wittgenstein.

7 septembre 1871.

Ma chère princesse,

À mon retour, je trouve votre lettre. Je viens de faire une course dans les montagnes avec le prince Napoléon après avoir passé chez lui quelques jours avec la princesse Clotilde, le prince Humbert et autres personnages intéressants. Pendant ce séjour, j’ai arrangé bien des choses et j’en ai préparé d’autres. « Dis à Ollivier, a écrit l’exilé de Chislehurst au prince, qu’il a toujours une grande part dans mes affections. » Il ne doute pas, du reste, de son retour en France.

Mon père est arrivé heureusement à Saint-Tropez, et il y a emmené son petit-fils. Ils ont été plutôt bien reçus. Je songe maintenant à mon établissement d’hiver. M’établir dans une ville ne me sourit pas. À Rome surtout, que je choisirais, cela doit être bien difficile. Mais voici à quoi je pense : m’installer à Frascali de manière à me trouver à proximité de Rome, sans y être. À cette époque, les villégiatures doivent être abandonnées et on doit pouvoir trouver pas trop cher une petite maison ou un quartiere dans une maison avec un jardin. Que pensez-vous de la possibilité de ce projet en votre qualité de Romaine ?


A M. Patin, secrétaire perpétuel de l’Académie française.

7 septembre 1871.

Monsieur et cher confrère,

Vous ne devez pas douter de l’impatience que j’éprouve à prendre possession du fauteuil que je dois à la bienveillance de l’Académie. Cependant je viens vous prier d’obtenir pour moi que ma réception soit retardée le plus longtemps possible et que celle de mes confrères postérieurement nommés lu précède.

En priant l’Académie de me laisser dans le silence jusqu’à ce que l’effervescence qu’excite mon nom soit apaisée, je me préoccupe de l’intérêt de mes confrères autant que du mien et j’espère qu’ils accueilleront ma démarche comme une première preuve de ma cordiale gratitude.

Permettez-moi de vous dire combien je regrette de n’avoir pu joindre ma voix à celles qui vous ont élevé à la place d’honneur dont vous êtes si digne et agréez l’assurance de mes sentiments dévoués[4].

EMILE OLLIVIER.


A Monsieur Biard d’Aunet.

8 septembre 1871.

La question que vous me posez sur le suffrage universel est fort sérieuse. Le suffrage universel est la forme, la manifestation de la démocratie ; détruire le suffrage universel, le mutiler, équivaut à mutiler ou à détruire la démocratie. Je considère cette entreprise comme au-dessus des forces de qui que ce soit. Le suffrage universel peut être mieux organisé, ses modes de fonctionnement peuvent être perfectionnés, mais il serait malaisé de le supprimer. Je n’ose même pas penser que cela serait désirable, car j’ai bien souvent trouvé plus de bon sens chez le paysan qui ne sait pas lire que chez le boutiquier censitaire ou l’ouvrier mi-lettré des villes.

Le mal de notre pays n’est pas dans le suffrage universel, mais bien plutôt dans le mépris où l’on tient ses décisions. Je suis persuadé qu’il n’y a qu’un moyen de sortir du gâchis actuel, c’est de lui faire nettement appel et de traiter ensuite comme séditieux quiconque résistera à son jugement. L’essentiel est que l’appel soit loyal et direct. Les assemblées constituantes sont une illusion et une sottise. Les plébiscites seuls peuvent constituer, ensuite les assemblées organisent le pouvoir constitué par la nation. A toute société il faut un principe d’autorité : je cherche vainement où il pourrait être en dehors du suffrage universel. Je le place, quant à moi, au-dessus de la République, de l’Empire, de toutes les formes de gouvernement, et l’unité de ma vie est dans le respect que j’ai toujours témoigné pour ses volontés, même lorsque j’avais essayé de les déterminer autrement.


A Ernest Ollivier.


Pollone, 9 septembre 1871.

