Lettres de guerre (Pierre Maurice Masson)

La bibliothèque libre.
Lettres de guerre
Pierre Maurice Masson

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LETTRES DE GUERRE


I. — LES LETTRES DE GUERRE DE P.-MAURICE MASSON

En rendant hommage ici même, au lendemain de sa mort glorieuse, à Pierre-Maurice Masson, ce jeune maître dont la Sorbonne s’apprêtait à accueillir les belles et savantes thèses, courageusement achevées dans les tranchées, et auquel l’Académie française a récemment décerné le « grand prix de Littérature, » nous exprimions le vœu que l’on publiât ses admirables lettres du front. Ce vœu a été entendu, et on lira plus loin quelques-unes de ces lettres de guerre, choisies parmi beaucoup d’autres. On en goûtera, je crois, la perfection littéraire. Et surtout on verra dans ces pages, écrites au jour le jour, en courant, sans le moindre souci de la publicité, l’un des plus beaux documens que nous possédions encore sur les dispositions morales de ces jeunes Français que la guerre, brusquement, a transformés en soldats.

Soldat, Maurice Masson l’est de tout son cœur. S’il a pu souffrir, au début, de certains contacts un peu rudes, et d’un genre de vie auquel il n’était guère habitué, bien vite, et le sentiment du devoir aidant, il s’est acclimaté à son existence nouvelle. Il apporte aux choses de son métier la scrupuleuse conscience qu’il apportait à toutes ses occupations professionnelles, et l’on aurait eu quelque peine, au premier abord, à reconnaître dans ce parfait « poilu, » si bien versé dans l’art des « tranchées de flanquement, » l’élégant et spirituel biographe de Madame de Tencin et de Jean-Jacques Rousseau.

Mais il était de ceux que le métier, fût-ce le métier militaire, et en temps de guerre, n’absorbe jamais tout entiers. Il a beau être le plus consciencieux, le plus actif, le plus scrupuleux des officiers ; il a beau se laisser prendre de toute son âme par la grande aventure où son pays se trouve engagé ; il n’abdique pas ses préoccupations et ses goûts d’autrefois ; il met à garder entière toute sa liberté d’esprit une sorte de point d’honneur, et il estime que cela aussi est « une forme du courage. » Il reste donc écrivain, et même professeur. Ses thèses étaient très avancées : il ne veut pas mourir sans les avoir achevées, et il prendra sur ses rares loisirs, sur ses veilles, pour les terminer, malgré torpilles et obus, « au nez des Boches, » avec cette bravoure un peu gamine, qui est si joliment française. Enfin, il trouve le moyen de lire livres et articles, et d’écrire aux siens et à ses amis d’abondantes lettres, très spontanées et très littéraires. Lettres de guerre, bien entendu, et où les mille détails de la vie des tranchées sont notés avec une bien vivante exactitude ; mais aussi lettres d’amitié et de familiale tendresse ; lettres de condoléances, dont quelques-unes, — voyez celles qu’il a écrites sous l’impression de la mort de Joseph Ollé-Laprune, — sont de purs chefs-d’œuvre, et lettres de direction ; lettres enfin d’observation pittoresque, dont l’une au moins va devenir fameuse : celle où il décrit à sa femme les sinistres tranchées du bois de Mortmare, où il devait, bientôt, trouver la mort. Par la variété du ton, par la justesse alerte de l’expression, ces pages sont véritablement d’un rare écrivain.

Mais, plus encore qu’un très souple talent littéraire, ce que révèlent ces lettres du front, c’est une âme étonnamment riche et profonde, d’une très large et très généreuse humanité. On y voit se refléter, comme dans un pur miroir, tous les sentimens qui animent et distinguent la jeunesse française d’aujourd’hui, cette admirable jeunesse de la guerre qui, tous les jours, se sacrifie pour nous sur les champs de bataille. Pour lui emprunter une jolie formule, je dirais volontiers de Maurice Masson que personne n’a fait vibrer plus fortement, ni sur une plus large étendue, le clavier des sentimens et des idées où communient nos soldats de la grande guerre.

Comme eux tous d’abord, il aime la France d’un immense amour, et cette France unanime de l’ « union sacrée, » cette « troisième France » lui apparaît si belle, si grande, si digne d’admiration et de tendresse, qu’elle lui semble mériter tous les sanglans sacrifices auxquels nous consentons pour elle. Et cette ardeur patriotique se double, chez lui, comme du reste chez tous nos officiers, d’une admiration sans bornes pour les soldats qu’ils ont sous leurs ordres, « pauvres héros anonymes qui font de grandes choses sans le savoir, ou plutôt sans le dire. » La patience, la bonne humeur, l’adresse intelligente, le bon sens robuste, le dévouement sans faste, le tranquille et simple courage de nos « poilus de seconde classe » sont pour lui un sujet d’émerveillement perpétuel. Il est heureux, et il est fier de retrouver en eux ces vieilles vertus héréditaires d’une race bien née. Aussi, comme il les aime, ses chers soldats, et, — nous l’avons su depuis, — que d’attentions délicates il a pour eux ! Comme il plaint leurs souffrances et comme il s’efforce de les adoucir ! Comme il tremble pour eux quand il les sait exposés, et, quand ils tombent, quelle douloureuse tristesse est la sienne ! Il est jalousement avare de ce sang français dont il connaît tout le prix. Sa supériorité d’éducation et de culture lui est une raison de plus pour se rapprocher de ces simples, pour vivre de leur vie et pour partager leurs dangers.


Je suis fort content d’être où je suis, m’écrivait-il. Je serais désolé d’abandonner les braves gens qui, chaque jour, à côté de moi, risquent leur vie et souvent la donnent. Ce n’est pas parce que je laisserais quelques gros bouquins derrière moi que ma vie vaudrait plus que la leur. Cette égalité dans le péril anonyme a quelque chose de fraternel qui est très salutaire.


Voilà, je crois, un état d’âme qui est peu commun de l’autre côté des tranchées.

