Littérature anglaise - Une Crise de la Poésie - M. Robert Lytton

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Littérature anglaise - Une Crise de la Poésie - M. Robert Lytton
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 439-464).
LITTÉRATURE ANGLAISE

UNE CRISE DE LA POESIE. — M. ROBERT LYTTON.

Chronicles and Characters, by Robert Lytton, London 1868.

Il y a trois sortes de physionomies de poètes : ceux qui se reconnaissent en toute occasion et du premier abord, ceux qui ont en quelque sorte plusieurs figures et semblent être plusieurs poètes en un seul, ceux dont les traits, rappelant tour à tour cent visages différens, ne peuvent se graver dans la mémoire. Les premiers, qui sont les plus grands, ont beau changer de sujets et promener leur fantaisie souveraine de l’ode à la chanson et de l’épopée à la pastorale; dans leurs plus complètes métamorphoses, ils demeurent toujours les mêmes : un vers de Byron ou de Lamartine, de Shelley ou de Victor Hugo, se reconnaît entre mille. Les seconds, puissans encore, mais semblables à ces modèles qui font le désespoir des peintres, ne se laissent pas saisir du premier coup : il faut les avoir aperçus sous leurs différens aspects pour imprimer dans son souvenir les deux ou trois portraits qui les représentent tour à tour. Dans la jolie pièce the Flower, de son dernier recueil, Tennyson réclame avec grâce le mérite d’avoir trouvé une fleur nouvelle de la poésie anglaise; mais il y a plusieurs Tennyson : il y a celui des poésies philosophiques et celui des épopées chevaleresques; ses admirables pastorales anglaises en contiennent un troisième. Les derniers, dont nous entendons parler, richement doués quelquefois, n’ont pas, pour ainsi dire, de figure à eux, ils ont celle de la mode. Ils se portent d’une école à l’autre, suivant la vogue; on les trouve successivement archaïques, réalistes, fantaisistes, métaphysiques. Souvent c’est la facilité même de leur esprit et leur habileté d’écrivain qui leur font perdre tout caractère propre; ce sont leurs demi-succès qui les empêchent de parvenir au succès véritable.

Nous croyons que M. Robert Lytton, auteur des Chroniques et Portraits, se place naturellement entre les deux dernières des classes de poètes que nous venons d’indiquer. Il appartient à la seconde par la souplesse et par l’élasticité de son talent; mais, faute d’avoir été assez lui-même, il n’a pas atteint à la puissance. Il étonne et il plaît, il ne frappe pas assez l’esprit; il laisse peu de ces impressions profondes et qui durent. Un excellent poète peut n’être pas toujours le même; il peut dérouter ses lecteurs, mais à la condition de ne ressembler qu’à lui. M. Robert Lytton touche à l’a troisième classe dont nous avons parlé par son goût pour les évolutions les plus diverses. Avec une ambition qui s’appuie sur les dons les plus heureux, il est de ceux qui pensent que, les limites des genres disparaissant, les limites du domaine personnel des poètes doivent aussi disparaître. Agé de trente-sept ans à peine et poursuivant activement la carrière diplomatique, il en est à son septième recueil. Une évolution nouvelle marque chacun de ses écrits, qu’il publiait jusqu’ici avec le pseudonyme d’Owen Meredith[1]. Tour à tour il a donné une tragédie grecque, Clytœmnestra, une série de poésies cosmopolites, the Wanderer, un roman byronien en vers, Lucile, des chants serbes, une étude allemande, the King of Amasis. Courant du septentrion au midi et de l’occident à l’orient, sa muse ne fait pas moins de chemin que sa diplomatie. Aujourd’hui son recueil, formé de deux gros volumes, Chronicles and Characters, réunit dans un cadre chronologique des scènes dramatiques, des légendes, des ballades, des effusions lyriques, des poèmes philosophiques et religieux de tous les siècles. Cet ouvrage est une mesure assez juste de ce que vaut le poète et de ce que vaut son époque. C’est un petit musée où l’on peut dire que toutes les écoles du temps et tous les genres de vers contemporains ont leur échantillon. Nous avons donc pensé qu’il serait à propos de rattacher à l’étude de ce nouveau poète certaines observations générales dont l’opportunité s’éloignerait de plus en plus. Un écrivain qui possède le secret d’en rappeler tant d’autres à la mémoire rappelle aussi leurs défauts. La poésie, durant les dix dernières années, a vu le triomphe passager d’un goût qu’il faut bien appeler mauvais en dépit de ceux qui se font sceptiques en cette matière. C’est précisément de ce goût qui tombe aujourd’hui que nous voudrions entretenir le lecteur. M. Lytton, qui ne s’y est livré que par fantaisies passagères, nous en fournira lui-même quelques exemples; mais nous verrons qu’il a sa part d’originalité, et nous espérons montrer qu’il dépend de lui de la dégager plus nettement.


I.

La poésie anglaise a passé par une sorte de crise à laquelle je ne sache pas qu’on ait accordé chez nous quelque attention. S’il est vrai, comme le dit Coleridge, un profond penseur, que, pour connaître l’homme en santé, il le faut étudier à l’état maladif, nous avons une bonne occasion d’examiner le fort et le faible des vers que nous envoie l’Angleterre actuelle : la poésie y relève en effet d’une maladie dont on a été un peu dupe partout, et il n’y a pas grand mérite aujourd’hui, nous en convenons volontiers, à constater ce que tout le monde a reconnu, c’est que l’on admirait bien fort des raffinemens puérils, des procédés mécaniques, des imitations mal déguisées; c’est que l’on prenait des fantaisies pour de l’imagination, des obscurités pour de la profondeur, des mouvemens fébriles pour de la force et de fausses couleurs pour de la santé. Comme le poète heureux et facile, trop facile même, à qui ce travail est consacré, ne s’est pas maintenu, n’a pas voulu se maintenir toujours pur de la contagion à la mode, il convient d’insister sur celle-ci, quand ce ne serait que pour mettre hors de question les bonnes pages où il a su s’en affranchir. On nous permettra donc quelques détails d’une pathologie littéraire assez curieuse en faveur des conseils qui en sortiront d’eux-mêmes.

En cet âge utilitaire, la poésie anglaise est plus que jamais une dédaigneuse et délicate personne que froisse de mille manières la grossièreté des intérêts, des besoins, des plaisirs du temps. Trop sincère dans ses griefs pour être affectée dans ses mépris, trop réellement souffrante et blessée pour n’être qu’une précieuse, elle ressemble à ces jolies femmes d’une sensibilité raffinée, overnice, qui ne connaissent pas le régime fortifiant d’une vie active, qui se font un art et un mérite de leurs dégoûts, de leurs inquiétudes, et finissent par se croire d’une nature supérieure, parce qu’elles confondent le simple avec le banal et le naturel avec le vulgaire. De telles dispositions font que l’on ne supporte ni le soleil qui luit pour tout le monde, ni le grand jour, ni les arêtes vives des objets. Un poète qui se tient à ce régime a toujours l’air de sortir de je ne sais quel cachot où il était séquestré, et de voir la nature pour la première fois. « Nos nerfs sont un clavier délicat qu’une forte émotion briserait. Une pensée jaillit-elle sur la page ou sur les lèvres de nos grands poètes, soit qu’ils parlent, soit qu’ils écrivent, ils l’emmaillottent dans le luxe de leurs rimes, et à grand renfort de mots l’obscurcissent. Aussitôt les pâles jeunes filles maladives de comparer cette pensée au chant des oiseaux, d’écrire sur leur album, de réciter, de gazouiller ces vers délicieux. Maladifs aussi, maladifs sont nos poètes... Charmante est notre langueur, notre syncope journalière, charmans sont nos recommencemens perpétuels de discours sublimes à travers lesquels nous voyons ou croyons voir la marée montante du temps, de la vie, de l’éternité, de la mort[2]... »

Voilà quelques-uns des caractères de la maladie littéraire dont il s’agit : celui qui nous les fournit est un élégant versificateur, plutôt écrivain que poète, de l’école de la sobriété, un disciple de Pope. Son témoignage ici a de la valeur, il n’y a pas de critique plus clairvoyante que celle d’un adversaire. Le lecteur a remarqué le mot capital de la petite satire qui précède, les nerfs. On le trouve dans les poètes, dans les critiques, partout; avec les nerfs, il est convenu qu’on explique toutes les délicatesses comme tous les écarts de l’imagination. En parlant d’un poète qui, suivant la mode favorite de cette école, est le héros de l’ouvrage, « vous lui faites tort, est-il dit; ses erreurs venaient d’une âme sans malice, ses nerfs trop délicats étaient seuls coupables[3], » Le public participe au tempérament de ses artistes. Un autre poète recommande en ces termes de le ménager: « donnez-nous un livre qui surprenne, non qui remue; ne faites pas jaillir ainsi, sans avertir les gens, des sources nouvelles sur un aimable public nerveux à l’excès[4]. » Cette plaisanterie d’une femme d’un talent viril ne l’empêche pas elle-même d’être prise çà et là de cette grippe littéraire. Que dire, si Tennyson, le prince de la poésie, en tient quelquefois?

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.


