Littérature dramatique - Louis XI – Teresa
La tragédie est morte la semaine dernière après une longue et pénible agonie. Nous avons eu, à trois jours de distance, Louis xi et Teresa : c’est une bonne fortune pour la critique qu’un pareil évènement ; c’est une occasion singulièrement propice pour discuter et résoudre la question qui s’agite depuis bientôt quinze ans ; car les attaques dirigées contre les vieilles lois du Théâtre-Français par Diderot et Mercier étaient demeurées comme non avenues jusqu’à la chute de l’empire. Le Mariage de Figaro avait déplacé la controverse, en substituant le problème social au problème littéraire. En prenant son art du même côté qu’Aristophane, en faisant de la comédie une arme politique, il avait rejeté dans l’ombre toutes les arguties de l’école. Au moment où Beaumarchais préludait à Mirabeau, où le comte Almaviva offrait à toute la noblesse étonnée un exemple et une leçon terribles, on ne songeait plus guère aux querelles d’académie, aux préceptes de collège. Plaute et Térence, Molière et Regnard, Corneille et Racine, n’avaient rien à faire dans le combat qui s’engageait.
Les premières années de la restauration, en imposant à la France de nouvelles relations politiques, ont vu naître le goût des innovations dramatiques. Depuis 1784 jusqu’en 1816, l’histoire du théâtre n’offre absolument rien qui mérite d’être mentionné. Il s’est rencontré sans doute des hommes d’un talent élevé, tels que Picard et Alexandre Duval ; mais le Tyran domestique et la petite Ville n’ont pas, à proprement parler, de valeur historique. Ces deux comédies, qui représentent assez complètement les intentions et la puissance de leurs auteurs, ne signifient rien de nouveau et de personnel. On n’y aperçoit l’avènement d’aucune manière inattendue, d’aucun style spécial. Duval et Picard ont essayé, selon leurs forces, de continuer Molière et de le modifier ; mais ils n’ont pas prétendu le détrôner et lui succéder.
Quant aux tragédies de l’empire, je n’ai qu’un mot à en dire. Je les estime à l’égal des couplets de la restauration. Des deux côtés et à tout propos, c’est la même platitude et la même parodie. Je ne fais aucune différence entre M. Arnault et M. Brazier.
Je reviens à Louis xi, et je commence par un aveu qui a tout l’air d’un paradoxe ou d’une mauvaise plaisanterie, mais qui cependant résume littéralement toute ma pensée : je voudrais de tout mon cœur que la tragédie de M. Delavigne fût détestable. J’ai besoin, pour me faire comprendre et pour donner à ma parole toute la gravité que je lui veux, d’appeler à mon secours l’analyse grammaticale. Si Louis xi était détestable, il posséderait au moins un privilége que je lui refuse, celui d’être. Or, je crois pouvoir prouver facilement qu’il n’est pas.
Quel sujet M. Delavigne a-t-il choisi ? Est-ce la vie entière du roi ? Mais les deux mille vers que nous avons entendus n’embrassent guère en apparence plus de quinze jours. Est-ce un épisode important de son règne ? Mais, à travers les cascatelles coquettes des alexandrins académiques, j’ai vainement cherché l’ombre ou le retentissement d’un évènement, si petit qu’il fût. Depuis sept heures du soir jusqu’à onze heures, mon attention ne s’est pas un seul instant ralentie. Mon oreille et mon cerveau ont toujours été sur le qui vive ; et puis assurer qu’il n’a pas été question une seule fois de Montlhéry ou de Péronne. Des relations diplomatiques de Louis xi, si fines, si délicates, si tortueuses et si multipliées, il n’en est pas dit un mot. Je m’assure en toute sécurité de conscience que les pensionnaires de Saint-Denis ou d’Écouen, qui ont entre les mains Leragois, Millot ou Anquetil, en savent aussi long sur Louis xi que la tragédie de M. Delavigne. Je crois même pouvoir affirmer que les trois sources vulgaires d’éducation, que je viens d’indiquer, sont infiniment plus instructives et plus animées que le poème prétendu que j’ai entendu jeudi dernier.