Je ne songe pas à rentrer en France, non que j’aie le moindre danger à courir, mais je mets ma dignité à rester silencieusement loin des hommes et des choses. — Je ne me présente pas au Conseil général et je ne suis présenté par personne. Les journaux ont fait trop d’humeur au cœur de mes compatriotes. Si une nomination spontanée m’eût touché comme marque d’affection, elle m’eût fort gêné dans mes études en interrompant trop tôt ma chère solitude où je compte rester tout l’hiver au moins.

Je ne mettrai pas Daniel au collège. Sans doute il faut qu’un enfant s’habitue aux rudesses humaines. Mais il y a deux méthodes : la première de les acquérir soi-même, la seconde de s’élever si fort au-dessus qu’elles ne vous atteignent pas. C’est la dernière que j’essaierai avec mes enfants. Pour les aguerrir à des souffrances futures, je ne veux pas leur imposer la souffrance présente ; je ne veux pas que, cailloux roulés au milieu d’autres cailloux grossiers, ils perdent leur forme propre, leur pureté d’imagination et de cœur. Il me semble qu’avoir placé Daniel auprès de son grand-père comme une joyeuse fleur sur des années sombres, c’est l’avoir, en quelque sorte, consacré aux dieux protecteurs de la vie et avoir préparé, pour ses jours à venir, les influences heureuses et les destins propices.


A Démosthène Ollivier.
20 septembre 1871.

Mon cher père,

Ce que tu me racontes de Saint-Tropez me cause une grande peine, non à cause de la chose en elle-même, mais à cause du retentissement qu’elle peut avoir sur ta santé. Si tu supportais sans trop souffrir cette épreuve, je m’en moquerais. Il est évident que c’est un complot organisé, sur un mot d’ordre, entre les démagogues du lieu pour le faire quitter le pays et m’empêcher d’y revenir. Il ne faut pas que tu courbes la tête sous ces faits. Comme ils sont lâches, dès qu’ils verront que tu résistes, ils se calmeront. La manière de résister est de se tenir tranquille, et d’éviter pendant quelque temps d’aller à Saint-Tropez. Puis, nous verrons. Mais il va de soi que je n’entends pas que tu prennes trop sur toi pour supporter une vie trop dure. Si tu en souffres, écris-le-moi franchement et tu pourras, soit venir nous rejoindre, soit aller habiter ma maison de Passy (plutôt nous rejoindre, car Passy aurait d’autres inconvénients.)

Je ne veux pas t’imposer une épreuve que je ne partage pas. Seulement, ne pars pas sans m’avoir prévenu, afin que nous ayons le temps de tout organiser. Je suis maintenant parfaitement détaché de Saint-Tropez. Si tu trouves à le vendre, entre en négociations, et si tu le veux, parles-on à Lignon (notaire). Nous achèterions quelque chose hors de France.

Je te le répète, consulte tes forces, soutiens cette lutte le plus que tu le pourras, mais ne te surmène pas, et dès que tu te sentiras défaillant, avertis-m’en et nous organiserons notre vie à nouveau. Je ferai tous les sacrifices pour cela. L’essentiel est que tu passes en paix les jours qui te restent, et je ne veux pas que, par considération pour moi, tu t’imposes des ennuis. Tâche seulement de savoir qui est à la tête de tout cela, car enfin les jours de la justice reviendront, et envoie tout de suite au préfet et au procureur de la République la lettre incluse. Tu verras que cela produira un bon effet. Et surtout, ne te décourage pas, ne l’affecte pas. Tout cela n’aura qu’un temps. Encore un peu de patience et de philosophie, nous serons à la fin.

Soigne-toi ; prends parfois de l’arsenic pour relever les forces, et surtout ne l’afflige pas. Il pouvait nous arriver bien plus de malheurs qu’il ne nous en arrive : nous pouvions être sans pain, sans asile. Ne songeons qu’aux maux que nous avons évités et non à ceux qui nous frappent. Et si tu le peux, pour moi, pour Daniel, pour notre tradition, que je referai glorieuse, — j’en suis sûr, — sois forme et résiste, et domine cette misérable tempête par la douceur, la philosophie et la patience et par le souvenir de ma bien tondre et bien profonde affection. E.