Trois ou quatre cependant doivent être mis à part pour avoir subi l’épidémie dans toute son intensité, Bailey, l’auteur de Festus, Sydney Dobell et Alexander Smith[5].

Les nerfs jouent donc un grand rôle dans la poésie un peu fantasque de ces dernières années, et il n’est pas étonnant qu’elle ait reçu le nom d’école spasmodique. Tour à tour subtile ou ambitieuse, elle fuit les réalités et se plaît à vivre dans un monde qu’elle bâtit avec ses imaginations. Partant de ce principe, dont on abuse aujourd’hui, que la poésie est partout, elle prend une feuille de rose, un brin d’herbe, et s’y absorbe comme dans une vaste création; elle se passionne pour un atome littéraire, et fait tenir un infini de grandeur dans les infiniment petits. Ou bien elle se noie, se perd dans l’espace immense, se taille par-delà le soleil et les étoiles de gigantesques épopées, des drames vastes comme l’univers, dont la scène s’appelle le temps, la vie, le grand tout, et dont le solitaire et majestueux personnage est régulièrement le poète. Elle détruit ainsi toute proportion dans la nature, puisque l’homme après tout n’est ni dans l’un ni dans l’autre infini, qu’il est entre les deux. Ces excès, ces spasmes, viennent plutôt de l’impuissance que de la force; on ne succède pas impunément aux anciens et aux habiles d’entre les modernes, comme disait notre La Bruyère. Les anciens sont pour les écrivains anglais du temps présent les robustes poètes du XVIe siècle, qui déjà eux-mêmes abusaient parfois de leur esprit. « Leur gloire fait notre désespoir, » dit très justement Alexander Smith, une des étoiles les plus brillantes de la constellation qui tout à coup illumina le firmament il y a dix ans, étoile qui a tout à coup pâli, puisque, mort depuis cinq ans, il avait eu le temps de survivre à sa bruyante réputation. Les habiles d’entre les modernes, on les connaît, on les sait par cœur. Les uns et les autres, modernes et anciens, ces derniers surtout, voyaient la nature face à face, et ils la reproduisaient au milieu des applaudissemens. Ceux qui sont venus après ont simplement cherché les procédés qui font applaudir; peintres de seconde main, ils n’ont imité que des imitations. Ne soyons pas trop sévères : les grands peintres se dressaient de toute leur taille entre eux et la nature, et la leur cachaient. « Nous vivons sur eux ! s’écrie avec trop de vérité le même Alexander Smith; pauvres champignons d’un jour, nous végétons sur des troncs d’arbres qui sont des colosses ! » Aveu mélancolique après lequel on ne conserve plus le courage de condamner !

La critique, il faut le reconnaître, a quelques reproches à se faire dans cette occasion. Quand l’exaltation de l’amour-propre a égaré les vaniteux, ceux qui ont administré la louange portent bien la moitié de la faute. Ici nous rencontrons mieux que des traits généraux, des à peu près; nous pouvons saisir les diagnostics mêmes de la maladie spasmodique. On sait que la critique contemporaine, et ceci est vrai partout, a presque renoncé à sa fonction négative d’autrefois, l’indication des fautes, la correction du détail, et qu’elle y a substitué la fonction contraire, celle d’admirer, d’expliquer les beautés. Qu’elle ait eu raison, surtout en un temps où la rénovation de la poésie était le premier des besoins, nous n’avons pas même l’idée de le nier; mais la critique admirative, une fois établie, installée partout, a créé une situation nouvelle dont les effets ne peuvent pas être méconnus davantage. Nous ne voulons pas parler des fautes, des incorrections multipliées, toutes choses qui relèvent de la critique de collège, et que nous y renvoyons bien volontiers. Le mal de la situation vient du procédé admiratif, dont on n’espérait que du bien. On ne comptait pas sur la faiblesse humaine; on oubliait que les critiques sont des hommes. Ceux d’autrefois, en découvrant des taches là où les simples ne voyaient que lumière et splendeur, faisaient valoir leur esprit; ceux d’aujourd’hui le font valoir en dévoilant, en dénichant des beautés que l’on ne soupçonnait pas. La méthode admirative leur sert à se faire admirer eux-mêmes. Qu’ils prennent pour objet un ancien ou un moderne, ils peuvent gâter également le goût; ils grossissent les beautés de détail comme on grossissait les fautes de détail : c’est l’éternelle histoire du quoi qu’on die de Molière. La critique admirative a favorisé le dilettantisme, qui déjà, grâce au règne de l’esprit mercantile et prosaïque, se cantonnait en son domaine. Pour goûter les vers, non-seulement pour en faire, mais pour en lire, il devient nécessaire d’être connaisseur. Il ne s’agit de rien moins pour les poètes que de dire de belles choses, de jolies choses, constamment et à propos de tout, non des choses spirituelles, car tout le monde, le vulgaire même, y trouverait quelque plaisir, mais des choses essentiellement poétiques, emportant avec elles la sensation du beau. Vous voyez d’ici le mystère, le raffinement! Vous imaginez bien quelle oreille épurée, quelle culture musicale, quelle distinction d’esprit, quelle sensibilité d’organes cela suppose! Pour apprécier Keats et Shelley en 1820, il fallait déjà de la finesse; que ne faut-il pas pour juger aujourd’hui les successeurs de Shelley et de Keats!

A force de voir dans les modèles ce qui n’y est pas, la critique a été cause qu’on a mis dans les copies ce qui ne devrait pas y être. On a trop vanté dans les successeurs de Shakspeare (car il fallait bien s’adresser à ce qui n’était pas très connu), on a trop vanté certaines grâces qui depuis avaient été négligées ou décriées. Telles sont les beautés de détail, fine things, la peinture par les mots, word painting, et l’allittération. On a dit avec raison chez nous que les beaux vers ont tué la tragédie; si l’on n’y prend garde, les beautés de détail seraient capables de perdre la poésie. Essayons de donner une idée du procédé spasmodique. Voici deux vers que nous prenons au hasard dans Shakspeare, au premier acte et dans la première scène de Troilus and Cressida.

Sorrow that is couch’d in seeming gladness,
Is like that mirth fate turns to sudden sadness.

« L’ennui qui repose sous une apparente gaîté est comme ces joies que le destin tourne en soudaine tristesse. » Deux beaux vers assurément; mais enfin tout a ses proportions dans ce monde, quand on n’a pas recours à la loupe et qu’on le regarde avec les yeux que la nature nous a donnés. Survient un de ces admiratifs, critiques ou professeurs de littérature, dont le commentaire semble toujours dire :

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble;
Mais j’entends là-dessous un million de mots.


Quelle grâce dans cette apparence de joie qui voile une tristesse! Et comme le coup de la destinée est à la fois prompt et souverain ! Il y a au moins deux belles choses, fine things, une dans chaque vers, et voilà la pensée coupée en deux. ‘Viennent ensuite les mots pittoresques, word painting. N’admirez-vous pas cette expression de couched, le chagrin couché, enseveli comme dans le pli d’un sourire? Je laisse à supposer ce qui pourrait être dit de la rapidité du vers suivant, qui fait changement à vue. Figurons-nous maintenant un poète spasmodique travaillant sur cette pensée; pourra-t-il se passer d’ajouter quelque chose de bien sur cet ennui, sorrow, qui est trop uni, trop seul? Et cette cachette où l’ennui repose ne mérite-t-elle pas quelque description? Que dire du destin, fate, si bien placé, mais si court dans le vers de Shakspeare? ne doit-il pas apparaître comme la fatalité dans le théâtre grec? On devine aisément le déluge de mots et d’images, le nombre de vers, la stérile richesse dont le poète va embarrasser sa pensée. Ce n’est pas tout : supposons que le critique se soit arrêté à l’allittération voulue ou fortuite qui est dans les premières lettres de ces mots : sorrow, seeming, sudden, sadness. Aussitôt notre poète, pour plaire au critique et se montrer connaisseur, grand lecteur de Wither, de Quarles, de Spenser lui-même et de Dryden, se mettra en devoir d’émailler son petit chef-d’œuvre d’allittérations. Je ne voudrais pas abuser de cette recherche un peu puérile, ni faire croire que l’allittération soit dans la langue anglaise aussi froide et aussi ridicule qu’elle le serait chez nous. Je comprends que des oreilles habituées à entendre sonner l’accent sur la première syllabe de presque tous les mots soient flattées quelquefois de la ressemblance dans cette syllabe, et je n’oublie pas que les plus anciens vers de cette langue, ceux des ballades et ceux du poème de Piers Ploughman sont fondés sur l’allittération; mais c’est la recherche, le travail raffiné que je constate, et il n’a pas tenu aux spasmodiques que le temps ne revînt où l’épée, blade, était toujours sanglante, bloody, à cause du b, les champs, fields, toujours fleuris, flowery, par amour de l’f, et les boucles de cheveux, locks, toujours flottantes, loosely, en faveur de la lettre l.