Qu’est-ce donc que la tragédie de M. Delavigne ? Puisqu’elle n’est ni biographique comme le Roi Jean, ni dramatique comme le Roi Lear, puisque ce n’est ni le développement d’une idée une et féconde comme dans Cinna ou dans Mithridate, puisqu’on ne saurait y retrouver ni les rapides incidens de Calderon, ni les mouvemens pathétiques de Shakespeare, ni la simplicité antique de Sophocle ou de Racine, serait-ce par hasard une savante analyse du caractère de Louis xi ? M. Delavigne a-t-il déployé dans cette nouvelle œuvre une sagacité poétique, qui défie tous les historiens à venir ? Ne devons-nous plus regretter la maladresse du secrétaire qui nous a privés de l’histoire de Louis xi par Montesquieu ? Le poète tragique a-t-il deviné la pensée du publiciste ? L’a-t-il dépassée et agrandie ? Ou bien faudra-t-il dire de lui ce qu’on a dit de M. de Jouy, lorsqu’il nous a gâté le magnifique dialogue d’Eucrate et de Sylla ? Est-ce une étude profonde et pénétrante de l’âme despotique et bourgeoise du roi, qui a commencé si habilement l’émancipation de la loyauté, et qui a servi de prologue et de modèle à Louis xiv ? Mon Dieu ! ce n’est rien de tout cela. À mesure que je multiplie les questions, mon embarras redouble, et je ne sais que penser.
Cependant la marche de la pièce est on ne peut plus simple. Le sujet, car il en faut bien un, quel qu’il soit, pourrait bien être le jeune duc de Nemours, celui même qui a reçu sous l’échafaud le sang de son père, que Louis xi avait fait habiller de blanc et parer comme pour une fête, pour qui Voltaire, au milieu de ses froides et mesquines railleries, a trouvé des larmes vraies et chaudes, qui a senti pleurer sur ses joues la tête de son père. Ce jeune prince que je prendrai, si vous le voulez bien, pour le héros de la tragédie, est amoureux comme on l’est à son âge d’une jeune fille élevée à la cour du roi, la fille de Philippe de Combles. — Marie, c’est le nom de l’héroïne, est adorée en même temps, par le dauphin qui, plus tard, fut Charles viii. Le duc de Nemours revient à la cour de France, malgré l’exil sévère qui le proscrit, sous le nom du comte de Rethel, et avec le titre d’ambassadeur de Charles de Bourgogne : dans quelle intention ? c’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer. Est-ce pour épouser Marie ? Est-ce pour tuer le roi ? Le cœur de l’amant et du fils nourrit-il à la fois ces deux projets ? Je laisse à de plus habiles à décider cette question. Pour ma part, j’inclinerais assez volontiers vers la première solution que je vous propose, et je crois que le duc de Nemours ne demanderait pas mieux que de laisser Louis xi en paix, pourvu que le roi ne l’inquiétât pas dans ses amours. Malgré l’indignation sonore dont le poète emplit sa bouche, je crois qu’il ferait bon marché de sa vengeance, s’il pouvait librement accomplir sa destinée de passion et de bonheur.
Et quel rôle croyez-vous que joue le roi dans cette affaire ? À quoi s’occupe-t-il tandis qu’un proscrit fait la cour à la fille de son premier ministre ? Il joue le rôle d’un tuteur de comédie. Il dépense toute sa ruse et toute sa pénétration à deviner les secrets d’une jeune fille. Puis quand il les a surpris, il commence à soupçonner ce qu’il n’aurait pas dû ignorer un seul instant, le vrai caractère de l’ambassadeur qu’il a reçu. Pour confirmer ses soupçons, il lui donne audience. Suit une scène empruntée au drame de M. Méli-Janin. Le dauphin relève le gant du duc de Nemours. Le duc est bientôt arrêté et enfermé, vous ne devineriez jamais où, dans la chambre même du roi. Coytier, médecin de sa majesté, donne au jeune prince qu’il chérit et qu’il protège, la clef de sa prison ; et le duc, au lieu de profiter de l’occasion qui lui est offerte pour reprendre sa liberté, abuse indignement de la confiance de son ami, et se cache dans l’alcove royale. Resté seul avec Louis xi, il saisit le moment où le vieux monarque récite ses prières, pour s’avancer sur lui un poignard à la main ; le roi demande grâce, et l’assassin consent à le laisser vivre, on ne sait trop pourquoi. Il récite bien à la vérité quelques lieux communs sur le remords et sur les misères d’une vie criminelle. Mais ce qui se comprend à peine dans le Black dwarf de W. Scott est encore plus inintelligible dans la scène dont je parle. Le roi appelle du secours, et le duc de Nemours est de nouveau arrêté.