Ces nobles sentimens, ces généreuses pensées étaient, chez Maurice Masson, entretenus et épurés par la foi chrétienne. Ses lettres nous ouvrent un jour discret sur sa vie intérieure, dont il dissimulait volontiers la profondeur sous l’enjouement de sa verve et la grâce pétillante de son esprit. Il avait toujours été chrétien, et, par éducation comme par réflexion, — car le problème religieux l’avait toujours hanté et il l’avait étudié sous toutes ses faces, — la conception catholique du monde et de la vie lui avait toujours paru à la fois la plus satisfaisante pour l’esprit et la plus apaisante pour le cœur. Les objections intellectuelles que l’on peut adresser à la doctrine, et qui avaient pu, non pas l’ébranler, mais l’inquiéter quelquefois, il avait une tendance à les résoudre par la vie, par l’action. La guerre, comme à tant d’autres de ses camarades, vint lui fournir la plus éclatante justification de ses tendances instinctives. Certes, on peut concevoir, et il existe en fait, de purs stoïciens que l’austère idée du devoir soutient tout entiers et suffit à maintenir dans un état d’âme héroïque. Mais combien peuvent s’élever à ces âpres sommets de la vertu stoïque ? Comme l’idée chrétienne du sacrifice, de la mort, de l’immortalité personnelle est tout ensemble plus humaine et plus intelligible ! Comme elle est efficace pour soutenir les courages, pour exalter la charité spirituelle, pour apaiser les révoltes de la sensibilité meurtrie, pour faire accepter le suprême don de soi-même ! C’est ce que Maurice Masson a profondément éprouvé au cours de ses vingt mois de guerre, et c’est ce que ses lettres expriment avec une rare éloquence. Il a médité, approfondi, vécu ses croyances. Au contact quotidien de la réalité tragique, il en a, pour les autres et pour lui-même, senti, mesuré le bienfait. Par elles il a été doux envers la mort des autres, comme il a été doux envers la sienne propre. Lui qui aimait tant la vie, et qui avait tant de raisons de l’aimer, il accepte, non pas du premier coup, non pas sans frémir, mais sans se plaindre, la destinée qu’il pressent inévitable. Et rien n’est plus émouvant, rien n’est plus dramatique que de suivre, de lettre en lettre, parmi les retours offensifs de la nature, parmi les appels ardens d’une sensibilité frémissante, le détachement progressif, la volontaire acceptation religieuse du suprême sacrifice. Par cette mort librement consentie, il a rendu à sa foi un symbolique et dernier témoignage.

Hélas ! nous avions formé d’autres rêves pour lui. Que n’était-on pas en droit d’attendre de son jeune et riche talent, de sa pensée élargie, épurée, mûrie par la douloureuse et forte expérience de cette guerre ! Lui qui savait quel « ferment de générosité » contient une mort telle que la sienne, il nous en voudrait de nous apitoyer sur son sort. Et il faut le laisser lui-même dégager la haute leçon de sa brève et féconde destinée :


Quant à lui, — écrivait-il magnifiquement d’un ami, — disons-nous qu’il aura connu la paix avant nous, qu’au sortir du tumulte sanglant où il est tombé, il s’est réveillé dans cette sérénité sans fin qui attend les défenseurs de la justice, et qu’oubliant les dernières horreurs que ses yeux ont vues, il ne garde plus dans sa joie immortelle que la vision de ceux qu’il a aimés…

VICTOR GIRAUD.


II. — LETTRES
A sa mère.

L’essentiel, c’est que tu saches que je vais très bien et qu’on peut vivre sous les trajectoires des obus en pleine sécurité. Nous avons eu une arrivée charmante dans un paysage de rêve. Toute cette région de la Woëvre a été pour moi une révélation. La petite vallée au sommet de laquelle nous sommes installés est une longue et étroite vallée assez semblable au Gotteron[1]. Je n’aurais jamais cru qu’à une vingtaine de kilomètres de Toul, il pût y avoir des paysages si différens des rives de la Moselle. Tout était alors givré, et les coteaux plongeant dans la brume se laissaient prolonger par l’imagination. Je me serais cru aux environs de Fribourg. Cette marche de lundi fut pourtant assez rude : une vingtaine de kilomètres dont les dix derniers dans de petits chemins alpestres qui avaient été des ruisseaux de boue deux jours auparavant et qui étaient durcis et rendus chaotiques par la gelée. Comme on ne voulait pas suivre le fond de la vallée à cause de l’arrosage des obus, nous avons dû monter sur la crête boisée et redescendre à la tête de la vallée par un long détour. Les hommes glissaient et tombaient, chutes d’autant plus désagréables qu’ils étaient plus lourdement chargés, car nous avions sur notre sac, en plus de son chargement ordinaire, chaussons, sabots et couverture. Heureusement j’avais le pied montagnard et je suis arrivé beaucoup plus charmé que fatigué. Mes camarades sont étonnés de ma résistance qu’ils ne soupçonnaient pas. Il y en a qui sont déjà catarrheux, asthmatiques, goutteux ; la plupart sont arrivés fourbus et fiévreux. Je ne veux pas trop me glorifier, car il est possible qu’un jour ou l’autre je sois pincé ; mais vraiment je suis moi-même surpris et enchanté de ma santé.

Je crois t’avoir dit dans ma carte d’hier qu’après cette arrivée si plaisante, nous avions eu deux jours de dégel abominable ; mais ce soir, il commence à geler de nouveau ; et ce n’est même pas très commode de t’écrire sur mes genoux dans une hutte sans feu, avec une lumière crépusculaire qui ne filtre que par la porte ; mes doigts sont gourds, et il faut faire un petit effort pour achever ce griffonnage. J’écris un peu en somnambule, sans trop savoir si je te dis les choses qui pourraient t’intéresser et répondre à vos questions. Cela se fera petit à petit.


A sa femme.

Ce 17 décembre 1914.

As-tu lu le beau discours de Bergson à l’Académie des Sciences morales ?… Il faut lire aussi l’admirable article de Barrès dans l’Écho d’hier. C’est du noble et grand Barrès : c’est, exprimé en phrases magnifiques et pourtant simples, le sentiment obscur qui travaille tant d’humbles âmes de soldats sans qu’ils puissent toujours l’élucider. Ce sont de ces pages qui devraient refaire une France une, je ne dis pas une France catholique, mais une France respectueuse de la foi et désireuse de la retrouver. Du reste, tous ces articles quotidiens de Barrès sont très beaux : il n’y en a pas un de médiocre : ils sont très artistes, mais l’art y, est atteint sans le vouloir, sinon sans le savoir. A travers le petit fait quotidien, il sait discerner la pensée qui s’y exprime ; et dans les gestes de nos soldats, gestes traditionnels ou instinctifs, il aperçoit tout ce qu’il y a en eux de signification éternelle. Ce n’est pas la flamme ardente, et joyeuse et claire de ton cher de Mun ; mais c’est une belle flamme, profonde, et sombre et héroïque aussi. Sans être soldat, à l’heure présente, Barrès « sert » bien le pays.


A sa femme.

Ce 19 février 1915.

