Lilia (Theuriet)/I

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É. Guillaume (p. np-17).
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I


Un clair matin de juin à l’époque où les prés ne sont pas encore fauchés, mais où les cerises mûrissent déjà. Le soleil qui vient de s’élancer au-dessus des massifs de la Tournette, crible de rayons la prairie, les vignes et les vergers qui dévalent du village d’Angon vers le lac aux eaux bleues. Une gaie lumière argente l’herbe onduleuse, glisse sur les feuilles lustrées des noyers, donne aux vignobles une verdure plus phosphorescente et aux cerises de plus vives rougeurs. Bien qu’on soit en semaine, des groupes de paysans en habits de travail flânent au long des vergers qui s’avancent en pointe vers le lac. Épars sur la rive ou attroupés à l’ombre des noyers, tous ont les yeux fixés du côté du village dont on voit les toits bruns fumer parmi les arbres. Leurs regards observent curieusement une grande maison savoyarde, moitié ferme, moitié château, qui dresse à gauche du chemin ses grises tourelles carrées, et abrite de sa toiture en auvent une galerie à balustres dont les piliers s’enguirlandent de plantes grimpantes. Les croisées de ce logis d’honnête apparence sont fleuries de géraniums cramoisis et s’ouvrent toutes sur le paysage du lac. Un large escalier de pierre met la galerie en communication avec les allées du verger, et sur cet escalier paraît un jeune garçon svelte et alerte. Il descend lestement les marches. À sa vue, une rumeur se produit dans les groupes :

— Le voici !

Le jeune homme, qui a nom Mauricet et qui est le fils aîné du seigneur, chemine d’un pied leste à travers les arbres du clos, tenant d’une main son arbalète et portant ses flèches en sautoir. Bientôt il arrive à proximité des paysans qui l’accueillent avec une respectueuse cordialité. Les hommes ôtent leur chapeau, les femmes font la révérence. Mauricet est un gars de vingt cinq ans, à la taille élégante et robuste, à la mine fière et avenante, à l’œil bleu perçant et sûr comme celui des gerfauts qui planent dans la montagne. Ses cheveux châtains bouclent autour de son cou et de fines moustaches retombent sur ses lèvres souriantes et charnues. Les filles le voient souvent dans leurs rêves et les garçons l’admirent pour son courage intrépide et son adresse d’archer.

— Eh bien ! Seigneur Mauricet, y a-t-il du nouveau ? demande un vieux paysan.

— Oui, mes amis, répond-il de sa voix sonore, j’ai enfin découvert le voleur qui chaque année pille nos cerisiers en été et vendange nos vignes en automne. Cette nuit, nous nous sommes regardés entre quatre-z-yeux.

— Vous l’avez vu ? s’écrient les gens.

— Comme je vous vois… Je vais vous conter la chose… Vous savez que mon père, chaque année, lorsqu’il se pourléchait déjà à l’idée de cueillir ses bigarreaux, trouvait comme vous tous, ses cerisiers dévalisés et ne récoltait que des noyaux. L’an dernier, il chargea mon frère Bastien de passer la nuit en sentinelle dans le verger, afin de guetter le voleur ; mais Bastien, qui est gros dormeur, s’assoupit vers la mi nuit, et quand, au fin matin, il rouvrit les yeux, les bigarreaux avaient encore une fois disparu. Cette année, c’est moi qui ai voulu en avoir le cœur net, et, hier soir, j’ai pris la garde. Il faisait précisément clair de lune et ma rancune contre ce mystérieux et subtil maraudeur me tenait éveillé comme un écureuil. Je m’étais perché dans l’un de nos plus gros cerisiers et j’avais entendu minuit sonner sans rien apercevoir, lorsque, tout à coup, dans la direction du lac, je vis remuer l’herbe haute et je distinguai un énorme serpent qui rampait dans la prée. Il était bien long de quatre aunes et le milieu de son corps avait la grosseur d’un jeune noyer, ses yeux jetaient des feux pareils à ceux d’une émeraude. Je ne bougeai pas, mais au moment où il s’enroulait déjà autour d’un bigarreautier, je lui décochai une flèche qui alla tout droit se ficher dans l’un de ses yeux verts. Le serpent gémit de douleur, puis se sauva du côté du lac. Aux premières blancheurs de l’aube, j’appelai mon frère Bastien ; nous constatâmes que l’herbe était tachée de sang, et suivant dans le pré les traces sanglantes, nous atteignîmes la berge du lac. Il est évident pour moi que la maudite bête a dû plonger dans l’eau, mais je la rattraperai morte ou vive et, foi de Mauricet, je vous jure que j’en débarrasserai le pays !

Un des paysans hocha la tête et objecta :

— Le lac est profond ; si bon nageur que vous soyez, vous n’y pourrez tenir longtemps… Comment ferez-vous, Seigneur ?

— J’ai envoyé Bastien quérir un bon paquet de cordes… Il m’attachera solidement sous les bras et me laissera descendre jusqu’au fin fond de l’eau.

Les paysans le regardent avec des yeux écarquillés et les plus familiers d’entre eux hasardent quelque objection :

— C’est un gros risque à courir !

— Il ne faut tenter Dieu ni le diable !

Tandis qu’ils s’émiettent en petits groupes et s’ébaubissent tout bas de la témérité de leur jeune seigneur, Mauricet sent une petite main se poser sur son épaule. Il se retourne et reconnaît une jolie fille du voisinage, Denise dont le père habite un château près de Talloires, et avec laquelle, le jeune archer est fiancé depuis la Noël. Denise a de brûlants yeux noirs, la mine coquettement éveillée. C’est une brune au corps souple, aux façons gentiment enveloppantes. Elle prend son promis par le bras et l’entraîne à l’écart, sous les noyers.

— Mauricet, murmure-t-elle, est-ce que sérieusement tu vas poursuivre cette affreuse bête jusqu’au fond de l’eau ?

— Oui bien, ma mie, je l’irai chercher dans son repaire et je lui donnerai un bon coup : cela ne traînera pas, je t’en réponds.

— C’est de la folie et, si tu m’aimes vraiment, tu ne me causeras pas un pareil souci.

— Ne te tourmente pas, mignonne, ce sera l’affaire d’une heure et je serai de retour pour midi… Tu m’attendras sur le bord avec Bastien.

— Et si tu ne revenais pas !

— Je reviendrai et je te rapporterai de là-bas quelques bijoux. Tu sais qu’on trouve des pierres précieuses au fond du lac.

— Je me moque de tes bijoux, c’est toi que je veux !… s’écrie impétueusement Denise, dont les yeux noirs deviennent humides.

Mais tandis qu’elle se dépite, Bastien arrive avec son paquet de cordes. L’opiniâtre Mauricet se fait nouer le câble sur les reins et sous les épaules, assure ses flèches dans l’étui, empoigne son arbalète, embrasse la boudeuse Denise, puis, se tournant vers Bastien :

— Toi, dit-il, attends-moi avec elle sur la berge, et quand tu verras la corde remuer, remonte-moi vivement… Au revoir, à bientôt !

Là-dessus, il se signe, se laisse choir dans le lac couleur d’azur, puis disparaît, tandis qu’au-dessus de lui, l’eau se plisse, bouillonne et décrit des cercles moirés, qui vont s’élargissant jusqu’à la rive opposée.