À quoi bon poursuivre plus loin l’analyse d’une pièce qui échappe à la critique ? Le roi se meurt. Il n’est plus question de Marie ni de son amant. Les courtisans épient les derniers momens du monarque pour tramer de nouvelles intrigues, et se débitent entre eux, sur le malheur et la servitude des cours, des maximes banales qui ont traîné sur tous les tréteaux de boulevard. Tout-à-coup le roi qu’on croyait mort, se trouve n’être pas mort : il se réveille comme Argant. Il se traîne jusqu’au dauphin qui avait déjà essayé la couronne sur sa tête, il trébuche en la lui disputant, la couronne tombe à terre ; le roi chancèle et meurt. Cette fois c’est tout de bon. Avant d’expirer, il récite à son fils quelques vers sur ses devoirs de roi et de chrétien qui m’ont rappelé la Chronologie française versifiée. J’oubliais de vous dire que Marie avait obtenu de Charles viii, qui était redevenu le dauphin, la grâce du comte de Rethel ; que le roi en renonçant à la vie, en renonçant à la mort, comme il vous plaira, avait de nouveau condamné l’amant de Marie, et qu’au moment où Louis xi rend le dernier soupir, Tristan vient lui annoncer que ses ordres sont exécutés.
Vous parlerai-je des caractères groupés autour de cette action, si toutefois une pareille fable mérite ce nom ? de Philippe de Comines, ce Machiavel français, qui vient au lever du soleil écrire ses histoires, comme on fait d’une idylle ou d’une éplogue, sub tegmine fagi ? d’Olivier-le-Daim, qui, dieu merci, se mêlait d’intrigues et d’affaires, et qui, dans le Louis xi de M. Delavigne, n’est qu’un barbier vulgaire et bavard, comme tous les barbiers, si l’on excepte le Barbier de Beaumarchais ; de François de Paule, qui paraît et disparaît comme une marionnette, qui arrive au premier acte sur l’invitation expresse du roi, et qui attend pendant trois actes, avant d’être introduit ; à qui le roi demande de le guérir et de lui donner cent ans de plus, et qui lui arrache l’aveu de ses crimes en le menaçant de la colère céleste ?
Vous êtes maintenant aussi avancé qu’auparavant ; vous ne savez pas plus que moi en quoi consiste la tragédie de M. Delavigne. J’ajouterai pour compléter votre instruction, ou tout au moins pour vous mettre sur la voie, qu’il y a au premier acte une procession et un cantique ; et que le quatrième acte est orné d’une manière d’intermède en bal champêtre, parodie impardonnable de la belle chanson de Béranger que vous savez.
Vous dire à quelles sources M. Delavigne a puisé les élémens de son poème serait chose fort difficile assurément. Je vous dirai plutôt celles qu’il a négligées. Si, comme on le dit, et comme je serais tenté de le croire M. Delavigne n’a pas travaillé son Louis xi moins de quatorze ans, je ne m’étonne pas que sa tragédie réfléchisse à différens intervalles toutes les révolutions successives qui se sont accomplies au sein de la poésie dramatique ; qu’il y ait dans son poème un peu de tout, une imitation de toutes les manières ; qu’il ait emprunté une scène à Quentin, une autre à Mercier, une page à Duclos, une autre page à Méli-Janin. Quant à Comines et Jean de Troye, je puis assurer qu’il ne les a pas lus. Il n’a pas même consulté les derniers volumes de Sismondi, dont la lecture ne suppose pas une grande érudition archéologique, où il aurait trouvé de la science toute faite.
