Lettres familières (Machiavel, trad. Périès)/3

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 444-446).

LETTRE III.

À FRANCESCO VETTORI

 MAGNIFIQUE AMBASSADEUR,

Je vous ai écrit samedi dernier ; et, quoique je n’aie rien de plus à vous dire aujourd’hui, je ne veux ; point laisser passer ce samedi sans vous écrire.

Vous connaissez notre société ; elle ressemble à une chose égarée : pauvres oiseaux effarouchés, le même colombier ne nous rassemble plus, et le délire semble en avoir saisi tous les principaux membres. Tommaso est devenu bizarre, fantasque, ennuyeux, et si avare, qu’à votre retour il vous semblera un autre homme. Je veux vous raconter ce qui m’est arrivé. La semaine dernière il avait acheté sept livres de veau, qu’il envoya chez Marione : bientôt après il trouva qu’il avait fait une trop grande dépense ; et, voulant la faire partager à quelqu’un, il se mit a mendier un convive qui voulût venir dîner avec lui. Touché de compassion, j’y menai deux personnes que je recrutai moi-même. Nous dînâmes ; et lorsqu’on en vint à faire le compte, chacun lut taxé à quatorze sous. Je n’en avais sur moi que dix : je restai donc lui en devoir quatre. Depuis ce moment, il me les redemande chaque jour ; et hier soir, il me fit presque une scène à ce sujet sur le Ponte-Vecchio. Je ne sais si vous trouvez qu’il a raison ; mais de n’est qu’une bagatelle auprès de toutes les autres choses qu’il fait.

La femme de Girolamo del Garbo est morte, et son mari est resté trois ou quatre jours étourdi comme un poisson hors de l’eau. Mais depuis il est tout ragaillardi : il veut à toute force se remarier ; et chaque soir, sur le banc de Capponi, il n’est question entre nous que de ce nouveau mariage. Le comte Orlando s’est laissé éprendre de nouveau d’un jeune garçon de Raguse, et l’on ne peut plus en jouir. Donato a ouvert une autre boutique, où il fait couver des pigeons : il court toute la journée de l’ancienne à la nouvelle, et il semble un imbécile. Il va tantôt аvec Vincenzo, tantôt аvec une béguine, tantôt avec un de ses garçons, tantôt avec un autre : toutefois, je n’ai point vu qu’il se soit encore mis en colère avec Riccio Je ne sais d’où cela provient. Quelques personnes pensent que c’est parce qu’il lui convient plus qu’un autre. Quant à moi, je ne saurais former aucune conjecture. Pier Filippo di Bastiano est de retour de Florence : il se plaint terriblement du Brancaccino, mais en général, et sans avoir articulé encore aucun fait particulier. S’il en vient la, je vous en informerai, afin que vous puissiez l’avertir.

Quant a moi, si quelquefois je ris, si quelquefois je chante, c’est que je n’ai que cette voie pour exhaler mes douleurs et mes larmes.

S’il est vrai que Jacopo Salviati et Matteo Strozzi aient obtenu leur congé, vous résiderez à Rome avec un caractère public ; et puisque Jacopo nous reste, je ne vois pas qui l’on pourrait garder de tous ceux qui sont là-bas, pour vous renvoyer : mon avis est donc que vous pourrez demeurer à Rome aussi longtemps que vous le voudrez. Le magnifique Giuliano doit bientôt se rendre dans cette ville : vous trouverez ainsi naturellement le moyen de m’être utile ; il en est de même à l’égard du cardinal Soderini. Il est donc difficile de penser que je ne puisse réussir, si mon affaire est conduite avec quelque adresse, et que je ne parvienne à être employé, sinon pour le compte de Florence, du moins pour celui du pape ou des États de l’Église ; auquel cas je devrais être moins suspect. Dès que je saurai que vous êtes à poste fixe à la cour du souverain pontife, et qu’il ne vous paraîtra pas que je doive faire d’autres démarches, j’irai vous trouver, si vous ne voyez pour moi aucun danger. J’ai l’intime conviction que si Sa Sainteté commence une fois à se servir de moi, outre le bien que j’y trouverai, je pourrai faire honneur et me rendre utile à tous ceux qui ont de l’amitié pour moi. Je vous écris ceci, non que cette affaire me tienne fort à cœur, ni que je veuille que vous vous mettiez pour moi dans l’embarras ou la dépense, ou que vous preniez mes intérêts avec trop d’ardeur, mais uniquement pour que vous connaissiez mes intentions, et que, s’il est en votre pouvoir de me servir, vous sachiez que mon unique bonheur est de vous devoir tout, ainsi qu’à votre famille, à qui ]’avoue que je suis redevable du peu que j’ai pu sauver du naufrage.

N. Machiavel.

Florence, le 16 avril 1513.