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Littérature dramatique - Le roi s’amuse, par M. Victor Hugo

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Littérature dramatique - Le roi s’amuse, par M. Victor Hugo

LITTÉRATURE DRAMATIQUE.

LE ROI S’AMUSE.

Le nouveau drame de M. Hugo n’appartient pas à l’histoire ; de toutes les tragédies comprises entre les années 1515 et 1547, le poète n’en a choisi aucune. Son œuvre, avec ses défauts et ses qualités, ne relève absolument que de sa libre fantaisie. De la réalité visible et saisissable, telle que nous la montrent les récits du seizième siècle, il n’a rien pris ; entre toutes les aventures du roi François Ier, que ses contemporains ont surnommé le dernier chevalier, il pouvait en adopter une, l’étudier, l’approfondir, exagérer volontairement les détails caractéristiques, négliger et laisser dans l’ombre les parties prosaïques et mesquines, indispensables dans une chronique fidèle, mais inutiles au poète qui crée, au philosophe qui juge. Il ne l’a pas voulu : il n’en a rien fait. Le sujet qu’il a traité, fable, caractères, incidens, combinaison et dénouement, est sorti tout entier de son cerveau.

Ce n’est donc pas par l’histoire qu’il faut éprouver le drame de M. Hugo. Puisqu’il n’a prétendu reproduire et développer aucun événement authentique, puisqu’il a pris au-dedans de lui-même, dans les profondeurs de sa pensée, le modèle idéal qu’il voulait copier, nous n’avons qu’une manière de le juger, et, malheureusement pour nous, cette manière unique, inévitable, en même temps qu’elle est la plus haute de toutes, est aussi la plus difficile dans ses applications. Il faut comparer le poème de M. Hugo à la pensée humaine, envisagée en elle-même et pour elle-même, dans sa plus grande généralité, c’est-à-dire dans sa vérité la plus grande. Les chroniques ne serviraient de rien, il n’y a pas songé un seul instant. Les livres seraient vainement consultés et ne répondraient pas à nos questions. Il ne s’agit ici d’aucune sorte d’imitation, si ce n’est de l’imitation d’une idée personnelle à l’auteur.

Obligés d’accepter le combat sur ce terrain mystérieux, que la réflexion la plus attentive peut seule éclairer d’un jour certain, nous devons essayer de remonter à la source première du poème que nous avons sous les yeux. Puisqu’il nous est impossible de vérifier sur les récits du passé, dans la série des faits accomplis, l’exactitude et la fidélité du poète, c’est au cœur humain lui-même qu’il faut nous adresser pour déterminer la valeur de cette œuvre nouvelle.

La fable inventée par M. Hugo est d’une extrême simplicité. Pour réaliser plus sûrement la méthode philosophique à laquelle je me suis arrêté, je la dégagerai pourtant des rares accessoires qui compliquent l’effet scénique. À mes yeux tout le drame se réduit à trois acteurs : un roi, une jeune fille, un père. Eux seuls occupent le premier plan, c’est à eux que se rapporte l’action tout entière ; les autres personnages ne jouent qu’un rôle subalterne et secondaire. Au premier acte, nous avons le roi au milieu de sa cour, hautain, insouciant, amoureux de plaisir et d’aventures, libertin sans passion, trouvant bons tous les moyens qui mènent à l’accomplissement de ses désirs effrénés, mettant les sens bien au-dessus du cœur, foulant aux pieds tout ce qui peut contrarier ses caprices. Au second acte, c’est un père qui n’a d’autre consolation, d’autre bonheur au monde que la candeur et la beauté de sa fille, qui se réfugie en elle comme dans un asile inviolable et sacré, qui repose ses yeux sur son front et trouve dans ses regards une joie sans cesse renouvelée. Au troisième acte, la lutte s’engage entre le père et le roi. Le roi a flétri la jeune fille de ses impures caresses, il a mis en lambeaux sa ceinture pudique : il a jeté dans son lit, comme une folle courtisane, une vierge sans défense, et qui se confiait à ses sermens. Le père vient redemander sa fille, et ne trouve plus qu’une enfant perdue sans retour, honteuse de son crime, mais chérissant, malgré sa honte, celui par qui elle est coupable : le père jure de se venger. Au quatrième acte, nous retrouvons le roi, oubliant dans la débauche les plaisirs de la nuit dernière, éteignant dans le vin et sous les baisers d’une fille de joie les remords d’une conscience importune. Le père montre à sa fille le nouveau crime de son amant, et, après avoir vainement essayé de l’en détacher, la renvoie, pour consommer sa vengeance. Il a payé un brave qui doit lui livrer, le soir même, le cadavre du roi. La sœur de l’assassin, celle-là même qui tout à l’heure prodiguait les caresses au royal débauché, intercède pour lui. Le brave, fidèle à sa parole, veut gagner son argent, et refuserait son salaire s’il ne livrait une victime. La jeune fille revient, déguisée en homme ; elle comprend le danger, et, pour sauver les jours du roi, vient s’offrir au poignard du brave. Au cinquième acte, le père est seul avec sa victime. Il se croit vengé, il savoure à longs traits sa joie cruelle, il apostrophe le cadavre qu’il a payé, et qui doit expier le déshonneur de sa fille. Peu à peu sa joie s’exalte jusqu’au vertige, il veut compter les blessures de son ennemi, il veut baigner ses mains dans son sang glacé, sourire et insulter à ses lèvres livides et muettes. Il découvre le cadavre et reconnaît sa fille.