Quant au style de Louis xi, c’est quelque chose d’inouï et de merveilleux. C’est une sorte de poésie acrobatique, ou l’hémistiche, entre deux rimes qui ne sont pas toujours sœurs, exécute sans balancier les évolutions et les pas les plus variés. Mais dans ce ballet périlleux les costumes répondent à l’habileté des virtuoses. Le poète a du velours et de la soie pour toutes les idées qu’il met en œuvre. Dans Louis xi, la périphrase règne en souveraine. Le sang et le cadavre y sont ennoblis comme les chiens dévorans. Rien ne s’y appelle par son nom. La cheville est toujours placée au premier vers, mais n’est pas toujours absente du second.
Les amis de M. Delavigne, et ils sont nombreux, appelleront Louis xi un triomphe ; ils iront peut-être jusqu’à dire que c’est une leçon de haute et saine poésie ; ils citeront sa tragédie comme un modèle de bon goût, comme une habile conciliation de tous les systèmes : que la paix soit avec eux ! Ses ennemis, et il ne peut manquer d’en avoir, puisque tous les grands succès portent leur peine avec eux, ses ennemis diront que la représentation de jeudi dernier est une défaite ; et ils auront bien quelque apparence de raison ; car, sur dix-huit cents personnes qui assistaient à cette solennité, j’en ai bien compté quinze cents qui prenaient leur plaisir en patience ; ni l’un ni l’autre de ces avis ne sont le mien. Louis xi n’est pas un triomphe ; ce n’est pas non plus une défaite. C’est une blessure, c’est un coup mortel. Le blessé ne s’en relèvera pas. Voici bientôt seize ans qu’il est en possession de l’admiration de ses lecteurs, son temps est fini. Il n’a plus qu’à se survivre. Mais de vie littéraire, d’importance poétique il n’en a plus. Sa dernière tragédie est un testament comme le Camille Desmoulins d’Horace Vernet.
Les Messéniennes sont maintenant oubliées. Comme leur mérite principal était d’exprimer une opposition politique que le temps et les choses ont dépassée, elles n’ont plus maintenant aucun moyen d’action et de puissance. Les Vêpres Siciliennes n’étaient qu’une tragédie de collège, un mélodrame versifié, qu’on pouvait accepter comme début, mais sans portée, sans profondeur et sans durée. Les Comédiens ne valent pas un chapitre de Gil-blas. Sans Talma et mademoiselle Mars, l’École des Vieillards aurait été prise pour ce qu’elle est réellement, pour un plaidoyer en madrigaux contre la légèreté des jeunes femmes et le danger des amitiés. Le Paria, sauf les chœurs, qui valent mieux que toutes les Messéniennes prises ensemble, n’est qu’une emphatique amplification de la Chaumière Indienne, colorée çà et là de quelques images de Sacontala, et ornée de plusieurs ignorances assez peu pardonnables, telles que la confusion d’une plante et d’un ordre sacré ; Marina Faliero ne fait pas grand honneur à l’auteur et doit faire quelque peine à l’ombre de lord Byron. Je ne parle pas de la Princesse Aurelie, que le poète a lui-même appréciée en la retirant du théâtre. Toutes ces idées qui dans quelques années, dans quelques mois peut-être, auront acquis une évidence triviale, trouveront peut-être aujourd’hui quelques esprits incrédules et rétifs. Mais qu’importe ? le devoir de l’historien n’est-il pas d’enregistrer les faits à mesure qu’ils s’accomplissent, d’en rechercher les causes et de les discuter soigneusement comme nous l’avons fait ? L’avenir fera le reste.
Venons à Teresa. C’est un drame où abondent toutes les qualités et tous les défauts particuliers à M. Alexandre Dumas.