A Monsieur Nothomb, à Bruxelles.

28 septembre 1871.

Monsieur,

Vous désirez connaître mon opinion sur le droit d’acquérir et de posséder, à accorder éventuellement aux cultes, en cas de la séparation absolue de l’Église et de l’État ? Je vais m’efforcer de vous satisfaire.

Quel est le fond de la doctrine qui sépare l’État de l’Eglise ? Cette idée : l’État est incompétent pour statuer sur les choses religieuses ; elles sont au-delà et au-dessus de sa compréhension aussi bien que de sa sphère d’action ; elles échappent à sa prise, elles se gouvernent elles-mêmes sous l’œil de Dieu et par son inspiration ; les cultes n’entrent dans la compétence de l’État qu’autant que, descendus de leur spiritualité dogmatique, ils empruntent pour se manifester les institutions sociales communes ; la propriété, le testament, l’achat, l’association. L’État doit alors s’occuper d’eux, mais uniquement pour leur assurer le bénéfice et leur imposer le frein des règles communes à tous les citoyens. Dans la théorie qui unit l’Eglise à l’État, la législation de l’Eglise est spéciale ; elle crée des droits privilégiés compensés par les servitudes, telles que la censure préalable ou le placet royal. Dans la théorie qui sépare l’Eglise de l’État, il n’y a qu’une législation générale dont l’Eglise doit supporter les exigences, mais aussi invoquer les libertés.

Ainsi le mariage doit-il être civil ? La théorie qui associe l’Eglise à l’État répond oui ou non, selon que, dans l’union, la force est à l’Eglise ou à l’État. La théorie de la séparation répond : Cela ne me regarde pas ; l’État n’attribue les effets civils qu’aux mariages qu’il a constatés (car ce n’est pas l’État qui crée le mariage : pour les jurisconsultes, c’est le consensus ; pour les croyants, c’est le sacrement). Du reste libre à chacun de se mariera l’église avant d’aller à la mairie, ou même après y être allé ou même de ne se marier qu’à l’église.

De ces prémisses découle la réponse à la question que vous me posez. Oui, dans la théorie de la séparation absolue, les cultes doivent avoir la faculté d’acquérir et de posséder, à la condition de se soumettre aux règles de droit commun qui constituent la législation générale, soit des individus, soit des associations. J’ajoute aussitôt que ces règles doivent être telles qu’en protégeant l’intérêt social de la circulation des biens, elles rendent facile, et dans tous les cas possible, la faculté de posséder et d’acquérir, sans laquelle la séparation absolue, c’est-à-dire avec la suppression du budget des cultes, serait pour l’Église la persécution et non la liberté. Or, s’il est des penseurs pour lesquels la séparation n’est qu’un moyen de détruire la religion, pour d’autres elle n’est que le moyen de l’ennoblir, de la rendre plus agissante, plus aimable et plus bienfaisante. Je suis de ces derniers, car je demeure de plus en plus convaincu que supprimer la religion dans notre monde de fragilité, ce serait, dans l’atmosphère morale, comme si, dans l’atmosphère matérielle, on éteignait tout à coup le soleil. Toute lumière, toute chaleur, toute beauté, toute espérance, toute consolation et toute résignation disparaîtraient, et nous laissât-on Vénus et même Saturne, leur scintillement, quelque brillant qu’il semble au rêveur, ne rappellerait, ni pour lui ni pour les êtres humains, l’action du Père de la Vie, comme dit Bossuet.


A Jean Wallon.

18 octobre 1871.