Telle est, réduite à sa simplicité idéale, à ses proportions, à sa logique primitives, la nouvelle tragédie de M. Hugo. Il est permis de conjecturer qu’elle a dû d’abord se présenter à sa pensée sous cette forme élémentaire ; personne à coup sûr ne voudra contester qu’il n’y eût là toute l’étoffe nécessaire pour la composition d’un poème dramatique.

Cet embryon, que nous avons essayé de décrire avec la plus rigoureuse précision, s’est développé progressivement dans le cerveau du poète. Cette fable qui, aux premiers momens de la conception, n’était que possible, il a fallu la rendre probable, et pour cela l’imagination a dû appeler à son aide les incidens et les acteurs subalternes. Elle a dû, avant tout, baptiser les trois idées qu’elle voulait mettre aux prises. Elle a nommé le roi, François Ier ; la jeune fille, Blanche, et le père, Triboulet. Une fois ces trois noms trouvés, le baptême des autres acteurs s’est fait de lui-même : M. de Cossé, M. de Vermandois, M. de Pardaillan, M. de Brion, M. de Pienne ; peu importe, vraiment, le catalogue de tout ce troupeau de courtisans ; qu’il nous suffise de savoir que ceux-là servent de meubles aux antichambres du Louvre. Le brave, s’appelle Saltabadil, et la fille de joie, Magdelonne. Le lieu de la scène, vous le connaissez. Pour le premier acte, c’est le Louvre ; pour le second, le carrefour Bussy, où loge Triboulet ; pour le troisième, encore le Louvre ; pour le quatrième, le cabaret à double fin, demeure habituelle de Saltabadil et Magdelonne ; pour le cinquième, le quai de Notre-Dame.

Avant d’entamer la discussion individuelle des caractères, je veux poursuivre l’énumération des épisodes qui ont successivement compliqué la fable primitive. Ces épisodes sont la malédiction de Saint-Vallier contre François Ier et Triboulet, l’enlèvement de Blanche par les seigneurs de la cour, qui bandent les yeux de son père, et lui font tenir l’échelle en lui persuadant qu’il s’agit de madame de Cossé, les aveux de Blanche à Triboulet, et enfin le déguisement de Blanche, qui s’explique par le voyage qu’elle doit faire à Évreux, selon l’ordre de son père.

J’aborde maintenant les caractères pris en eux-mêmes ; car, en conscience, je ne vois pas quel profit la critique peut retirer de l’analyse d’un poème dramatique, scène par scène. C’est une banalité vulgaire et très-inutile.