Allittération, peinture par les mots, beautés de détail, tout cela prend naissance dans l’imitation et y ramène. L’admiration la plus sincère s’oublie paresseusement dans l’étude des procédés, et, ce travail servile une fois tourné en habitude, plus on admire, plus on imite. C’est ainsi que critiques et poètes, ceux-ci pour gagner ceux-là, se sont jetés sur les grands artistes du siècle d’Elisabeth et sur ceux du nôtre qui les avaient devancés dans cet enthousiasme, surtout Keats et Shelley, maintenant étudiés, commentés à l’égal des maîtres du Parnasse anglais. Longtemps le grand public avait négligé, presque ignoré ces deux noms : l’un et l’autre n’étaient de bons poètes que pour les poètes; mais peu à peu le nombre des initiés s’est accru, les connaisseurs, qui étaient d’abord des groupes, sont devenus des multitudes. Le secret de Keats, celui de Shelley, appartiennent désormais, à tout le monde.. On les imite, on enchérit encore sur eux, et voilà l’origine de la maladie. C’est ainsi qu’aboutissent tous les raffinemens. L’art jeune et vigoureux jouit de la nature sans en abuser; l’art vieilli se nourrit d’une chaleur factice : enveloppé de flanelle, il rêve une nouvelle jeunesse. Aujourd’hui les spasmodiques outrés se sont retirés de la scène; les uns ont disparu, les autres se recueillent et vivent sans doute de régime, quelques-uns, s’exécutant courageusement, se sont rabattus sur la prose. Cependant le mal est-il guéri ?

Les deux grands poètes que je viens de nommer sont toujours les maîtres préférés. A qui la génération actuelle doit-elle ces épopées transcendantes où sont agités les problèmes de la vie humaine et les questions sociales, si ce n’est à Shelley ? A qui ces harmonieuses rêveries sur la nature, ces variations musicales sur l’oiseau qui chante, sur la feuille qui tombe, sur le rayon qui brille, si ce n’est à Keats? L’empire que ces deux riches imaginations ont possédé et possèdent encore sur l’esprit anglais était un fait inévitable. Elles ont combattu de la manière la plus efficace la prétention de la science et de l’industrie à envahir tout le domaine de la pensée, l’une en revendiquant les droits de la poésie et proclamant la mission du poète, l’autre en réveillant le sentiment du beau et prouvant l’art comme le philosophe antique, en marchant, prouvait le mouvement. Il ne faut donc pas s’étonner que Shelley et Keats soient comme les deux pôles de la poésie anglaise contemporaine. Nul ne songe à les détrôner; en les supprimant, si cela était possible, on ne laisserait que le vide ; en exalter un au détriment de l’autre ne serait pas plus heureux : ils se font équilibre et contre-poids.

L’exemple de Shelley a pu égarer plus d’un écrivain; cependant le goût public n’a pas fait fausse route en le choisissant pour modèle. Deux choses surtout nous frappent dans ce poète, dont la portée s’est révélée si lentement qu’elle ne nous semble pas toujours bien comprise : d’un côté son scepticisme en tout ce qui n’est pas le beau, de l’autre sa foi profonde et presque religieuse dans la beauté. On ne vit d’abord dans les strophes ardentes du jeune patricien révolté que le scepticisme; mais ce qui le décria il y a un demi-siècle et lui interdit même l’accès des cœurs sincères plaide en sa faveur aujourd’hui et assure sa popularité. Ce n’est pas son scepticisme qu’on aime, on aime la cause au service de laquelle il l’employa. Sceptique, il l’a été surtout contre la laideur, la laideur morale en particulier; il l’a été contre l’utilité étroite et matérielle, contre l’égoïsme économiste, contre la tyrannie, contre les hypocrisies de tout genre. Voilà ce qu’on aime en lui; je dirai plus : on s’attache à son souvenir pour sa révolte même, qu’une odieuse persécution avait excusée d’avance. Cet illustre révolté est populaire dans les écoles d’où il fut autrefois chassé. Sans doute la jeunesse, quand elle se choisit un idéal, ne le prend pas toujours couronné de toutes les vertus ; mais toutefois elle s’arrête rarement à des âmes sans foi ou à des caractères sans noblesse. Eh bien! Shelley est l’idéal poétique de la jeunesse anglaise. Comment s’en étonner? L’amour du beau est parvenu chez lui à la ferveur d’une religion. Tous ses écrits, mais en particulier V Hymne à la beauté intellectuelle et l’opuscule sur la Défense de la poésie, sont remplis de cette passion, sont brûlans de ce feu sacré. Avant le temps où les faits furent visibles pour les autres, il annonça l’envahissement des intérêts matériels, le règne jaloux de la prose. Encore enfant, il faisait vœu, suivant ses propres expressions, de se consacrer au culte du beau : c’est le vœu et le ministère divin du poète, et il croit à sa mission. Il ne disait pas comme tel autre non moins grand, mais plus personnel :

Peuples, écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré !
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé!


Il disait : « Les poètes sont les hiérophantes d’un dieu qu’ils ne connaissent pas; ce qui respire en eux, c’est moins leur esprit que l’esprit du temps. » Il s’écriait encore : « Les poètes créent à nouveau dans l’âme ce que la banalité des impressions journalières y efface, et la poésie est une Visitation de l’esprit divin. » N ’est-ce pas plus qu’il ne faut pour justifier la haute place qu’une jeunesse sérieuse et passionnée a donnée à un poète dans ses admirations? Admirez donc Shelley; mais n’allez pas, sous prétexte d’inspiration, jouer l’oracle à tout propos, et, pour faire pièce à l’industrie ou à l’économie politique, aligner sur les sciences les plus abstraites ou sur la théologie la plus avancée des épopées quelquefois plus longues que le Paradis perdu. N’allez pas surtout singer cette nature presque idéale en vous efforçant de passer à l’état d’esprit pur ou tout au moins de sensitive, copier sa manière, son style irisé, ses bouffées de métaphores, ses parenthèses qui s’ébattent à droite et à gauche du chemin, et perdre l’avantage assuré à tout esprit bien fait, qui est d’avoir exprimé ce qu’il voulait dire.

Keats a trouvé plus d’imitateurs encore, et quelques-uns ont échoué en voulant le suivre et même le dépasser. Cependant il a été un maître pour les meilleurs poètes de ce temps, et, si par son caractère et la nature de son génie il n’est pas devenu le héros et l’idéal de la jeunesse, c’est lui peut-être qui a fait le plus d’initiés dans le chœur sacré. Les vers suivans de Robert Browning disent assez combien de poètes en renom sont aujourd’hui redevables à ce pauvre Keats, exécuté à vingt-quatre ans par un article de revue, et aussi comment cette imitation ressemble trop à un plagiat, à un procédé de fabrique tout simplement contrefait.


« Écoutez un récit. — Un pêcheur de Tyr, la ville antique, cherchant son butin dans la mer, amena sur le sable un plein filet.

« Qui n’a pas ouï parler de ces coquillages de Tyr contenant une couleur bleue, la couleur des couleurs, dont une goutte fait des merveilles, dont une larme donne à la soie brute de l’avide marchand la nuance des yeux de Vénus Astarté?

« C’était assez pour teindre de si belles draperies dans le palais de Salomon, que dans cette profusion de tentures célestes le roi vêtu de sa robe radieuse semblait à l’épouse l’étamine dorée qui brille au fond de la corolle bleue de la campanule, quand l’abeille enflammée s’y précipite en chantant, et s’y enivre d’amour.

« Ce ne sont que de pauvres coquilles sans utilité jusqu’au jour où des doigts habiles broient la couleur et la pressent, la clarifient, jusqu’au moment où elle est mise à l’épreuve, épurée, raffinée, sous les yeux de la foule rangée à l’écart.

« La voilà réduite en essence, mise en flacon, offerte au public et à prix fixe! Et voici que les sieurs Hobbs et Nobbs, les sieurs Stokes et Nokes entreprennent de peindre le passé et l’avenir, et s’entendent pour faire le commerce du bleu.

« Hobbs dessine en bleu et il gagne de quoi manger la tortue en potage, Nobbs imprime en bleu et il gagne de quoi vider le vin de Bordeaux à pleine coupe, Nokes et Stokes, éblouissant les yeux par l’éclat du plus bel azur, parviennent à l’opulence; mais qui a péché le merveilleux coquillage? John Keats a-t-il seulement gagné de quoi souper de légumes? »


Le bleu introuvable, voilà bien la poésie de Keats. C’est un coloris auprès duquel pâlissent même les vieux maîtres dans lesquels il l’a découvert. La nature, surtout celle de son pays, est trop terne à son gré, trop disputée à la pure lumière par les nuages. Dans son Endymion, il s’est jeté à la mer, il le dit lui-même, la tête la première, pour mieux voir les beaux abîmes, pour mieux percevoir les sons mystérieux. Relisez la pièce du Rossignol, elle vous apportera les senteurs des fleurs entr’ouvertes par une belle nuit d’été, les riches vocalises de l’oiseau qui répand son âme dans ses chansons. Jeffrey avait bien raison de dire, quoiqu’il l’ait dit trop tard, que la lecture de Keats était une sûre épreuve pour reconnaître en soi le sentiment poétique; mais il y a excès dans tout cela, et Keats n’avançait-il pas lui-même que la poésie doit être excessive, qu’elle doit ôter la respiration au lecteur plutôt que de le rendre content[6] ? De là tant d’étoiles, de rayons, de primevères, qui rappellent l’art des bouquetières ou les travaux d’orfèvrerie. De là tant de sourires, de rougeurs, de larmes, dont on empâte la poésie comme on fait des conserves de roses. Tel poète écrit une page sur une ombre qui effleure le front d’une jeune fille; tel autre dans une vingtaine de vers court après un soupir qui se perd dans l’air, et il s’évapore lui-même avec sa pensée. Ce sont les spasmodiques de l’école de Keats, tout aussi capricieux, mais plus nombreux et plus coquets surtout que les spasmodiques de l’école de Shelley. Les uns et les autres (il y en a encore) oublient de traiter un sujet; les uns et les autres veulent bâtir des palais d’agate, d’onyx et de lapis-lazuli, mais leurs palais n’ont pas même de fondations ni de toit.