Mon cher Wallon,

J’enverrai votre livre[5] au Prince (Napoléon). Je l’ai lu avec un vif intérêt. Comme tout ce que vous faites, c’est noble, chaleureux, éloquent, nourri de faits, très instructif. Dans ce moment je ne suis pas à ce diapason. Je trouve les catholiques libéraux, les révolutionnaires et surtout les Gallicans, si plats et si laids que je ne puis me courroucer contre les Jésuites. Une telle grandeur morale m’apparait dans ce vieillard du Vatican, livré, trahi, bafoué, que je ne puis plus critiquer le Syllabus. Les Dœllinger et autres, qui profitent du moment de l’adversité, du reniement, de l’accablement, pour se révolter, m’inspirent un sentiment invincible de tristesse et d’éloignement : et, somme toute, je suis bien plus près d’être ultramontain que vieux-catholique ou franc-maçon. Le Pape maintenant, dans sa détresse héroïque, me parait le véritable représentant de la liberté morale dans le monde, et c’est avec respect que j’accueillerais sa bénédiction.

J’ai aperçu, en effet, dans les journaux la lettre du docteur Hyacinthe. Je n’en ai retenu que le lieu d’où elle est datée : Munich ! et les lettres noires qui la reproduisent m’ont paru aussitôt dévorées par des lettres de sang, les lettres du discours dans lequel Dœllinger célèbre les victoires de la Prusse.


A Paul Dalloz.

Pollone, 4 novembre 1811.

Il y a bien des choses sur lesquelles je voudrais revenir avec vous ; mais c’est là matière à paroles plus qu’à lettres. Nous reprendrons tout cela au coin du feu un jour. Quand ? Pas encore. Si je pouvais être de la moindre utilité en quoi que ce soit, j’arriverais en hâte ; car, bien que mes cheveux aient blanchi de tant d’épreuves nationales, je ne me suis jamais senti plus de vigueur d’esprit et de décision, et je voudrais avoir l’occasion de montrer à mon pays, par un grand sacrifice, de quel tendre et profond amour je lui suis dévoué. Mais que ferais-je maintenant ? Suspect à tous, impopulaire, maudit, j’userais, en la dépensant avant l’heure, une volonté qui, les événements redevenus propices, pourra n’être pas sans action. Le jour arrivera où, malgré les défaites, on reconnaîtra que nous n’avons été que les gardiens de l’honneur national, que la guerre a été voulue, préméditée, provoquée froidement par Bismarck, jugée nécessaire par la France ; alors le pays nous rendra sa confiance. Cela est, désirable pour lui plus encore que pour nous. Comme l’a dit magnifiquement Bossuet, « si le monde loue le bien, tant mieux pour lui. » Dans le présent, d’ailleurs, que faire ? Je regarde tout de loin avec un vif intérêt. Ma solitude ici est complète. Les neiges vont nous clore bientôt dans notre retraite rustique au pied des châtaigniers dépouillés, et, pendant plusieurs mois, notre seule distraction sera de contempler le tapis blanc qui couvrira les plaines du Piémont. Vous ne sauriez croire la douceur d’une pareille vie, malgré son âpreté extérieure, et le repos qu’on éprouve, après avoir été tant agité, à être inerte, passif, ignoré, vaincu, sous la main de Dieu tout entier au conseil du livre de consolation : « Portez bien votre croix et votre croix vous portera. »


A Madame de S

Pollone, 14 novembre 1871.

Mes lettres vous sont-elles une consolation, me demandez-vous ? — Pour en juger, sachez quelle est notre vie. — D’abord ne croyez pas que nous soyons dans le pays où fleurit l’oranger. Nous habitons un coin de montagnes charmant l’été, très rude l’hiver. Il est encore délicieux. Les châtaigniers sont jaunes d’or, les cerisiers tout empourprés et, entre ces deux couleurs, mille nuances douces, charmantes. Les haies du chemin sont plus éblouissantes qu’au printemps. Il n’y avait que le tronc des bouleaux qui mît un peu de blanc dans le paysage, mais à présent, du haut des montagnes qui nous abritent la neige met ses lumineuses clartés. Bientôt elle va nous atteindre, puis elle descendra dans la plaine qu’elle couvrira pendant des mois. Les habitants sont doux, empressés, polis ; nous n’en fréquentons aucun, quoique nous échangions quelques paroles avec la plupart, saut un pauvre savant, cloué sur son fauteuil à la force de l’âge depuis des années. C’est un esprit très distingué ; pour abréger les heures de sa douloureuse existence, il fait de beaux travaux sur la lumière. Il admire beaucoup Foucault et, quand je lui ai dit que je l’avais connu, il a été tout joyeux.