La scène s’ouvre par une conversation entre Amélie et Arthur qui doivent se marier dans quelques jours. Arthur raconte comment il a connu à Naples une Italienne, Teresa qu’il a sauvée et recueillie dans une barque, pendant une éruption du Vésuve ; comment il l’a aimée d’un amour ardent ; il ajoute qu’il l’a demandée en mariage et qu’il n’a pu l’obtenir. Amélie, bonne et douce jeune fille, ignorante et naïve, et qui croit, dans son innocence, que les passions éteintes ne se rallument pas, conçoit et pardonne l’amour d’Arthur pour une autre femme, se confie dans ses sermens, et se livre à ses espérances de bonheur avec toute la sérénité d’un ange. Le père d’Amélie, le baron Delaunay donne un bal ce soir même et annonce à sa fille et à son gendre l’arrivée de sa nouvelle épouse qu’il attend d’un moment à l’autre, d’une Italienne qu’il a connue à Naples, et qu’il a prise en secondes noces, lui vieux et presque sexagénaire, elle jeune et belle, âgée de vingt ans à peine. Arthur frémit en écoutant le récit de son beau-père, et tremble déjà comme s’il pressentait le crime qui va s’offrir à lui ; on annonce la baronne Delaunay : Arthur se retourne et reconnaît Teresa. Il lui donne la main pour passer dans la salle de bal. La toile tombe.
Ce premier acte est bien posé et prépare habilement ceux qui vont suivre. Le second et le troisième manquent d’animation et de rapidité. Arthur et Teresa luttent vainement contre le destin qui les emporte. Arthur veut fuir et quitter Amélie. Teresa, placée entre la crainte de découvrir à son mari la passion qui la dévore, et la perte de son amant, décide Arthur à rester, et à devenir son gendre. Il y a plusieurs scènes entre les deux femmes plutôt indiquées que faites. Enfin vers la fin du troisième acte, Arthur parti pour la campagne avec son beau-père et Amélie, à cheval près de la voiture qui les emmène, prétexte un faux-pas de sa monture et revient à Paris. Teresa est seule et sans défense : il pénètre dans son appartement et l’adultère se consomme.
Au quatrième acte, les deux coupables sous le poids du remords trahissent leur faute par les soins même qu’ils prennent pour la cacher. Amélie dont les yeux se dessillent par un instinct mystérieux, se résout à dérober un portefeuille de son mari. Au moment où elle va l’ouvrir et s’éclairer, entre son père ; elle se trouble, balbutie quelques réponses confuses, et finit par lui livrer le portefeuille. Aux premiers mots d’une lettre, le baron Delaunay ne peut plus douter de son déshonneur et du malheur de sa fille : ils sont trahis tous deux ! Il n’a bientôt plus qu’un désir, qu’une idée : la vengeance ! Tout lui est bon pour punir l’injure qu’il a reçue. Le plus léger prétexte lui suffit pour provoquer son gendre. Au moment où Arthur reçoit les félicitations de ses amis sur la décoration qu’il vient de recevoir avec le titre de conseiller d’état, il raille amèrement et à haute voix sa promotion, et l’amène enfin à la nécessité de se battre avec lui. Cette scène bien amenée serait belle et grande sans la déclamation qui la dépare et qui malheureusement est applaudie.
Au cinquième acte, Delaunay, prêt à se battre en duel avec son gendre hésite et chancelle. Faire sa fille veuve ou orpheline ! Cruelle et déchirante alternative. Il ne se battra pas. Il fait appeler Arthur, et lui adresse des excuses pour l’insulte de la veille. Arthur se jette aux genoux du vieillard et confesse son crime. La scène est admirable : il n’y a rien, dans Shakespeare ou dans Corneille, qui émeuve plus profondément, ni qui élève l’âme à de plus sereines régions. Cette magnanimité de malheur arrache des larmes de tous les yeux. Teresa survient. La rougeur lui monte au front. Elle succombe sous la honte et s’empoisonne en reprochant à son amant son indigne lâcheté.