II.

La description que nous venons de faire d’une crise du goût n’intéresse pas seulement le public anglais ; elle peut prétendre à un autre résultat, celui d’avertir indirectement nos poètes, qui ne sont pas restés étrangers à ces raffinemens maladifs, en particulier aux travers du dilettantisme connaisseur et dégustateur, de la fausse originalité cachant des imitations trop réelles, du sacrifice trop constant de la pensée à l’image. Toutefois, quand nos observations n’auraient d’opportunité que pour les amis de la belle langue de Shakspeare, et quand cette sorte de maladie d’esprit dont nous avons entretenu nos lecteurs serait endémique et purement anglaise, nous aurions encore rendu quelque service au public en imposant des limites à certaines admirations excessives, et nous l’aurions préparé à dégager aisément dans M. Robert Lytton ce qu’il a demandé à la mode régnante et ce qu’il doit à son talent souple et brillant.

M. Lytton a trop d’esprit, on le voit quand on le lit, pour être aisément dupe. Aussi ne peut-on pas dire qu’il ait été pris de la contagion. Il n’a pas cru un instant, cela est sûr, que l’on vînt de découvrir une recette nouvelle de poésie; mais qu’il n’ait pas usé de la recette, qu’il n’ait pas voulu disputer aux favoris du jour quelques-unes de leurs palmes, il nous serait impossible de l’admettre. Et d’abord pourquoi ces trois poèmes assez longs sur les religions, ayant pour titre Opîs et Argé, Thanatos Athanatou et Licinius? Sont-ils bien à leur place dans un recueil qui a pour nom Chronicles and Characters? Quel récit, quels portraits historiques ou dramatiques trouverons-nous dans le dialogue des deux jeunes prêtresses, Opis et Argé, empruntées à Hérodote, et qui s’entretiennent sur les nouveaux dieux qu’elles apportent de Scythie en Grèce? Nous n’en voyons pas davantage dans le drame du Calvaire, Thamatos Athanatou, la Mort de l’Immortel, où la parole est successivement donnée à des voix d’en haut, à des voix d’en bas, à la terre des vivants, à l’obscurité des tombeaux, à la mer, à l’air. Tout parle dans ce drame, mais rien n’a une physionomie et un nom, excepté Satan et un ange, qui font un assaut de logique versifiée au bout duquel l’ange, quoique vainqueur, est battu, puisqu’il ne confond pas l’ennemi, et Satan, quoique vaincu, gagne sa cause, puisqu’il reçoit la promesse de sa réconciliation. On ne trouve pas plus de chronique ni de caractères dans Licinius, qui est une vision où durant un millier de vers ce rival de Constantin voit dans le ciel entr’ouvert tous les dieux de l’olympe, et les injurie pour leur ingratitude envers un prince qui défend leur cause. Il y a de beaux détails surtout dans la première de ces poésies, mais cette veine n’est pas celle de l’auteur des Chroniques, et l’on ne peut s’expliquer la complaisance avec laquelle M. Lytton se livre à toute cette théologie intempestive et malsaine que par le succès des poèmes modernes où règne le Shelley à haute dose. Si M. Bailey, par exemple, n’avait pas enlevé la renommée d’assaut avec un mélange de mysticisme et de critique rimée, avec un ambigu de saint Paul et de Hegel, l’un faisant passer l’autre, M. Lytton eût-il écrit son Licinius?

Ce païen attardé, à la veille d’une bataille décisive contre le labarum et la religion nouvelle, invoque les dieux dont ses drapeaux portent l’image. Il les trouve tous dans l’intention de céder l’olympe à l’amiable. Ces immortels consentent à prendre leur retraite, victimes volontaires du progrès, et Licinius est dans la position d’un soldat fidèlement obstiné à combattre pour des rois qui veulent abdiquer. Passe pour Jupiter et pour Apollon dissertant sur les symboles : leur gravité n’étant pas trop compromise, on peut, en gardant son sérieux, les entendre déduire leurs motifs pour se retirer devant un vainqueur ; mais l’Amour ! mais Cupidon ! Conçoit-on ce petit folâtre, ce jeune fripon, cet incorrigible mauvais sujet, grandissant tout à coup, se transfigurant, pour inaugurer le dogme spiritualiste de l’amour pur, de l’amour divin ? En métaphysique, ces combinaisons d’idées ne heurtent pas si fort le bon sens, on passe plus aisément d’une abstraction à une abstraction différente que d’une image à une image ; mais le goût, qui est ici dans son domaine, est blessé. M. Lytton a beau prodiguer les peintures les plus éthérées, la transition de Cupidon à l’amour des saints et des ascètes est impossible ; la poésie même se sent profanée.

Au reste on devait s’attendre de notre temps à voir les théories nouvelles sur les religions s’essayer même en vers.

Il nous faut du nouveau, n’en fût-il plus au monde !


C’est Apollon, le dieu des vers, qui dit cela dans La Fontaine. La poésie, en quête de sujets, ne pouvait manquer de mettre la main sur celui-là. Cependant n’est-ce pas beaucoup se hâter ? Je sais qu’il y a aujourd’hui une science des religions ; mais le principal aliment de ces recherches, c’est la curiosité philosophique. La curiosité mène les esprits. Reste à savoir le parti que la poésie peut tirer de l’échelle progressive des cultes, et ce qu’elle espère gagner à se convertir tant soit peu à quelque religion de la Sogdiane ou de la Bactriane, seule originale, où finit l’échelle, et après laquelle, à ce qu’il paraît, il n’y a plus rien. La muse aime la science, mais non en cet état d’incertitude et de crudité ; elle ne cherche pas ainsi le système le plus récent et la théologie la plus curieuse. La muse n’est pas une Du Châtelet, une marquise philosophe en quête de ce que l’on pense de plus nouveau ; elle a besoin de croire pour vivre. Vos curiosités transcendantes ne vous fourniront pas une page sincère, et la théologie même, à qui vous empruntez, est rapetissée par vos inventions poétiques. Shelley était bien plus sage, lui qui disait, à son point de vue de poète, que nous savons trop. Il voulait que la muse ne fût étrangère à aucune science, mais il entendait une science bien assise et entrée dans le patrimoine de l’intelligence humaine ; il voulait que l’imagination transformât le savoir quand il est prêt à devenir la vie et le sang de l’homme.

Nous faisons honneur à Shelley de ces tentatives, bien qu’il les eût, je crois, répudiées. Pour rendre à chacun ce qui lui appartient, peut-être M. Lytton est-il plutôt redevable à l’Allemagne de sa théologie, qui sait ? même de son Cupidon, quoique celui-ci porte à un haut degré la marque de la coquetterie anglaise. M. Lytton connaît très bien l’Allemagne, et il l’aime. On lira non sans plaisir dans son recueil plusieurs études spirituelles et colorées sur le moyen âge de ce pays, qui a été le moyen âge par excellence. Le diplomate aurait menti à son origine et à son sang, s’il n’y avait pas beaucoup appris. Quant au poète, il est visible qu’il a fait son profit de ce qu’il a vu et entendu; mais quand M. Lytton serait le plus habile germanisant, il le serait à la suite de Shelley. Qu’importe ici la source des idées? Celui qui a donné l’exemple d’y puiser est le vrai maître du poète.