Pour le roi, je l’accepterai volontiers, surtout au début de la pièce. Il est frivole, insolent, luxurieux, bavard, épris de lui-même, effronté, vantard. C’est bien ; mais avec l’impatience qu’on ne peut manquer de lui supposer, il a tort d’écouter sans l’interrompre, et jusqu’au bout, l’admirable harangue de Saint-Vallier. Ce morceau d’éloquence, vrai chef-d’œuvre de poésie, a d’ailleurs l’inconvénient très-grave d’être placé dans la bouche d’un acteur qui ne reparaît plus. Et puis, est-il probable que Saint-Vallier, conspirateur vulgaire, engagé à l’étourdie dans la trahison du connétable, ait eu cette hauteur de sentimens ? Est-il croyable, avec le caractère que lui attribue l’histoire, qu’il ait regretté l’honneur de sa fille, et qu’il eût donné sa tête pour sauver sa virginité ? Cette vertu d’airain était-elle à l’usage du père de Diane ? Il est au moins permis d’en douter.

Que François qui, toute sa vie, n’a vu, dans son métier de roi, dans la guerre, dans le gouvernement, dans la diplomatie, que le plaisir des aventures, aille, la nuit, faire la cour à une petite bourgeoise, je le veux bien ; que, fatigué des caresses mercenaires des grandes dames du Louvre, il se soit résigné aux baisers d’une vilaine, c’est tout simple. Mais, au moins, doit-il savoir qui elle est. Il ne peut pas ignorer qu’elle est la fille de son fou, et dans ce cas, comment ne prend-il pas de lui-même le parti de la faire enlever, puisqu’il en a les moyens, sans attendre que la complaisance des courtisans lui amène sa proie ? Il pourrait se hasarder chez un inconnu ; mais chez un homme qui le voit tous les jours, est-ce probable ?

L’expression de l’amour paternel, chez Triboulet, est admirable d’élan, sublime dans ses caresses ; peut-être faut-il y blâmer parfois la sensualité des images, qui ressemble trop à l’amour d’un sexe pour l’autre, et des puérilités de tendresse qui ne conviennent guère qu’à l’amour d’une mère. Mais ce magnifique développement de l’amour paternel, convenait-il de le placer dans le cœur de Triboulet ? était-ce bien là le sanctuaire qu’il fallait choisir pour cette pure et ineffable affection ? Et à supposer que le poète l’eût choisi entre tous pour représenter, sous sa forme la plus parfaite et la plus vive, ce sentiment spécial, était-il nécessaire de faire contraster la beauté de l’ame avec la difformité du corps ? Qui voudra croire à cette fille si belle, née d’un père si repoussant ?

Je vais plus loin : Triboulet, avili par la domesticité de sa profession, est-il capable de cette poétique et profonde mélancolie qui rappelle les pensées de Pascal et les poèmes de Byron ? Je conçois très-bien la misanthropie de Didier, très-bien celle de Hernani ; un jeune homme studieux, compagnon journalier des jeunes seigneurs de la cour de Louis xiii, un grand d’Espagne, réduit au brigandage par la proscription, peuvent avoir, sur la misère humaine, sur le néant des grandeurs, l’instabilité des plus hautes fortunes, des idées amères et sombres ; mais Triboulet, un fou de cour, qui porte un collier, comme un chien, vêtu aux frais du roi, comme un laquais, peut-il atteindre, sans choquer la vraisemblance, à cette sublime tristesse ? n’a-t-il pas dû souvent servir de pourvoyeur à la couche royale ? n’a-t-il pas dû s’accoutumer de longue main aux débauches de son maître, comme à l’air qu’il respire ? Quand les plus grands noms de la monarchie afferment au libertinage du prince la jeunesse et la beauté de leurs sœurs, de leurs femmes et de leurs filles, est-il probable que Triboulet demeure seul vertueux, pur, fier, impitoyable ? qu’il résiste à l’exemple et le flétrisse de ses mépris ? Si cela est, il ne lui reste qu’un parti, le suicide.

Mais comme il est écrit que le poète dispose à son gré de l’espace, du temps, je pardonnerais volontiers à M. Hugo cet anachronisme flagrant. Il peut se moquer des dates : il en est bien le maître. Que Triboulet soit vertueux et pur, à la bonne heure ! Comment admettre la cruelle mystification dont il est victime, à laquelle il donne les mains si naïvement ? comment croit-il aider à l’enlèvement de madame de Cossé ? n’y a-t-il pas chez lui un secret instinct pour l’avertir qu’il est près de sa fille ?