Notre maison est isolée, à l’extrémité du village, au milieu d’un pré couvert d’arbres fruitiers ut encadré au dehors par des noyers et des châtaigniers. Elle domine les plaines du Piémont et de la Lombardie, et l’on peut répéter toute la journée le cri de l’armée française, lorsqu’elle découvrit un panorama pareil : Italiam ! Italiam ! En effet on voit l’Italie jusqu’aux Apennins ; mais on ne s’y trouve pas, on est dans les Alpes. Nos journées se déroulent avec une imperturbable régularité. Le matin, je lis une page de l’Imitation en attendant les lettres et les journaux. C’est l’heure vivante, douce ou triste, suivant ce qui nous vient du cher pays et des amis laissés au loin. Les réponses faites, le travail commence. A midi et demi, nous l’interrompons et, pour peu que le temps soit tolérable, nous allons courir sur les collines pendant deux heures. À ce moment se placent les interminables causeries, les projets, les retours sur le passé, les examens de conscience, les joyeuses expansions, si nous sommes contents ; les consolations si nous ne le sommes pas. Avons-nous, par exemple, reçu une lettre d’un indulgent confesseur, pleine des grâces de son âme, nous célébrons les beautés de la nature humaine. Avons-nous appris que, sans motifs, C… m’a injurié en pleine Académie, ou qu’une iniquité de plume ou d’action a été accomplie dans notre France, nous dissertons sur les défaillances humaines, et, en s’épanchant, notre mélancolie s’évapore. Au retour, pendant que Thérèse s’occupe du petit, je vais m’asseoir à côté du paralytique et je passe une heure à le distraire : c’est l’heure du prochain.

Avec tout cela quatre heures et demie sont arrivées. Alors nous nous enfermons et je travaille avec véhémence jusqu’à huit heures du soir : c’est l’heure féconde. Nous nous interrompons à huit heures pour une collation. Après quelques instants de repos, nous commençons la lecture en commun. Nous avons lu successivement les Provinciales, le Discours sur l’Histoire Universelle, le Siècle de Louis XIV, les Études de Mérimée sur Rome. Maintenant et pour longtemps nous en sommes à ce livre unique, dans lequel Tacite et Molière sont réunis : les Mémoires de Saint-Simon. L’heure du repos arrivée, nous envoyons un souvenir aux parents et aux amis et nous remercions Dieu.

Comprenez-vous maintenant combien vos lettres sont les bien reçues ? C’est le plus doux écho que puisse nous envoyer la patrie.


A Madame d’Agoult

Pollone, 18 décembre 1871.

Chère Madame,

Vous avez bien fait de ne pas m’envoyer Littré, Courcelles-Seneuil et tutti quanti. Je n’aurais pas lu ces profonds docteurs. A mon avis, il n’y a d’instructif sur la politique que les livres de ceux qui ont agi et supporté la responsabilité. Ce sentiment de la responsabilité crée vraiment en nous une nouvelle âme, et en outre on ne connaît les choses dans leur réalité que lorsqu’on on est le conducteur : le spectateur le plus éclairé ne peut deviner. Quelle action peut exercer par exemple sur mon esprit l’avis de M. Littré ? S’il s’agissait de grammaire, à la bonne heure, mais sur une question politique ? Le pauvre savant n’y entend rien. La moindre ligne du plus mince homme d’État ayant manié les affaires me touche davantage.