Matinée radieuse aujourd’hui ! Le ciel est si bleu, le soleil si clair, que je puis t’écrire sans chandelle. Assis sur le gros rondin qui limite notre dortoir de gauche, je vois en face de moi la pente du ravin tout éclairée. Les dernières feuilles des buissons frissonnent légèrement sous la bise, et, encore humides de pluie, brillent çà et là comme de petites flèches ; un souffle frais et pourtant tiède arrive jusqu’à moi, un oiseau chante, mais il y a aussi un obus qui siffle. Quand retrouverons-nous le vrai printemps, le printemps pacifique ?…

Hier soir nous avons eu, comme je te le disais, notre second exercice d’alerte. Cela termine la journée d’une façon un peu fatigante ; mais ce sont deux heures que j’aime bien, parce qu’elles sont silencieuses et que rien ne vient y troubler la vie intérieure. Hier notre section devait aller occuper successivement deux tranchées dans un petit ravin latéral qui s’embranche sur le nôtre, comme le vallon de l’Abreuvoir sur le fond de Chavenois. Nous étions partis sous un ciel encore alourdi par places de gros nuages durs et noirs, mais, au bout d’une demi-heure, entre les deux pentes du vallon, on ne voyait plus qu’un admirable ciel étoile, où luisait un croissant de lune. Nous marchions le long des taillis dans leur ombre. Le reste du vallon était inondé de lumière blanche. Avant la guerre, c’était une prairie : un ruisseau y coulait, l’herbe devait y être grasse et haute. Aujourd’hui, tant de troupes y ont passé que l’herbe disparaît sous la boue. Le ruisseau a débordé et a laissé des mares. Tout le reste n’est qu’un cloaque de vase et de glaise, que les lourdes bottes, en s’y enfonçant, ont transformé en chaos. La lune et la nuit en faisaient une grève étrange, où l’on eût dit que la mer, en se retirant, avait laissé des flaques d’argent. Les hommes y marchaient pesamment ; la boue giclait ; mais si un rayon filtrait par là-dessus, il y avait de jolis scintillemens métalliques, comme si de petits goujons avaient frétillé dans ces flaques. La nuit était plus silencieuse que la veille ; à peine, de loin en loin, quelques salves un peu grêles dans la direction de la forêt de M… J’écoutais et je regardais ces choses tout en marchant ; mais ma pensée était au loin : le souvenir de l’Abreuvoir me hantait…


A Mme Léon Ollé-Laprune.

Les deux très belles lettres qui suivent sont adressées à la mère et à la femme de Joseph Ollé-Laprune. Premier secrétaire de l’ambassade de France à Rome, le lieutenant Joseph Ollé-Laprune, fils de l’éminent philosophe catholique, passé, sur sa demande, de l’État-major d’une brigade territoriale au 140* régiment d’infanterie, a été tué à Lihons le 16 février 1915.


En campagne, ce 21 février 1915.

Vous aurez donc connu toutes les douleurs ! Nulle autre plus atroce ne pouvait vous atteindre. Depuis plus de six mois que la guerre fait saigner la France, tant de fils encore jeunes sont tombés aux champs de gloire, qu’on serait presque tenté, devant les larmes de tant de mères, de ne plus sentir cet instinctif frisson de révolte qu’éveille en nous toute souffrance contre nature. Mais vous avez été déjà si durement frappée ! Et puis, Joseph n’était pas un fils comme les autres. Il était à la fois l’héritier d’un noble nom et la flamme sacrée de toute une famille. Il avait été, pour celle que lui avait confiée son père, à la fois le fils qui soutient, qui réconforte, et le petit enfant qui reste d’une soumission et d’une tendresse ingénues. Il fut un frère admirable, qui s’oubliait sans effort pour alléger l’immense souffrance de R… Il se donnait tout entier à tous ceux que son cœur ou son devoir lui montrait. Et ce qu’il leur donnait, c’était une âme noble et magnifique entre toutes, une âme de chevalier, forte de sa vive intelligence, de son énergie, de sa foi toute simple, et des hautes pensées que lui avait léguées son père. S’il s’est vu mourir, il a dû se sentir le cœur déchiré, en songeant à vous tous ; mais il savait aussi que, dans le plus profond et le plus surnaturel de vous-même, vous jugiez, comme son père lui avait appris à juger, que la vie n’a de prix que par la générosité avec laquelle on sait la vivre et, au besoin, la quitter. Avec lui, s’éteint un beau nom ; mais il s’éteint en jetant une dernière et très pure flamme. Je ne vous parle pas de mon chagrin : il est très grand. Entré dans une famille où chacun considérait Joseph comme un fils ou comme un frère, j’avais pris bien vite des sentimens de fraternelle amitié pour celui que ma chère M… admirait autant qu’elle l’aimait. Mais comme elle, je ne veux penser qu’à vous, qu’à A…, à R…, à P… Je devine à tous votre détresse sans nom, et je voudrais que mon affection sût un peu l’adoucir. Mais je sens bien que toutes les paroles sont vaines. Une seule parole est salutaire : la parole intérieure qui redit les mots de foi, de résignation et d’espérance : c’est celle qui apaise le tumulte du cœur, et c’est aussi la sienne, celle qu’il nous murmure au dedans de nous. Il y aura pourtant des heures où la souffrance sera plus forte que tout, et où vous serez comme submergée par elle. Sentez alors toute proche de vous mon affection compatissante.

P. S. — Excusez mon illisible écriture. Je vous écris sur la paille de ma tranchée, à la lueur, cent fois masquée, d’une mauvaise chandelle.


A Mme Joseph Ollé-Laprune.

En campagne, ce 22 février 1915.

Devant une douleur comme la vôtre, toute parole serait superflue ; et l’on ne devrait que vous serrer la main dans un silence respectueux. Pourtant, ceux qui ont aimé et admiré votre Joseph, ceux qui s’étaient si fraternellement réjouis du plein bonheur qu’il avait trouvé par vous, ne peuvent rester silencieux. Ils ont besoin de pleurer avec vous et de s’unir à vous dans un sentiment de fierté. Ce qu’il y a d’émouvant et de magnifique dans cette mort, c’est qu’elle a été acceptée depuis des mois avec le plus tranquille des courages, et qu’il semblait ne tant vous aimer, ne tant aimer sa mère et sa sœur que pour pouvoir sacrifier davantage au devoir qui le réclamait, montrant ainsi, dans un dernier geste de chevalier chrétien, qu’il est des cas où, pour achever la beauté d’une vie, il faut savoir la perdre. — Vous voilà donc seule après quelques mois d’une très haute félicité ; et bientôt, aux yeux des indifférens, il semblera peut-être qu’un rapide nuage de joie et de douleur a passé sur votre jeunesse. Mais vous, qui savez toutes les richesses de ce héros, vous savez aussi que, de ce bonheur si bref, il vous reste des pensées et des souvenirs pour illuminer toute une vie ; et, dans votre détresse même, vous vous sentez une privilégiée. De vous dire que vous avez été l’élue de cette âme exigeante, que vous avez fraternisé avec elle dans une intimité parfaite, que vous avez partagé les rêves de cette noble intelligence, que vous avez mis dans ce cœur ardent de la douceur et de la joie, et qu’il a trouvé sans doute dans votre amour l’élan suprême pour le suprême sacrifice, — tout cela doit vous aider, — et vous pouvez vivre silencieusement au dedans de vous avec tous vos trésors. Selon le mot cher à son père, il est allé vers Dieu avec toute son âme. Qu’il vous rende désormais présent et consolateur ce Dieu très bon auquel il s’est donné. Je ne vous dis rien de ma peine : elle est profonde, elle sera durable ; mais je veux l’oublier devant la vôtre, et je reste près de vous pour admirer, souffrir et prier.