Une fois la donnée admise, il n’y a rien à dire à la colère de Triboulet ; quand après avoir épuisé la menace et l’insulte, il descend jusqu’à la prière, et que s’adressant à Marot il lui dit :

Marot, tu t’es de moi bien assez réjoui.
Si tu gardes une âme, une tête inspirée,
Un cœur d’homme du peuple, encor, sous ta livrée,
Où me l’ont-ils cachée, et qu’en ont-ils fait, dis ?
Elle est là, n’est-ce pas ? oh ! parmi ces maudits,
Faisons cause commune, en frères que nous sommes,
Toi seul as de l’esprit dans tous ces gentilshommes,
Marot, mon bon Marot ! — Rien ! quoi rien !

et qu’il ajoute, en se tournant vers les seigneurs :

Depuis bien des années,
Je suis votre bouffon ! Je demande merci ! —
Grâce ! ne brisez pas votre hochet ainsi, —
Vraiment, je ne sais plus maintenant que vous dire.
Rendez-moi mon enfant, messeigneurs, rendez-moi
Ma fille, qu’on me cache en la chambre du roi !

Mon unique trésor ! — Mes bons seigneurs ! par grâce !
Qu’est-ce que vous voulez à présent que je fasse !
Sans ma fille ! .............
..................
Ah Dieu ! vous ne savez que rire ou que vous taire !
C’est donc un grand plaisir de voir un pauvre père
Se meurtrir la poitrine, et s’arracher du front
Des cheveux que deux nuits pareilles blanchiront !

La critique perd ses droits et se résigne aux larmes et à l’admiration ; une pareille douleur, si noblement exprimée, légitime la cruauté de la vengeance.

Les aveux et la confusion de Blanche produiraient une émotion plus sûre, et surtout plus chaste, si le repentir était moins près de la faute, si la pensée ne se reportait involontairement vers le théâtre même de la séduction.

La maison sans nom et sans chiffre, où le roi vient faire débauche, a le double inconvénient de blesser la pudeur des femmes et de paraître fort innocente à l’esprit sévère des spectateurs. Les manières de Magdelonne disent assez ce qu’elle vaut, et d’ailleurs son frère a pris soin de l’expliquer au second acte ; mais il semblerait tout naturel que le roi la prît au moins sur ses genoux : il est bien entendu que cette remarque n’est pas un conseil. Je ne crois pas qu’on doive bannir les courtisanes de la scène ; mais le vice ne devient poétique que par l’entraînement et l’énergie : mesquin et timide, il n’est que vulgaire. La substitution de Blanche au roi serait une chose toute simple dans un imbroglio espagnol, dans une de ces hardies comédies de cape et d’épée, où les incidens se pressent et se multiplient comme les épis dans un champ doré. Mais dans une fable aussi claire, aussi limpide, elle fait tache et pousse à l’incrédulité. Je conçois que le désespoir fasse désirer la mort à cette pauvre fille. La mort ! puisqu’elle n’a plus rien à espérer. Mais qu’elle veuille sauver l’homme qui la trompe si indignement, c’est aller trop loin. Elle peut se tuer, le regretter en mourant ; mais le sauver au prix de ses jours ! un pareil sacrifice est improbable.

J’arrive au dénouement. Triboulet est seul avec le cadavre. Il va le jeter en Seine. Avant d’abandonner sa victime, il lui prodigue l’insulte et la raillerie, il l’accable d’épithètes injurieuses et flétrissantes, il lui demande compte de sa royauté si puissante pour le crime, si impuissante à la défense ; il se réjouit à la pensée que le roi n’est plus rien, il lui reproche son néant, il foule aux pieds la pourpre et la couronne qu’il a souillées de sang. Mais ne devrait-il pas découvrir tout d’abord la face de son ennemi pour lui cracher au visage ? La haine qui se venge si cruellement ne doit-elle pas souhaiter la vue de sa victime ?