Pourquoi Machiavel est-il l’unique, l’inimitable, celui qui a tout compris, tout expliqué, et pourquoi y a-t-il dans ses pages immortelles, dont la lecture me plonge dans les ravissements les plus ineffables de l’esprit, une substance que les siècles en se succédant n’ont pas dévorée ? C’est que son génie avait été fécondé par la pratique des affaires. Il avait parcouru les principales cours d’Europe et d’Italie, fait péniblement à cheval toutes les routes. Il avait agi, porté le fardeau politique pour son compte et pour celui des autres ; enfin il avait été proscrit, exilé, vaincu, et son expérience lui avait donné la clef de l’expérience des autres. Les mêmes raisons expliquent la supériorité de Guicciardini, dont les Ricordi et l’étude sur le Risorgimento de Firenze, inférieurs en style aux œuvres de Machiavel, l’égalent pour la perspicacité et la profondeur. Notre malheur est d’avoir été régentés par des rêves creux : et nos idées sont fausses à cause de l’inexpérience de leurs créateurs. Royer-Collard, Tocqueville, Benjamin Constant lui-même, et tous les autres petits dieux de cette Église, voilà qui nous a tout brouillé. Autant d’idoles à renverser de leur piédestal à coups de pierres. Les seuls politiques qui aient compris quelque chose aux réalités depuis 89, sont Mirabeau, Danton, Carnot, Napoléon, de Serres dans son second ministère, Villèle, tant qu’il est resté maître de son parti, Casimir Périer sous Louis-Philippe, Lamartine jusqu’aux Girondins et après 48, dans la deuxième partie de sa vie. M. Guizot n’y a jamais rien compris. Quant à Thiers il a été fourvoyé par trente ans d’opposition. Quand le temps en sera venu, j’attaquerai vigoureusement tous ces sujets ; on me sifflera : c’est que j’aurai raison.

Mais pour en revenir à tous les Littré passés, présents et futurs, en vérité leur prétention est divertissante. Est-ce que l’on sait parler d’amour si on n’a pas aimé ? Pourquoi des théoriciens, des abstracteurs de quintessence plus ou moins assommants, auraient-ils des vues politiques ? Ils ne peuvent que déraisonner et ils ne s’en font pas faute. Pourquoi voulez-vous que je leur demande des conseils ? Ah ! grand Dieu, j’en suis plein moi-même et tout prêt à leur en donner.

Vos perspectives belliqueuses ne me semblent pas justifiées. Rien n’annonce même de la froideur entre la Prusse et la Russie. Une guerre entre l’Autriche et la Russie aurait plus de probabilités : elle ne me paraît cependant pas imminente et dans ce cas la Prusse aurait pour la Russie les complaisances que celle-ci a eues à son égard dans la guerre contre nous.


A Madame Singer.

Pollone, 27 décembre 1871.

Pourquoi rêveriez vous de la jeunesse ? Il y a mieux à faire : la retenir. La jeunesse du corps est charmante, mais ce n’est pas la seule. Celle de l’âme, intellectuelle et aimante, n’est pas moins belle, et si j’avais à choisir entre Lamartine écrivant Grazella au milieu des douleurs rhumatismales et un jeune débauché de vingt ans guettant la femme de chambre de sa mère, je préférerais Lamartine, je le trouverais plus jeune. Cette jeunesse-là ne dépend ni des accidents extérieurs ni des lois physiques ; elle est en notre pouvoir ; nous sommes à même de la prolonger aussi bien que de la créer et elle est savoureuse autant que l’autre est brutale, égoïste, évaporée ; si elle a moins d’effervescence et d’agitation, elle a des lointains plus étendus et des retentissements plus profonds.

Aussi, madame la sceptique, qui souriez en lisant ces sentimentalités, je vous souhaite, pour tout vœu de nouvel an, de rester toujours jeune. Vous le serez pour moi tant que vous me garderez votre affection. En ce qui me concerne, il y a si longtemps que je considère une vieillesse verte et saine comme l’âge le plus poétique et le plus beau, que je ne m’épouvante pas du pas nouveau que je fais vers cette couronne de la vie. Dans les courses de montagne il y a un moment unique, c’est lorsqu’on arrive au sommet qu’on poursuit depuis des heures : on y jette une vue ravie sur les plaines et sur les lacs ; entre deux fatigues, on est heureux. Ainsi est la vieillesse : la halte enchantée entre la fatigue de la vie et celle de la mort.