A sa femme.

Ce 1er avril 1915.

Ce matin, il est neuf heures. Nous venons d’arriver dans notre boyau. Je viens de trouver un quartier de roche ensoleillée qui va me faire un siège très confortable, et me voici pour bavarder. Hier, dans l’après-dinée, nous avons changé de travail. Au lieu de creuser un boyau le long de la grande route, nous avons été envoyés deux kilomètres en avant pour élargir un boyau de sape et y faire de distance en distance des niches d’évidement (ces niches permettent à deux files d’hommes qui se rencontrent marchant en sens inverse dans le boyau de pouvoir se croiser). L’ouvrage sera sans doute fini pour midi. Nous sommes à deux kilomètres en avant de la route, dans la direction de F. e. H… ; mais ces deux kilomètres à vol d’oiseau représentent bien quatre kilomètres de boyau. C’est toute une ville souterraine dont les rues se croisent et s’enchevêtrent les unes dans les autres. Les bons petits gars qui vivent et trottent là-dedans se sont naturellement amusés à baptiser ces rues ; et quelques habitués du Métro ont retrouvé sans peine les noms des grandes lignes, pour les transporter ici. A l’entrée d’un couloir, tu vois : « Direction Porte-Maillot, » etc. C’est innocent ; et pourtant on rit avec un petit soupir. Nous avions donc à élargir ce boyau, profond de deux mètres, mais trop étroit. Tout le bataillon y a été employé, l’après-dinée, et achève ce matin. Dans ces hautes et minces ruelles, on se sent dans une sécurité parfaite ; et c’est avec une complète sécurité qu’on écoute au-dessus de soi le va-et-vient des projectiles et qu’on s’amuse à les reconnaître au passage. Il y a les petits 75, qui sont presque dans notre dos, et qui éclatent comme des roquets en colère. Il y a les 120 long, dont les obus partent avec un bruit de locomotive qui démarre, et qui un peu plus loin ont l’air de rouler comme des wagonnets sur des montagnes russes aériennes. à y a les grosses marmites de 210 qui cheminent avec un sifflement de vent d’orage, qui éclatent en faisant tout trembler, et dont l’arrivée est suivie, dans un cercle de cent mètres, par une pluie de pierres et de mottes de terre, qui tombent lourdement comme des grêlons. Ah ! celles-là, nous avons pu nous y habituer hier. Au milieu de la cité souterraine, on avait installé un projecteur, — j’imagine pour aider à l’attaque du soir. Quelque avion, sans doute, l’avait repéré. Pendant une heure, d’énormes marmites sont tombées tout autour. Nos ruelles, qui encerclaient le projecteur, étaient donc des loges d’avant-scène. A chaque marmite qui venait s’effondrer sur le sol, je collais mon oreille contre la paroi, et l’on sentait toute la terre frémir et bondir comme un cœur dans une poitrine oppressée. C’était terrible et émouvant ; du moins, cela me paraissait tel dans les premières minutes. Mais, au cinquième ou sixième coup, on s’intéressait au joujou infernal comme des enfans. Les hommes pliaient la tête sous le sifflement du passager, et la relevaient aussitôt pour le voir éclater. Heureusement, personne chez nous n’a été atteint : il y a eu seulement un homme qui s’est blessé à la joue avec sa pioche en baissant trop brusquement la tête. Mais nous avons eu de la chance tout de même, car, ce matin, en revenant dans le boyau, nous en avons trouvé l’un des passages obstrué par une marmite qui était tombée en plein dans la ruelle. Ma section avait dû y passer cinq ou dix minutes plus tôt.

— Je viens d’interrompre ma lettre. Sur ma droite, à dix pas de moi, deux planches jetées au-dessus du boyau font un pont. Quatre hommes viennent d’y passer portant sur leurs épaules une forme humaine enveloppée dans une toile de tente C’est le capitaine de la 2e compagnie du 169e qui passe. Hier soir, dans l’attaque de F. e. H…, il a été le premier tué. Le village est pris, mais le capitaine est resté. Hier, vers une heure, quand nous avions reçu l’ordre d’élargir le boyau de sape qui conduisait jusqu’à sa tranchée, j’avais été le voir, pour lui demander des instructions. Il dormait : dernier repos avant l’attaque, dernier sommeil avant celui d’aujourd’hui. Malgré ce réveil désagréable, le capitaine J… avait été très accueillant pour moi ; je revois ce grand garçon de trente à trente-cinq ans : figure sérieuse et courtoise ; silhouette élégante et souple. Maintenant, c’est quelque chose de lourd et d’inerte qui chemine lentement sur quatre épaules. Je salue et ne puis quitter des yeux ce pauvre corps voilé. Je suis monté sur le petit pont et j’ai regardé, jusqu’à ce qu’ils disparaissent à l’horizon, les quatre porteurs et leur fardeau. Quelques obus légers sifflaient dans le ciel bleu, les alouettes chantaient comme dans une campagne où le printemps ne serait pas ensanglanté, et les brancardiers du capitaine s’enfonçaient tout doucement dans une brume dorée qui faisait auréole.

Cinq heures et demie. — Nous voilà hors de notre boyau de sape et revenus sur la route. Assis sur la dernière marche d’un escalier que je viens de faire creuser, je regarde devant moi l’horizon merveilleux, dans le calme du soir qui vient après la rude bataille de l’après-dinée. Le soleil, déjà bas, descendait vers les coteaux bleuis comme une hostie vers un reposoir. Et ce sera le seul reposoir que je visiterai aujourd’hui. Triste Jeudi saint, sans église, sans sacrifice, sans communion ! Mais je me suis uni à tous les chrétiens qui fêtaient le grand mystère…


A sa femme

Ce 6 avril 1915.

