Lettres de Fadette/Première série/59

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Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 140-142).

LVIII

Retour de théâtre


Comme elle est divertissante et fine cette comédie de « La Mégère apprivoisée », que la violence systématique de son mari réduit à une obéissance si aplatie.

Je m’en suis franchement amusée, en me disant que les méthodes shakespeariennes, impossibles à employer de nos jours, avaient du bon. Jamais il ne nous sera donné de voir une mégère devenir aussi suave, nous sommes trop civilisés ! J’ai eu la simplicité d’exprimer cette opinion devant d’autres femmes, et je fus écrasée sous le poids de leurs protestations indignées : « Cette pièce leur gâte tout le grand auteur ! Il pose en héros un grossier et brutal personnage, il avilit la femme et prétend établir que l’homme a le droit de la traiter en esclave, et patati et patata ! »

Quand elles n’eurent plus le souffle, j’eus mon tour. Entre femmes on a toujours son tour ; s’il nous est refusé, nous parlons toutes ensemble, c’est une des manières d’avoir son tour, et elle vaut les autres ! J’ai eu beau jeu à défendre contre ces avocates de la dignité féminine, ce grand Shakespeare dont l’œuvre presque entière est la glorification des vertus féminines. À une époque, où, surtout en Angleterre, la femme était considérée comme une inférieure et traitée comme telle, Shakespeare l’a élevée à un idéal qui demeure l’Idéal. Beauté, pureté, courage, tendresse, générosité, il a célébré toutes ces vertus féminines et les a immortalisées dans ses héroïnes auxquelles le temps n’enlève rien de leur charme, de leur noblesse et de leur éternelle jeunesse. Dans la femme le poète a vu la chercheuse des idées élevées, des sentiments délicats et désintéressés, des pensées nécessaires au bonheur ; il a vu l’esprit et l’âme féminines idéalisées et il leur a accordé une influence bienfaisante et toute puissante.

Je ne vois pas pourquoi les femmes lui en voudraient d’avoir créé « une » mégère et son dompteur, — celui-ci recueille toute leur haine ! — quand elles lui doivent également toutes ces héroïnes gracieuses, pures, aimantes, courageuses, qui seront éternellement admirables. Les mégères sont de très vilaines exceptions, et si celle de Shakespeare fut un peu malmenée, n’oublions ni l’époque où la dureté était générale, ni surtout les bons résultats obtenus !