Mon histoire de l’Académie est très simple : pour Lamartine d’abord, pour l’Académie, pour Augier, pour moi, il m’a paru souhaitable qu’un homme de tempête ne parlât pas d’un homme de tempête au milieu d’une tempête, et j’ai spontanément écrit à l’Académie pour demander le retard de ma réception. M. Patin m’a répondu par un assentiment très affectueux. J’en suis là. Plus tard, je m’entendrai avec Augier sur l’époque. Je désire que ce ne soit pas avant l’hiver de 1873. Je suis si heureux d’être mort, oublié, en dehors des luttes à des discussions ! Si par mon intervention je pouvais empêcher certaines sottises, j’aurais des remords de mon repos ; mais comme je n’y puis rien, je me livre sans trouble à mon inclination.


A Madame de S'***

Pollone, 29 décembre 1871.

… Notre petit pays est en ce moment admirable. Les montagnes, ainsi que la plaine étendue à leurs pieds, sont toutes blanches, d’une blancheur pure, suave, fraîche autant que votre âme et plus que la verdure du printemps. Lorsque le soleil pose ses rayons sur ce voile de pudeur et de grâce dont s’enveloppe la terre, qu’il l’illumine et lui donne des teintes chastement brillantes, l’on rêve des demeures divines et l’on entend dans soi et dans l’air des accents ineffables. Sous un brouillard ces étendues blanches donneraient l’impression sinistre de l’inflexible, sous la lumière elles n’expriment plus que la sérénité paisible de l’infini. Aussi la pensée se maintient-elle naturellement en haut sans fatigue et sans effort. Et dans quel temps cela fut-il plus nécessaire ?

Je demande au Dieu tout-puissant et tout miséricordieux de vous combler de ses dons pendant l’année nouvelle, pour vous et pour cette jeune plante qui mêle ses parfums aux vôtres ; pour la mère vaillante, image en tout de la femme forte de Salomon ; pour cette sœur, grandie à vos rôles, dont la vivacité s’unit à votre douceur comme la fleur rose du laurier s’unit au feuillage vert. Que vos heures se poussent les unes les autres comme la vague pousse la vague aux jours de calme, d’un mouvement égal, continu, harmonieux, et que le souvenir fidèle que vous gardez aux êtres chers, déjà partis, vous donne la grâce de ne pas connaître en cette prochaine année l’angoisse des séparations dernières.


A Madame de S***.

Pollone, 18 janvier 1872.

Je m’oppose a ce que nos lettres dégénèrent en discussions politiques. Cependant, hélas ! laissez-moi vous dire une chose. L’Empereur est détesté, ou, du moins, n’a plus aucun prestige ; il a tué la légende de son oncle… Pourquoi alors ne pas faire un appel au peuple ? Le bonapartisme serait détruit d’un coup et pour toujours. La légitimité l’est déjà. Ne resteraient plus dans la lice que la république et la monarchie constitutionnelle et le différend serait vite vide ; notre pays serait vraiment pacifié…

Mon cœur se soulève de dégoût lorsque je lis certains noms au bas de certaines injures et que je vois si empressés au reniement ceux qui étaient si empressés à l’adulation. Pour les hommes politiques aussi il devrait y avoir une pudeur, et on devrait chasser de tous les lieux honnêtes ceux qui se montrent si impitoyables envers les souverains malheureux dont ils ont naguère sollicité les faveurs et les sourires. Pour mon compte, je me sens maintenant disposé à toutes les indulgences : quelles que soient leurs imperfections ou leurs erreurs, ils sont tellement supérieurs à tous ceux qui les ont suivis ! Quant à la république, il faut être aveugle pour ne pas voir qu’elle n’aura qu’un effet : l’organisation du socialisme, la dépravation des villes atteignant celle des campagnes, les haines sociales, les appétits déchaînés, des sécurités malfaisantes, des halles dangereuses, des trêves perfides, l’instabilité, l’illusion ! Nous en viendrons à la lu Ile du riche et du pauvre comme au temps des Gracques et de Marius.