Il est quatre heures de l’après-midi, et je commence à croire que nous n’irons pas au travail cette nuit. Aussi, au lieu de dîner à quatre heures, nous ne mangerons sans doute qu’à six heures. Après quoi, nous irons nous coucher et nous dormirons peut-être une bonne nuit. Hier j’ai passé une nuit blanche, et je n’ai même pas eu le temps de dîner, car j’ai dû partir, dès quatre heures, avec les officiers du génie, faire la reconnaissance de notre emplacement de travail pour la nuit. Peine inutile, du reste, car, en fin de compte, nous sommes retournés à notre chantier de Pâques, et nous avons continué à creuser sous un ciel sans lune notre boyau en crémaillère. C’est qu’en effet, au point de vue militaire, la journée d’hier a été, je le crois, une déception pour l’état-major. Nous n’avons avancé que d’une centaine de mètres et au prix de durs sacrifices, alors qu’on espérait, sur cette partie du front, un fléchissement très prononcé de l’ennemi. Aussi, au lieu de prolonger bien loin en avant les boyaux des premières tranchées, nous avons dû nous contenter d’améliorer notre ancien travail. Ah ! cette nuit d’hier et de ce matin, elle a été bien mélancolique, et je devais me contenir pour ne pas laisser le doute s’infiltrer en moi, je ne dis pas sur la victoire finale, mais sur la victoire prochaine. Après le si gros effort de la journée, j’avais le sentiment que rien n’était changé sur le front immuable d’en face. De minute en minute les fusées éclairantes s’y succédaient comme le symbole d’une ténacité toujours en éveil. Partout, d’un côté comme de l’autre, les batteries faisaient rage ; c’était un grondement et des rafales ininterrompues ; et ce sabbat infernal était vain. Tout près de nous, sentinelles les plus avancées sur notre ligue, deux pièces de 75 aboyaient dans la nuit. C’était si déchirant, physiquement et moralement, cet éclair brutal qui nous secouait en nous aveuglant ; et je me demandais combien ces jolis petits canons devraient encore cracher d’obus, avant de pouvoir faire le bond qui les porterait sur la frontière, pourtant si proche. — Et le retour, à quatre heures du matin, quelle tragique et inoubliable vision ! Le jour, on ne voit personne dans l’immensité des champs qu’arrosent les marmites et les shrapnells. Des milliers d’hommes sont terrés dans leurs trous et attendent. Dès que l’ombre arrive, toutes ces forces cachées se mettent en mouvement. L’unique route du pays est sans cesse encombrée. Après les grandes pluies des jours précédens, elle n’était plus qu’un large neuve jaune, où tout le monde, bêtes et gens, pataugeait en faisant gicler la boue. Des files de soldats immondes, véritables paquets de terre ambulans, qui avaient dû se jeter plus d’une fois à plat ventre dans la glaise pour laisser passer les obus, se suivaient sans mot dire sur un des côtés de la route. Les lourds convois passaient, rejetant dans les fossés les groupes moins puissans et moins rapides. La compagnie faisait cinquante mètres pour s’arrêter aussitôt. On restait là, sous la douche de boue, indifférens et passifs, regardant ce qui nous frôlait. C’étaient tantôt quelques fuyards, quelques égarés qui s’en allaient sans savoir où, fourbus et un peu honteux, sachant seulement qu’ils n’allaient pas du côté de la rafale. Tantôt c’étaient des blessés, encore assez solides pour gagner à pied l’ambulance prochaine. Quand une fusée les éclairait, on voyait de pauvres êtres lents et tristes, murmurant des paroles inintelligibles ou des gémissemens de détresse, comme s’ils étaient encore dans la fournaise du combat : « Oh ! la misère !… Oh ! l’horrible guerre ! » Leurs pansemens provisoires mettaient sur leurs figures ou sur leurs mains une tache de blancheur d’autant plus éclatante que le reste, loques et peau, était plus assombri par la boue. Ailleurs, c’en étaient d’autres, groupés autour d’une cuisine roulante et mangeant gloutonnement dans la nuit notre des choses noires comme elle. Plus loin, à la croisée des chemins, une ambulance de campagne, tout illuminée par l’acétylène, ressemblait, avec ses murs et ses toits en grosse toile de tente, à quelque baraque foraine ; le long de la route, alignés comme à la sortie d’un théâtre, les automobiles attendaient, tout prêts à emmener dans les blancs asiles de paix les grands meurtris de la bataille. Si je vivais depuis longtemps sur le front, je serais sans doute blasé sur cette détresse des nuits d’attaque ; et je devais payer alors, dans cette longue marche de retour, les trop grandes espérances déçues dont je m’étais enchanté jusqu’à la fin de la journée. Néanmoins il faut penser fortement à la victoire nécessaire, à la revanche de la justice, pour ne pas se laisser démoraliser par ces spectacles de désolation.


A sa femme.

Ce 9 mai 1915.

Je t’annonce aujourd’hui une bonne nouvelle : j’ai eu la messe à Martincourt. Ce fut vraiment fort bien : l’église était comble ; il y avait de la gravité et de la sérénité dans les visages ; une grande paix était descendue sur tous ; chacun sentait plus ou moins confusément que dans cette petite église de village il trouvait le véritable secret de l’étrange aventure où il était jeté. Et moi, en sentant aussi plus fortement que jamais les vérités éternelles qui donnent au mystère de la vie son sens et au sacrifice sa grandeur, je jouissais pour mon pays de voir ces hommes assemblés et priant. Si seulement l’ « union sacrée » pouvait se sceller un jour entre tous les Français dans les églises de France ! C’est là que l’on pourrait effectivement la réaliser, cette « union sacrée » qui serait autre chose qu’un armistice, et qui serait l’union des âmes dans la même divine espérance. Oui, sur ces bancs poussiéreux de la petite église, plus encore que dans la tranchée, Je me sentais frère avec ceux qui m’entouraient. J’ai aperçu de loin avec plaisir quelques hommes de ma section, un entre autres que j’avais déjà vu communier à Ecrouves et qui a un clair et doux regard d’apôtre, d’apôtre avant l’appel. La messe était dite par un cavalier encore jeune, avec une moustache presque de mousquetaire. C’est vraiment une vision de guerre, ou si tu veux de « Ligue » que ce prêtre en culotte rouge et en houseaux, dont l’aube gazait à peine la silhouette militaire. L’aumônier de la 23e division a prêché, un grand bel homme qui fut, dit-on, officier de cuirassiers, et qui a, lui aussi, accommodé son costume a sa fonction. Il a parlé de Jeanne d’Arc avec simplicité, avec élan, avec foi, et en fort bons termes, sans trop hausser le ton et sans cris. Ceci encore fut excellent ; et quand les hommes se sont dispersés lentement au sortir de l’église, on sentait chez tous plus de confiance, de la joie, et un courage rajeuni.

— Que dis-tu de l’horrible torpillage de la Lusitania ? C’est le cynisme dans la goujaterie. J’espère que cet odieux crime va achever d’ouvrir les yeux aux quelques neutres qui hésiteraient encore.-


A sa femme.

En campagne, ce 19 juin 1915.