Quoi qu’il en soit, j’admire le monologue jusqu’au moment où la philosophie purement humaine fait place à la philosophie politique. Triboulet père tendre, poète sublime, je le comprends ; mais Triboulet publiciste, homme d’état, diplomate, je n’y crois pas.

J’espère avoir prouvé très-clairement ce que j’ai dit en commençant, à savoir que le drame de M. Hugo n’appartient pas à l’histoire, et ne relève que de sa libre fantaisie. Cependant, bien que l’action tout entière soit inventée, la critique a le droit, après avoir accepté ou discuté franchement la vérité humaine des caractères, supérieure pour le poète à la vérité historique, de lui demander compte du cadre qu’il a choisi. Puisqu’il a nommé le roi François Ier, il doit savoir ce que signifie ce baptême, et ne pas reculer devant les conséquences inévitables qu’il emporte avec lui. Il faut donc qu’il se résigne à faire entendre sur la scène, occupée par sa fable et ses acteurs, le retentissement prochain ou lointain, rare ou fréquent, selon son gré, des événemens réels accomplis dans l’époque indiquée par lui-même comme étant celle où se passe l’action de son poème. Qu’il dédaigne, comme matière poétique, les batailles et les siéges, toute la vie politique et militaire du seizième siècle ; qu’il circonscrive tous les élémens scéniques dans le cercle précis de la vie privée : jusque-là tout est bien, tout est littérairement légitime. Mais, pour dater une pièce, il ne suffit pas du costumier, du décorateur et de quelques noms consignés aux pages de Mézerai ou de Sismondi. Un poète qui prend son art au sérieux, et M. Hugo est du nombre, ne peut se contenter d’une indication aussi superficielle ; il doit graver plus avant au front du temple qu’il vient de construire non-seulement son dessein direct et visible, celui que la foule saisit, mais encore, pour les esprits sévères, le sens mystérieux, le sens symbolique. Puisqu’il s’agit de François i, et non pas d’un autre, le poème doit être la vivante expression des mœurs et des passions de son temps.

Or, à quelles conditions cette loi poétique peut-elle s’accomplir ? N’est-il pas indispensable que l’œil rencontre, à de certains intervalles, des signes irrécusables de la date assignée par l’auteur à l’action qu’il invente et qu’il déroule devant les spectateurs ? Derrière l’idéalisation d’un siècle traduit et résumé en une action réelle ou possible, il doit toujours y avoir une idée philosophique ; la beauté du rhythme et des images ne sera que l’enveloppe plus ou moins éclatante où se cache ce dessein, qui, pour être voilé, n’en est pas moins réel. Si le poète interprète à sa manière un siècle donné, nous ne pouvons accepter l’interprétation qu’il propose sans avoir préalablement reconnu les temps et les lieux.

Je crois donc que M. Hugo a eu tort de violer cette loi, selon moi fondamentale. Au Louvre, on devait se souvenir de Marignan ; les courtisans devaient s’entretenir de Charles-Quint ; les envieux se railler de l’échec du roi dans l’élection impériale ; les fats se vanter de leurs dépenses au camp du drap d’or, les intrigans raconter les projets du cardinal Wolsey ; l’Espagne et l’Angleterre devaient se trouver sur toutes les lèvres. Puisque M. Hugo nous mène à la cour, je ne vois pas pourquoi il nous fait grâce des caquets et des médisances où les plus grands événemens se mêlent parfois, à la cour surtout. Dans les trente années de ce règne, glorieux selon les femmes et les romanciers, très-inutile et très-ridicule selon les penseurs, il a sans doute préféré une date plutôt qu’une autre. Mais laquelle ? Il serait très-difficile de la deviner : de Louise de Savoie, de Semblançay, du connétable, de Lautrec, il n’est pas dit un mot : de la bataille de Pavie, de la captivité de Madrid, rien : de la triple rivalité de Charles-Quint, de Henri viii et de François Ier, il n’y a pas trace, si minime qu’elle soit ; le voyage imprudent de Charles d’Espagne, les conseils malheureux de Montmorency, les intrigues d’Anne de Pisseleu, depuis duchesse d’Étampes, auraient pu servir à marquer nettement la date préférée par M. Hugo. Je suis très-disposé à passer condamnation sur les amours libertins de François Ier ; mais entre Diane de Poitiers, la comtesse de Chateaubriand et la belle Féronnière, il y a des distances assez précises pour qu’on ne les néglige pas.