Keats, plus généralement imité, plus à portée aussi de l’imitation, n’est pas difficile à retrouver dans la trame des poésies de M. Lytton. Sa manière se trahit, elle éclate, pour ainsi dire, dans les deux pièces de Gygès et Candaule et de Mahel May. La première est une étude d’après le maître, la seconde une fantaisie à la manière des disciples. C’est dans cette dernière que l’auteur des Chroniques et Caractères nous semble surtout rivaliser avec les spasmodiques. Nous la tenons pour un échantillon du genre, et à ce titre on nous en permettra l’analyse. A quel degré de raffinement atteint la sensibilité du poète, on le voit par l’énoncé même du sujet. Que Mabel May soit la beauté ou l’amour, que ce nom désigne l’idéal du poète ou une femme réelle, une femme qu’il puisse voir et qu’il puisse aimer, sa première rencontre avec elle produit en lui l’effet d’un éblouissement douloureux; il la désirait et il la fuit; il avait invoqué, appelé de ses vœux et de ses cris cette céleste vision, et, quand elle s’élève sur l’horizon de sa vie, il n’en peut supporter la splendeur. Le bonheur divin, la pleine jouissance des yeux et de l’âme, sont au-dessus de ses forces : il fuit, il se replonge en ses ténèbres et retourne aux vulgarités, aux sécheresses, aux misères de l’existence; mais ce n’est pas en vain que l’homme entrevoit les dieux. La splendide vision l’accompagne désormais, et dore autour de lui d’un rayon tout ce qui était terne et désolé. Elle descend avec lui dans le vallon, adoucie pour ses yeux débiles. Vue de trop près, elle le faisait souffrir; de loin, elle lui rend la lumière et la joie. Telle est la pensée du poète; voici le cadre où il l’enferme. Cette aventure poétique et psychologique, il la raconte à cette personne idéale dont le nom de Mabel May revient trois fois dans chacune des stances. Il était las, dit-il, de la série de luttes qu’on appelle la vie, lorsqu’il gravit une montagne escarpée, aride, au milieu des humides nuages, attendant le jour qui ne se faisait pas. Son cœur battait du désir d’aspirer la lumière, de se précipiter, s’il le pouvait, au foyer du soleil. Tout à coup l’astre apparaît, l’inonde de ses feux, et voilà que sa joie trop grande est devenue un supplice. Il redescend la montagne, accablé de tant de force, aveuglé de tant de lumière, cherchant les sentiers les plus sombres. Cependant la vallée s’anime, les rayons répandent une chaleur douce; tout devient verdure, arôme, harmonie. « Mabel May! c’est vous qui êtes la source de ces pensées qui tâchent de jaillir en chansons! C’est en vous, Mabel May, qu’est la lumière du poète; vous êtes pour lui le jour, un jour trop vif, trop chaud, trop divin, s’il n’est pas amolli et réfracté, s’il n’est pas mêlé aux choses de la vie, qu’il change en mélodies, en couleurs, en parfums, ô Mabel May!... C’est maintenant qu’il vous possède, maintenant que ses pas l’ont écarté de vous; c’est quand il semble loin de vous qu’il vous, trouve, ô Mabel May ! »

Est-ce une femme? est-ce une idée? Qu’importe, si notre imagination est vraiment émue? Il y a une poésie comme il y a une peinture qui, en répandant sur les objets une vapeur lumineuse, les transfigure et les enlève de terre. Oui ! l’amour est ainsi fait que parfois il recule devant l’accomplissement de son vœu, et qu’il redescend aux sentiers vulgaires de la vie emportant sa chère image, heureux peut-être d’avoir fui! Oui! l’âme a soif de sentir et l’œil a soif de voir, et puis, quand cette soif pourrait être désaltérée, ils ont peur! L’homme entrevoit qu’il est le jouet des forces évoquées par lui; il se sent l’esclave des puissances secrètes qu’il a déchaînées. Idéal de la femme ou du beau, Mabel May est vraie et poétique. Jusque-là tout est bien, et ce personnage spiritualisé pourrait trouver sa place entre les créations platoniques des poètes italiens et tant de figures féminines dont les esquisses légères et vaporeuses remplissent les œuvres des poètes anglais. Si l’on entre dans le détail, il y a trop d’art et de complaisance du poète pour son œuvre. L’élan de son âme vers le soleil est trop curieusement décrit. J’admire ses beaux vers où les glaciers endormis s’éveillent sous les rayons qui les frappent; mais je goûte peu la danse des couleurs qui voltigent devant lui et lui blessent la vue, j’aime encore moins les traits acérés de Phébus qui le brûlent et l’écorchent comme le satyre Marsyas. C’est de la description à outrance qui met en jeu l’esprit et laisse à l’émotion le temps de se refroidir. Il serait aisé de montrer comment le poète abuse de la peinture par les mots. Rien ne manque enfin dans cette pièce de ce qui peut lui donner des droits à figurer comme modèle du genre spasmodique. Si l’on songe que chacune des sept stances de seize vers qui la composent est une sorte de sonnet retourné, c’est-à-dire dont les deux tercets sont au commencement et les deux quatrains à la fin, si l’on ajoute que dans chacun des tercets et quatrains revient la rime à Mabel May trois fois répété, on conviendra qu’il faut jouir d’un empire illimité sur les ressources de la langue pour avoir du bon sens, de l’imagination et un sentiment poétique en accomplissant un tel tour de force. Voilà le savoir-faire et la richesse de rimes de nos poètes connaisseurs bien dépassés! Ainsi la poésie du jour se charge de justifier les critiques tels que Matthew Arnold, qui prévoient un retour au siècle de la reine Anne après qu’on aura bien abusé du siècle de la reine Elisabeth. On mettra l’oreille du lecteur au régime du vers tout uni et tiré à quatre épingles après l’avoir amusée et enfin assourdie avec les mille clochettes et cymbales de certains vers du temps de Shakspeare. Nous confondons souvent et à tort avec l’hypocrisie le mot anglais de cant, qui veut dire affectation. Tout ce spasmodisme, qui tend du reste à disparaître, est une forme du cant britannique appliqué à la poésie.

La pièce de Gygès et Candaule est une imitation directe de la Veille de Sainte-Agnès de Keats, ou plutôt une lutte où le disciple rivalise avec le maître. Non-seulement la situation, mais la forme est la même, et M. Lytton y emploie presque la même stance que l’auteur dont il suit les traces. Tout le monde connaît l’aventure du roi de Lydie racontée par Hérodote en son premier livre; la prose et les vers se sont exercés à l’envi sur l’imprudence de ce roi, qui ne sut pas se contenter de connaître seul la beauté de son épouse, et qui paya de sa vie et de sa royauté l’outrage fait à la pudique fierté de la reine. Le sujet de la Veille de Sainte-Agnès est à la fois plus chaste et plus poétique. Dans les temps reculés où la superstition était impunément hardie parce qu’elle était naïve, les jeunes filles qui avaient dévotement prié sainte Agnès la veille du jour où était célébrée la patronne de l’innocence voyaient dans leur sommeil la figure de l’amant qui les devait mener à l’autel. Le jeune et passionné Porphyro apparaît ainsi à la douce Madeline ; mais la vision n’est pas un rêve, l’image de Porphyro est Porphyro lui-même. Il s’est glissé dans le sanctuaire du sommeil virginal pour décider sa bien-aimée à le suivre malgré une famille ennemie qui tuerait Porphyro sans pitié, si elle pouvait le prendre au piège. Cette haine des parens, comme dans Roméo et Juliette, jette un voile de chasteté sur la hardiesse des deux amans et chasse de l’imagination les apparences de la sensualité. Le poète groupe avec soin les circonstances qui purifient la situation décrite par lui : ce n’est pas de la pruderie, qu’on veuille bien le remarquer, c’est un art supérieur. Le flambeau s’éteint dans les mains de la jeune fille quand elle rentre dans sa chambre, qu’elle croit sûre et paisible; la lune éclaire seulement la scène de lueurs intermittentes. Madeline, éveillée par quelques notes que Porphyro tire du luth placé près d’elle, croit d’abord à un rêve envoyé par sainte Agnès. Lorsqu’elle a reconnu son amant, l’idée ne lui vient pas de trembler pour elle-même; son innocence,-le respect de Porphyro, le péril de celui-ci dans une maison peuplée de ses ennemis, détournent son esprit de tout autre danger. Tous deux, unis d’avance dans une destinée devenue commune, s’échappent dans le silence et l’obscurité; ils sont tout à la crainte d’être découverts, le lecteur même est aux écoutes dans les stances magiques où les moindres incidens de la fuite sont racontés; il ne respire que lorsque la barre de la dernière porte est enlevée sans bruit, et que les deux époux, hardis dans leur pureté innocente, sont entrés dans le chemin de la vie et de la liberté.

M. Lytton s’est souvenu en maint endroit des stances de Keats : la musique éloignée, les bruits affaiblis d’une fête qui s’achève, ont passé d’un poète à l’autre, préparation heureuse d’une scène qui doit s’accomplir dans le silence; un calme profond mêlé d’une terreur secrète règne dans les deux compositions. Les différences mêmes sont des souvenirs. La reine, dépouillant avec lenteur et non sans quelque complaisance pour sa beauté ses riches vêtemens, rappelle nécessairement Madeline ôtant à la hâte ses beaux atours et se couchant tout occupée de la vision qu’elle espère pour cette nuit solennelle. Porphyro, amené par l’amour et cependant rempli de crainte, est inévitablement présent à notre pensée, quand Gygès, qui est venu malgré lui dans la chambre nuptiale, boit à longs traits le poison de sa passion fatale. Dirai-je que l’imitation est visible jusque dans l’effort de rendre plus chaste une situation faite pour caresser les sens? M. Lytton corrige la naïveté trop grande d’Hérodote : chez lui, le roi n’est pas présent à la scène difficile; le mari n’assiste pas de sa personne à l’offense qui est faite à la pudeur. du mariage, Gygès le rencontre seulement quand il fuit. C’est de la délicatesse, et, je crois aussi, c’est une réminiscence de Keats. J’avoue même que ce Candaule, si barbu, si frisé, qui occupe une si grande place dans un tableau bien connu d’un artiste contemporain, me répugne infiniment. Pourtant, si l’on supprime entièrement la présence du roi, n’y a-t-il pas une invraisemblance morale, et la faute de ce Candaule écervelé ne risque-t-elle pas de devenir moins grossière et moins outrageante? De quelque manière que l’on considère cette histoire de Gygès et de Candaule, elle ne vaut quelque chose que dans Hérodote, soit à cause de la brièveté, soit pour la moralité forte qui en découle, et peut-être il fallait l’y laisser.