Je trouve ta lettre en rentrant de notre visite des tranchées de Flirey. Nous sommes partis ce matin en auto à deux heures, et nous étions pour trois heures et demie au pied des tranchées qui font face à la lisière de Mort-Mare. C’est un des secteurs les plus actifs de toute la région, un de ceux où le bombardement est presque continuel ; et c’est précisément pour cela que nous en faisions la visite à l’aube, parce que c’est le moment où, des deux côtés, par un accord tacite, chacun, fatigué d’une rude nuit, laisse là fusils, mortiers et grenades, et s’en va se coucher. Et, de fait, ce fut bien calme pendant tout le temps que nous y avons passé ; mais les brancards qui descendaient au moment où nous arrivions témoignaient de l’activité de la nuit. Je revois surtout dans un boyau, porté par deux hommes dans une toile de tente, comme un pauvre gibier meurtri, une espèce de loque humaine qu’un obus avait pulvérisée. Mais qu’est-ce qu’un mort dans cet immense cimetière ? La tranchée de première ligne qui a été conquise sur les Boches et qui a vu des luttes acharnées, des corps à corps plusieurs fois recommencés, n’est qu’un ancien charnier, où les murailles, les parapets, les créneaux sont taillés dans la pâte humaine. On voit encore çà et là un pied lamentable qui fait saillie, un des qui s’arrondit en bosse dans un pan de contrefort. Peu à peu on dissimule toute cette misère par des revêtemens de sacs à terre, mais ce n’est qu’un écran insuffisant : l’affreuse odeur âcre qui vous prend à la gorge, le bruissement incessant des grosses mouches vertes qui s’agitent sur ces débris, vous rappellent assez où l’on est. Et dire que des hommes vivent là-dedans, dans cette terre cadavérique, dans cette tragique insalubrité que le soleil multiplie et fait rayonner ! A travers les étroits boyaux, on voit passer des hommes avec la petite flotte en cuivre des vignerons qui vont sulfater les vignes : ils arrosent de chlore et de désinfectans ces vignes de la mort. Et pourtant la vraie vigne touloise y pousse encore. Dans cette terre engraissée de sang et que brûle le soleil, tout pousse brutalement. Entre les créneaux, parmi les vieux sacs, les équipemens abandonnés, dans la pourriture et les détritus, au milieu du chaos creusé par les marmites, on voit des pieds de vigne, ou plutôt des rejetons d’une verdeur admirable. Plus loin ce sont d’énormes trochées de pommes de terre, et surtout des champs de coquelicots, d’un rouge magnifique, étincelant, qui semblent être comme l’épanouissement de tout le sang qui arrosa cette terre. Qu’une vie humaine paraît peu de chose, et chose insignifiante, dans ce pêle-mêle de cadavres, de renouveau printanier et d’activité insouciante ! car tout le long de ce sanglant dédale, de jeunes « poilus, » qui ne disent peut-être pas tout ce qu’ils sentent, et qui peut-être ne sentent plus, dorment paisiblement, plaisantent, ou font la manille, en attendant la bombe qui va les meurtrir.


A sa sœur.

En campagne, ce 26 juin 1915.

Cette lettre viendra te porter vendredi l’expression d’une tendresse plus fraternelle et plus compatissante que jamais. Pauvre amie, je ne sais si de Fribourg j’aurais pu, en autre temps, venir jusqu’à toi pour ce premier anniversaire de douleur ; mais je souffre ici d’être rivé à mon devoir et de ne pouvoir aller t’embrasser. Même loin de toi, si j’étais seul avec M… dans l’intimité de notre chez nous, nous passerions ensemble une journée recueillie, où nous aurions revécu les grands souvenirs de l’an dernier et admiré ensemble la grandeur de cette mort qui fut tout à la fois si navrante et si belle. Ce qui me sera pénible, c’est de ne pouvoir parler avec personne de ce passé, car j’aime mieux le silence que certaines sympathies brèves et indifférentes. Je ne fais grief à personne. Pour ceux surtout qui font campagne, il faut que la mort devienne une chose, je ne dis pas insignifiante, mais qui ne laisse près d’elle ni indignation, ni frayeur, ni étonnement. Heureuse es-tu, dans ton immense douleur, d’avoir eu le spectacle d’une mort auguste, sereine, apaisée, qui semblait n’être qu’un déliement et une envolée. Il en est tant de jeunes veuves aujourd’hui, qui ne peuvent penser à la fin de l’ami aimé sans un frisson d’épouvante et de révolte : morts brutales, rapides ou lentes, qui se sont achevées dans la boue, dans le sang, dans les piétinemens impies, morts à la centaine, qui sont passées inaperçues, sans respect comme sans pitié, et qui ont à peine arrêté un instant ceux qui, plus fortunés, avaient encore échappé ! Pour moi, quand je songe à ces morts, j’en viens presque à envier ton cher François, qui a eu une fin si noble, si haute, à la fois humaine et divine, et qui a pu laisser à ceux qui restaient, avec tant de tristesse, tant de douceur. Comme je voudrais pouvoir aussi, quand mon heure viendra, finir comme il a fini, avec cette pleine conscience et ce plein abandon, avec cette bonté exquise pour ceux qu’il faudra quitter, avec cet espoir paisible en Dieu et ce pressentiment de la félicité éternelle ! Cette belle mort, à laquelle je ne puis songer sans me sentir une grande paix et un grand désir de mieux, a été la récompense d’une belle vie, d’une vie toute simple, toute droite, si riche pourtant en délicatesse de cœur, en toutes ces qualités intimes qui font d’une âme un trésor. Cher François, depuis ces premiers jours de juillet qui ont été pour moi un tel bouleversement, ma vie a été si étrange, si imprévue, que maintenant encore, quand j’essaie de me représenter ce que sera la reprise de la vie normale, je ne puis croire qu’il ne sera plus là pour y mettre son charme et sa bonté. Que de fois, toi-même, après douze mois écoulés, tu ne dois pas parvenir à réaliser cette définitive solitude de cœur ! Comme je te plains et comme je comprends tes heures de détresse ! J’espère que, dans tes deux chers enfans, tu auras la joie, année par année, de voir revivre quelque chose de l’âme exquise de leur père. Mais ce sera une joie d’un autre ordre ; et, quelles que soient les tendresses qui puissent t’entourer, tu resteras seule dans certains souvenirs. Plus que jamais il faut croire au Dieu très bon et mystérieux vers qui va tout ce qui est noble et beau, et qui ne prend que pour mieux rendre. Il faut s’abandonner à lui avec une invincible espérance, car c’est le seul appui qui ne cède pas et qui soit digne d’une grande douleur.


À M. Victor Giraud.

En campagne, ce 26 juillet 1915.