J’ai négligé à dessein de mentionner le personnage de Paolo, serviteur napolitain qui a suivi sa maîtresse à Paris, et qui l’aime follement, d’un amour aveugle et sans bornes, avec le dévoûment d’un esclave ; qui laisse Arthur pénétrer au milieu de la nuit dans la chambre de Teresa, et veille ensuite à la porte pour qu’ils ne soient pas surpris. Ce caractère très inutile et très invraisemblable ajoute gratuitement au déshonneur de Teresa. Ce même Paolo partage avec Teresa le poison qu’elle lui demande. Ils meurent ensemble et Arthur emmène sa femme à Saint-Pétersbourg où il va en mission diplomatique.
Tel est le drame de M. Dumas. Bocage a eu de très beaux momens, mais il détaille trop son jeu. Il a tant à cœur de montrer qu’il saisit jusqu’aux moindres intentions de l’auteur qu’il imprime à tous ses gestes un caractère officiel d’intelligence et de profondeur. Dans les mouvemens énergiques il a quelque chose d’anguleux et de heurté. Quelquefois il lui arrive de se méprendre sur l’attitude qu’il doit prendre. Quand il a découvert la trahison d’Arthur, au lieu de lever les bras au ciel en élargissant le diamètre de la poitrine, il exécute un mouvement général d’élévation qui indique la force et non pas la douleur. Peu s’en faut qu’il ne ressemble au Marsyas.
Le défaut capital de ce drame où les émotions se succèdent avec une merveilleuse et poignante rapidité, c’est que la plupart des situations sont plutôt indiquées que développées. Malgré les énormes dimensions de la pièce qui dure plus de quatre heures tout se prépare et rien ne s’achève. À proprement parler il n’y a pas une scène complète. Il y a des hors-d’œuvre, des déclamations, de l’emphase ; il n’y a pas une tirade précise et pleine. En un mot la pièce n’est pas écrite, il n’y a pas de style. La méditation et le soin ont manqué.
Déjà Henri iii et Antony avaient mérité le même reproche. Dans Teresa, la négligence littéraire est plus flagrante encore. Que M. Dumas y prenne garde, le style seul fait la durée des œuvres poétiques. Son dernier drame, quoique inférieur à Antony, est à coup sûr une œuvre énergique et vigoureuse. Mais s’il persévère dans la voie où il s’est engagé, il se prépare un mauvais avenir, il verra ses plus hardies intentions méconnues et calomniées. Il verra ses plus poétiques intentions condamnées pour un mot.
Je conclus. La tragédie est morte, et le règne du drame commence. L’avènement de la poésie nouvelle avait besoin pour se constater des funérailles de M. Delavigne. La représentation de Louis xi a rendu au théâtre le même service que Constantin au christianisme. L’alexandrin pourra reparaître sur la scène, mais assoupli, mais ample, mais varié, mais modelé sur les moindres caprices de la pensée, comme chez Victor Hugo ou Alfred de Vigny.
Que s’il s’agissait de prévoir les destinées prochaines de la poésie dramatique en France, il suffirait de porter nos regards en arrière. Le duel littéraire de la semaine dernière n’est que le dernier acte d’une pièce commencée depuis plusieurs années. Le premier acte remonte au mois de décembre 1827, à la publication de Cromwell. Depuis Cromwell, Hernani et Marion ont donné la mesure dramatique de M. Hugo. On peut pressentir dès à présent la carrière qui lui reste à parcourir, et qui promet d’être féconde et glorieuse. Il choisira dans l’histoire des époques solennelles, des caractères éminens ; il empruntera au passé quelques élémens de réalité. Mais il ne s’en tiendra pas à la lettre des traditions. Il prendra d’un roi plutôt son nom comme un symbole pour sa pensée, que sa vie et les faits dont elle se compose. C’est ce qui explique pourquoi Charles-Quint, Louis xiii et Richelieu sont devenus sous sa plume si infidèles au souvenir qui nous en reste. L’histoire pour Victor Hugo, n’est que l’horizon de la plaine où se joue sa fantaisie, le cadre de la toile où il trace ses figures. Mais pour le drame qu’il veut faire, qui tient de l’ode et de l’épopée, l’érudition historique ne servirait de rien. Il se préoccupe de la pompe du spectacle, de la richesse des images, du dévoûment chevaleresque, de l’amour ardent et naïf, plus volontiers et plus facilement que de l’analyse d’un caractère et du mécanisme des passions.