Voilà pour l’imitation de Keats, elle est manifeste; M. Lytton a voulu tout simplement lutter avec l’auteur d’Endymion. En admettant le sujet de Gygès, puisque l’art purifie tout, nous croyons que M. Lytton eut été plus original, si, passant vite sur la description au lieu de s’amuser aux détails plastiques, il avait donné au drame de la vengeance et du complot de la reine avec son complice tous les développemens qu’il comporte. Une femme offensée dans ce qu’elle a de plus intime et de plus précieux, sa pudeur, livrée à la surprise d’un regard libertin, traitée comme une chose de prix que l’on montre à ses amis dans le secret, n’est-ce pas un personnage digne du drame? Si maintenant elle se sert de l’empire que l’offense même lui a donné sur un homme en proie au délire de la passion, si, mettant entre ses mains le poignard, elle le pousse dans le sanctuaire conjugal outragé pour y verser le sang, n’y a-t-il pas là une conception passionnée qui n’est pas indigne de la poésie? Nous prenons cette idée dans M. Lytton même, et les stances où elle se dessine sont parmi les meilleures de sa pièce de Gygès.


« Tes yeux ont vu ce qui, violé par eux, met entre nous une honte éternelle. Je sens comme une brûlure partout où tes regards se sont posés. Cette insulte non vengée réveille dans chacune de mes veines un souvenir qui me rend folle. Misérable reine, où me réfugier? A qui me plaindre? — Mais Gygès n’est plus, dit-il; l’amour indigné a tué Gygès, dont le regard a souillé celle qui est la fidèle image de sa mère.

« Ce coupable ne vit plus en moi, et je suis tout à l’Amour ! — Est-il vrai? répondit-elle; mais le roi, il vit toujours, et la terre est trop étroite pour contenir un si honteux mari et sa femme déshonorée. Les pierres mêmes sous leurs talons se soulèveraient de mépris à leur contact; elles crieraient opprobre à ce roi, la honte de toute royauté!

« Les paroles ne sont qu’une vaine colère perdue. Fais ton choix! Il n’y a pas de place sous le soleil pour nous trois, pas de cachette où enfouir la connaissance de ce qui s’est passé. C’est pourquoi il ne nous reste qu’à renoncer à la vie, ou bien à lui ôter la sienne. Décide pour toi et pour moi. Meurs, et je te suivrai, ou vis en le tuant, et tu seras mon maître !

« Elle se tut et fit un long soupir; moins par dédain que par accablement elle baissa les yeux. Mais Gygès : — Quoi donc! la tombe dans sa nuit éternelle, dans cette nuit dont aucune aurore ne dissipe le sommeil glacé, la froide tombe garderait le charme détruit d’une beauté si parfaite! Et des grâces que cette beauté respire, il ne resterait aucun souffle!

« Quoi! ces formes éclatantes, se flétrissant, deviendraient une ombre fugitive sur les rives ténébreuses de l’Orcus, ou bien cette admirable vision ne serait plus qu’une poignée de cendres cachée dans une urne! Eh bien ! quand ce trésor devrait être payé par des hécatombes de vies humaines et par une mer de sang, et quand le roi aurait cent existences à perdre, pour te gagner à ce prix, je serais prêt à tout faire!

« Elle rêva un instant, et dans sa prunelle profonde brilla un rayon sombre et cruel; puis elle dit d’une voix lente : — Il mourra à la place même où il voulut hier me déshonorer; mais point de secours possibles, point décris! D’un coup, dans son sommeil, nous le tuerons! Plus la lutte est courte, plus c’est agir sagement avec la destinée. Ce sera cette nuit. A toi le royaume, demeuré sans chef!

« A toi ce qui reste en moi de la femme depuis que je suis livrée aux furies par une telle entreprise! Ainsi, d’année en année, nous apprendrons à soutenir les regards l’un de l’autre, et même à nous serrer l’un contre l’autre, afin d’écarter la pâle terreur, et d’étouffer le remords sous l’apparence de l’amour, car jamais pour nous, jamais ne se lèveront les chastes aurores de l’amour vrai! L’aube riante n’est pas pour nous!

« Le soleil de notre passion sera un feu criminel qui jaillira rouge et sanglant d’une nuit noire. N’importe, donne-lui tes plus doux noms! Je dois désirer ton amour, je dois t’aimer, même en dépit du mépris! Puisque ma haine réclame le secours de ta haine, être entièrement unis nous abaissera moins que de vivre dans cette honteuse intimité, honorés tous deux et cependant l’un de nous ayant en partage le déshonneur...

«... Efface donc le crime avec ton baiser! — Et elle se jeta dans ses bras, la reine à l’éblouissante beauté. »


Ainsi du milieu même des imitations le talent propre de M. Robert Lytton se dégage. Il s’est recommandé de Keats, il a rendu foi et hommage à Shelley, il a grossi la cour de ces deux rois du Parnasse contemporain, et par là nous a fourni l’occasion de la décrire un peu et même de la critiquer; mais il a prouvé qu’il avait une valeur personnelle et qu’il se fait remarquer autrement que par leur livrée. Il nous reste à mettre ce point en lumière.


III.

Ce qui a empêché M. Robert Lytton de conquérir tout à fait la place à laquelle son talent semble appelé, c’est, à notre avis, qu’il n’est pas assez lui-même : il flotte entre les écoles actuelles et sa véritable vocation, entre la poésie personnelle et la poésie dramatique et d’invention. Le titre de son livre annonce qu’il se décide pour cette dernière; nous l’en félicitons : ce serait encore mieux, s’il répondait entièrement à son titre. Des récits ou des conceptions dramatiques où le poète ne se mêle pas, où les personnages agissent suivant la passion qui les pousse, et parlent pour obéir à la situation qui les force de dévoiler leurs sentimens, voilà la poésie d’invention. M. Lytton y réussit; que n’a-t-il marché dans cette voie d’un pas plus ferme? Le public est las de tant de confidences, de tant de minuties psychologiques. Il veut des êtres vivans. M. Lytton l’a compris, et il a mis dans ses deux volumes des Chroniques une série assez suivie de scènes dialoguées, de légendes et de ballades. Entre des compositions d’importance très inégale, nous préférons certains drames ou esquisses historiques d’une médiocre étendue, mais construites avec art, allant droit au but et ne livrant pas toutes leurs voiles au vent de la fantaisie. Nous citerons entre autres la Pomme de vie, Irène, la Belle Yolande, le Trésor du rabbin Ben-Ephraïm, Catterina Cornaro, la lettre de Thomas Müntzer à Martin Luther et le Pauvre homme ou le Faiseur d’allumettes et l’Oiseau. Il serait injuste de n’y pas ajouter, malgré des imitations trop manifestes, Gygès et Candaule. Parmi les longs dialogues et morceaux historiques d’une grande étendue, on peut mettre à part le Laboratoire du Grand-Duc, étude ingénieuse et savante sur Florence et les Médicis au moment où commence leur déclin ; mais cette pièce même se ressent du défaut de faire dire souvent aux personnages ce que le poète veut qu’on lise et qu’on apprenne, et pas assez ce que la situation logiquement amenée leur inspire ou même leur attache. Il semble, lorsque le poète s’étend et se développe, que le philosophe et l’érudit reprennent tout leur empire : les pensées personnelles, les souvenirs, arrivent en foule, et l’invention languit. Aussi prendrons-nous pour échantillons deux morceaux de quelques pages seulement, le Trésor du rabbin Ben-Ephraïm et la Pomme de vie.

Dans le cadre ingénieux d’un fabliau sur le roi Salomon qu’il emprunte à quelque poète oriental, M. Robert Lytton a exprimé la philosophie de la vie humaine. Salomon, la Sulamite, un jeune prince Azariah et une courtisane égyptienne présentent cette philosophie à des points de vue divers, au point de vue du vieillard, du jeune homme, de la reine favorite, de l’esclave méprisée. Avec des argumens différens, la conclusion est toujours la même : tout est vanité. Texte ancien et texte nouveau, leçon éternelle que répètent les rois et les poètes, Salomon sur son trône et Childe-Harold sur le pont de son navire! Vieillard, jeune homme, reine, esclave, sans en avoir conscience, portent de la vie le même jugement, quoiqu’ils en soient inégalement rassasiés. Ni les uns ni les autres ne voudraient vivre éternellement.

Que dit le vieillard? La vie est un bien, mais avec la jeunesse; elle serait un bien, si l’homme pouvait toujours donner à ses membres la force, à son cerveau et à son cœur la vivacité légère et la joie exubérante. Les yeux communiquent alors l’étincelle qui les allume, la lèvre respire l’ardeur et la fait naître. Oh! la main toujours vigoureuse pour saisir ce qu’elle désire! Oh! le pied toujours agile pour bondir en avant! Le vent du printemps de la vie ne soulève pas un cheveu blanc sur le front encore sans rides, il ne secoue pas une feuille de rose de la couronne qui ceint la chevelure. Le ciel et la terre, tout alors est joie, ardeur, ravissement, surprise. La vie est douce pour la jeunesse, qui ne sait pas ce qu’est la vie.