Et moi aussi, bien cher ami, je suis resté longtemps silencieux. Je m’en accuserais, si j’avais plus de loisirs ; mais la vie militaire, surtout en campagne, est peu propice à la correspondance. On a souvent fort à faire ; et, quand « on pourrait disposer, » ce qui signifie faire ce que l’on veut, il y a les exigences de la camaraderie et de la vie en commun qui vous grignotent ce qui peut vous rester de liberté. Il faut s’y résigner de bonne grâce. Depuis un mois environ, j’ai quitté ma haute école de guerre villageoise et je suis revenu dans la belle forêt meusienne d’où j’étais parti. En face de nous, se dressent les nobles falaises d’Apremont d’où le Boche nous nargue. Entre notre lisière et le pied de ces collines, il y a une belle plaine herbue, large d’environ un kilomètre. Chaque soir, chacun fait 500 mètres en avant jusqu’à ce qu’on se trouve à peu près bec à bec. Et, quand, à l’Est, le ciel blanchit, eux remontent la côte, et nous, nous rentrons dans nos taillis. De temps à autre, quand on se sent si voisins, on se chamaille un peu, on se coupe des fils de fer, on se tire quelques coups de fusil, on met bas quelque pauvre diable. Jusqu’à présent, comme vous voyez, je n’ai pas encore fait les frais de ces petites fêtes de nuit. Chaque quatre jours, c’est mon tour de prendre les avant-lignes. Quand la nuit est merveilleuse comme aujourd’hui, c’est « le songe d’une nuit d’été ; » mais quand la pluie tombe lourdement sans arrêt, c’est un divertissement un peu frais de rester allongé cinq ou six heures dans les grandes herbes ruisselantes. Traitement homéopathique de premier ordre pour rhumatisans. Pour moi, je m’en trouve très bien. Il faut dire que, le reste du temps, je me promène dans la forêt, surveillant l’aménagement des travaux de défense, ou bien, comme en ce moment, je griffonne du papier dans une jolie hutte de branchages où je voisine avec une vingtaine de souris et deux gros rats. Jusqu’ici nous faisions assez bon ménage ; mais les voilà qui deviennent familières et s’en vont me caresser du museau quand je dors dans mon hamac : j’ai dû me protéger contre ces grâces indiscrètes par quelques fils de fer aménagés en piège. Vous ne savez pas tout ce qu’on fait avec du fil de fer. C’est certainement un des principes de l’univers. Tous les soirs, quand l’ombre s’étend sur la montagne, nous sortons de nos buissons avec d’énormes bobines de barbelés. On entend pendant une heure ou deux le rythme des maillets qui enfoncent les gros piquets ; puis, de l’un à l’autre, on fait courir le réseau argenté. Ce sont, pour ces pauvres prairies sans faucheurs, les fils de la vierge de cet été guerrier., Tout cela, sans doute, n’est pas sans charme. Pourtant, je le confesse, une permission, ne fût-ce que de quatre jours, ferait mieux mon affaire ; mais j’ai fait mes calculs : et je ne puis y prétendre avant le début d’octobre. D’ici là…

D’ici là, vous aurez fait quelques nobles articles, et proposé, à l’admiration de ceux qui ont encore le temps de songer et de lire, cette « troisième France » en vérité admirable, la France des poilus de seconde classe, pauvres héros anonymes qui font de grandes choses sans le savoir ou plutôt sans le dire.

Adieu, cher ami ; je retourne près de mes sacs à terre qui vont me couronner à merveille une excellente tranchée de Manquement.


A sa femme.

Au nez des Boches, sous le clair de lune. En campagne, dans tous les sens, ce 21 septembre, 22 heures.

Ceci est pour me distraire un peu, et pour te distraire aussi. La lune est si ronde, si lumineuse dans un ciel si pur que je pourrais lire mon journal, si le Temps était un peu moins ample et son développement moins sonore. Mais je ne résiste pas à la tentation de t’écrire quelques lignes sur mon genou. Calme absolu, pas un souffle : un air léger et subtil vous enveloppe. Devant moi, les hautes collines que les Boches profanent plongent silencieusement dans la douce lumière de l’horizon. Pas un aboiement de 75, pas un sifflement de balle ; « Polyte » lui-même se tait. Très loin, par intervalle, on entend un grondement d’artillerie lourde. Un peu à l’arrière, nos travailleurs enfoncent les piquets de notre nouveau réseau ; les grosses masses, emmaillotées dans des sacs, tombent sur la tête des piquets avec un rythme sourd ; une chouette, qu’un rayon de lune est venu aveugler dans son vieux saule, s’envole gauchement en quête d’un trou sombre ; les rats crient, scient, grignotent, trottent comme des fous dans les hautes herbes sèches, et, bousculant sans vergogne les vieilles boites de sardines abandonnées, troublent l’auguste sérénité du soir par un fracas de chiffonniers. Devant moi, la petite levée de terre derrière laquelle mes hommes pourront tirer ; à côté, l’abri à grenades et le fossé ensanglanté où, douze jours plus tôt, notre pauvre caporal et ses quatre camarades se firent tuer ou prendre : je pense à leurs âmes surprises, qui se sont éveillées, encore toutes frémissantes de la lutte suprême, dans l’éternité ; je songe aux nuits solitaires et douloureuses de leurs veuves, qui déjà savent tout ou pressentent tout.


En campagne, ce 22 septembre 1915.

Je viens de retrouver dans mon portefeuille le petit torchon de papier que je t’ai griffonné cette nuit. Je me demandais presque ce matin en me réveillant s’il existait vraiment et si je n’avais pas rêvé : mais non, il est bien là ; il sent un peu la nuit et le clair de lune ; mais, tel qu’il est, il te traduit assez bien les impressions un peu incohérentes et monotones qui se renouvellent en moi durant ces nuits de garde.


A Monsieur et Madame J. Z

L’admirable lettre qu’on va lire, adressée par Maurice Masson à son beau-frère et à sa belle-sœur, a été écrite à propos de la mort à l’ennemi du capitaine Ch.-Emile Solacroup, leur frère et beau-frère. Ingénieur civil des mines, passé, sur sa demande, d’un régiment territorial au 69e bataillon de chasseurs à pied, Emile Solacroup a été tué près de la ferme Navarrin, le 27 septembre 1915.


En campagne, ce 9 octobre 1915.