Pardonnez-moi cette digression. Je m’oublie. Je veux réprimer les mouvements de ma nature indomptée et défendre à mon âme bien souvent bondissante de s’échapper jusqu’à l’heure et au jour où Dieu lui dira : Parle ! ou plutôt rugis sur ces aveugles, sur ces félons, sur ces amollis ! Oh ! qu’alors je lâcherai, comme un torrent aussi véhément que celui sorti des lèvres de Job, les flots que je contiens et qui s’accumulent en silence ! Mais venons à des pensées plus douces. Quel que soit l’avenir, il est inutile de le devancer et de s’en tourmenter. Il y a dans l’Imitation une belle page sur ce sujet : « A quoi sert de vous inquiéter de ce qui doit arriver, si ce n’est qu’à vous causer tristesse sur tristesse ? A chaque jour suffit son mal. Il est vain de se troubler de choses futures qui, peut-être, n’arriveront jamais… » L’équivalent de ces paroles se trouve dans le Florentin Guicciardini : « La sagesse trop inquiète de l’avenir est blâmable, car les choses du monde sont soumises à des accidents si variés que rarement il arrive ce que les hommes même sages ont supposé devoir arriver. » Ainsi le même conseil vient du moine mystique qui s’est tellement caché en Dieu que les hommes ignorent son nom et de l’ami et émule de Machiavel, un des politiques les plus froids de Florence. Il faut s’estimer heureux dès qu’on a devant soi quelques mois, en jouir le mieux qu’on peut et ne pas devancer les périls par les terreurs. La prévoyance n’est pas exclue pour cela ; elle est réservée à ceux qui gouvernent. C’est d’eux que La Bruyère s’occupait lorsqu’il a dit : « Ne penser qu’à soi et au présent, source d’erreur en politique. »

J’ai beaucoup pensé à vous le 1er janvier, à vous, aux chères habitudes d’autrefois, à ce serrement de main, à ce sourire ami que je n’ai pas recueillis depuis si longtemps. Des nuages légers flottaient dans le ciel et ajoutaient les mélancolies de la nature aux regrets intérieurs. Je me suis rappelé alors la crise d’angoisses dans laquelle j’étais comme submergé il y a un an. À côté des malheurs éprouvés, j’ai évoqué ceux dont j’avais été préservé. J’ai parcouru des yeux les êtres chers dont je suis entouré et qui m’enveloppent de leur charme. J’ai pensé que si vous étiez éloignée, vous me restiez fidèle et plus attachée peut-être qu’aux jours prospères. Alors j’ai béni Celui dont la main ne s’est étendue sur moi que pour me redresser, et, quand la nuit venue, les nuages se sont dissipés pour découvrir les étoiles, les belles étoiles que David aimait, j’ai senti dans mon cœur des étoiles s’allumer, et j’ai attendu et j’ai espéré comme on attend, comme on espère dans la jeunesse, sans savoir quoi et sans savoir pourquoi.


EMILE OLLIVIER.

  1. Ce livre, commencé en octobre 1870, fut abandonné par Emile Ollivier l’année suivante et il ne fut repris qu’en 1894 sous le titre de l’Empire libéral.
  2. Après la capitulation de Paris.
  3. L’Empire libéral donne les lettres de tous les membres du Cabinet du 2 janvier, affirmant que M. Thiers ne leur a jamais dit que nous n’étions pas prêts.
  4. Extrait du Peuple souverain — 15 novembre 1871. « Nous pouvons absolument garantir le fait suivant : M. Ollivier vient d’adresser au secrétaire perpétuel de l’Académie française une lettre que nous avons sous les yeux et dont voici à peu près le sens : « Monsieur, le bruit court que ma réception à l’Académie va être indéfiniment ajournée. Je viens protester contre une semblable résolution de mes nouveaux confrères. Je ne crois pas que pareil procédé ait jamais été employé avec un académicien qu’on aurait dû commencer par consulter. J’ai besoin de prononcer mon discours, c’est ma justification et ma glorification politique et il faut que je le prononce au plus tôt. Agréez, etc.
  5. Dirigé contre le Pape, le Syllabus et les Jésuites.