Et le jeune homme? La vie est un bien, mais avec le bonheur, quand l’homme va où il veut, fait ce qu’il veut, vit comme il veut, quand il rassasie son désir et ne rencontre aucun obstacle. Qu’importe l’amour d’une reine, si vous payez votre orgueil avec votre liberté ? Plus douces sont les roses semées où il lui plaît par le vent que celles qui sont gardées par des dragons dans les palais des rois. Vivons de l’heure qui s’écoule, rendue plus douce par cela même qu’elle s’écoule. Si la rose fleurissait toujours, qui voudrait se soucier de la rose? Hâtons-nous et cueillons la fleur tandis qu’il est temps. La fête de la vie s’accommode du parfum de la mort. A moi le peut-être! qu’ai-je à faire du certain? A moi la coupe bien remplie ce soir! — Et demain?... Qu’importe?

Et la reine, la Sulamite honorée de l’amour d’un roi? La vie est un bien, mais non toute seule; de même la jeunesse, de même la beauté, autant de biens qui ne peuvent servir qu’avec l’amour. Vivre, être jeune, être belle, à quoi bon, si l’on est jeune, si l’on est belle sans être plus sûre d’être aimée que celles qui n’ont aucun de ces biens? Que me fait la vie, si mon bien-aimé ne m’aime pas? Suis-je belle, si je ne le suis pas pour mon bien-aimé?

Que dit enfin la femme esclave, la courtisane égyptienne? La vie n’est rien sans l’honneur, et on la dédaigne quand on ne se soucie de rien de ce qu’elle peut donner. Malheureux jouet me déplaisant à moi-même, je méprise les hommes, et j’en suis méprisée. Chassée du nombre des femmes qui peuvent être épouses et mères, la vie est pour moi sans but. Qu’est-ce qu’une vie dont je ne suis pas maîtresse, non plus que de ma jeunesse et de ma beauté, ayant horreur du grand nombre de ceux qui m’aiment, faisant horreur au petit nombre de ceux que je pourrais aimer? Qu’est-ce qu’une vie que j’achète en vendant pour de l’argent un amour que l’argent ne saurait payer?

Cette analyse suffira, je crois, pour deviner le prix de cette pièce remarquable. Voici la fable dans laquelle sont distribuées ces pensées. — Salomon reçoit d’un personnage mystérieux une pomme cueillie à l’arbre de science dans le jardin d’Éden. A celui qui le mangera, ce fruit divin communiquera l’immortalité. Le roi, fatigué de la vie, est trop sage pour en vouloir rendre la durée éternelle; comme la vie n’est un bien qu’avec la jeunesse et la beauté, il porte la pomme à la Sulamite. A qui la donnera la royale favorite? Puisque la vie n’est un bien qu’avec l’amour, celle-ci en fait présent au prince Azariah, qu’elle aime en secret. Azariah est jeune, libre, aimé; que manquerait-il au bonheur d’Azariah? Mais la vie n’est un bien qu’avec l’incertitude et le hasard de la mort. Le présent de Salomon tombe des mains du jeune Azariah entre celles de l’esclave. philosophie de la folle jeunesse! Il convenait, pensait-il, qu’une misérable esclave, qui n’est rien, survécût à Salomon et aux princes du peuple, qui sont toujours quelque chose tant qu’ils vivent. Il se plaisait à voir par la pensée celle que tous avaient méprisée s’asseyant avec les arrière-neveux sur la tombe des rois et des grands ! Enfin l’esclave égyptienne, placée au plus bas degré de l’échelle des hommes, porte la pomme au roi, dont la vie lui parait enfermer tout honneur et toute grandeur. Ainsi le rare présent passe de main en main, descend et remonte; ainsi ni la jeunesse, ni l’amour, ni l’honneur, ne font de la vie un bien solide, et les jeunes comme les vieux, les esclaves comme les reines, confirment le jugement du roi Salomon sur la vie humaine.

L’autre échantillon de ce que nous croyons le talent propre de M. Robert Lytton est d’un intérêt vraiment dramatique. Il y a plus que de l’émotion, il y a une terreur communicative dans le Rabbin Ben-Ephraïm. Sans trop d’efforts, le poète nous transporte à Cordoue et à six ou sept siècles en arrière. C’est le temps où la cupidité conspirait contre les juifs avec le fanatisme, et allumait des bûchers en travaillant au double dessein de remplir ses coffres et de faire le salut des nations. Deux malheureuses juives, après avoir traîné dans l’exil une existence abjecte, la fille en faisant marchandise de sa jeunesse, la mère en vivant de ce hideux commerce, reviennent à Cordoue, leur premier séjour et leur patrie, quand la cruauté des bourreaux s’est fatiguée à brûler des hommes. Tombées dans l’abîme le plus profond de la misère, lorsqu’il n’y a plus pour elles aucune espérance, aucun moyen de remonter le précipice et de reparaître à la lumière et à la vie, elles ont recours à une dernière ressource, celle qu’en mourant leur avait fait connaître le vieux rabbin, le père et l’époux qu’elles avaient suivi en Orient. Avant de tourner sa face contre le mur pour rendre l’âme sans avoir sous les yeux une telle mère et une telle fille, Ben-Éphraïm leur avait dit comment en une cachette pratiquée au cimetière des juifs de Cordoue elles pourraient trouver les immenses richesses qu’avant sa fuite il avait confiées à la terre des morts. Une nuit donc, munies d’une misérable chandelle qu’elles ont ramassée, précieuse trouvaille, en je ne sais quelles immondices, après l’avoir disputée aux rats nocturnes, elles se mettent en quête du trésor. La cachette une fois découverte, elles sont bien près d’atteindre à leur but; mais qui descendra dans le funèbre caveau? Les chrétiens disent que les démons y habitent, qu’ils y reviennent au moins toutes les nuits tourmenter les morts qui n’ont pas voulu se soumettre à la loi du Christ. S’ils disaient vrai! Qui osera se confier à cette nuit épaisse, en un tel moment, pour une telle œuvre?


« Je suis vieille, murmura la mère, je n’ai pas assez bonne vue pour trouver le trésor, je n’ai pas de force pour fouiller dans l’or ; mes mains sont paralysées, mes yeux aveugles; enfant de mes entrailles, je n’ose pas descendre dans l’horrible fosse! Et Rachel dit : J’ai peur des ténèbres, j’ai peur des morts; mais la chandelle se consume, et nous perdons le temps en paroles... Nous irons toutes deux, nous irons ensemble. — Enfant de mon sein, dit la vieille, je ne descendrai pas dans la fosse ! Et ce bout de chandelle qui brûle et s’en va! maudit soit-il! Je suis vieille, moi, et ne puis me soutenir. Vous êtes jeune, vous! ce que rapporte votre beauté, qui le sait que vous? Je crois bien que vous gardez l’argent; je crois que vous me laisserez mourir de faim. Oui, les serpens mordent toujours le sein qui les a réchauffés; mais vous êtes donc bien lâche! alors pourquoi venir? Ah! la misère est la vraie malédiction!

« Rachel regarda la flamme languissante, et, fronçant le sourcil, dit à voix basse : Fi! ma mère! j’ai peur des ténèbres, parce qu’il y a là, enfoncée dans mon cœur, une pensée que je ne puis étouffer, la pensée de certaines choses que tu sais et que je ne veux pas dire. Mes fautes sont bien nombreuses et bien lourdes, ma mère!.. »


Nous voilà loin de Keats et de Shelley; ne semble-t-il pas que nous revenions au moyen âge avec ses superstitions et ses épouvantes? Nous quittons un archaïsme pour en retrouver un autre; après Hérodote, les ballades de Bürger et les récits fantastiques. Quelques mots cependant sur ce retour à une mode que l’on croyait passée. Le fantastique est le domaine du caprice ; il confine à la folie, et par conséquent il ne se raisonne pas. Le modèle du genre est dans la ballade du Roi des Aulnes de Goethe ; celle de Lénore appartient plutôt à la peinture du surnaturel, lequel peut être imaginaire et logique à la fois. Lénore a maudit le ciel, et elle est punie de son blasphème, cruellement il est vrai, par une puissance divine, raffinée et tyrannique en ses vengeances. A plus forte raison le Trésor de Ben-Ephraïm doit-il être rangé dans la classe des poésies où règne un surnaturel réfléchi et raisonné. Par les mêmes motifs qui faisaient dire au poète ancien qu’un dieu intervient seulement quand le sujet en est digne, la superstition a sa loi dans la poésie, nec Deus intersit. En lisant Lénore, il faut qu’on se mette au point de vue de l’imagination allemande pétrie par la main de Luther et formée par deux siècles de protestantisme pour accepter que la pauvre fiancée, en punition d’une malédiction, soit entraînée vivante dans la tombe. Dans Ben-Éphraïm, le poète n’a le mérite ni de la nouveauté, ni de cette naïveté de terreur qui respire dans le mot si simple que « les morts vont vite ; » mais il parvient à ses fins en tournant les difficultés que les premiers en date, les conquérans, emportent de vive force. La juive ne croit pas aux démons qui habitent les tombes des mécréans; mais sa conscience, troublée par une vie impure, ouvre une porte à la superstition. La fille et surtout la mère ont mérité d’avance le sort que leur prépare le poète; ici la fatalité est presque de la justice. Le poète lui-même ne feint pas de croire aux apparitions diaboliques; il se garde d’imposer une si lourde charge à la crédulité de ses lecteurs. Ses personnages seuls cèdent plus ou moins à la superstition; la forme dramatique aide comme d’ordinaire à faire passer l’idée du merveilleux, et le dénoûment du petit drame demeure en suspens entre l’incertitude et la réalité. Rachel est descendue dans le caveau pour sa mère, pour son frère surtout, pour Manasseh, qu’un Grec a vendu comme esclave et qu’elle veut racheter.


