Lettres de Fadette/Première série/49

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XLVIII

Heures ailées


Les heures ont des ailes et s’élèvent vers l’auteur du temps pour lui raconter l’usage que nous en faisons. Toutes nos prières ne peuvent persuader à l’une d’elles de revenir ou de ralentir son vol. Les gaspillages de chaque minute sont des témoignages accumulés contre nous là-haut. Sûrement, si nous pensions à cela, nous ne les laisserions partir qu’avec de meilleures nouvelles ; et nous ne leur permettrions pas de s’envoler les mains vides, ou chargées de dangereux renseignements.

Cette jolie pensée n’est pas d’un prédicateur ni d’un moraliste, mais de Milton, qui, pauvre et aveugle, écrivait un poème immortel qui a traversé les siècles en élevant les esprits et en rafraîchissant les âmes par sa beauté.

Il ne nous faudrait qu’un très faible effort d’imagination pour nous représenter l’essaim des heures montant sans cesse, légères ou chargées, blanches ou noires, vers le ciel où elles seront classées, et il me semble que cette évocation aurait sa grande utilité, si nous nous arrêtons à réfléchir sérieusement.

Vous aviez dix-huit ans quand, vous échappant de la cage où vous aviez grandi, vous avez pris votre essor.

Vous avez maintenant vingt-cinq, vingt-huit ans ? Vous demandez-vous quelquefois ce que pèsent toutes vos heures dans la balance du bon Dieu ?

N’avez-vous pas, par hasard, le sentiment d’avoir pris votre jeunesse, votre ardeur, votre activité, tous ces trésors dont il ne vous reste qu’une partie, et de les avoir versés dans le vide ? Indécise près du gouffre béant qui garde ce qu’on y jette, vous vous disposez à y précipiter encore des heures qui feront des jours, des jours qui feront des années. Et le temps passe ! Vous êtes un peu moins fraîche, un peu plus vieille, mais ni plus cultivée, ni meilleure qu’il y a huit ans. Vous vous en allez vers quoi ?

De toutes ces heures jetées follement, la liste, en haut, s’allonge… les jours vains et vides ne reviendront plus ! Au moins êtes-vous heureuse et satisfaite ? Laquelle d’entre vous, belles flâneuses, oserait me l’assurer ? Vous sentez bien, vaguement, que la Vie ne vous a pas été donnée pour l’effeuiller comme on effeuille les marguerites.

Continuerez-vous longtemps à tourbillonner sur place ? Mais, pensez un peu : ce qui était excusable dans la griserie de vos dix-huit ans, ivres de liberté et de plaisir, est sur le point de devenir ridicule. Des jeunes folles… passe encore, mais des vieilles folles ! Mais quoi faire ?

Cherchez bien, et là, à votre portée, vous trouverez à vivre une vie raisonnable et utile, vous toucherez du doigt les devoirs que vous avez refusé de voir.

Pendant que vous émiettez votre vie, ceux que vous aimez achèvent de vivre la leur… ils s’en iront bientôt, les bons parents, et désolée, vous vous direz peut-être : « Je n’ai même pas pris le temps de les aimer et d’en avoir soin ! »