Toutefois, s’il ne se condamne pas à l’étude attentive et pratique de la société, il subira fatalement dans ses conceptions les conséquences d’une méditation solitaire ; il inventera des fables monotones. Le jour n’est pas loin peut-être où il sentira la réalité de ce conseil.
L’auteur de Cinq-Mars apporte au théâtre une disposition d’esprit calme et recueillie, qui semblerait devoir l’en éloigner. Comme il aime surtout à n’oublier rien dans l’achèvement d’une scène, comme il se plaît à ciseler la moindre de ses pensées jusqu’à ce qu’elle ait enfin accepté la forme qu’il lui veut, il lui arrive souvent de ralentir la marche de son action pour mener à bout une idée heureuse et nécessaire, mais qui ne voudrait pas être développée si longuement. La Maréchale, le seul essai qu’il ait donné jusqu’ici, justifierait au besoin nos critiques. Il étudie attentivement tous ses personnages ; mais il apporte dans l’exécution de son œuvre une si curieuse coquetterie, qu’il finit toujours par laisser voir le poète dans l’acteur. Il indique si finement les nuances d’un caractère, qu’il semble que les hommes de sa fantaisie se regardent vivre, et s’écoutent respirer, tant ils nous montrent à loisir les plus secrets replis de leur conscience. Cette pénétration poétique, si utile dans un roman, veut être habilement déguisée, dans un drame.
M. de Vigny ne traite pas l’histoire si lestement que M. Hugo. Il s’en inquiète sérieusement. Cinq-Mars et la Maréchale en font foi. Quant à sa destinée dramatique, elle me paraît nettement tracée. Il suivra, je n’en doute pas, une voie toute personnelle. Il négligera les mouvemens lyriques qui nuiraient à la précision de sa pensée ; il ne se plaira pas non plus aux coups de théâtre : ainsi nous ne devons pas craindre qu’il emprunte jamais rien à la manière de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas. Il comprendra, je l’espère, que deux mille auditeurs veulent être émus autrement et par d’autres procédés, plus vivement, plus soudainement qu’un lecteur. Il n’atteindra peut-être jamais à la grandeur de Michel-Ange ni à l’énergie de Rubens ; mais il peut prétendre à la pureté de Raphaël. Il prend trop de souci de ses moindres pensées, il les caresse avec trop d’amour et de recueillement, pour multiplier ses œuvres, comme Shakespeare et Calderon ; mais, s’il écrit pour le théâtre vingt-cinq mille vers, comme Racine, ce sera un beau et durable monument.
Quant à M. Dumas, s’il veut ménager ses forces et ne pas se prodiguer en inventions exagérées ; si, avant d’écrire la première scène d’un drame, il veut prendre la peine de le construire tout entier dans sa conscience ; si, avant d’élever le portique et de tracer les lignes des galeries, il veut asseoir solidement les fondemens de son temple, il a devant lui une gloire immense et retentissante. Il n’a pas d’ennemi plus dangereux que la facilité de son travail. S’il ne se défie pas de lui-même, il est perdu, perdu sans retour. Le public lui est acquis et ne peut lui manquer ; mais, s’il continuait de se gaspiller étourdiment, comme il fait, il ne compterait plus parmi les grands et vrais artistes.
Je ne dis rien de Mérimée, le plus réel de tous nos poètes dramatiques. Dieu merci, ce n’est ni le savoir ni le génie qui lui manquent. Quand il voudra, il pourra ; mais les deux Inès et les Espagnols en Danemark, malgré l’intime vérité et la poétique animation qui les distinguent, ne seraient pas jouables. On regrette les développemens sans lesquels il n’y a pas d’art complet.
Je reviens à ma conclusion. La tragédie est morte, et le règne du drame commence.