En faisant ces remarques, dans toute la sincérité de notre conscience, nous n’avons pas l’intention de continuer et de soutenir les doctrines littéraires professées avec éclat, de 1824 à 1828, par un homme éminent et habile, mais selon nous complètement fausses. Nous n’avons jamais cru, comme le critique ingénieux aujourd’hui engagé dans la vie politique, que l’histoire, dans sa réalité, était supérieure à la poésie ; nous avons, pour les restitutions de M. Ludovic Vitet, une haute estime ; nous admirons sa patience curieuse, son savoir, son adresse. Mais nous ne prendrons jamais les États de Blois pour un poème dramatique.

Non, quand nous insistons auprès de M. Hugo pour qu’il encadre ses drames dans les événemens accomplis au siècle qu’il choisit, nous ne prétendons pas lui imposer l’histoire, et l’obliger à être complet dans le sens littéral et didactique du mot. Il n’y a que les chroniques représentées devant la cour d’Élisabeth qui prennent un siècle tout entier et le découpent en actes et en scènes comme un événement unique. Elles ont pu le faire impunément ; mais le temps est passé pour ces hardies tentatives que le génie absout, et ne doit plus revenir. Si le joyeux braconnier de Strafford a pu, sans blesser ses contemporains, traduire sur la scène les biographies de Plutarque et les récits de Hollinshed, ce n’est pas une raison pour recommencer la même tâche, deux siècles plus tard. Et si l’on adopte un événement unique, je ne crois pas non plus qu’il faille suivre à la trace la parole de l’historien ; car l’histoire et la poésie sont deux choses distinctes, et n’ont pas les mêmes droits. Tacite lui-même, grand peintre, grand philosophe, grand poète, dans ses annales et ses histoires, n’aurait pas envisagé la biographie romaine de même façon, si Rome avait eu un théâtre national, et s’il eût voulu lutter avec Sophocle au lieu de lutter avec Thucydide. Il aurait étudié d’un autre œil Tibère et Néron, Claude et Agrippine.

Mais je ne puis pas amnistier les omissions volontaires de M. Hugo. À l’exception de Marot et de Saint-Vallier, il n’y a rien dans son nouveau drame qui précise les dates. Je n’approuve pas, en général, l’intervention des artistes et des savans sur la scène. Pourtant, les intimes amitiés de François Ier avec les frères Dubellay, avec Rabelais, avec Primatice et Léonard, avec Jean Goujon et Benvenuto, relevaient le caractère frivole du roi, et l’élégance de ses goûts faisait pardonner la légèreté de ses mœurs. Il lui est arrivé de songer à briser toutes les presses de son royaume, mais il a passé des journées entières avec Henri Estienne, Lascaris et Budée. C’était là encore un moyen de préciser les dates. Un roi qui se plaisait aux doctes entretiens de Jacques Cholin et de Pierre Duchatel, qui rivalisait avec Léon x pour la protection des arts, un tel roi pouvait se plaire aux vulgaires débauches. Mais il y a plus que de la partialité à supprimer dans la peinture de son caractère toutes les habitudes honorables qui rachetaient ses mauvais penchans.

Bien que la pièce toute entière de M. Hugo soit consacrée au développement de l’amour paternel, il était important de dessiner les lignes du paysage et de l’horizon. Cet horizon, c’est le seizième siècle de France, et dans le seizième siècle, c’est la première moitié. Au lieu de poursuivre l’émancipation de la royauté sur le plan de Louis xi, l’amant de Diane s’entête aux folles aventures de Charles viii et de Louis xii. Louis xi aurait trouvé la partie belle entre un empereur avare, égoïste et rusé, et un roi luxurieux, ergoteur, théologien, vaniteux, sanguinaire et despote jusqu’au vertige. François Ier, en substituant les plaisirs et les chances de la guerre aux résultats plus sûrs de l’administration et de la diplomatie, a retardé d’un siècle l’œuvre commencée à Plessis-les-Tours, et que Richelieu devait achever pour Louis xiv.