« — Vite, ma mère, la chandelle! vite! Je crains de rester seule dans ces ténèbres.

« La mère, assise près de la tombe, prêta l’oreille. Les pas s’entendaient lents et sans direction. Elle regarda : la lumière brillait bien au fonde Alors la voix de Rachel sortit du souterrain : — Mère, mère, penche-toi, et tiens cela ! Et elle jeta quatre morceaux d’or. — Quatre ! compta la vieille femme, quatre tirés du minerai précieux. Enfant de mon sein, je te bénis! la main du Seigneur est avec toi! Tu es courageuse maintenant, aussi vivras-tu des jours longs et heureux. Rachel, Rachel, sois brave ! encore de l’or, toujours de l’or!

« — Mère, mère! la lumière est bien bas, la chandelle a diminué d’un pouce, et j’ai peur de rester seule dans ces ténèbres. — Rachel, Rachel! poursuis. Je me suis promis que tu ne reculerais pas. Ton frère est esclave, songes-y bien ; encore un effort, et il est libre ! Et qui remerciera-t-il, si ce n’est toi? Rachel, Rachel, sois brave! Manasseh gémit de l’autre côté de la mer; encore de l’or! toujours de l’or! — Mère, mère, ipenche-toi, et tiens cela!

« Et elle lança du fond de la tombe deux coupes d’argent ciselé, de grandes coupes d’argent massif. La vieille femme les saisit au vol : — Rachel, Rachel, c’est bien! Manasseh est libre! poursuis. Puisses-tu avoir toujours des festins royaux! Les yeux de Rachel s’allumeront des feux du vin, la bouche de Rachel se nourrira de lait, son pain sera le pain le plus délicat... C’est bien, ma fille, d’avoir délivré ton frère; mais il reste encore quelqu’un, et n’es-tu pas l’enfant chérie de ta mère? Encore un effort, Rachel! Ta mère est bien pauvre et bien vieille. Doit-elle fermer les yeux avant de voir ce qu’elle désire le plus au monde de voir? Encore de l’or, toujours de l’or! « — Mère, la lumière est très bas ; la chandelle est bientôt consumée, et je crains de rester seule dans ces ténèbres. — Rachel, Rachel, poursuis! Tu as beaucoup fait, mais il te reste plus encore à faire. Vous êtes jeune, Rachel, sera-t-il dit que mes os seront déposés à la porte de mes enfans? Encore de l’or, toujours de l’or! — Mère, mère, penche-toi, et tiens cela!

« La voix venait d’en bas plus faible. Rachel lança en haut une gaîne richement ornée. Elle était chargée de pierreries que la vieille femme se mit à compter avec soin. — Rachel, Rachel, merci à toi, qui fais que les derniers jours de ta mère seront des jours heureux. Aussi vivras-tu dans la prospérité comme un figuier chargé de fruits, près d’une fontaine, et qui couvre la source de ses vertes feuilles... Mais encore de l’or, Rachel! il en faut encore! Nous aurons des maisons et des esclaves en Espagne; tu marcheras l’égale des plus grandes dames, et la plus belle dans Cordoue, Séville et Cadix; tu-seras courtisée comme le serait une reine, entourée comme on entoure les grands, et les algua4ls fuiront devant toi, car tu seras belle, et tes vêtemens splendides. Nul n’osera t’appeler d’un vilain nom, toi-même oublieras tes fâcheuses aventures, et les yeux de ta mère, dans la vieillesse, verront ce qu’ils ont toujours désiré de voir. Encore de l’or, toujours de l’or !

« — Mère ! la lumière est si bas ! Sortons ! sortons ! Grand Dieu ! ils me tiennent, mère ! dit-elle avec un sanglot; ne me laisse pas seule dans ces ténèbres! La mère, assise près de la tombe, écoute et demeure immobile ; elle entend les pas qui s’éloignent sous la terre, des pas désordonnés et lents. Elle regarde : la lumière ne brille plus, mais la voix de Rachel dit encore d’en bas : — Mère, mère! ils me tiennent! mère, il y a une malédiction sur ton or! Pitié! pitié! la lumière est éteinte, ne me laisse pas seule dans ces ténèbres. Mère, mère ! aide-moi, sauve-moi !

« Du fond de la tombe gémit toujours la voix de Rachel; auprès de la tombe est toujours assise la mère de Rachel. »


Nous ne savons si la poésie contemporaine doit revenir à la fantasmagorie et au merveilleux comme elle revient depuis quelque temps à plus d’une chose abandonnée; mais, en comparant cette pièce à tant d’autres que l’Allemagne, l’Angleterre et la France même ont vu naître à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, on peut faire cette observation qu’autrefois la poésie de ce genre fit partie de ce vaste mouvement de chants populaires dont l’Europe se montra curieuse et comme enchantée. La crédulité s’y répandait d’autant plus naïve qu’elle était un agréable démenti à la sécheresse philosophique du temps précédent. Aujourd’hui que le passé est étudié en détail, que les sources sont explorées et comptées, qui sait si l’accord d’une philosophie plus saine et d’un art plus savant ne pourra pas tirer des fruits nouveaux de l’imagination moderne, comme d’un arbre séculaire, mais non épuisé? Un mélange de philosophie et d’invention, d’invention sans caprice et de philosophie sans souci personnel, voilà peut-être ce que nous pouvons attendre de la poésie contemporaine. Déjà quelques devanciers de l’auteur des Chroniques ont ouvert la voie dans cette direction. M. Robert Lytton, qui les connaît, qui les a suivis quelquefois, trouvera dans son éminente facilité de quoi soutenir brillamment la lutte avec eux.

Dans toutes les influences, pour la plupart volontairement subies par l’auteur des Chroniques, il en est une que nous n’avons pas mentionnée, celle de la famille. Les Bulwer Lytton, nom considérable dont le jeune poète porte légèrement le glorieux fardeau, les Bulwer Lytton ont, si je l’ose dire, une ambition d’universalité qu’ils justifient. Lord Lytton, le père du poète, poète lui-même, unit à ce talent le mérite d’un orateur écouté, la science d’un universitaire, la popularité d’un fécond romancier. Sir Henri Bulwer Lytton, oncle du poète, ambassadeur, n’a pas tellement consacré ses veilles à des traités diplomatiques, dont l’un porte son nom dans l’histoire contemporaine des États-Unis, il n’a pas vécu si bien renfermé dans les chancelleries, qu’il n’ait su conquérir un renom littéraire par des écrits variés, et qu’il ne se fasse entendre avec plaisir sur Lucrèce ou Cicéron. Aucune famille de haute noblesse n’a plus fait pour disputer à la démocratie le terrain commun de la littérature. Le fils et le neveu de ces deux hommes éminens a aussi son désir légitime d’universalité, la souplesse du talent paternel se remarque en lui; mais toute chose humaine a son revers. Comme le père a passé avec succès du roman byronien au roman mystérieux, et de celui-ci au roman historique, ou philosophique, ou bourgeois, le fils passe de Shelley à Keats, à Byron, à Tennyson, à Browning, et même à ceux moins grands qui surprennent la faveur publique, il ne les imite pas; il fait comme eux, aussi bien qu’eux, et c’est eux en vérité que l’on croit quelquefois entendre. L’universalité est de sa nature un peu jalouse de tous les lauriers. Ne vaut-il pas mieux cependant n’avoir qu’un accent qui se reconnaît toujours? Être alouette ou rossignol, qu’importe, si la nature a mis en nous la richesse et la fraîcheur de chants que toujours on retrouve avec plaisir? Telles étaient les réflexions qui nous venaient à l’esprit en comparant les poésies de M. Robert Lytton qui réveillaient en nous des réminiscences et celles qui nous apportaient des airs nouveaux.


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1856.
  2. Ch. Mackay, Under green leaves.
  3. Alexander Smith, Horton.
  4. Mistress Browning, Aurora Leigh.
  5. Voyez un travail sur ce poète dans la Revue du 15 septembre 1854.
  6. The Life and Letters of John Keats, London 1867, p. 86. Lord Houghton a enrichi de nouveaux morceaux cette seconde édition d’un livre très intéressant que lui doit la littérature de notre siècle.