J’étais depuis huit jours sans aucune nouvelle, quand, hier soir, j’ai reçu quelques lettres, la tienne et deux lettres toutes récentes de M… Tu devines mon émotion. Toutes trois me parlaient de votre chagrin comme si je le connaissais déjà. Et maintenant je le sais, mais sans rien savoir d’autre, sinon qu’une grande amitié s’est brisée pour vous, et qu’il vous reste, dans une fierté muette, une douleur qui va grandir chaque jour. Dans quel tumulte de sentimens on se trouve pris, quand on reçoit des coups comme celui-là ! On voudrait nier : il semble que notre tendresse pour ceux qui nous sont si chers devrait être plus forte que la mort, et que l’âpre désir de les conserver pour nous ferait autour d’eux comme le vide du péril. Il y a une immense souffrance et, en même temps, cette humiliation de sentir au-dessus de nous quelque chose d’inexorable qui nous brutalise ainsi. Un frisson de doute et de révolte nous secoue : A quoi bon ? et la vie n’est-elle pas meilleure que toutes les gloires ? Surtout quand celui qu’on aurait voulu garder avait l’âme si riche, si séduisante, quand notre cœur avait si besoin de lui et qu’on ne peut plus se représenter la vie sans lui ? Je sais tout ce qu’Emile était pour vous. Quand un frère est par surcroît un ami, il y a peu de douceurs humaines qui valent celle-là. Dans votre commun bonheur, il n’était jamais entré que pour en jouir avec vous et pour y mettre un charme de plus. Il voulait bien me témoigner de l’amitié ; je la lui rendais de tout cœur, en y apportant une instinctive nuance d’admiration. J’admirais cette intelligence si vive, cette belle énergie au service d’un idéal, cette bonté qu’on ne pouvait que deviner, tant elle était discrète., S’il n’avait pas eu cette fière audace des généreux, sans doute aujourd’hui encore il serait de ceux qui vivent ou qui, du moins, attendent leur tour ; mais, pouvant disposer de sa vie, il a jugé que son devoir était de faire plus que son devoir, et qu’une vie, si utile qu’elle fût, ne vaudrait pas l’exemple qu’il donnerait en la perdant ; car une mort comme celle-là fait germer la vie derrière elle : elle laisse à ceux qui en souffrent et qui l’admirent le désir de n’être pas indignes d’un tel avant-coureur ; elle restera toujours, pour vos enfans comme pour vous, un ferment de générosité. Quant à lui, disons-nous qu’il aura connu « la paix » avant nous, qu’au sortir du tumulte sanglant où il est tombé, il s’est réveillé dans cette sérénité sans fin qui attend les défenseurs de la justice, et qu’oubliant les dernières horreurs que ses yeux ont vues, il ne garde plus dans sa joie immortelle que la vision de ceux qu’il a aimés.


A sa femme.

En campagne, ce 1er avril 1916. J’aurais presque honte de me sentir si heureux à la tranchée, en songeant à tout ce que tu souffres loin de moi… Pour le moment, tant qu’il n’y a pas d’attaque proprement dite et que la sensation du péril reste une sensation diffuse, une menace qu’on peut toujours croire lointaine, il n’y a qu’une vraie souffrance : celle de voir mourir près de soi, de voir le sang couler. Mais quand on échappe à cette souffrance, comme, par exemple, dans cette relève, où nous n’avons eu que deux blessés non inquiétans, tout le reste disparaît dans l’espèce d’excitation ou d’enthousiasme que vous insuffle la tranchée. Le reste, — je veux dire la fatigue, la privation de sommeil, la vie rude, la tension de tout l’être, — tout cela s’épanouit dans une certaine fierté. Il n’y a pas jusqu’à la pensée du péril qui ne soit comme un tonique. Le devoir apparaît un peu roide, mais clair et limité comme la tranchée même. Tous les hommes qui vivent dans cette cité austère, close, profonde et hérissée, sentent bien, eux aussi, qu’ils ne peuvent en sortir que par ordre ; ce qui borne leurs pas borne aussi leurs rêves et leurs désirs ; ils ne veulent faire que ce qu’ils ont à faire ; on ne les sent point tiraillés, comme au repos, par des pensées contradictoires : ils sont tout à leur service ; et l’on voit dans les regards cette expression ferme, une et décidée qui est, à elle seule, un réconfort. Voici deux jours que sur cette fourmilière héroïque tombe un soleil royal : les vieilles loques des premiers martyrs reprennent de la couleur ; les fragmens de squelettes qui percent le parapet semblent enchâssés comme dans un ossuaire de gloire ; et sur tous ces tertres de terre usée et sans cesse renouvelée, il y a une admirable lumière d’or qui flamboie. Une âme collective passe à travers ce dédale souterrain, âme de vaillance et de fierté ; et quand, sous le soleil rayonnant de midi, on voit monter la torpille ardente, aiguë et légère, on dirait que c’est l’unanime volonté de vaincre qui monte avec elle.

Je ne sais comment je me suis laissé aller à ces divagations un peu empanachées. Mets-les sur le compte de ces premiers soleils printaniers qui brûlent plus fortement que les autres.


A M. Paul Hazard.

Aux tranchées, ce 1er avril 1916.

Merci de ton petit mot si affectueux, si fraternel, et où j’ai senti une fidélité de cœur dont tu sais bien, n’est-ce pas ? où trouver la réciproque. Moi aussi, je pense à toi et je parle de toi. J’en parlais encore, il y a trois jours, avec Baldensperger, qui était venu m’annoncer que son général me refusait décidément toute permission…

Je te disais tout à l’heure qu’il n’y aurait plus de permission pour moi, et cela m’agace un peu, car, par je ne sais quel scrupule d’ouvrier trop consciencieux, j’aurais voulu me débarrasser de cette dernière corvée universitaire qu’est la soutenance, et depuis six semaines je joue un assez ridicule personnage avec tous mes rendez-vous demandés et contremandés. Mais maintenant je suis entré dans une phase de résignation stoïque : je laisse tout tomber hors la pensée de la guerre. J’envoie au diable la Sorbonne et même les permissions, et je ne veux plus faire que strictement mon métier. C’est un dur et beau métier ; et je ne donnerais pas ma place de commandant de compagnie pour toutes les sinécures de l’arrière. Ne pouvant conquérir la tranchée d’en face, j’essaie, du moins, de conquérir mes hommes : c’est passionnant ; et tout le mal qu’on se donne à sa rançon de joie. Jusqu’ici nous ne sommes pas pris dans la fournaise ; mais d’occuper la tranchée où je suis depuis trois mois suffit pour rendre la vie incertaine et précaire. Je t’écris ceci à trois heures du matin, entre deux rondes d’avant-postes, là où les grenades, les fléchettes et les balles ne cessent guère toute la nuit d’aller et venir entre les deux fronts. Plus d’une fois, en voyant emporter tout sanglant l’un de mes braves poilus, je me suis demandé comment j’étais encore intact. Mais même si je ne devais jamais connaître l’horreur sacrée de l’assaut, je me considère comme un homme mort, et j’essaie de me considérer ainsi paisiblement et sans révolte. Ce serait tout de même mélancolique de mourir sans avoir revu de chers amis comme toi[2]. Allons, n’y pensons pas. Je t’embrasse de tout cœur en pensant à la victoire française !


PIERRE-MAURICE MASSON.


  1. Petite vallée très pittoresque des environs de Fribourg en Suisse.
  2. Celui qui écrivait ces lignes émouvantes devait périr 1er 16 avril.