Or on ne peut rien soupçonner de tout cela dans le nouveau drame de M. Hugo. C’est un mérite mesquin de le savoir ; le premier livre venu peut l’enseigner à l’esprit le plus médiocre : il eût été digne d’un beau génie de poétiser ces vérités.

Après la fable, les caractères et l’histoire, il nous reste à examiner le style de la pièce. On le sait, depuis dix ans M. Hugo n’a pas innové moins hardiment dans la langue que dans les idées et les systèmes littéraires. Il a imprimé aux rimes une richesse oubliée depuis Ronsard, au rhythme et aux césures des habitudes perdues depuis Régnier et Molière, et retrouvées studieusement par André Chénier. Au mouvement, au mécanisme intérieur de la phraséologie française, il a rendu ces périodes amples et flottantes que le dix-huitième siècle dédaignait, qui avaient été s’effaçant de plus en plus sous les petits mots, les petits traits, les petites railleries des salons de madame Geoffrin. L’éclat pittoresque des images, l’heureuse alliance et l’habile entrelacement des sentimens familiers et des plus sublimes visions, que de merveilles n’a-t-il pas faites ! Nul homme parmi nous n’a été plus constant et plus progressif ; la voie qu’il avait ouverte, il l’a suivie courageusement sous le feu croisé des moqueries et du dédain. D’année en année, il révélait une face nouvelle de son talent, et en même temps un nouvel ordre d’idées. Ç’a été d’abord ce qu’il appelle, avec une grande justesse, de la poésie de cavalier. De 1822 à 1827, il a soutenu poétiquement l’opinion légitimiste. Puis, les hommes et les choses se renouvelant autour de lui, il a changé son point de vue. Il a écrit la Fête de Néron et Cromwell. Les Orientales et Notre-Dame, Hernani, Marion, les Feuilles d’Automne, ont marqué dans la carrière des pas glorieux et de nouvelles conquêtes. Chacun de ces ouvrages signale un perfectionnement très-sensible dans l’instrument littéraire ; mais tous, pourtant, sont empreints d’un commun caractère ; ils procèdent plutôt de la pensée solitaire et recueillie, écoutant au-dedans d’elle-même les voix confuses de la rêverie et de l’imagination, que d’un besoin logique de systématiser, sous la forme épique ou dramatique, les développemens d’une passion observée dans la vie sociale, ou d’une anecdote compliquée d’incidens variés. En planant sur le vieux Paris du quinzième siècle, M. Hugo retrouve les mêmes inspirations lyriques qu’au moment où il s’abat sur Sodome et Gomorrhe, endormies nonchalamment dans leurs impures débauches : au tombeau de Charlemagne, à la cour de Charles-Quint ou de Louis xiii, parmi les têtes rondes groupées autour du Protecteur, son génie s’abandonne aux mêmes effusions qu’en racontant la mort d’une jeune fille dans les fantômes. Dans le roman, dans le drame, comme dans l’ode, il est toujours le même. Il lui faut des contrastes heurtés, qui fournissent au développement stratégique de ses rimes, de ses similitudes, de ses images, de ses symboles, de magnifiques occasions, de périlleux triomphes.

Or, le style envisagé sérieusement, qu’est-ce autre chose, au-delà du premier travail que la pratique et le métier ont bientôt épuisé, qu’est-ce autre chose que la pensée elle-même, avec ses habitudes familières et quotidiennes, avec ses nugæ poeticæ, ses caprices, ses enfantillages ; ses austères mélancolies, ses boutades, ses colères, ses accès de paresse ou de folle joie, ses promenades sans but, ses haltes sans fatigue et sans dessein ?

Pour le maniement de la langue, M. Hugo n’a pas de rival ; il fait de notre idiome ce qu’il veut ; il le forge et le rend solide, âpre et rude comme le fer, il le trempe comme l’acier, le fond comme le bronze, le cisèle comme l’argent ou le marbre ; les lames de Tolède, les médailles florentines ne sont pas plus acérées ou plus délicates que les strophes qu’il lui plaît d’ouvrer.

Mais ce constant amour de la langue et de la poésie pour elle-même, cette fidèle prédilection pour la description de la nature extérieure, ou le déroulement des pensées personnelles, répugne, on le conçoit sans peine, au récit des aventures, à l’expression intime et simple de la passion. Dans le roman, elle multiplie les paysages au point d’absorber et d’éteindre les personnages, comme dans les compositions bibliques de Martin. Dans le drame, elle ramène à de fréquens intervalles, souvent même en présence des interlocuteurs les plus importans, au milieu d’une scène active, les monologues, partie intelligible, utile, indispensable au théâtre, mais à une condition expresse, qui s’appelle la nécessité. Les monologues nécessaires sont brefs et rares. Quand un homme pense tout haut, cause avec lui-même, comme il se comprend à demi-mot, il n’a pas besoin d’achever l’idée commencée, il se dit quelques phrases courtes, mais pleines et significatives. Il peut s’exalter par la méditation, et se laisser entraîner aux plus hautes visions de la poésie. Mais alors même il doit encore conserver une parole simple, sobrement imagée. Or, les habitudes lyriques de M. Hugo ne se résignent pas au sacrifice que le drame exige impérieusement.

Dans le Roi s’amuse, comme dans Cromwell, dans Hernani, et Marion, M. Hugo s’est laissé aller à des mouvemens poétiques magnifiques en eux-mêmes, mais hors de place à la scène. Don Ruy, le marquis de Nangis et le comte de Saint-Vallier récitent d’admirables pensées, mais insistent avec une prédilection marquée sur des développemens lyriques très-convenables dans les strophes d’une ode et superflus au théâtre, quand ils ne ralentissent pas l’action. Dans le drame, la poésie lyrique, explicite, officielle, souveraine, a des inconvéniens bien plus graves que dans le roman Quand le poète parle en son nom, même en racontant, il peut impunément broder sa parole et sa pensée, y semer les arabesques, les fleurs, les rosaces, les mascarons ; il la peut faire brillante et variée comme un tapis de Smyrne, il peut la découper en trèfles mauresques, en dentelles, comme les palais de Grenade ou de Venise. Le lecteur est patient, curieux, complaisant. Mais le spectateur aime qu’on se presse. Il veut les développemens, mais nombreux, successifs, hâtés. Les plus belles odes ne valent pas pour lui un mot parti du cœur, un cri échappé des entrailles. Les plus riches et les plus coquettes images lui donnent moins de plaisir qu’une exclamation énergique, qui glace le sang et fait dresser les cheveux.

La poésie lyrique au théâtre peut bien être une fête de cour, un délassement de lettrés, d’oisifs, de philosophes ou de sophistes ; mais une fête populaire, une fête pour la foule, chez qui le cœur domine le cerveau, ne l’espérez pas ! Sous le ciel même de l’Attique, chez ce peuple bavard et médisant, qui reconnaissait l’accent d’une marchande de figues et s’arrêtait pour la railler, Sophocle avait relégué l’ode dans la strophe et l’antistrophe des chœurs. Mais Clytemnestre, Électre, Égisthe, Agamemnon, parlent avec une simplicité aussi nue que les héros du Pentateuque. Le poète grec et le poète hébreu sont poètes à leur aise, mais seulement quand le dialogue est terminé. Quand l’ode commence, c’est que l’épopée ou la tragédie a terminé son rôle, le prophète et le prêtre interviennent. Car, on le sait, le chœur dans le drame antique représente la volonté des dieux.

Eh bien ! Didier, Hernani, Triboulet, Saint-Vallier, prennent trop souvent la parole comme il conviendrait au chœur antique. Quand le fou de François Ier passe la main dans les cheveux de sa fille, au lieu de lui peindre en paroles éclatantes, en images lyriques, le bonheur et les angoisses de sa tendresse, il devrait lui adresser quelques paroles inquiètes et simples, l’importuner de questions, la couvrir de larmes et de baisers.

C’est pourquoi M. Hugo, bien qu’il rappelle parfois dans son style les meilleures pages de Cinna et des Femmes savantes, est et demeure poète lyrique ; c’est pourquoi il doit briser violemment ses habitudes, s’il veut continuer d’écrire pour le théâtre.


Gustave Planche.